« Mélancolie. C’est le premier mot qui me vient à l’esprit quand arrive l’automne.
Parce que je sais que l’été est fini, que les jours seront de plus en plus courts
et que nous ne vivons pas dans le monde enchanté des porcs-épics à l’ère glaciaire :
personne ne supporte la moindre blessure provoquée par les autres. »
Adultère, Paulo Coelho
J’obtiens dès le lendemain des réponses à tous mes mails, à l’exception de celui envoyé à Jean-Philippe, ce qui ne m’étonne pas particulièrement.
M. Narcise me propose de récupérer mes affaires dès le vendredi soir. J’en informe mes parents et ma sœur, qui me confirment pouvoir être présents et s’occuperont de louer un véhicule utilitaire. Tous ensemble, nous irons au front.
Élisa, dans un mail bref et chaleureux, m’informe de son côté qu’elle me recevra dès le lundi de la semaine suivante, si je le souhaite.
Quant à mon amie Stéphanie, dans son style direct et sans fioritures, elle me répond :
« On déjeune ensemble lundi. Tu me retrouves au bureau à 12h30. Tiens bon. Je t’embrasse. »
J’ai aussitôt le sentiment que mon sang coule plus vite dans mes veines, comme si quelqu’un avait rouvert les vannes et que le flux s’accélérait progressivement. Mon cœur engourdi se met lui aussi à battre plus vite. Je peux à nouveau entendre son écho dans ma poitrine. Je veux m’en sortir.
Le docteur Saunier me l’a répété à nouveau lors de notre dernière entrevue, la clé de ma reconstruction se trouve en moi.
Ce matin-là, pour la première fois depuis longtemps, je me souris devant le miroir. Après avoir été noyés dans l’obscurité la plus aveuglante, mes yeux commencent à distinguer une faible lueur au loin, là-bas.
Le lundi midi, comme prévu, je me présente au cabinet de Stéphanie, qui vient me retrouver à l’accueil. Elle me serre dans ses bras et m’entraîne vers la sortie.
« Je… Je suis désolée. Mon silence, mon absence…
– Chut, me coupe-t-elle. Pas de ça entre nous. Ce qui vient de t’arriver est d’une violence terrible. Comment tiens-tu le coup ?
– Pour tout te dire, je ne sais pas. Ma sœur et mes parents sont là, je vois une psy. Je veux aller de l’avant. Mais ce n’est pas facile, vraiment pas.
– Un japonais, ça te va ? me demande-t-elle en poussant la porte d’un restaurant.
– Ah non, je n’aime pas les petites bites ! »
Stéphanie éclate de rire et me passe la main sur le visage, comme pour s’assurer que ces traits fatigués et anguleux sont bien les miens.
« Ah, ça me rassure. Il reste un bout de ma Juju quelque part en toi !
– Tu sais bien que j’adore les restos japonais, je pourrais y manger tous les jours. Et c’est bon pour la ligne !
– Je ne crois pas que tu aies de soucis à te faire de ce côté-là, Juju. Je ne te l’ai pas dit tout à l’heure, mais quand je t’ai aperçue de loin, je ne t’ai pas reconnue tout de suite tant tu m’as semblée maigre. Ma pauvre Juliette !
– Oh non, ne dis pas pauvre. J’ai été toute seule à me lancer dans cette histoire avec un type que je ne connaissais finalement pas. Je me suis laissé faire, il ne m’a forcée à rien. Je suis pleinement responsable de mes actes et je dois assumer leurs conséquences. Je ne m’y attendais pas, c’est tout. Je dois me battre.
– Attends, tu vas un peu trop vite en besogne, là. Ce qu’il t’a fait, c’est ignoble. Tu ne peux pas assumer toute seule la responsabilité de votre échec. D’après ce que tu m’as écrit, son comportement laisse tout de même à penser que son action était préméditée, tu ne crois pas ?
– Oh, Stéphanie, je n’en sais rien. Je n’ai pas encore assez de recul… Je titube encore.
– OK, mais il y a un truc qui m’interpelle tout de même. Vous pratiquez la garde partagée sur un accord verbal ? Tu lui fais confiance après ce qu’il t’a fait ? Tu ne veux pas demander la garde exclusive de Maxence ? Montre-moi des photos, d’ailleurs. Je ne sais même pas à quoi ressemble ce petit bonhomme. Quel âge ça lui fait, maintenant ?
