Arès avait-il vraiment prévenu sa mère ? En tout cas celle-ci se pointa d’un pas furibond.
Zeus afficha vite un air décontracté :
— Héra ! Quel bon vent t’amène ?
Comme toujours, la reine des déesses était vêtue de blanc, la couleur de la pureté de son mariage avec Zeus. Car, elle, ne l’avait jamais trahi. Elle était d’ailleurs la protectrice des couples. Alors, on comprenait qu’elle s’emporte :
— Qui est donc cette Athéna ? Il paraît qu’elle serait ta fille ?
Aucun doute : Arès avait cafté.
La Grande Déesse enchaîna :
— Si elle est ta fille, je suis bien sûre qu’elle n’est pas la mienne ! Je ne l’ai pas portée dans mon ventre ni mise au monde. Je parie que c’est la fille de Métis, avec qui tu m’as trompée. Je n’y croyais pas, mais ce qu’on raconte est donc vrai : tu as avalé Métis. Et une fois dans ton estomac, elle a eu cette fille !
Après cette avalanche de mots, Zeus put enfin protester :
— Qu’est-ce que tu racontes ? J’aurais avalé Métis ? Quelle folie ! À ton avis, est-ce que cette enfant a l’air d’avoir grandi dans l’obscurité ? Elle est sortie de mon crâne, pas de mon estomac !
Ça n’eut pas l’effet escompté, car Héra se fâcha encore plus :
— C’est pire ! Ça veut dire que c’est ton esprit qui l’a conçue, et sans moi !
Zeus ne put s’empêcher de sourire à cette idée : il était le seul créateur de cette merveilleuse petite déesse.
Il n’aurait pas dû, parce que ce sourire décupla la colère d’Héra, qui tempêta :
— En plus, il est content ! Écoute-moi bien, sale traître, puisque c’est comme ça, moi aussi je vais faire un enfant toute seule !
Sur ces mots, elle frappa le sol de son sceptre et clama d’une voix théâtrale :
— Écoutez-moi, Terre et vaste Ciel dont sont issus les hommes et les dieux, et toi aussi, grand Tartare1 enfoui sous nos pieds ! Entendez-moi tous et donnez-moi, sans Zeus, un fils qui soit encore plus grand et plus fort que lui !
Elle ne savait pas ce qu’elle venait de déclencher ! Sur le moment, ravie de voir la tête effarée que faisait son mari, elle grinça :
— Ah ! On rigole moins, maintenant, hein ?
Puis elle tourna les talons et Zeus, un peu inquiet, se demanda ce qui allait lui tomber sur le coin du nez.
L’Olympe fut réveillée par un braillement qui l’ébranla, pire qu’une clameur de guerre d’Arès.
Pourtant c’était le cri d’un nouveau-né ! Un garçon. Le dernier fils d’Héra. Et il n’y avait aucun doute : il était bien le fruit de sa fureur. En le voyant, sa mère elle-même recula d’un pas.
— Ouh là là…
Elle aurait mieux fait de réfléchir avant de piquer sa crise. Elle y était allée un peu fort…
C’est qu’elle était très amoureuse de Zeus et ne supportait pas qu’il la trompe. Ce qu’il faisait sans arrêt, et ça lui brisait le cœur. Il fallait reconnaître qu’il avait du charme. Toutes les filles y succombaient, comme elle-même y avait succombé.
Mais cette fois, sa colère avait été dévastatrice, car ce bébé était HORRIBLE ! Couvert de la tête aux pieds de plumes et de crins, avec un regard brûlant et une voix à faire fuir une armée de dragons.
C’était un mélange de grincements et de cris, qui sortait de sa bouche au milieu de tourbillons de flammes. La fureur et la jalousie d’Héra avaient donné naissance au sinistre Typhon, qu’on surnommerait bientôt « le fléau des mortels ».
Ses innombrables doigts étaient des serpents, ses cuisses des vipères entremêlées qui se contorsionnaient en sifflant. Affreux.
Un malheur n’arrivant jamais seul, le monstre grandissait à toute vitesse ! Héra comprit avec effroi qu’avant la fin du jour il serait plus grand qu’elle. Elle faillit s’enfuir, mais son sens des responsabilités reprit le dessus. Rassemblant son courage, elle cala l’enfant sous son bras et quitta l’Olympe au plus vite, sans savoir encore que faire. Pour finir, elle décréta :
— Seul un monstre peut élever un autre monstre…
Et elle pensa à la dragonne du mont Parnasse, à qui Zeus avait un jour confié l’Omphalos2, la pierre qui marquait le centre du monde. Elle lui laisserait le bébé et on n’en entendrait plus parler.
C’est du moins ce qu’elle espérait.
1. Prison des dieux.
2. Voir L’enfance des dieux : Zeus.