« Un sursaut de tout mon être me poussa en avant… La fureur remplit mes yeux, une
fureur enragée dans laquelle je voyais rouge, un désir de saisir à la gorge le parjure qui avait si
misérablement trompé ma confiance, mon sentiment, mon dévouement. »
Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Stefan Zweig
Par la fenêtre de notre chambre, je regarde les fragiles flocons de neige venir mourir sur le bitume. Depuis le mois de décembre, un froid piquant s’est abattu sur le nord de la France. Il est rare que les températures soient positives.
Alors que Thomas se lève à son tour, son nerf sciatique lui ordonne sans le moindre avertissement préalable de ne plus bouger. Je le vois courbé en deux, les mains dans le dos, et lui fais remarquer que ce n’est pas le moment de jouer à Jacques a dit. Nous allons être en retard.
« T’es conne ! Je suis bloqué, putain, piaille-t-il. Aide-moi à me recoucher, s’il te plaît.
– Oh, non, encore ? Mais tu as un vrai problème. Il faut vraiment que tu ailles faire ces radios, ce n’est pas sérieux.
– Ouais, bon, là, c’est pas ça qui va me débloquer. »
Je passe mes deux bras autour de sa taille et lui demande de s’appuyer sur moi. Il place mollement ses genoux sur le matelas avant de grimper dessus à quatre pattes, jusqu’à ce que je l’aide à basculer sur le côté. Il pousse alors un hurlement préhistorique.
« Quoi, tu as des contractions ? fais-je pour dédramatiser.
– Arrête de me faire rire, a-t-il la force de marmonner entre deux plaintes.
– Merde. Qu’est-ce qu’on fait ?
– À ton avis ? On baise ? »
Je commence à ôter ma tunique pour me retrouver en soutien-gorge.
« OK, je suis prête.
– Ne déconne pas ! Je suis dans la merde ! J’ai plein de rendez-vous importants cette semaine.
– Je vais appeler SOS Médecins. Ils te feront une piqûre, comme la dernière fois. Ça te débloquera. Trois jours au lit et ça ira mieux.
– Trois jours ? Je ne peux pas !
– Je ne crois pas que tu aies vraiment le choix. »
Après dix minutes d’attente au téléphone, la jeune femme au bout du fil m’explique qu’un médecin passera en fin de matinée. Ils sont inondés d’appels avec l’épidémie de grippe qui sévit depuis quelques semaines, sans compter les routes verglacées et cette neige qui ne cesse de tomber, ce qui rend la circulation difficile.
J’en informe Thomas qui, allongé sur le lit, en caleçon, deux oreillers calés sous sa nuque, gémit de douleur, comme tous les hommes lorsqu’ils sont malades ou se coupent avec une feuille de papier. À les entendre, ils sont toujours à l’article de la mort, à deux doigts de rédiger leur testament.
« On peut mourir, quoi ! En fin de matinée, seulement ? s’empresse-t-il de gueuler.
– C’est déjà bien que quelqu’un vienne, ça ne sert à rien de t’énerver, alors reste tranquille. »
Je me rends dans la salle de bains pour y chercher un décontractant musculaire censé aider à le détendre, et en profite pour lui rapporter en même temps un grand verre de jus d’orange ainsi que deux tranches de brioche.
« Tiens, bois et mange.
– De la brioche, bébé ? Ça fait grossir…
– Tu n’es plus à ça près !
– Ne profite pas du fait que je sois mourant pour te moquer.
– Arrête tes conneries et mange. Avec les médocs que tu vas prendre, il faut que tu aies quelque chose dans l’estomac.
– Un petit café, bébé ?
– Certainement pas ! Rappelle-toi ce que t’a dit le médecin la dernière fois. Ce n’est pas bon pour ce que tu as.
– Rabat-joie !
– C’est ça. Je vais appeler au boulot.
– Pour quoi faire ?
– À ton avis, tu vas rester seul toute la journée, peut-être ?
– Oh, bébé, je me sens coupable.
– Tu peux.
– Je t’offrirai une nouvelle paire de chaussures pour te remercier.