– Il va bientôt avoir six mois. »
Je sors mon téléphone et, comme toutes les mamans, lui montre quelques-unes des mille photos que j’ai sauvegardées. Maxence au parc, Maxence dans son bain, Maxence au manège, Maxence les fesses à l’air. Quoi de plus craquant qu’une paire de cuissots de bébé ? Autant de traces indélébiles qui me permettent de me rappeler les traits singuliers de son visage, quand il n’est pas là.
Il m’arrive d’avoir peur de l’oublier, mais aussi d’être amenée un jour à lui reprocher d’avoir été à l’origine de notre séparation. Si cette crainte me torture souvent, son sourire et ses yeux couleur azur finissent toujours par la balayer, impétueusement.
Tandis que Stéphanie regarde les photos et les commente, je lui confie de vive voix quelques détails supplémentaires et évoque avec elle des broutilles qui ont pourtant leur importance dans le déroulement de mon histoire.
« Qu’est-ce qu’il est beau ! s’exclame mon amie. Il a des yeux de dingue ! De qui les tient-il ?
– Aucune idée. Ça a dû sauter quelques générations !
– Tu es sûre que Thomas est son père ?
– Ahaha… J’aimerais te dire que non parce que ça me faciliterait vraiment la vie ! Imagine, j’aurais eu une aventure d’un soir avec un autre, et bim je serais tombée enceinte ? Test de paternité et voilà ! Il n’est pas de toi, Thomas, salut ! Si on pouvait réécrire les histoires, pas vrai ?
– Ouais, ça t’aurait évité bien des emmerdes. Sauf que là, il faut que tu te bouges, Juliette. C’est ton fils, il doit être avec toi. On va demander la garde exclusive, je vais t’aider. Je ne suis pas spécialiste du droit de la famille, mais j’ai un associé adorable et impitoyable qui l’est.
– Mais, il faut que je lui en parle avant… Il va me tuer, si je lui enlève son fils. Et puis, je ne suis pas sûre de pouvoir assumer toute seule… Tu sais, déjà que le père de Tom ne me verse rien… Il faut que je reprenne le boulot aussi… Je ne suis pas assez forte pour affronter tout ça.
– Financièrement, il sera obligé de te verser une prestation compensatoire compte tenu de la grande différence de vos revenus. Pour le reste, ce n’est qu’une question d’organisation, on va t’aider. Et il ne va pas te tuer, il verra son fils les week-ends et pendant les vacances. Vous pourrez toujours vous mettre d’accord pour plus, si vous parvenez un jour à vous entendre, pour le bien-être de Maxence.
– Tu ne le connais pas… On ne peut pas toucher à son fils. Il faut que je réfléchisse, Stef. Je te remercie beaucoup, vraiment.
– Il n’y a que toi qui puisses décider, bien sûr. Mais ne laisse pas passer trop de temps, ce type ne m’inspire pas confiance. Et je te rappelle qu’il s’agit de ton fils, aussi. »
Nous achevons le déjeuner par des détails croustillants sur mes accouchements, ce qui fait également rire la serveuse qui en entend des bribes en nous apportant l’addition. Mes zygomatiques fonctionnent de nouveau, Dieu que c’est bon. En tout cas, Stéphanie n’est pas près de tomber enceinte après la précision de mon récit sur l’épisiotomie.
Quelques jours plus tard, comme prévu avec Élisa, je passe au bureau pour lui remettre un courrier devant me permettre de réintégrer mon poste plus tôt que prévu. Quand j’entre dans les locaux, je fais celle qui ne voit rien. Qui ne remarque pas ces regards de commisération et de compassion dont je ne veux pas.
Je passe devant le bureau de Camille, vide, comme moi. Elle n’a toujours pas été remplacée. Je repense alors à ces longs messages accompagnés de photos idylliques qu’elle m’envoie régulièrement. Après six mois en Amérique du Sud, elle a enfin rencontré son père et ses demi-sœurs, avec une immense émotion de part et d’autre. Bien que les retrouvailles n’aient pas été évidentes, elle a enfin obtenu des réponses à ces questions qui l’ont torturée en secret pendant toutes ces années et elle en éprouve un grand apaisement. Mais quand elle me demande de mes nouvelles, je ne lui dis rien et reste évasive. Je suis déjà un poids pour de trop nombreuses personnes de mon entourage et je ne voudrais en aucun cas qu’elle se soucie de moi, maintenant qu’elle a trouvé la voie du bonheur.
