Préface
Il y a 17 ans déjà, j’ai entrepris la rédaction de la première édition des « Principes Fondamentaux de la Médecine Chinoise ». Ce livre a été très apprécié par les étudiants et a été choisi comme manuel de référence par de nombreuses écoles d’acupuncture dans le monde entier.
Comme son nom l’indique, ce livre a pour but d’enseigner les bases des principes de la médecine chinoise ; il ne représente donc que le début du voyage dans l’apprentissage de cet art ancien. Bien évidemment, il existe de très nombreuses traditions différentes en médecine chinoise et plus particulièrement en acupuncture. J’espère que ce livre pourra fournir la « base » à partir de laquelle tout praticien pourra construire sa pratique et l’étendre dans diverses directions.
Mes principales sources pour cet ouvrage (mentionnées dans la bibliographie) sont des manuels chinois contemporains et pour certains anciens, en particulier le « Classique de médecine interne de l’Empereur Jaune » (« Questions simples » (Su Wen) et « L’axe spirituel » (Ling Shu)), et le « Classique des difficultés » (Nan Jing). J’ai essayé de présenter la théorie chinoise à partir d’ouvrages chinois, mais j’ai aussi, parfois, évoqué l’expérience que j’ai personnellement acquise au cours de mes 30 années de pratique. Chaque fois que j’ai utilisé cette expérience personnelle, j’ai fait précéder mon propos de la mention « d’après mon expérience » ou « selon moi ».
Les principales modifications apportées à la seconde édition sont les suivantes :
Le lecteur remarquera que je n’utilise pas l’expression « Médecine traditionnelle chinoise » (MTC) dans mes livres car personnellement cette expression ne me convient pas. C’est une expression qui s’est trouvée être employée par pur hasard, lorsque les Occidentaux ont commencé à suivre des cours dans les collèges universitaires chinois qui s’appelaient tous « Collège de médecine traditionnelle chinoise ». En Chine, la médecine chinoise s’appelle tout simplement « Zhong Yi » (ce qui signifie « médecine chinoise ») pour la différencier de la médecine occidentale (Xi Yi). Lorsque les collèges universitaires chinois ont commencé à ouvrir des cours pour les étrangers, ils ont inventé l’expression « Médecine traditionnelle chinoise ». Les collèges universitaires chinois n’accordaient pas au mot « traditionnel » le même sens que celui que la plupart des acupuncteurs occidentaux lui donnaient. Malheureusement, le mot « traditionnel » est souvent utilisé en Occident par les partisans de différentes formes d’acupuncture qui se veulent toutes plus « traditionnelles » ou plus « classiques » les unes que les autres. Dans le contexte de la médecine chinoise plus particulièrement, le sens du mot « traditionnel » peut varier en fonction de la tradition à laquelle il renvoie. Une tradition provenant de la dynastie des Han est-elle plus « traditionnelle » qu’une tradition provenant de la dynastie des Song au prétexte qu’elle est plus ancienne ?
Comme on a appelé les collèges universitaires chinois « Collèges de médecine traditionnelle chinoise » et qu’on y dispensait des cours de « médecine traditionnelle chinoise », on a commencé à utiliser le terme de MTC pour, désigner la médecine chinoise et l’acupuncture qui sont celles « pratiquées et enseignées dans la Chine moderne ». Selon moi, le terme de MTC pose essentiellement deux problèmes. Tout d’abord, ce terme implique que « la médecine chinoise et l’acupuncture qui sont pratiquées et enseignées dans la Chine moderne » sont d’une rigidité monolithique, qu’elles sont immuables, et qu’elles excluent toute diversité, ce qui n’est absolument pas le cas. En Chine, il y a autant de formes d’acupuncture qu’il y a de provinces, de districts et de collèges. Même si on encourage une certaine « standardisation », cela ne supprime pas la diversité. Il suffit de se promener dans une librairie en Chine et de regarder la section consacrée à la médecine chinoise ; on y trouve toujours de nombreux ouvrages intitulés « Recueils d’expériences en médecine chinoise des praticiens de nos jours » (en plus des recueils d’expériences dus aux médecins de l’ancien temps). C’est une erreur que de porter un jugement sur l’état de la médecine chinoise dans la Chine moderne en se basant uniquement sur les rares manuels traduits en anglais et sur les programmes des cours conçus pour les étrangers. Le fait que la diversité ne soit pas rejetée est également illustré par le respect que l’on témoigne aux praticiens âgés (« lao zhong yi ») et par l’estime que l’on accorde à leurs propres formes de pratique et à leurs théories personnelles.
