86e épisode

Résumé de l’épisode précédent : Pénélope est intervenue pour que le mendiant qui vient d’entrer au palais ne soit plus persécuté. Eurymaque, l’un des prétendants, a découvert sa ruse, et elle a promis qu’elle prendrait une décision avant le lendemain.

Au cours duquel quelqu’un d’autre reconnaît Ulysse

Ulysse regarda Pénélope s’éloigner. Il réprima un irrésistible désir de courir prendre sa femme dans ses bras. Non, il lui fallait encore un peu rester clandestin s’il voulait garder une chance de s’en sortir. Il suivit sans un mot la servante qu’elle avait désignée pour s’occuper de lui. « Prends soin de cet étranger, et conduis-le ensuite dans mes appartements », avait-elle ordonné avant de disparaître.

Ce soir-là, lorsque tous les prétendants furent endormis, une ombre se faufila dans la salle du banquet. Elle se dirigea droit vers le coin où ils avaient jeté leurs armes au sol, s’en empara sans bruit et gravit deux étages. Là, dans une petite pièce, elle cacha les armes. Après trois ou quatre discrets allers-retours, toutes furent ainsi subtilisées. Cette ombre n’était autre que Télémaque. Son père lui avait donné la consigne de faire disparaître lances et épées avant l’aube. Télémaque avait le cœur plein d’espoir. « Nous aurons bientôt libéré notre maison de ses occupants. Ce n’est pas le moment de faiblir », se dit le jeune homme.

La servante en charge d’Ulysse l’avait accompagné dans l’antichambre de la reine. Elle était vieille déjà, et trottinait plus qu’elle ne marchait. En la voyant, Ulysse avait été profondément ému. Car il l’avait reconnue : cette vieille femme n’était autre que sa nourrice Euryclée. C’est elle qui l’avait élevé. Il lui portait une affection presque aussi grande que celle qu’il éprouvait pour sa mère, Anticlée. Elle l’avait toujours soutenu, encouragé en tout. « Quelle chance, pensa Ulysse, d’avoir été ainsi aimé dans mon enfance ! L’enfant qui croise une main amie s’appuiera dessus toute sa vie pour trouver sa confiance en lui. » Euryclée avait assis Ulysse sur un petit tabouret. Elle avait approché un chaudron en cuivre, qu’elle remplissait d’eau chaude. Ulysse y plongea les pieds, pris soudain d’une lassitude extrême et un peu confus de laisser la vieille femme le laver. « Je suis presque aveugle, étranger, lui confia-t-elle, mais mes doigts voient pour moi. Je sens que tu es quelqu’un de bon et de généreux. Tu feras du bien à ma maîtresse en lui donnant des nouvelles de son regretté mari. » Sa voix trembla légèrement lorsqu’elle évoqua Ulysse. Elle ajouta dans un souffle : « Il lui manque tant… Il nous manque tant… » Ulysse était bouleversé. C’est alors que les doigts de la nourrice glissèrent sur sa jambe. Ils se mirent à s’agiter, comme pris de folie. Les doigts de la vieille passaient et repassaient sur une cicatrice qui couronnait son genou. Mais oui, pas de doute, cette forme un peu incurvée, là, c’était la cicatrice de son Ulysse ! Elle datait de son enfance, d’un jour où un énorme sanglier avait foncé sur lui et lui avait déchiré le genou avec ses défenses.1 De surprise, Euryclée lâcha la jambe du mendiant. Le pied heurta le bronze du chaudron bruyamment, comme un gong. La bassine se renversa. Ulysse fut pris d’inquiétude. Ce bruit risquait d’alerter tout le monde. Euryclée s’apprêtait à crier, mais Ulysse posa un doigt sur sa bouche. « Oui, bonne nourrice, tu m’as reconnu, chuchota-t-il. Mais je t’en supplie, ne dis rien, pas encore… Je ne peux pas être démasqué maintenant… » Des larmes coulaient des yeux aveugles de la vieille. Sous le coup de cette violente émotion, elle tremblait comme une feuille. Ulysse voulut la faire asseoir, mais elle refusa : « Pénélope ne va pas tarder à venir. Il faut que je continue à te soigner, ô mon maître. Je suis si heureuse… » Et elle courut remplir à nouveau la bassine. Alors, Ulysse se laissa faire. Pour la première fois depuis longtemps, il s’abandonna. Euryclée, malgré son émotion, retrouvait les gestes doux dont elle l’avait toujours enveloppé. Ses mains lavaient, massaient les pieds d’Ulysse. « Tu n’as pas changé, mon grand, tes pieds restent des animaux sauvages, frémissants, prêts à s’échapper à chaque instant. Tu te souviens ? » Et sans attendre la réponse, elle se mit à fredonner : « Tu cours, cours, cours dans le vent. Tu marches, marches, marches vers l’océan. Chaque pas au soleil levant, petit homme, chaque pas t’aide à devenir grand. » Qui pourrait décrire ce que le cœur d’Ulysse ressentit en entendant cette petite chanson surgie du fond de son enfance ? Une joie intense, une brûlure aussi. Celle du temps qui passe, qui était passé. Il posa la paume de sa large main sur la tête d’Euryclée : elle y tenait tout entière, comme un moineau. Et il dit simplement : « Merci. »

 

 

C’est alors que Pénélope arriva, impatiente de rencontrer ce voyageur qui prétendait avoir croisé son mari. Elle fut surprise de découvrir la vieille Euryclée en larmes. « Mais que t’arrive-t-il ? », demanda-t-elle. Prise en défaut, Euryclée bredouilla : « Pardon, ma reine, cet homme qui connaît notre Ulysse lui ressemble tellement… » D’un ton sec, Pénélope la coupa : « Il suffit, maintenant. Personne ne ressemble à Ulysse, il est incomparable… » Mais elle se tourna vers l’étranger et l’observa longuement. Allait-elle le reconnaître ?

À SUIVRE

 


1. Ce passage est raconté dans le 99e épisode du Feuilleton d’Hermès.