– Oui, mais ça attendra un peu pour des nouvelles chaussures, parce qu’avec mes pieds de cochon et mes orteils en forme de saucisses apéritif, je ne peux rien mettre de sexy, là. »
Je récupère l’assiette de miettes et le verre vide, puis pars téléphoner dans le salon. C’est la dernière semaine de Camille au bureau ; Alexandre et mon amie partent pour le Brésil dans quinze jours ! Après avoir établi un premier contact par mail avec son père, celui-ci lui a immédiatement demandé d’organiser une communication par vidéo, mais elle a répondu qu’elle n’était pas prête. Il n’a pas voulu la brusquer, trop heureux d’avoir réussi à la retrouver, et ils ont échangé quelques photos. C’est ainsi que Camille a fait la connaissance de ses deux demi-sœurs.
Curieusement, elle leur ressemble malgré leur teint mat. Elles ont le même nez, les mêmes yeux bleus, et ce même petit air espiègle. Camille ne lui a pas encore parlé de son prochain voyage en Amérique du Sud. Elle souhaite d’abord continuer à échanger et, peut-être, lui faire la surprise.
Je soupire, regrettant de ne pouvoir profiter de chaque minute de sa présence radieuse au bureau. Elle est mon petit rayon de soleil, mon comprimé rose, ma dose de folie quotidienne, ma licorne à paillettes.
« Salut, beleza ! Tudo bom10 ? répond Camille au bout de la troisième sonnerie.
– Hello ! Tu as l’air en forme, toi !
– Sim, sim, tudo bom, obrigada11 . Après ça, je ne sais plus rien dire d’autre ! Ça va, toi ?
– Oui, moi, ça va. Par contre, Thomas…
– Quoi ? Ne me dis pas qu’il est encore bloqué du dos ?
– Ben si. Le médecin passe en fin de matinée, donc je suis moi aussi bloquée, mais à la maison, aujourd’hui et demain, peut-être.
– Putain, il fait chier. À ton avis, pourquoi il s’est à nouveau coincé, ce vieux machin ?
– Je pense qu’il ne s’est pas remis d’avoir passé le réveillon chez mes parents, fais-je en pouffant de rire.
– Il fait vraiment chier. C’est ma dernière semaine au taf.
– Ne me le répète pas, c’est déjà assez dur pour moi. »
Mes yeux s’emplissent de larmes. Les hormones… « Juliette, ne pleure pas.
– Non, bien sûr. Qu’est-ce que tu crois ?
– Bon, je vais te poser des jours de congé, t’inquiète pas. Je préviens Élisa.
– Elle va être furieuse.
– On s’en fout… Tu n’auras qu’à dire que tu es malade…
– Ben non, sinon j’aurais un arrêt maladie…
– Bon, on avisera, je gère. Dis, Juju ?
– Quoi ?
– Je peux prendre la photo de nous deux dans ton bureau ?
– Tu veux vraiment que je chiale ?
– Merci, je la prends. Je peux t’appeler dans la journée, si besoin ?
– Claro que sim, menina12 !
– Au fait, tu sais que j’ai pris deux kilos ? Je suis solidaire avec toi ! Il faut que je me mette au niveau des culs brésiliens, héhé.
– Ça fait longtemps que j’ai dépassé les deux kilos, moi ! Allez, je te laisse. Bisous. »
Putain, ce qu’elle va me manquer…
De l’autre côté de l’appartement, Thomas s’égosille en criant mon nom.
« Je peux mourir, personne ne s’en rendra compte, me reproche-t-il, mi-figue, mi-raisin.
– Ça va, non ? J’étais au téléphone avec Camille.
– Et ?
– Et quoi ?
– Bah qu’est-ce qu’elle a dit ?
– Que veux-tu qu’elle dise ? Je l’ai informée que je ne venais pas. Elle va me poser des jours de congé.
– Oh, merci, bébé. Qu’est-ce que je ferais sans toi ?
– J’espère que tu t’en rappelleras. Qu’est-ce que tu voulais ?
– Il faut que j’aille aux toilettes. J’en peux plus.
– Tu comptes faire comment ?
– Je vais y aller à quatre pattes, mais il faut que je m’appuie sur toi pour me relever.
– À ce compte-là, je vais accoucher avant l’heure, moi.
– Ne dis pas de bêtises. Mon boy, il faut qu’il soit parfait.
– Mon ?
– Notre, se rattrape-t-il avec un sourire de circonstance.
– OK, allons-y. »
Il se renverse sur le côté avec difficulté et pousse un nouveau gémissement. En s’agrippant à mes cuisses pour tenter de se relever, il se cogne la tête contre mon ventre.
