59e épisode
Résumé de l’épisode précédent : À Ithaque, une troupe de jeunes gens ont envahi le palais d’Ulysse. Prétendant épouser Pénélope, ils font la fête et sèment le désordre. Mentor essaie de soustraire Télémaque à leur mauvaise influence.
Où Ulysse rencontre
des morts illustres
Aux Enfers, Ulysse essaya une nouvelle fois de questionner sa mère à propos de Télémaque. Anticlée lui répondit d’une voix sourde : « Il est jeune et impétueux, comme tu l’étais à son âge. » Elle garda un instant le silence, puis murmura dans un souffle : « Et tu lui manques beaucoup… » Mais elle ne semblait pas désireuse d’en dire plus. Une sourde angoisse grandit dans le cœur d’Ulysse. Il sentit que sa mère lui dissimulait une part de vérité. Mais déjà, elle se levait et prenait congé : « Fais attention à toi, mon fils, et cherche à rester le plus longtemps possible à la lumière du jour. Tu le vois bien, notre sort n’est guère enviable. Éloigne-toi vite des Enfers. Ton heure viendra bien assez tôt de nous rejoindre sous terre… Et retiens bien tous les secrets du monde pour pouvoir les dire à ta femme. »
Les yeux embués de larmes, Ulysse vit l’ombre de sa mère disparaître. Mais bientôt son chagrin fut chassé par la curiosité. Car autour de lui se pressaient d’autres ombres féminines. Des mères de héros, des femmes de héros, des filles de héros. Elles étaient toutes là, et Ulysse n’en croyait pas ses yeux. La mère d’Héraclès, le héros des douze travaux ; celle d’Œdipe, Jocaste, qui fut aussi sa femme malgré elle ; Ariane et Phèdre, qui toutes deux furent séduites par Thésée1, et bien d’autres femmes encore dont la descendance avait été glorieuse. Ulysse resta de longues heures à converser avec l’une ou l’autre.
Beaucoup plus tard, les ombres des hommes se présentèrent. Hermès avait calé la torche entre deux gros cailloux pour ne plus la tenir à bout de bras. Il s’était allongé, un peu en retrait du bélier, et s’amusait de voir l’émerveillement presque enfantin d’Ulysse, si heureux de rencontrer tous ces personnages illustres. Le défilé continua un long moment.
C’est alors qu’Achille apparut. Ulysse, tout joyeux, se précipita vers lui. « Ulysse aux mille ruses, mais que viens-tu faire dans pareil endroit ? s’exclama Achille. Rebrousse chemin, ici il n’y a que désolation ! Car nous sommes coupés du reste du monde. J’ignore ce qu’est devenue ma douce Briséis. C’est un supplice de ne plus avoir de nouvelles des vivants. » Ulysse eut un geste d’affection pour le guerrier. Mais sa main traversa son ombre. « Ta gloire est immense, ô Achille. C’est un sort enviable… », dit-il pour le consoler. Achille lui coupa la parole : « Oui, j’ai fini couvert de gloire, et alors ? Je préférerais mille fois être un obscur paysan mais vivant. » Ulysse était secoué par de tels propos. Il comprenait tout à coup que la plus grande gloire serait de rentrer chez lui en vie.
Achille s’était éloigné, et voilà qu’Agamemnon arrivait. Mais que faisait le chef de l’armée des Grecs, vainqueur de Troie, au royaume des morts ? Comment Agamemnon était-il mort ? Et pourquoi son visage était-il aussi douloureux ? Agamemnon refusa de répondre aux questions d’Ulysse : « Je ne peux pas te raconter. Ce qui m’est arrivé est infâme. Écoute seulement mon conseil : tout homme devrait se méfier de sa femme. » Et, sans même boire comme les autres sa gorgée de sang, Agamemnon tourna les talons.
Perturbé par cette nouvelle rencontre, Ulysse chercha Hermès des yeux. Le petit dieu ailé, qui s’ennuyait ferme depuis un moment, eut soudain une idée. « Tu veux savoir ce qui est arrivé à Agamemnon ? Alors, partons d’ici, je t’emmène à Mycènes, juste au moment où il est rentré chez lui… » Ulysse haussa les épaules : « Mais comment pourrais-je aller dans le passé ? Je ne suis qu’un humain, pas un dieu comme toi… » Hermès fit une cabriole joyeuse et descendit dans les profondeurs des Enfers en criant : « Attends-moi là, et tu vas voir ce que tu vas voir ! » Quelques minutes plus tard, il resurgissait, accompagné de l’ombre du devin Tirésias. « Et voilà ! », dit triomphalement le dieu messager. Ulysse ne comprenait rien à ce petit manège. Le devin aux yeux blancs souriait : « Cela ne t’a donc pas suffi que je te livre les clés de ton avenir, Ulysse ? Encore veux-tu connaître le sort des autres, et tout particulièrement celui d’Agamemnon ? » Embarrassé, Ulysse n’osait répondre, ne sachant si sa curiosité était la bienvenue. Alors, Tirésias sortit de sa poche un flacon contenant un liquide vert : « Si tu avales quelques gouttes de ce breuvage amer, tu pourras retourner où tu veux dans le passé. J’en ai beaucoup usé autrefois, avec Thésée. Mais n’oublie jamais, Ulysse, que tu assistes à quelque chose qui a déjà eu lieu. Tu ne peux donc pas intervenir. » Ulysse tendit la main vers le flacon, puis regarda Hermès. Comme s’il avait compris ses pensées, le dieu lui dit : « Je viens avec toi, bien sûr. Ce que tu as choisi d’aller voir est trop dur pour être affronté seul… »
À SUIVRE
1. On rencontre tous ces personnages dans Le feuilleton de Thésée.