Élisa se montre d’une humanité insoupçonnable en me recevant. Je devine néanmoins dans la prunelle de ses yeux le rappel de l’avertissement lourd de sens qu’elle avait proféré deux ans plus tôt : « Je connais Thomas Narcise, méfie-t’en ». La réminiscence de ce souvenir vient me flanquer une nouvelle gifle.
Elle me propose son aide et son soutien, non seulement financier, mais surtout moral. Elle me croit forte et m’assure, avec une trop grande certitude, que je sortirai triomphante de cette épreuve que m’inflige la vie.
Il est toujours si facile de proférer ces douces paroles quand on n’est pas concerné.
Je voudrais lui répondre que je suis tout le contraire, que ce qui m’arrive est dû à ma grande faiblesse car, comme mon père l’a toujours dit, je suis une faible, mais je garde le silence bien qu’elle m’affirme que tous sont consternés par ce qui s’est passé.
Qui sont les « tous » ?
Elle m’assure encore que Thomas ne risque plus de travailler avec nous. Je lui demande de faire la part des choses en expliquant ne pas vouloir de problèmes supplémentaires avec lui.
Intraitable, elle me répète fermement qu’il est hors de question de collaborer avec quelqu’un qui n’a aucune morale. Élisa n’a connaissance que d’une infime partie de notre histoire, mais cela lui suffit. Thomas est devenu persona non grata au sein de notre famille. Enfin, elle fixe la date de ma reprise du travail au 16 novembre, ce qui me laissera le temps de me remplumer dehors, mais aussi et surtout dedans.
Je la remercie chaleureusement puis repars, toujours aussi vagabonde et déboussolée.
*
Nous nous sommes mis d’accord avec Thomas pour échanger désormais Maxence le vendredi, de façon à faciliter l’organisation du week-end de chacun. Ainsi, un jour avant que je ne passe récupérer mes affaires chez lui, Thomas vient chercher son fils, non pas dans ma rue – mes parents ne supportent plus ce triste spectacle –, mais devant une galerie marchande située à dix minutes de la maison. Maxence ne mettra guère de temps à mémoriser le chemin et à en deviner le dénouement inéluctable : la séparation.
La simple vision de la boulangerie et de sa vitrine vintage à l’angle de laquelle nous devons tourner, symbole de cette enfance où je m’approvisionnais en malabars et oursons en chocolat, lui arrachera bientôt des cris stridents. Lui, un enfant si calme et conciliant… Toutes les fois où nous échangerons Maxence à cet endroit bien précis, Thomas le récupérera trempé de larmes en me reprochant bien sûr la violence de ces retrouvailles, en m’accusant de ne pas l’avoir suffisamment bien préparé, voire de contribuer par mon attitude à de tels mélodrames. Un reproche de plus ou de moins…
Ce jour-là, Maxence s’accroche désespérément à mes cheveux, chacun de ses sanglots venant comprimer ma cage thoracique. Thomas l’installe dans le siège bébé de sa voiture, à côté d’Édith, toujours aussi présente. Les pleurs finissent par se faire moins aigus.
« À demain, me dit Thomas. Tu passeras à 20h30 récupérer tes affaires, c’est ça ?
– Oui, c’est ça. »
À chacune de nos rencontres, je continue de perdre pied. L’atmosphère s’électrise et je reste comme paralysée, comme si son emprise sur moi demeurait intacte malgré le travail de désintoxication que j’ai entamé depuis quelques semaines. Une certaine tension sexuelle demeure elle aussi palpable, comme si son dangereux jeu de pouvoir et de soumission résonnait toujours en moi. Et il le sait.
Je repars seule avec ma poussette vide, dépouillée de mon enfant, de mon énergie et de ma volonté. Je suis encore loin d’être sevrée, oui, très loin. Il est évident que le fait de le voir à de telles occasions me fait régresser dans ma reconstruction.