« Merde, ça va ?
– Oui, oui, il y a une carapace solide là, tu sais.
– Un, deux, trois, on y va. »
Les genoux à terre, il rampe péniblement jusqu’à la porte des toilettes, heureusement situées à côté de notre alcôve.
« J’adore te voir ramper à mes pieds, tu sais, ça ? j’ose ironiser.
– Tu vas me le payer », répond-il.
De nouveau, il s’accroche à moi pour essayer de reprendre appui sur sa jambe gauche.
« Je n’arrive pas à me mettre debout, se plaint-il.
– Reste comme ça, repose-toi sur moi et fais ton affaire. C’est la petite ou la grosse commission ?
– C’est gênant !
– Je crois qu’on n’est plus à ça près. Je te signale que tu as le caleçon baissé et que je vois déjà tes boules poilues qui dépassent, ce qui est un spectacle suffisamment dégradant comme ça ! je lance sur un ton moqueur.
– T’es nulle ! C’est la petite. Allez, ferme les yeux. »
Les yeux, certes, mais je ne peux pas me boucher les oreilles…
Il est rare de voir Thomas dans un tel état de soumission. Ce n’est pas un homme qui assume le fait d’avoir besoin des autres. Là, il est doublement coincé. De retour dans notre lit, je rappelle à Thomas qu’il faudrait peut-être qu’il prévienne son bureau.
« Merde ! jure-t-il.
– Je sais, que ferais-tu sans moi ?
– Tu me passes mon téléphone, bébé ? »
Je l’entends se plaindre pendant de longues minutes sur un ton qui me semble un peu trop familier. Je m’approche de la porte. Il parle en fait à sa mère, bien sûr. Ce n’est qu’après qu’il appelle son bureau.
J’en profite pour m’éloigner et aller dans la chambre de Tom. Je sors des tiroirs les affaires de bébé, soigneusement lavées et pliées par taille. Je prépare des tenues complètes, superpose les bodys et réunis des vêtements qui se marieront bien. Je choisis même sa première tenue, un petit ensemble vert menthe complété par un bonnet et des chaussons un peu plus foncés. Il aura la classe dès son premier jour, notre Maxence.
Après des soirées entières passées à débattre, à écrire à la craie bleue sur le tableau noir de la cuisine nos idées de prénoms, nous avons fini par voter à l’unanimité. Il s’appellera Maxence. Pour une fois, personne d’autre n’a eu son mot à dire.
Je hume l’odeur de lessive sur les affaires, les plie, les replie et réorganise les colonnes de linge de façon impeccable. J’ouvre le flacon de Mustela et m’en enivre. Bientôt, je pourrai sentir cette odeur mêlée à celle de la peau de bébé, aux plis de son cou, et je caresserai avec délice le velouté de ses petites cuisses que j’imagine déjà dodues.
Encore quatre mois, quatre petits mois, quatre longs mois.
Nous avons déjà installé dans notre chambre son berceau, que j’ai monté moi-même. Nous le laisserons là les premières semaines et verrons ensuite comment les choses se passent. La chambre de Tom est assez grande pour accueillir deux frères, mais il est certain qu’ils n’auront pas le même rythme au départ.
Je reçois alors un message me rappelant mon cours de préparation à l’accouchement. Il s’agit de la deuxième séance. Thomas n’était pas venu à la première et nous n’avions été que deux mamans dans ce cas. L’autre, Lucie, avec laquelle j’étais allée prendre un jus de fruit après, m’avait expliqué qu’il n’y aurait jamais de papa à ses côtés. Il l’avait quittée après l’annonce de sa grossesse. Il n’était pas prêt.
Qu’y avait-il de pire, au fond ? Se faire larguer avant ou après la naissance ?
« J’ai failli en crever », m’avait-elle avoué.
Je l’avais trouvée très courageuse et m’étais remise en question. Mais après tout, je n’étais pas dans sa situation.
Lucie était enceinte de six mois, mais on distinguait à peine son ventre. Elle m’avait raconté les trois premiers mois passés à pleurer, à ne s’alimenter que du strict minimum. Trois semaines avant l’expiration du délai légal pour pratiquer un avortement, son médecin lui avait demandé si c’était un choix qu’elle avait envisagé, tant il la voyait désemparée, sans âme.