Ensuite, le terme de MTC est difficile à définir en tant que forme spécifique d’acupuncture pratiquée en Occident. De toute évidence, il n’y a aucune uniformité dans la pratique de l’acupuncture de MTC des praticiens occidentaux. Par exemple, si la MTC se définit comme « la médecine chinoise et l’acupuncture qui sont celles pratiquées et enseignées dans la Chine moderne », alors, en ce qui me concerne, je ne pratique pas la MTC, et aucun des collègues que je connais ne la pratique.
Actuellement, la question de savoir dans quelle proportion la Chine moderne (après 1949) a modifié, a « systématisé » à l’extrême, voire a corrompu la médecine chinoise et l’acupuncture est un débat sans fin. C’est un vaste sujet qui pourrait en lui-même faire l’objet d’un livre. Bien évidemment, le régime communiste chinois moderne a eu une influence sur la médecine chinoise, de même que chaque dynastie antérieure a aussi eu une influence sur la médecine chinoise. Sans aucun doute, il y a eu une « standardisation » de la médecine chinoise qui, selon moi, a plus été dictée par la nécessité de former un très grand nombre de praticiens de médecine chinoise en raison de la situation dramatique de la santé publique en 1950 que par le désir conscient d’imposer une orthodoxie marxiste à la médecine chinoise. Qui plus est, cette « standardisation » avait déjà partiellement commencé avant 19491
Le nouveau gouvernement communiste s’est trouvé confronté à la tâche phénoménale d’avoir à fournir un système de santé à une population affaiblie par de nombreuses maladies infectieuses, par la malnutrition et par 25 ans de guerre civile et de famines. Le nouveau gouvernement a volontairement décidé de s’en remettre à la médecine chinoise et de la porter à un niveau autre. Il n’avait en fait pas beaucoup d’autres solutions. En vérité, il n’a pas fait ce choix parce qu’il était convaincu de la valeur de la médecine chinoise, mais par pure nécessité, car de nombreux millions de paysans chinois faisaient confiance à la médecine chinoise en matière de santé.
Un autre facteur important qui sous-tend cette « standardisation » est la nécessité de donner à la médecine chinoise une apparence plus « scientifique », de façon à la faire accepter plus facilement par les praticiens de médecine occidentale formés en Occident. Il faut comprendre que, dans les années 50, se menait un rude combat dans le Ministère de la santé publique entre les partisans de la médecine chinoise et ceux qui voulaient « moderniser » la médecine. Là encore, ce besoin de rendre la médecine chinoise plus « scientifique » est apparu avant 1949.
La standardisation qui a eu lieu en Chine moderne a donc plus été le résultat d’une nécessité de mettre en place des collèges universitaires fiables avec un programme d’études commun, capables de former des milliers de praticiens en médecine chinoise de façon rationnelle, plutôt qu’un programme marxiste volontairement résolu à éradiquer toute divergence. Tout groupe de personnes qui décide d’ouvrir un collège universitaire doit élaborer un programme qui va forcément représenter une « standardisation » de la matière étudiée, et forcément inclure certains sujets et en exclure d’autres.
Deux principaux facteurs, entre autres, prouvent que la Chine moderne n’a pas cherché délibérément et systématiquement à éradiquer toute influence classique de la médecine chinoise : 1. la Chine moderne a réimprimé tous les textes classiques anciens en caractères simplifiés, ce qui en rend l’étude plus facile pour les nouvelles générations, et certains de ces classiques font partie du programme des collèges universitaires (tous les grands collèges de médecine chinoise comportent un département de Nei Jing i) ; 2. il existe un nombre incalculable de livres actuels qui rassemblent les expériences à la fois de célèbres médecins anciens et modernes, dont l’un a été traduit en anglais sous le titre « Essentials of Contemporary Chinese Acupuncturists’ Clinical Experience ». De façon étrange, il semble que très peu de personnes aient lu ce livre pourtant très intéressant2.
