« On a vu souvent
Rejaillir le feu
De l’ancien volcan
Qu’on croyait trop vieux
Il est paraît-il
Des terres brûlées
Donnant plus de blé
Qu’un meilleur avril
Et quand vient le soir
Pour qu’un ciel flamboie
Le rouge et le noir
Ne s’épousent-ils pas ? »
Ne me quitte pas, Jacques Brel
Le lendemain au bureau, sourire dessiné sur mon visage, personne ne voit rien. Un parfait maquillage dissimule la trace violacée que la gifle nocturne a laissée.
Ce qui s’annonçait comme une nuit paisible n’en a pas été une, bien au contraire. Si mes parents n’avaient pas débarqué dans les minutes qui ont suivi, j’ignore comment les choses auraient pu tourner. J’ai appris par la suite qu’il avait laissé une dizaine de messages sur leur téléphone. Plus l’heure avançait, plus son ton devenait acerbe et son vocabulaire grossier. Dans le charabia alcoolisé qui avait constitué son dernier message, quelques mots avaient donné l’alerte à Papa et Maman.
J’étais une pute, je le trompais et il allait me tuer.
Qu’est-ce qui les avait le plus inquiétés ?
Comme il ne répondait ni à leurs messages ni à leurs appels répétés, ils avaient eu un mauvais pressentiment et avaient décidé de venir. Mes parents ayant la clé de l’appartement, ils n’avaient pas tardé pas à me trouver, allongée sur le sol, les deux mains sur le visage.
Je ne saurais dire si mes mains recouvraient ma honte ou ma peur d’être à nouveau frappée.
C’était la première fois qu’il le faisait. Et la dernière, m’étais-je juré.
Il ne le savait pas encore, mais il venait de me donner une raison plausible et acceptable de le mettre dehors et ainsi de déclencher officiellement la procédure de divorce.
J’avais presque envie de le remercier.
Je n’avais pas pleuré.
Maman lui avait ordonné de ne pas hurler, pour Tom. Papa l’avait sommé de sortir pour discuter calmement, hors de l’appartement. Je l’avais vu arborer à nouveau son air de chien battu pris en flagrant délit de bêtises, à cette nuance près qu’il ne s’était pas contenté de renverser une gamelle de croquettes, mais qu’il avait irréversiblement franchi une limite.
En réalité, j’ignore ce que mon père et lui s’étaient dit. Au bout d’une heure, depuis la cuisine où je m’étais enfermée, assise en tailleur sur la machine à laver, je les avais entendus rentrer. Quelques minutes plus tard, la porte avait à nouveau claqué. Puis quelqu’un avait tambouriné sur celle de la cuisine.
« Juliette, ouvre, soy mama2 . Il est parti.
– Comment ça, il est parti ?
– Ton père lui a dit de préparer des affaires et d’aller dormir ailleurs. Ni Tom ni toi n’êtes en sécurité dans l’état où il se trouve. Il a pété les plombs. Està loco3 ! Que lui as-tu fait ? Et que faisais-tu chez le voisin en pleine nuit, en abandonnant mari et enfant ?
– Je ne les ai pas abandonnés, Maman, arrête ! Pourquoi tu exagères toujours ? Je suis juste descendue d’un étage, putain ! Ici, la situation est irrespirable, je ne le supporte plus. Il faut qu’on se sépare, je n’en peux plus !
– Va te coucher, hija mia4 . La nuit porte conseil. Réfléchis bien à ce que tu fais, tu as un petit garçon. Il faut que les choses se passent bien, pour lui. Vous êtes adultes et vous vous en remettrez. Tom, lui, n’a que cinq ans. Il se construit. Pensez bien à lui, c’est tout ce que je vous demande. Pobrecito5 de Tom.
– Oui, Maman, je sais. Tu penses que ce n’est pas la seule chose qui me préoccupe vraiment ?