Je n’avais jamais imaginé qu’un tel acte puisse être suggéré par une personne du corps médical. Cette question avait résonné en elle comme un électrochoc. Mais il était trop tard dans son esprit. Elle avait déjà fait connaissance avec son enfant, savait ses mensurations par cœur et avait passé des heures à regarder son cliché en noir et blanc, entre deux crises de larmes.
Lucie avait décidé de le garder et de cesser de se lamenter. Lucie avait choisi la vie.
Cette histoire m’avait beaucoup émue.
Ne pouvant laisser Thomas tout seul aujourd’hui, je rappelle mon cours pour prévenir que je serai absente, mais que je serai bien évidemment là la semaine suivante. Avec tout ce que je fais pour lui, j’arriverai bien à convaincre Thomas de venir avec moi.
*
Comme prévu, Thomas reste alité pendant deux jours. Le troisième jour, il devient plus mobile et décide de travailler depuis la maison. Je vais enfin pouvoir aller au bureau.
Le matin, après avoir déposé Tom à l’école, je repasse à l’appartement pour lui apporter son petit déjeuner et ses cachets sur la table de chevet, puis je m’éclipse discrètement. À moitié endormi, il me lance un rapide coup d’œil et me souhaite une bonne journée.
J’aurais aimé marcher sur les trottoirs parisiens pour me rendre au travail, mais comme ils sont encore bien trop glissants, je me résous à prendre le métro. Alors que je sors de la bouche du métro et que le froid vient fouetter mes joues, mon portable vibre dans mon sac. Je dois me débarrasser de mes gants en cuir pour pouvoir l’attraper. C’est Thomas.
« Qu’est-ce qu’il y a ? Ça ne va déjà plus ?
– Dis-moi, t’es habillée comment aujourd’hui ? J’ai cru rêver…
– Ahaha. Tu as dû rêver, effectivement, je n’étais pas en minijupe ni les nibars à l’air. Tu regardes trop de clips de rappeurs.
– Non, mais tu portes une espèce de fuseau-legging à moitié transparent et une tunique orange qui laisse voir tes fesses, c’est bien ça ?
– Tiens, je n’avais pas entendu le mot « fuseau » depuis les années 80. Ça ne va pas bien, chez toi, hein ? Je porte en effet un legging noir avec une tunique, et j’ai même une ceinture au-dessus de mon bidon, comme le Père Noël. Mais mon legging n’a rien de transparent et on ne voit pas mes fesses ! Tu vas arrêter les médocs : les effets secondaires sont terribles !
– Tu ne peux pas aller bosser comme ça, Juliette. C’est beaucoup trop sexy !
– Tu as raison, je rentre me changer ! fais-je mine d’acquiescer tout en traversant au niveau de l’avenue Victor-Hugo.
– Il vaut mieux, tu es enceinte, continue-t-il le plus sérieusement du monde.
– Thomas, je vais arrêter là cette discussion et mettre ça sur le compte de ta fatigue et de tes médicaments. Oui, justement, je suis enceinte. J’ai un bidon énorme ! Tu crois vraiment que quelqu’un va me trouver sexy ? Thomas, je suis un Bibendum. Qui aurait envie de fricoter avec un Bibendum ?
– Tu es trop naïve, Juliette.
– Eh bien laisse-moi l’être ! Bonne journée ! »
Excédée, je lui raccroche au nez. Il tente de me rappeler, mais je ne réponds pas. Je choisis plutôt de m’arrêter au Drugstore Publicis afin d’y faire le plein de viennoiseries pour toute l’équipe. Je ne les ai pas vus depuis Noël et il ne reste plus que trois jours de bureau avec Camille.
La chaleur artificielle du Drugstore me brûle le visage quand je pousse la porte. C’est l’heure de pointe, avec quantité de gens venus acheter leur café latte ou leur pain au chocolat bien plus chers que dans n’importe quelle boulangerie traditionnelle.
Je me retrouve à faire la queue au milieu des costard-cravate et des working girls en manque de caféine. Je dézippe ma doudoune pour laisser échapper mon imposant bidon. La jeune femme devant moi se retourne, comme si elle cherchait quelqu’un, puis pose son regard austère sur moi. Elle me dévisage de façon très peu discrète.
Elle veut quoi, la coincée ?
C’est à son tour de commander et je l’entends demander un latte sans sucre et un jus d’orange pressé. Elle paye, range sa monnaie dans son portefeuille hors de prix, et m’observe à nouveau tandis que je passe ma commande.