De plus, une certaine partie de la « standardisation » de la médecine chinoise est appréciée. La façon logique et structurée d’enseigner les fonctions et les tableaux pathologiques des Organes Internes est très utile en pratique clinique. Par exemple, lorsqu’on étudie les fonctions des Organes Internes, on répertorie de façon systématique les organes des sens, les tissus et les substances vitales qui sont sous l’influence de l’organe étudié. Cette approche systématique est utile car les informations dont elle découle sont éparpillées dans divers chapitres des textes classiques. Par exemple, le chapitre 9 des « Questions simples » dit que le Foie se manifeste dans les ongles et contrôle les sinus, le chapitre 5 des « Questions simples » et le chapitre 17 de « L’axe spirituel » disent que le Foie s’ouvre aux yeux, etc.
Bien évidemment, la vision marxiste encouragée par la Chine moderne a sans aucun doute eu une influence sur la médecine chinoise en éliminant ou en atténuant certains aspects de la médecine chinoise qui ne rentraient pas dans le moule de la philosophie « scientifique » marxiste. Par exemple, si on reprend l’exemple des fonctions des Organes Internes, les livres chinois vont dire que le Foie stocke le Sang, qu’il s’ouvre aux yeux et qu’il contrôle les tendons, mais pas qu’il abrite l’Âme Éthérée (Hun) car le concept d’Âme Éthérée dérange sans aucun doute les marxistes. Toutefois, il existe certains ouvrages modernes qui font état de l’Âme Éthérée dans le cadre des maladies mentales3.
Personnellement, je ne considère pas l’influence marxiste sur la médecine chinoise comme un obstacle important pour deux raisons : tout d’abord, nous avons accès à tous les textes classiques de médecine chinoise et nous pouvons donc remettre au goût du jour tout concept ancien que la Chine moderne aurait choisi de passer sous silence ; ensuite, d’après moi, l’influence marxiste sur la médecine chinoise n’est qu’un mince vernis sous lequel se trouve une couche plus durable de l’influence des néo-confucianistes. Il serait certainement intéressant d’évaluer précisément dans quelle mesure les penseurs néo-confucianistes des dynasties des Song et des Ming ont modifié, standardisé et même déformé la médecine chinoise ; d’après moi, leur influence a été beaucoup plus profonde et plus durable que celle de n’importe quel marxiste.
Comme pour la première édition de cet ouvrage, j’ai choisi de ne pas indiquer la localisation des points d’acupuncture qui, logiquement, relève plus d’un manuel d’acupuncture. J’ai toutefois rajouté les manifestations cliniques des points d’acupuncture pour montrer comment ils sont en liaison avec les actions des points. Depuis la publication de la première édition des « Principes », il existe désormais un excellent ouvrage de référence sur les points d’acupuncture (A Manual of Acupuncture), raison supplémentaire pour ne pas présenter la localisation des points.4
1. Scheid V 2002 Chinese Medicine in Contemporary China. Duke University Press, Durham, p 32.
i Nei Jing signifie « médecine interne » et fait référence au « Classique de médecine interne de l’Empereur Jaune » (Huang Di Nei Jing), première publication environ 100 AEC (NdT).
2. Chen Youbang, Deng Liangyue 1989 Essentials of Contemporary Chinese Acupuncturists’ Clinical Experiences. Foreign Languages Press, Beijing.
3. Wang Ke Qin 1988 Theory of the Mind in Chinese Medicine (Zhong Yi Shen Zhu Xue Shuo ). Ancient Chinese Medical Texts Publishing House, Beijing.
4. 4. Deadman P, Al-Khafaji M 1998 A Manual of Acupuncture. Journal of Chinese Medicine Publications, Hove, England. Édition française parue sous le titre « Manuel d’acupuncture » aux éditions SATAS, Bruxelles, Belgique, 2003.