– Nous en reparlerons demain. Je reste avec toi ce soir, nous aviserons pour les jours à venir. Te vas a la cama6 . »
Je n’avais pas eu droit à la moindre parole de réconfort ou de soutien. Au contraire. Le regard lancé par mon père en avait dit très long, bien plus qu’une tirade de réprimandes. Mes parents avaient réagi à l’instinct. Ils avaient défendu leur enfant qui leur avait semblé être en danger, tout simplement.
Mais au fond, je savais sciemment quelles étaient leurs pensées. Papa et Maman n’étaient pas d’une génération ni d’une culture où le divorce était accepté. Cela faisait pourtant plus de trente ans qu’ils avaient fui leur village natal du fin fond de la Galice, victimes à leur tour de la dictature de Franco. Leur petit bourg d’Arbo n’avait pas été épargné et avait été frappé lui aussi par la misère et la pauvreté. Ils étaient arrivés en France avec à peine dix-huit printemps derrière eux, sans connaître la langue, ni le pays, mais ils avaient parcouru un long chemin depuis.
Comme tous les immigrés, ils restaient cependant très attachés à leurs racines. Il ne se passait pas un été sans que nous retournions en vacances dans la maison familiale bâtie à force de labeur et d’économies. Mes parents ne se sont jamais rien autorisé d’extravagant, ils n’ont jamais voyagé, ne se sont jamais permis le moindre luxe, sinon celui de payer des études à leurs enfants.
Le seul autre pays qu’ils aient jamais visité est le Portugal, mais il aurait été difficile de faire autrement puisque notre village est situé à quelques kilomètres de Monção, de l’autre côté de la frontière portugaise, et nous allions souvent y faire nos courses car la vie y était moins chère.
Toute une vie de sacrifices avec un seul et unique but : retourner au pays.
Il y a d’ailleurs un mot que nos voisins portugais ont forgé pour exprimer cette mélancolie de la terre natale : saudade. C’est un sentiment que partagent tous les immigrés, ces enfants arrachés malgré eux à leurs proches, à leur âme et à leur culture. Ils sont habités par ce manque, par cette nostalgie qui les accompagnera jusqu’à la mort.
Chaque dimanche, à la même heure, mes parents appelaient ainsi mes grands-parents, à tour de rôle. Ils n’avaient finalement pas grand-chose à se dire ; ils parlaient du temps, de leur santé ou du coût de la vie qui ne cessait d’augmenter, avant que mes parents ne concluent à chaque fois par la même question : « Vous avez besoin de quelque chose ? »
Tous les immigrés se sentent privilégiés face à ceux qui sont restés au pays et n’ont pas réussi dans la vie. Ils se sentent presque coupables.
Chaque année, un mois avant le départ pour les grandes vacances, le même rituel de cadeaux et de courses commençait. Des valises entières se remplissaient de chocolats, bonbons et boîtes de chicorée. Des sacs de voyage se gonflaient de vêtements, de chaussures et de divers accessoires Made in France. Dès notre arrivée, les valises étaient disposées à plat dans notre grand salon situé à l’étage et ma grand-mère paternelle venait caresser avidement chacune d’elles, se demandant ce que mes parents avaient bien pu lui ramener cette fois-ci. La tournée des voisins et de la famille pouvait alors commencer, jusqu’à durer une bonne semaine, avec à la clé la distribution des différents lots, symboles de réussite et de partage.
Je n’avais jamais bien compris pourquoi ils se sentaient obligés de faire cela. Après tout, ils travaillaient très dur toute l’année et ne devaient rien à personne. En retour, il faut admettre que l’hospitalité dont ils bénéficiaient était sans précédent. Après chaque séjour au village, nous rapportions à la maison de quoi nourrir la famille pendant les cinq semaines de vacances qui suivaient.