« Bonjour, je vais prendre trente viennoiseries, s’il vous plaît, un assortiment.
– Ah oui, trente, plaisante le jeune homme. Je comprends mieux la taille du ventre ! »
Petit con.
Je suis d’habitude la première à pratiquer l’autodérision et à rire de ce genre de plaisanterie, mais l’appel de Thomas m’a mise de mauvaise humeur. Alors que j’emprunte l’entrée principale du Drugstore pour rejoindre mon bureau, situé à quelques mètres de là, je vois la jeune femme qui m’a dévisagée en train de fumer. En me voyant à son tour, elle écrase de la pointe de sa bottine vernie son mégot sur le sol et m’interpelle.
« Bonjour, Madame, désolée de vous importuner, je voulais juste vous dire que vous étiez une très belle femme enceinte. Vous en êtes à combien ?
– Euh… bonjour, dis-je, surprise de voir son austérité remplacée par un rictus bienveillant. Merci, c’est gentil… Euh, c’est mon deuxième…
– Deuxième mois ? me lance-t-elle, stupéfaite.
– Ah non, pardon ! Je suis bête, j’en suis à un peu plus de cinq mois. Je voulais dire que c’est mon deuxième enfant.
– Me voilà rassurée ! Vous dégagez quelque chose de très sensuel, ce n’est pas donné à toutes les femmes enceintes. »
Merde, une lesbienne fétichiste des gros ventres. Ça n’arrive qu’à moi.
Elle me tend alors ce qui semble être une carte de visite.
« Je ne me suis même pas présentée. Je suis Claire, je suis photographe.
– Ah… Enchantée, moi c’est Juliette.
– Je travaille actuellement sur une nouvelle campagne de vêtements de grossesse et je me rends justement chez mon client. Il recherche des femmes enceintes avec du chien, des femmes épanouies qui incarneraient la féminité de leur ligne. Est-ce que ça vous intéresserait ?
– Euh, moi ? Non, je ne crois pas. Je ne suis pas faite pour ça… Ce n’est pas mon métier… Mon Dieu, non, je suis trop pudique et absolument pas photogénique.
– Ça c’est mon job, de faire des belles photos. Et je suis persuadée que vous feriez un excellent modèle.
– Merci, je suis flattée, sincèrement, mais je ne pense pas…
– Écoutez, je vous laisse ma carte, réfléchissez-y tranquillement et rappelez-moi. Vous avez encore quelques semaines devant vous, de toute façon !
– Merci beaucoup… euh, Claire. Bonne journée.
– Bonne journée, Juliette. À bientôt, peut-être ! », me sourit-elle, enthousiaste.
Je sens son regard s’attarder sur moi tandis que je m’éloigne. Enfin, je pénètre dans le hall de mon immeuble, lui aussi surchauffé. Pénélope roule des yeux en me voyant entrer.
« Bonne année, Juliette ! Tous mes meilleurs vœux pour cette nouvelle année qui sera sûrement une réussite pour toi, avec ce beau cadeau que tu portes en toi !
– Merci Pénélope, à toi aussi ! De l’amour, de la santé et un peu d’argent quand même !
– Je te trouve si belle ! »
Qu’est-ce qui se passe, c’est la journée de la femme enceinte aujourd’hui ? Ils se sont tous passé le mot ?
« Merci, merci. Heureusement que les autres me trouvent belle alors. Parce que, crois-moi, quand on ne voit plus ses pieds, “belle” n’est pas vraiment un terme auquel on pense pour soi-même !
– Eh bien, tu l’es ! Je te le répéterai autant de fois qu’il le faudra !
– Merci Pénélope, bonne journée ! Je file !
– Bonne journée ! À plus tard ! »
Je compose le code d’entrée de nos bureaux, mais le voyant reste rouge. La combinaison a changé en ce début d’année, mais impossible de m’en souvenir. Je sonne et j’ai l’honneur de voir Élisa venir m’ouvrir en personne.
« Elle est revenue, la plus belle ! »
Camille la suit de près.
« Ah non, la deuxième plus belle ! La plus belle c’est moi ! jacasse-t-elle.
– Toi, tu ne comptes plus, tu es une traître ! lui lance Élisa tout en m’adressant un clin d’œil.
