54e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Ulysse a obtenu de Circé qu’elle rende leur forme humaine à ses compagnons. La magicienne les accueille désormais très chaleureusement, et Ulysse succombe à ses charmes.

Au cours duquel Circé envoie Ulysse aux Enfers

Sur Ithaque, la terre est sèche et caillouteuse. Sur l’île de Circé, chaque pas s’enfonce dans une terre grasse et fertile. Sur l’île d’Ulysse, il faut se battre pour faire pousser de quoi manger et nourrir les bêtes. Chaque grappe de raisin, chaque olive récoltée est une dure victoire. Chez la magicienne, les forêts verdoyantes offrent gibier et fruits en abondance, tout est facile et à portée de main. Pas étonnant, dans ces conditions, que Ulysse et ses marins se soient attardés presque un an chez Circé…

Mais la vie facile et les attentions de la magicienne ne rendaient pas Ulysse tout à fait heureux. Car un mal secret le rongeait et grandissait en lui, chaque jour un peu plus. La nuit, alors qu’il dormait aux côtés de Circé, un rêve venait le hanter. Toutes les nuits le même rêve. Le beau visage de sa femme Pénélope surgissait devant lui. Pas un son ne sortait de ses lèvres rouges ; elle le regardait simplement, en silence. Une vague de bonheur immense envahissait alors Ulysse endormi. Comme si l’exacte moitié de lui-même se trouvait en face de lui. Il tendait les bras, voulait lui toucher le visage, mais Pénélope s’éloignait. Son sourire, puis son visage s’effaçaient peu à peu, jusqu’à disparaître. Et cette dissolution était une douleur si aiguë qu’elle réveillait brutalement Ulysse, en sueur, les yeux pleins de larmes. Le jour, les cajoleries de la fausse guérisseuse lui faisaient tourner la tête et oublier son rêve. Elle lui massait langoureusement les pieds, lui prodiguait flatteries et propos charmeurs, et Ulysse s’en oubliait lui-même. Circé était plus redoutable que les plantes des Lotophages. Ulysse se perdait.

 

 

Mais, chaque nuit, l’appel muet de Pénélope se faisait de plus en plus fort.

Jusqu’au jour où Ulysse comprit qu’il faisait fausse route. Il se décida à supplier Circé. « Magicienne aux yeux verts, commença-t-il, je ne peux plus vivre loin de celle que j’aime et loin de mon île. Je ne suis pas fait pour rester mollement dans ton lit, pour que tu me nourrisses et m’offres l’eau de ton puits. Je suis le roi d’Ithaque et l’époux de Pénélope ; je suis lié pour l’éternité à ma terre et à ma femme. Il faut que tu me laisses regagner ma place et redevenir moi-même. » Circé n’essaya pas de retenir Ulysse. Elle savait depuis longtemps que ses sortilèges étaient inefficaces pour empêcher Ulysse d’être fidèle à ses origines et à son amour de toujours. Mais sa voix se fit soudain plus grave lorsqu’elle lui répondit : « Je peux t’aider, Ulysse. Je m’engage même à le faire, mais je dois t’annoncer quelque chose : tu ne rentreras pas chez toi sans être d’abord descendu aux Enfers. Au royaume d’Hadès séjourne le devin Tirésias. Tu te souviens de ce célèbre devin aveugle à la longue barbe blanche qui vivait à Thèbes autrefois ? Il est mort, maintenant, mais a gardé tous ses pouvoirs de divination. Les dieux m’ont prévenue que tu ne pourrais rentrer chez toi qu’après avoir eu une conversation avec lui. C’est lui, et lui seul, qui saura t’indiquer le chemin du retour. »

Le royaume des Enfers ?! Ulysse était stupéfait. Aucun mortel descendu aux Enfers n’en était jamais revenu vivant, à l’exception de Thésée, le héros qui avait vaincu le Minotaure, et d’Orphée, parti rechercher son Eurydice.1 « Tu es bien certaine de ce que tu m’annonces ? » Elle hocha la tête en silence. Alors Ulysse se leva, l’air un peu perdu. Il regarda autour de lui, comme s’il cherchait de l’aide. Il se sentait profondément seul, soudain. Ses pas le menèrent sur le toit en terrasse de la grande maison, où ses hommes s’étaient endormis, la plupart abrutis par le vin qu’ils ne cessaient de boire depuis leur arrivée ici. Ce spectacle de ses compagnons ronflant sur la terrasse l’agaça. « Secouez-vous, bande de fainéants ! Nous embarquons ! Prenez vos affaires ! » Réveillés en sursaut, les marins se levèrent en titubant. Mais ils ne protestèrent pas, car la plupart d’entre eux trouvaient le temps long à ne rien faire… Ils se languissaient, eux aussi, de leur pays et de leur famille.

Ulysse redescendait quatre à quatre l’escalier de la maison pour aller faire ses adieux à Circé lorsqu’un terrible accident se produisit. Parmi les compagnons d’Ulysse se trouvait le jeune Elpénor. Encore mal réveillé, l’esprit embrumé par les vapeurs d’alcool, il crut se diriger vers l’escalier et prit la direction inverse. Quelle dramatique erreur ! Il tomba dans le vide du haut du toit ! Ulysse entendit son cri, il eut juste le temps de voir son corps s’écraser sur le sol. Elpénor s’était rompu le cou ! Ulysse pleura comme un enfant devant le corps de l’adolescent. « C’était le plus faible d’entre nous mais le plus fidèle, se dit-il. Quand cela s’arrêtera-t-il… ? »

C’est un homme sans joie qui s’embarqua peu après sur son navire. Il se demandait avec appréhension comment lui, simple guerrier, pourrait trouver le chemin des Enfers. Ses marins, ayant appris leur nouvelle destination, étaient terrorisés. « Je ne peux compter sur personne… », murmura Ulysse pour lui-même. Mais quelqu’un dans son dos lui tapota l’épaule et lui répondit : « Je suis là, moi ! » Ulysse, en se retournant, eut la joie de voir le dieu Hermès qui s’était glissé sur son bateau rouge ! Quel soulagement… car le dieu messager était aussi celui qui accompagnait les âmes des morts chez Hadès : il ne serait pas inutile dans cette dangereuse descente aux Enfers…

À SUIVRE

 


1. On rencontre ces personnages dans les deux premiers volets de « La mythologie grecque en cent épisodes » : Le feuilleton d’Hermès et Le feuilleton de Thésée.