56e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Ulysse a creusé un trou profond à l’entrée des Enfers. Il a fait sacrifier un bélier noir et attend l’arrivée de l’ombre du devin Tirésias. Mais la première qui s’est présentée était celle d’Elpénor, à qui il a oublié de rendre les derniers hommages.

Dans lequel Ulysse voit
son destin en face

Une multitude d’ombres venaient à la rencontre d’Ulysse, attirées par le sang du bélier noir qui coulait jusque dans les profondeurs des Enfers. Des jeunes gens morts trop tôt, des vieillards courbés par le poids des années, des guerriers tués sur le champ de bataille… tous accouraient vers lui. Dans l’obscurité, Ulysse peinait à discerner ceux qui s’approchaient. Il avait beau être courageux, ces âmes des morts l’effrayaient un peu. Leurs plaintes et gémissements, surtout, l’impressionnaient. Debout devant son bélier noir, l’épée en avant, il les repoussait tous pour les empêcher de boire le sang avant Tirésias. Mais celui-ci se faisait attendre. Ulysse transpirait à grosses gouttes. « J’aurais dû emporter une torche », pensait-il au moment où Hermès apparut, portant justement une torche. Le dieu eut un petit rire : « Tu es content que je sois de retour ? » Quand Ulysse l’avait un peu rabroué, Hermès avait décidé de bouder. Mais, n’y tenant plus, il venait voir comment se débrouillait son protégé. Le soulagement d’Ulysse fut grand. Non seulement Hermès apportait un peu de lumière dans cette atmosphère sombre et glaciale, mais surtout il lui offrait le réconfort de sa présence. Hermès promenait la torche autour d’Ulysse, éclairant ainsi les morts qui se pressaient devant eux. Ulysse crut apercevoir des visages connus, mais Hermès lui chuchota : « Occupe-toi d’abord de Tirésias… »

Soudain, l’agitation cessa, les ombres s’écartèrent, et un vieillard apparut. Il avait une longue barbe blanche et des yeux blancs d’aveugle. C’était Tirésias. Chacun connaissait le rôle qu’il avait joué pour deux grands héros, Héraclès et Œdipe.1 Ulysse était impressionné de rencontrer le devin. Sans réfléchir, il mit un genou à terre et s’inclina devant lui. Le devin avançait pieds nus, comme à son habitude. Il remercia Ulysse d’un signe de tête et se pencha pour boire le sang du bélier noir. Un silence pesant régnait. Plus une ombre ne gémissait. Les lueurs de la torche dansaient sur les parois de la fosse. Ulysse avait le visage en feu. Trop d’émotions, trop d’attente aussi. Tirésias prit la parole : « Merci pour ce sang noir qui réconforte mon âme. Qu’es-tu venu me demander, toi, Ulysse, qui erres loin de chez toi depuis si longtemps ? » « Je suis venu humblement te supplier de m’indiquer le chemin du retour, ô grand devin », répondit Ulysse. Avisant un rocher, Tirésias alla s’y asseoir. Ses yeux blancs semblaient tournés à l’intérieur de lui-même. « Tu vas devoir affronter de nombreux périls encore, Ulysse. Car tu n’ignores pas que tu as provoqué la colère de Poséidon en rendant son fils Polyphème aveugle. Rien n’est plus terrible que d’être privé de la lumière, tu sais… » À ces mots prononcés par le devin aveugle, Ulysse baissa le regard. Tirésias poursuivit : « Mais le dieu de la Mer n’est pas ton pire ennemi. Méfie-toi de tes hommes davantage encore. Vous passerez sans doute par l’île où paissent paisiblement les troupeaux du dieu Soleil. N’y touchez à aucun prix ! Sinon tes compagnons périront tous. Et tu ne regagneras ton île que seul et misérable. » Ulysse frémit devant une telle prophétie. « J’essaierai d’être vigilant, ô devin. Mais dis-moi encore : si j’arrive à regagner mon île, que se passera-t-il ? » Les paroles de Tirésias furent aussi mystérieuses qu’apaisantes pour Ulysse : « Tu parviendras à vaincre toutes les sangsues qui pillent ta maison et convoitent ta femme. Pars ensuite, une rame sur l’épaule. Marche jusqu’à un pays où les habitants ne connaissent ni le sel, ni la mer, ni les bateaux. Ils n’auront jamais vu de rame. Alors, tu planteras ta rame en terre, tu feras des offrandes à Poséidon, et sa colère contre toi s’éteindra. Une longue et paisible vieillesse t’attendra. »

 

 

Le roi d’Ithaque était fou de joie devant cet avenir inespéré. « Je saurai déjouer les pièges, Tirésias. Merci à toi », dit-il. Mais le devin, dont la voix était jusqu’à présent pleine de bonté, se durcit soudain : « Laisse-moi finir de parler. Ton pire ennemi, Ulysse, pire que Poséidon, pire que la trahison de tes compagnons, c’est toi-même. Méfie-toi de tes aveuglements. Garde le cap et reste fidèle à toi-même. Sinon tu périras… » Sur ces mots, le devin se releva et disparut dans les profondeurs des Enfers.

C’est alors que les autres ombres s’approchèrent à nouveau du bélier. Hermès promenait sa torche pour permettre à Ulysse de les regarder et de choisir celles avec lesquelles il avait envie de parler. Celles-là, et celles-là seulement seraient autorisées à boire le sang du bélier noir. Ulysse réfléchissait encore aux dernières paroles, glaciales, de Tirésias et jetait un regard distrait sur les ombres. Alors, au milieu des visages tendus vers lui, il en reconnut un qui le bouleversa profondément. Le visage de quelqu’un qu’il ne s’attendait pas à rencontrer parmi les morts…

À SUIVRE


1. Ces aventures sont racontées dans Le feuilleton de Thésée.