– Oh ça va, c’est ma fête tous les jours cette semaine, répond Camille en me faisant la bise.
– C’est aussi la mienne depuis ce matin, alors…
– Ah bon, pourquoi ? », me demandent-elles en chœur.
Je leur raconte ma brève rencontre avec Claire, la photographe. En revanche, je me garde bien d’évoquer l’appel de Thomas. On me demande de ses nouvelles, mais je reste évasive et change rapidement de sujet.
Je salue tous ceux qui sont présents et les invite à venir manger une viennoiserie dans la cafétéria du bureau. Je suis heureuse de les retrouver, soulagée de sortir de ma prison dorée et de mon quartier de vieux dépourvu de vie. Nous évoquons ensemble les fêtes, les cadeaux reçus, et faisons l’inventaire des kilos pris, dans un esprit toujours bon enfant.
Une soirée d’adieu sera organisée vendredi soir pour le départ de Camille. Nous irons tous dîner dans un célèbre bar latino de la capitale, pour ensuite nous déhancher sur les rythmes endiablés d’une salsa. Enfin, ils se déhancheront, car moi, à part me rouler par terre, je ne pourrai pas faire grand-chose.
Arrivée dans mon bureau, je recompte l’argent réuni dans la cagnotte destinée à Camille. Nous avons assez pour lui acheter le très bel appareil photo dont elle rêve depuis longtemps. Je lui ai également préparé un album souvenir dans lequel j’ai collé des dizaines de photos, vestiges intemporels des moments passés ensemble. Chacun y a laissé un petit mot personnel, le but étant bien sûr de la faire pleurer !
Comme nous avons tous changé en quatre ans… Nos vies ont drôlement évolué aussi.
*
Quand le vendredi arrive, je me lève le cœur lourd. Je rappelle à Thomas, qui doit partir avant moi, de ne surtout pas oublier de récupérer Tom à l’école puisque je me rendrai à la soirée de départ de Camille.
Il acquiesce, contrarié.
Au bureau, entre la tournée de pains au chocolat qui dure deux heures, le déjeuner qui déborde presque jusqu’au goûter et la réunion d’équipe qui s’achève dans les larmes, nous ne sommes pas très productifs. À l’issue de cette réunion, alors que nous lui offrons nos cadeaux, Camille pleure de joie, de peur et d’appréhension. Élisa enchaîne avec un discours très apprécié, plein de bienveillance, puis mon tour arrive de prendre la parole. Je suis d’abord incapable d’aligner deux phrases sans que ma voix soit étranglée par les sanglots. J’entends tous mes collègues me narguer en chœur.
« J’y peux rien, c’est les hormones ! »
Le rimmel coulant, je parviens tout de même à achever mon petit discours avant que ne se rouvrent les vannes de mes larmes.
« Tu me laisses orpheline de tes sourires, de ta joie, de ton humour, de ton humanité. L’existence est ainsi, faite de belles surprises. Je me souviendrai toute ma vie de mon premier jour avec toi,– de nos fous rires, de nos séances de sport, des débriefs de tes entretiens, de la rencontre qui a peut-être changé ta vie avec Alexandre sur les Champs-Élysées… »
Je lui adresse un clin d’œil et poursuis.
« C’est ton tour d’aller trouver le chemin du bonheur que tu mérites tant. Tu vas me manquer, blondasse. Et maintenant j’arrête, avant de me transformer en fontaine.
– Ah ça, si tu es une femme fontaine, on ne veut pas savoir ! », ne peut s’empêcher de brailler Michel, qui en est déjà à sa quatrième coupe.
Le fou rire général que provoque cette remarque vient étouffer provisoirement ma peine. Camille prend le temps de remercier chaleureusement chacun avant de venir se blottir dans mes bras.
« Il fallait que tu me fasses pleurer, hein ? me gronde-t-elle.
– Je ne suis pas certaine que ce soit toi qui aies versé le plus de larmes ! »
Au même instant, Élisa se joint à nous.
« Bon, il va falloir recruter une nouvelle blonde pour la remplacer. Vous formiez quand même un duo de choc !
– Personne ne remplacera ma Camille, gémis-je.
– Va plutôt te moucher au lieu de raconter des bêtises, suggère Camille en me poussant vers les toilettes.
– Attendez, attendez, les filles, on y va comment, rue du Faubourg-Saint-Antoine ? demande Élisa.