Nous revenions les bras chargés de pommes de terre, de carottes, d’oignons et de toutes sortes de fruits et de légumes cultivés par des bras dorés au soleil. Nous avions droit à un jambon entier, le fameux prezunto qui était servi à tous nos apéritifs, ainsi qu’à un lot de chorizos. Nous en ramenions d’ailleurs toujours dans nos valises quand nous rentrions en France. Nous enfermions alors ces fragments du pays dans nos bagages, entre serviettes de plage et petites robes d’été.
Il me fallait ensuite laver mes vêtements à trois reprises pour parvenir à effacer cette odeur de terroir qui me rappelait l’Espagne.
Ce qui est paradoxal pour nous, enfants d’immigrés, c’est que nous sommes considérés comme des Espagnols en France et comme des Français en Espagne. Jeunes, ma sœur Salomé et moi avions souffert des moqueries de nos camarades qui nous appelaient « conchitas » en imitant sans cesse l’accent de nos parents.
Nous étions pourtant fières d’eux. Ils n’avaient pas souhaité nous donner des prénoms espagnols typiques de façon à ce que nous soyons parfaitement intégrées. Ils y tenaient vraiment. Cependant, avec notre nom de famille, Gonzalez, je me serais prénommée Marie-Chantal que ça ne m’aurait pas aidée à renier mes origines.
Le plus drôle, c’est tout de même quand Maman m’appelait par mon prénom en plein milieu du supermarché : Choulieta.
Oui, c’est moi.
Chaque mercredi et samedi après-midi, pendant que nos copains et copines se rendaient à des goûters d’anniversaire, nous prenions des cours d’espagnol afin d’apprendre l’histoire et la littérature de nos racines. Il s’agissait pour nous d’une véritable corvée et nous ne comprenions pas pourquoi il était absolument indispensable à nos parents que nous suivions de tels cours qui, de surcroît, leur coûtaient une petite fortune. Salomé et moi leur en sommes pourtant très reconnaissantes aujourd’hui et nous ne regrettons pas les fessées données sans trop de conviction quand nous refusions d’y aller.
J’ai donc pleinement conscience que l’échec de mon mariage ne va pas tant entraîner un sentiment de désolation dans leurs têtes qu’un sentiment de honte – la peur du fameux qu’en-dira-t-on, encore plus incisif dans les petites bourgades. Le fait que la leur soit située à plusieurs milliers de kilomètres de leur résidence actuelle n’y change rien. Le jugement auquel je ne manquerai pas d’être soumise là-bas les effraye déjà.
C’est, bien sûr, la dernière de mes préoccupations.
Heureusement, Élisa est d’excellente humeur ce matin-là et valide presque toutes mes propositions pour le plan de communication. Très observatrice derrière ses petites lunettes rondes, elle ne manque cependant pas de souligner mon épaisse couche de fond de teint, qui tranche avec mes habitudes. Je m’en sors par une dérobade :
« C’est que je vais bientôt avoir trente ans ! Je dois commencer à cacher les premiers signes de vieillesse !
– Oh, je ne m’inquiète pas pour ça. Notre Juju a plus d’un prétendant à son arc !
– Pourquoi tu dis ça ? dis-je en haussant les sourcils, sans trop savoir où elle veut en venir.
– Toutes ces fleurs, dans ton bureau ?
– Oh oui, ce n’est rien. Un fou.
– Je connais ce fou. On m’a tout raconté ce matin quand je suis arrivée. C’est Thomas Narcise. Je le connais depuis quelques années. Tu ne l’avais jamais vu auparavant ?
– Non, on se parle beaucoup par téléphone, mais je n’avais jamais eu l’occasion de le voir avant.
– Nous avions essayé de le recruter avant qu’il ne rejoigne Étoile Développement. C’est un bon. Un très bon, même. Mais trop gourmand. Il demandait un salaire de ministre ! Il avait une assurance de dingue et je me rappelle qu’il avait affirmé qu’il méritait amplement une telle rémunération. C’est un killer, il ne lâche jamais le morceau.
