On se souvient que, poussé par Athéna, Héphaïstos était tombé brutalement sur le sol. Mais ce que personne ne savait, c’est que sa chute avait eu une conséquence inattendue : elle avait glissé un enfant dans le ventre de la terre.
Quand Gaïa s’en aperçut, elle le prit très mal. Cet enfant, elle n’en voulait pas !
Se sentant un peu responsable, Athéna proposa :
— C’est ma faute, Grande Déesse ; si tu veux, je m’occuperai de ce petit.
Gaïa ne se le fit pas dire deux fois. Elle extirpa le gamin de la terre et le lui colla dans les bras.
— Tiens, il s’appelle Érichthonios.
Et pfft ! elle disparut.
Muette de saisissement, Athéna contempla le bébé comme une poule regarde un couteau. Il était étrange, ce petit ! Son corps semblait normal, mais il se finissait en queue de serpent.
Quelle importance ? Elle avait promis qu’elle s’en occuperait, elle tiendrait parole !
— Même si je suis trop jeune pour être mère, lui dit-elle, tu es désormais mon fils. Il faut juste que je trouve comment te nourrir, car je n’ai pas de lait.
Elle songea alors à Cécrops, le roi d’Athènes, dont le corps se terminait aussi en queue de serpent. Sa ville portait presque le même nom qu’elle. « Athéna » parce qu’elle était née du crâne de Zeus, « Athènes » parce que son acropole1 était perchée sur un plateau rocheux en forme de crâne. Elle déclara :
— Le roi d’Athènes a trois filles, l’eau, la rosée et l’humidité. Je vais te confier à elles. Rien que leur présence te nourrira, elles n’auront pas à te toucher. C’est plus prudent, car je ne peux pas rester avec toi.
Pour toute réponse, Érichthonios gazouilla, ce qui la rassura. Elle ajouta :
— D’ailleurs, je vais prévoir quelque chose pour que personne ne puisse te faire de mal.
L’instant d’après, elle volait vers Athènes, un coffre en osier sous le bras.
Arrivant au palais qui couronnait l’acropole, elle alla directement voir les filles du roi et leur dit :
— Je vous confie mon précieux fils, gardez-le bien. Je reviendrai dans quelques jours, quand il aura un peu grandi. En attendant, il doit rester bien enfermé. Aussi, n’ouvrez jamais le coffre !
Elles s’inclinèrent et déclarèrent dans un bel ensemble :
— Nous ferons comme tu le demandes, Grande Déesse.
Mais en réalité, seule l’aînée pensait sincèrement ce qu’elle disait. Les autres, tout excitées d’avoir un jeune dieu dans leur maison, se demandaient déjà comment le voir sans que personne s’en aperçoive.
Elles se rongèrent toute la nuit, cherchant une solution.
— Et si on soulevait un peu le couvercle ? proposa la plus jeune. Juste un petit peu…
La cadette renchérit :
— Au moins pour sentir le parfum d’ambroisie qui, à ce qu’on dit, émane des dieux.
En entendant ça à travers la cloison, l’aînée alla chercher le coffre et l’installa dans sa propre chambre pour le surveiller.
Un jour, deux jours, trois jours…
La troisième nuit, n’en pouvant plus, les deux plus jeunes se glissèrent sur la pointe des pieds dans la chambre de leur aînée.
La curiosité est un vilain défaut, du moins, c’est ce qu’on dit. Et parfois ça se vérifie. En tout cas, celle-là coûta cher aux deux écervelées. Parce qu’au moment où elles entrouvrirent le coffre…
Leur curiosité fut glacée aussi vite qu’un crachat sur la banquise. En découvrant les deux serpents qu’Athéna avait glissés auprès de son fils pour le protéger, elles poussèrent un cri affreux et s’enfuirent à toutes jambes.
Elles coururent, coururent… avec tant d’affolement qu’elles arrivèrent sans s’en apercevoir au bout de l’acropole.
Hélas, le rocher finissait à pic, et elles tombèrent dans le vide de si haut qu’aucune ne survécut.
Quand Athéna apprit ce qui s’était passé, elle en fut bouleversée. Elle n’avait pas voulu ça !
Décidément, toutes ses interventions chez les mortels finissaient mal !
Elle pleura avec la sœur aînée et son père le roi, puis ce dernier proposa :
— Pour que la mort de mes filles serve à quelque chose, laisse-nous quand même le petit. Nous l’entourerons d’affection et l’élèverons au mieux, et tu pourras venir le voir autant que tu voudras.
Athéna hocha la tête. Oui, c’était un bon endroit pour grandir, au moins Érichthonios y serait à l’abri des disputes de l’Olympe.
Parce que sur l’Olympe, ça n’allait pas mieux que sur terre. Les dieux, pourtant bien plus vieux qu’elle, n’étaient pas plus raisonnables. Même la plus âgée – leur mère, grand-mère et arrière-grand-mère Gaïa – ne montrait guère l’exemple. Au point qu’Athéna dut de nouveau s’en mêler.
1. Acropole veut dire « ville haute ».