– On prend la ligne de métro 1 jusqu’à Bastille, après on marche un peu, je réponds.
– Enfin, Juliette, tu ne vas pas prendre le métro dans ton état !
– Je ne suis pas malade, Élisa ! Je l’ai encore pris ce matin.
– Avec ce temps ? Ça glisse et je n’ai pas envie de pratiquer un accouchement sur le trottoir. C’est moi la boss, de toute façon, occupez-vous de réserver un taxi pour dans vingt minutes. J’ai encore quelques mails à envoyer.
– OK chef ! », répondons-nous dans une parfaite synchronisation.
Un peu plus tard, alors que nous montons dans le taxi, je manque de m’étaler de tout mon long sur les pavés des Champs-Élysées. Le trajet qui suit se déroule en grande partie dans le silence, avec Élisa plongée dans ses mails, Camille et moi perdues dans nos pensées. Du moins, jusqu’à ce que mon téléphone sonne.
Le numéro de Thomas s’affiche à l’écran, mais c’est la voix de Tom que j’entends.
« Allô, Maman ?
– Salut, mon chéri, ça va ? fais-je, soulagée.
– Oui. Tu vas rentrer tard ?
– Tu seras probablement couché, mon chéri.
– Ah, dommage. Je voulais te montrer mon bon point.
– Tu as eu un bon point, oh mais c’est super, ça !
– Oui, un bon point de comportement parce que je me suis occupé toute la journée de Sarah sans que personne me le demande.
– C’est qui, Sarah ?
– Maman ! Tu sais, celle qui était en fauteuil roulant l’autre jour. Elle s’est cassé la jambe.
– Ah oui, je me souviens. C’est très gentil de ta part. Tu es sage, hein ? Tu as fait tes devoirs ?
– Oui, t’inquiète !
– Thomas veut me parler ?
– Thomas, tu veux parler à Maman ? »
J’entends un non sec, puis les pas de Tom qui s’éloignent avant de se mettre à chuchoter dans le téléphone.
« Il n’est pas de très bonne humeur ce soir. Je crois qu’il n’aime pas quand tu sors la nuit sans lui. »
J’éclate de rire et lui promets de ne pas rentrer tard. En mettant fin à l’appel, je m’aperçois qu’Élisa a quitté son Blackberry des yeux pour les planter dans les miens. Elle se met à me questionner sur la relation que mon fils entretient avec Thomas, sur notre couple et notre avenir.
Je me rappelle alors les paroles de Camille : « Ne jamais trop se confier à Élisa, elle pourrait s’en servir un jour contre toi. »
On aurait du mal à le croire quand on voit cette petite femme menue, à laquelle on aurait pourtant envie de livrer tous ses secrets. Sans rentrer dans les détails, je lui réponds donc que la grossesse est une étape compliquée pour toutes les familles et que nous ne sommes pas différents.
Elle tente de percer mes pensées de son regard hypnotique. Et elle est douée pour sentir quand quelque chose ne va pas.
« Nous sommes arrivés, mesdames ! », annonce joyeusement le chauffeur de taxi.
Pile poil au bon moment.
« Bonne soirée et bonne délivrance à vous », me dit-il en se retournant vers moi.
Nous partons occuper une partie du premier étage, où certains de nos partenaires ont aussi été invités. Très vite les mojitos coulent à flots. Je reste vierge, mais me saoule de fous rires et de bonne humeur ; pas besoin d’alcool pour connaître l’ivresse.
Le repas n’est pas extraordinaire, mais l’ambiance est fidèle à ce que nous attendions. Après avoir été entraînée sur la piste de danse par toute l’équipe comptable, je m’en dégage rapidement en voyant débarquer sur le parquet les pros de la salsa. Impossible de ne pas prendre un coup au passage !
Je ne discute pratiquement pas avec Camille, qui tâche d’échanger une dernière fois quelques mots avec chacun d’entre nous. Parfois, je regarde mon portable, mais sans jamais y voir le moindre message de Thomas.
Étonnant. Ou pas.
Son comportement à mon égard est en train de changer. Il est par exemple très rare désormais qu’il me conduise au bureau le matin. Ses messages sont également moins nombreux, bien que toujours aussi oppressants. Un répit, ou une plus grande liberté, ne seraient pas malvenus s’ils n’étaient le présage d’une fêlure à venir.