– Ah…
– Donc, tiens-toi à carreau, Juliette. S’il a décidé que tu serais à lui… C’est un conseil de maman !
– Mais qu’est-ce que tu racontes ? Tiens, je meurs de faim. On va manger ?
– Je déjeune avec Jean-Michel Courtois aujourd’hui. Il faudrait que je parte, d’ailleurs, c’est à Opéra, conclut Élisa en se levant. J’ai presque envie d’y aller à pied…
– Ça fait une trotte, quand même !
– Oui, surtout que je n’ai pas le temps. En tout cas, je ne quitterai pas la table tant que Jean-Michel Courtois ne m’aura pas signé la promesse de vente. Ça fait trop longtemps que ça dure, cette histoire. Allez, à plus !
– Bon appétit avec le charmant M. Courtois ! »
Je passe ensuite la tête dans le bureau de Camille, mais elle ne s’y trouve pas. N’ayant pas particulièrement envie de déjeuner avec mes autres collègues aujourd’hui, je retourne dans mon bureau, où je découvre un Post-it de Camille collé sur mon écran d’ordinateur : « Suis partie faire un peu de shopping. Je n’ai plus une culotte présentable. Et ce soir, rendez-vous… et plus si affinités. À toute, poulette. » Elle est vraiment adorablement cinglée ! N’importe qui aurait pu lire ce message…
Je décide alors d’aller me retrouver avec moi-même sur les pavés de Paris. Il faut impérativement que j’appelle Maman, mon amie avocate Stéphanie, et que je réfléchisse aux prochains jours.
Va-t-il revenir à la maison ce soir ?
Je tombe sur la messagerie de Stéphanie et lui décris en quelques mots ce qui s’est passé la veille. Je lâche ensuite un long soupir avant d’appeler Maman, qui n’a pas prononcé un seul mot quand elle est passée ce matin pour voir si tout allait bien. C’est ma sœur Salomé qui répond sur le portable de ma mère.
« Salut, toi. Tu vas bien ? Maman vient de me raconter. Vous déconnez de faire ça devant Tom, vraiment.
– Qu’est-ce que tu fais à la maison au beau milieu de la journée ? Et on n’a pas fait ça devant Tom, comme tu dis. Il ne s’est même pas réveillé.
– Je suis venue récupérer des papiers et j’en profite pour déjeuner avec les parents. Elle est sortie acheter du pain. Tu comptais m’en parler quand ?
– Te parler de quoi ?
– Ben, du divorce ! Tu ne m’avais pas dit que les choses étaient aussi avancées.
– Tu étais au courant qu’on ne se supportait plus, j’y pensais depuis un moment déjà.
– Oui, mais entre penser et agir, il y a un monde ! Qu’est-ce qui lui a pris de te frapper ? Ça ne lui ressemble pas.
– Il était complètement ivre… Je ne sais pas, la colère, la rage, l’impuissance… Il était énervé que je descende boire un verre chez Alexandre, le voisin du dessous.
– T’abuses, quand même.
– Quoi, j’abuse ?
– Tu lui annonces la veille que tu veux divorcer et tu te barres de chez toi le lendemain.
– Les choses ne sont pas si simples.
– Ouais, bon, réfléchis bien quand même. Je sais que tu n’es plus heureuse avec lui depuis longtemps. Bon on en reparlera, voilà Maman, je te la passe.
– Oui ? répond froidement Maman.
– Salut, euh, je voulais savoir… Euh, comment…
– Comment quoi ?
– Bah, Papa lui a parlé, que s’est-il passé ? Je ne veux pas qu’il remette les pieds à la maison.
– Ah, ma fille ! Vous devez régler vos problèmes entre vous. Il a dormi ici hier soir, figure-toi, puisque personne ne lui a répondu au milieu de la nuit, évidemment. Il s’est maintenant arrangé pour dormir chez un ami le reste de la semaine. Mais vous devez vous décider. Ou plutôt, tu dois te décider. Tom n’a pas à subir tout ça.
