Pour ne pas conclure

Il appartient à chacun, en fonction de sa personnalité et de ses choix philosophiques, de choisir l'image qu'il veut garder de cet homme qui, à beaucoup d'égards, reste enveloppé d'un voile de mystère. Il y a encore bien des zones d'ombre dans sa vie, malgré les milliers de livres et d'articles qui lui ont été consacrés. Quelques-unes disparaîtront au fil du temps, grâce au patient travail des historiens, mais Trotsky a su, mieux que d'autres, protéger ses secrets à une époque, il est vrai, où le Big Brother informatique n'existait pas. Le rôle d'un biographe n'est pas de porter un jugement moral, mais d'essayer de comprendre l'extrême complexité d'un personnage d'exception, en qui l'ombre et la lumière ont si souvent cohabité.

Plutôt que d'essayer de conclure sur un sujet où il ne faut surtout pas conclure, j'aimerais seulement laisser, une fois de plus, la parole à Trotsky et citer ces quelques phrases du testament qu'il écrivit à Coyoacán le 27 février 1940, six mois avant son assassinat, et qui sera publié en annexe de son Journal d'exil

Natacha *1 vient juste de venir à la fenêtre de la cour et de l'ouvrir plus largement pour que l'air puisse entrer plus librement dans ma chambre. Je peux voir la large bande d'herbe le long du mur, et le ciel bleu clair au-dessus du mur, et la lumière du soleil sur le tout. La vie est belle. Que les générations futures la nettoient de tout mal, de toute oppression et de toute violence, et en jouissent pleinement 1.

Natalia, justement, vivra à Coyoacán jusqu'en décembre 1960 et y élèvera Siéva, devenu Esteban. Lui aussi restera fidèle au Mexique, aura quatre filles et deviendra peintre. En décembre 1960, Natalia se rendra à Paris, ville qu'elle aime, puisque c'est là qu'elle avait fait la rencontre de Trotsky, dans un escalier de la rue Lalande. Le quartier de Montparnasse lui rappelle bien des souvenirs heureux, et de plus, c'est dans le cimetière de Thiais, au sud-est de la capitale, que repose son fils Liovik Sédov. Ce long séjour en France sera le dernier voyage de Natalia Ivanovna Sédova. Tombée malade, elle meurt, en effet, en France, le 23 janvier 1962, trois jours après Marguerite Rosmer. Ses obsèques ont lieu au columbarium du Père-Lachaise, d'où ses cendres ont rejoint celles de son mari à Coyoacán. Plusieurs personnalités prendront la parole aux côtés d'André Breton.

Aimer l'humanité est facile, puisqu'il s'agit d'un mot, qu'il suffit de répéter à l'envi pour s'attribuer, comme d'un effet de manche, un brevet de vertu. Les humains aiment l'emphase, l'affectation et les grandes déclarations. Trotsky feignait de ne pas croire au destin individuel des personnes car, disait-il, seul comptait ce frisson collectif qui, à terme, conduirait les damnés de la terre au paradis du bonheur. Tout montre, pourtant, que le destin de Trotsky a été une aventure individuelle exceptionnelle qui, si elle ne s'était pas incarnée dans la politique, se serait déployée avec bonheur dans la littérature, puisque ce que Marcel Arland appelait « la grâce d'écrire » faisait partie de ses nombreux talents. Il passa l'essentiel de son existence une plume à la main, souvent irrité par l'incessant et tragique bruissement du monde qui l'arrachait à ses papiers, à ses journaux, à ses brouillons et à ses livres, mais aussi à ses lapins, à ses cactus et à ses rêves. De sa fenêtre, il attendait toujours l'arrivée de son courrier de ministre, venu des quatre coins de la planète. Désintéressé, indifférent aux biens matériels, réfugié dans cette cellule monacale qu'était son bureau, il voyait, autour de lui, disparaître, les uns après les autres, tous ceux qu'il aimait – à sa façon, bien sûr, celle de l'écrivain monomaniaque rivé à son bureau. Comme tant d'autres avant lui, il tentait de changer la vie et de refaire le monde, et il n'est même pas sûr qu'il désirait d'autre pouvoir que celui qu'il s'était créé : un magistère doctrinal et intellectuel. Il n'était pas du genre à s'épancher ou à jouer de la mandoline sous « les balcons du ciel ». Hermétique au milieu des pires tragédies, il restait de marbre, du moins en apparence, encore que son état de santé puisse être un indice d'un tourment intérieur. Toujours cravaté, pas d'alcool, pas de tabac, un verre d'eau ou une tasse de thé, bref le carême en toute saison. Quelques furtifs frissons d'émotion pourtant avec ses chiens, ses lapins, ses poules et même ses cactus qui, contrariants, refusaient de pousser en dehors du désert où il était allé les cueillir. Des journées de chasse ou de pêche, à l'occasion. Quelques brèves liaisons arrachées à un emploi du temps d'une puritaine rigidité, afin peut-être de se persuader qu'il restait, malgré tout, un homme parmi les hommes. Trotsky aimait beaucoup les femmes et savait les séduire, mais il avait peu de temps à leur consacrer. On le disait dur et impitoyable, et il le fut, certes, à certaines heures de la révolution, ce qui ne l'empêchait pas, dans le même temps, d'être doux et naïf, se plaignant même de n'avoir pas reçu, dans son enfance, « assez de caresses ». C'est toujours au cœur des contradictions et des zones d'ombre que transparaît le filigrane d'un être. Personnage de roman ou de tragédie grecque, Trotsky n'a cessé depuis sa mort d'apparaître sous la plume des romanciers et la caméra des cinéastes, qui, en rangs serrés, lui offrent ainsi un nouveau bail pour un petit bout de chemin vers l'éternité. L'Anglais George Orwell, un ancien de la guerre d'Espagne, fut un des premiers à le faire revivre dans les immédiates années de l'après-guerre, mais caché sous des masques, pas toujours flatteurs, et en des atours inattendus, dans ses chefs-d'œuvre La Ferme des animaux (où Trotsky est devenu Snowball, « Boule-de-Neige ») et, bien sûr, 1984.

À bien y regarder cependant, l'amour que, pendant quatre décennies, il porta à sa femme Natalia Ivanovna Sédova a été sa plus belle, et peut-être sa seule vraie réussite, celle qui a constitué l'ironique point d'orgue de son existence tourmentée à travers « les steppes incommensurables » d'un singulier destin. « Durant les presque quarante ans de notre vie commune elle est restée une source inépuisable d'amour, de grandeur d'âme et de tendresse. Elle a subi de grandes souffrances, surtout dans la dernière période de notre vie. Mais je trouve quelque réconfort dans le fait qu'elle a connu aussi des jours de bonheur 2. »

Les dieux, auxquels Lev Davidovitch Bronstein ne croyait pas, ne l'ont pas épargné. Ils lui ont pourtant réservé le plus rare des cadeaux : la discrète mais lumineuse présence, à ses côtés, d'une femme d'exception, Natalia Ivanovna Sédova.

*1. Diminutif de Natalia.