Enceinte, j’avais pensé que Thomas redoublerait d’attentions à mon égard. Correction : à l’égard de son fils. Très tôt au début de cette grossesse, j’avais cependant eu la désagréable et sombre sensation de m’être transformée en une mère porteuse. Je n’étais plus l’objet de ses préoccupations, de ses sourires, de ses rêves ou même des mots qu’il me susurrait avant, souvent dans le noir.
Désormais, je me sens simple messagère, à peine plus qu’une enveloppe transportant un courrier. Ce sentiment m’handicape déjà dans la construction de la relation avec mon futur fils. Non, je ne suis pas jalouse de lui, comme me le confirmera plus tard un travail que je ferai sur moi-même, mais j’en suis réduite à quémander de l’affection, comme une mendiante d’amour que l’on aurait subitement placée en quarantaine.
Thomas ne se soucie plus de moi. Il se soucie de mon ventre. Et ce soir, il ne s’inquiète ni de moi, ni de mon ventre.
Si tous mes amis et collègues se préoccupent de savoir comment je vais rentrer chez moi, cette question ne lui a même pas effleuré l’esprit. C’est un détail, mais un détail qui marque le début du dédain qu’il affichera pour moi désormais…
Camille et moi, nous nous faisons finalement nos adieux sur un trottoir enneigé de la rue du Faubourg-Saint-Antoine, au milieu des effluves d’alcool et de rythmes latinos. Notre étreinte dure suffisamment longtemps pour que de la glace se forme sur mes cheveux, mais les larmes ne coulent plus. Il y en a déjà eu trop de versées.
Je monte dans le taxi que l’on m’a commandé et me retourne pour voir Camille me faire de grands signes de la main, puis devenir de plus en plus petite, toujours plus loin, là-bas. Les dernières paroles qu’elle m’a adressées résonneront longtemps dans ma tête : « N’oublie jamais que tu es très forte. »
Quand je passe la porte de la chambre, vers minuit, je trouve Thomas endormi. Je me glisse dans le lit et me colle contre son corps chaud dans une vaine tentative de réveiller en lui un soupçon de désir. Il me repousse cependant de ses deux mains dans son sommeil et gémit d’une façon animale, puis il se retourne aussi loin de moi qu’il le peut.
La semaine suivante, Thomas ne m’accompagne pas au cours de préparation à l’accouchement.
La semaine d’après non plus.
Je décide donc de ne plus y aller, désavouée par cette nouvelle marque d’indifférence.
Ce dernier trimestre de grossesse se présente de manière équivoque. Si je ne me suis jamais sentie aussi en forme physiquement, je m’affaiblis psychologiquement. L’indolence dont Thomas fait preuve à mon égard me fait souffrir. Et douter.
De nombreuses crises de larmes et de désespoir viennent désormais émailler nos week-ends et nos soirées. J’implore à chaque fois Thomas de ne pas m’ignorer, de me considérer, de me porter quelques petites marques d’affection. Il répète avec fermeté et agacement que je me fais des idées et que son comportement n’a jamais varié.
Tout assaut de ma part est vain, aussitôt repoussé par de l’indifférence ou par une dédramatisation de ce qui est en train de se produire. J’éprouve parfois des doutes sur ma santé mentale tant notre perception des choses est opposée et je me remets en cause, persuadée que mes interrogations et mes angoisses peuvent être à l’origine de son comportement.
Mais mon cerveau est lessivé, comme délavé, et mon raisonnement biaisé. Je me sens coupable. Mais de quoi ?
Naturellement, c’est seule que je me rends à la troisième échographie, ainsi qu’au rendez-vous avec l’obstétricien. J’apprends cependant avec joie que le bébé va être de grande taille et certainement dépasser les quatre kilos.
Youpi, au moins quatre kilos en moins sur la balance !
Mon congé pathologique m’est accordé à la mi-février, ce qui me permet de rendre souvent visite à ma mère, et de lui mentir. Quand elle me demande si tout va bien, avec son regard fuyant et ses épaules voûtées, je lui réponds gaiement : « Oui, oui, tout va bien. » Je n’ai pas le droit de revenir en arrière, pas le droit de la décevoir.
En réalité, je ne fais que sombrer dans une imposture dont je suis la principale instigatrice.
10. Salut beauté, ça va ?
11. Oui, oui, ça va très bien. Merci.
12. Bien sûr que oui, ma chérie.