– Je sais, Maman. Je vais demander le divorce.
– …
– Maman ?
– Oui. C’est toi qui vois. Pense juste aux conséquences. Les choses ne vont pas être simples pour toi. Je vais chercher Tom à l’école ?
– Eh bien oui, comme d’habitude, Maman.
– Oh, je ne sais pas, comme tout change en ce moment…
– Je viendrai le chercher chez toi. On n’aura qu’à dire à Tom que son père est parti pour le travail.
– Très bien.
– À ce soir, Maman. »
Mais elle a déjà mis fin à la communication.
Bien que sans appétit, je m’achète un sandwich et un soda et continue à marcher en direction de la Grande Roue, vers Concorde, avant d’apercevoir Camille qui remonte l’avenue en sens inverse. Inimitable et égale à elle-même, avec son téléphone collé à l’oreille contre son épaule, un gobelet Starbucks dans la main gauche et le fruit de son shopping dans la droite, elle semble visiblement très enjouée.
Je me plante devant elle.
« Oh, ma chérie, il faut que je raccroche. Bisous bisous, je te rappelle, fait-elle avant de mettre un terme à sa conversation afin de m’interroger. Tu vas où comme ça, toi ? J’étais en ligne avec Babette ! »
Babette n’est autre que sa cousine, avec laquelle elle a été élevée alors qu’elle avait à peine sept ans après le décès de sa mère, emportée par un cancer du sein foudroyant. Camille n’a jamais connu son père, qui avait quitté le foyer familial dès l’annonce de la grossesse. Elle n’a jamais cherché à le retrouver et affirme ne pas nourrir de rancœur à son égard. Je l’admire aussi beaucoup pour cela. Malgré toutes les embûches que la vie a semées devant elle, Camille n’est pas en révolte contre le monde entier.
J’ai déjà rencontré Babette à deux reprises, alors que je me rendais à Cabourg avec Camille pour un week-end. Il est évident qu’elles sont comme deux sœurs, bien que de tempéraments diamétralement opposés. Camille est pétillante, extravertie et ne tourne pas toujours deux fois sa langue dans la bouche avant de parler – c’est le moins que l’on puisse dire. Babette au contraire est d’un naturel très réservé, sobre et plutôt solitaire.
Je lui retourne sa question.
« Et toi, tu reviens d’où, comme ça ? »
Elle affiche un sourire en forme de banane.
« Je me suis trouvé des petites merveilles, ma Juju ! Tu vas m’aider à choisir, tiens. J’hésite entre le léopard, un peu sauvage et donc impressionnant sur mon corps de déesse, et le rose bonbon, qui fait un peu petite fille… mais vilaine petite fille. Grrrrr ! Le soutien-gorge est rembourré, ce qui est parfait pour mes gougouttes.
– Ah ouais, t’es comme ça, toi ? Tu couches le premier soir ?
– Pourquoi devrais-je attendre, s’il me plaît ? À quoi ça sert d’attendre ? Autant être fixée tout de suite ! Je te rappelle que je suis Catherinette cette année. Évidemment, je devrai valider quelques petits détails au préalable.
– Ah oui, lesquels ? Viens, on traverse, il y a trop de monde ici. »
Emportée loin de mes problèmes pour quelques minutes, je lui donne volontiers la main pour traverser et nous sautillons comme deux gamines. En plein milieu de la rue, entre touristes japonais et saoudiens, Camille sort deux minuscules bouts de tissu. Effectivement, l’un est à motif léopard, l’autre rose bonbon.
« Mais c’est pour ta poupée Barbie, ça, non ?
– Ben quoi, ça s’appelle des strings, espèce de vieille fille ! Tu n’en mets pas, peut-être ?
– Euh, pas de cette taille, non. C’est quelle taille, d’ailleurs ?
– XS, Madame.
– Non ? ! Mais ce n’est pas permis, ça ! dis-je en m’emparant du rose. XS ? Je te déteste. Et en plus tu manges comme quatre. Sinon, les petits détails à vérifier ?
– Eh bien, tout d’abord, il doit être 3R.
– 3R ? C’est une homologation de mecs, ça ?
– Mais non, tu ne connais pas ? Un mec doit te faire Rêver, te faire Rire mais aussi te Rassurer.
– Hummm… Pas faux.
– Puis ensuite, tu vois, quoi… Propre… Et la taille de l’engin… Ça compte aussi… Je suis traumatisée depuis qu’un marteau piqueur a essayé de me refaire la boutique… Et si c’est trop petit… Bah… Tu regardes le plafond pendant vingt minutes…
– Et évidemment, pas fétichiste du cuni ? j’ajoute en éclatant de rire.
– Cela va de soi ! Le premier qui tire sa langue en direction de mon petit minou tout doux sera congédié sur-le-champ ! »
Je sens tout à coup des mains se poser sur mes hanches et me bousculer légèrement.
« Bouh ! », fait une voix familière dans mon dos. Je me retourne et découvre Alexandre, impeccable dans son costume trois-pièces probablement fait sur mesure. Il arbore un grand sourire aux lèvres.
« Salut, toi ! C’est énorme de se voir ici !
– Pas si énorme que ça, je travaille en haut de l’avenue, je te rappelle. Et toi, qu’est-ce que tu fais par ici ? je réponds en lui déposant une bise sur la joue droite.
– Je rejoins un client pour déjeuner à la Maison du Danemark.
– Euh, bonjour ! intervient spontanément Camille en se raclant la gorge. Je suis Camille, une collègue de bureau de Juliette. Vous êtes un ami ? »
Alexandre paraît surpris par autant de naturel, mais il ose la bise à la place de la traditionnelle poignée de main qu’il pratique davantage avec les inconnues. Mais pas avec cette inconnue-là.
« Ravi de faire votre connaissance, Camille ! Juliette et moi habitons le même immeuble. Je suis Alexandre, le gentil voisin du dessous.
– Gentil, euh… »
Je surprends Alexandre à faire la danse du paon pendant quelques instants. Ses paroles de l’avant-veille, « Je l’ai dans la peau », me reviennent à l’esprit. Vite jetée aux oubliettes, l’Alexia… Quant à Camille, toujours aussi espiègle et avenante, elle observe Alexandre en se mordant légèrement la lèvre. Je suis incapable de déchiffrer ses pensées.
« Je vous laisse, les filles, j’ai déjà quinze minutes de retard, ce n’est pas très correct vis-à-vis d’un client. Au plaisir de vous revoir ! lance Alexandre, surtout à l’attention de Camille.
– Ciao ciao, Alex ! », dis-je tout en lui adressant un immense clin d’œil chargé de sous-entendus.
Camille le suit des yeux tandis qu’il traverse l’avenue, heureuse de le voir se retourner pour la regarder une dernière fois. Elle embraye aussitôt :
« Dis donc, petite cachottière, tu ne m’avais pas dit que tu avais un voisin canonissime. Tu les veux tous ou quoi ?
– Canonissime, rien que ça ? Oui, il est pas mal, c’est sûr. Mais bas les pattes. Concentre-toi sur ton rendez-vous de ce soir. Alex vient de se séparer de sa copine. Tu sais ce que je pense des relations postrupture ? Ce sont des pansements. Personne n’est jamais prêt à vivre un truc sérieux juste après une rupture… Oublie.
– Oh, dommage, il me plaisait bien, ce petit cul. Bon, on rentre ! s’exclame-t-elle sans transition. Il faut que je parte tôt ! »
2. C’est moi, maman.
3. Il est fou.
4. Ma fille.
5. Pauvre Tom.
6. Va te coucher.