Savoir que je dois le revoir le lendemain pour mon déménagement m’empêche bien sûr de trouver le sommeil. Après avoir dormi à peine plus de trois heures, je me lève au plus mal, nauséeuse et fébrile. J’appréhende les heures à venir, celles qui doivent me permettre d’écrire en lettres majuscules le mot « FIN ». Il me faudra alors pousser une dernière fois la porte de cet appartement que nous avons partagé, ouvrir nos placards pour les vider de mon odeur en même temps que je sentirai la sienne, marcher sur ce parquet que j’ai inondé de larmes, revoir nos photos sur les murs immaculés de l’entrée, mais surtout pénétrer dans la chambre qui était celle des enfants, séparer leurs jouets, ranger leurs affaires…
Je n’avale rien de toute la journée. Mon estomac rétréci et comprimé, vitrine de mon âme flétrie, s’y refuse.
Salomé ne fera pas partie du convoi funèbre. Elle gardera Tom, auquel je ne souhaite pas imposer la vision de cette nouvelle déchéance. Mes parents, dont les visages reflètent l’anxiété, semblent ne pas en mener plus large que moi.
À 20h25 précises, nous garons notre fourgonnette devant l’immeuble, dans la rue déserte, vierge de toute présence humaine. Seules quelques lumières allumées laissent deviner des dîners de famille dans ces appartements bourgeois, ce qui vient démentir ma théorie d’un quartier fantôme – un quartier que je n’ai finalement jamais aimé.
Un vent léger se lève, qui arrache leurs feuilles aux arbres mais ramasse également celles qui avaient déjà abdiqué pour s’en aller façonner avec elles un damier de petites montagnes pittoresques et mordorées. Je sonne à l’interphone sur lequel mon nom figure toujours.
« Oui ?
– C’est moi. »
Une peur glaciale me saisit à peine la porte ouverte. Mes jambes se mettent à trembler quand, pour la première fois depuis la déchirure, je me retrouve dans le hall de l’immeuble. J’entends Maman inspirer profondément tandis que mon père marmonne quelques mots en espagnol. C’est lui le plus déterminé de nous trois. Il appuie sur le bouton de l’ascenseur.
« Allons-y ! Finissons-en avec toute cette comédie. Puta vida14 ! »
Maman et moi baissons les yeux, coupables.
Arrivée sur le palier, je suis prise de vertiges. La main glacée de ma mère se resserre sur la mienne, pour m’empêcher de faire marche arrière, puis la porte de l’appartement s’ouvre sur un silence tonitruant avant même que j’aie eu le temps d’appuyer sur la sonnette.
Mes yeux ont du mal à s’habituer à la lumière rouge qui éclaire l’entrée et provient d’un spot posé à même le sol, que je n’avais jamais vu avant. J’ai presque l’impression de pénétrer dans l’antre du diable.
Personne pour nous accueillir. Ni fleurs, ni champagne, ni ballons colorés non plus. Aucune banderole pour me souhaiter la bienvenue ; au lieu de ça, des dizaines de sacs poubelle noirs. Ils sont tous remplis à ras bord des reliquats de mon passage dans cette maison.
Une épée en plastique, accessoire indispensable du déguisement de chevalier de Tom, dépasse de l’un d’eux. Ahurie, je dénoue la ficelle d’un premier sac. J’y découvre mes culottes jetées pêle-mêle avec des livres, mon sèche-cheveux, du shampoing, des flacons de vernis à moitié vides, mes CD, quelques DVD, mes coussins qu’il n’a jamais aimés ainsi que des casseroles que je n’ai jamais vraiment utilisées. Un autre sac renferme les affaires de Tom, plus soigneusement rangées, avec les draps de son lit et ses figurines préférées. Son vieux cartable se morfond à côté, tout seul, lui aussi délaissé.
Tous mes objets personnels, absolument tous, ont été bazardés dans de vulgaires sacs poubelle, comme si tout ce qui me définissait devait être à jeter.
Repartir de zéro et tout recommencer.
La porte du couloir qui mène aux chambres grince. Quelques instants plus tard, Thomas fait son apparition, le teint blafard, visiblement perturbé. Dans la lueur sanguine qui éclaire le couloir, je me rends compte que lui aussi a beaucoup maigri. D’une voix tremblante et maladroite, il me chuchote :
« On a tout préparé. Tout est là. Le lit de Tom a été démonté. Il est en bas, à côté de la porte qui mène au parking. »
Je suis incapable de bouger ou d’émettre un son, un cri, ne serait-ce qu’une note de désespoir. Ma partition reste blanche, cruellement vierge. Je réalise simplement que je n’ai pas eu le droit de vider moi-même mes placards, de choisir mes affaires et d’entamer un réel processus de deuil.
Mes parents, eux, stationnent toujours sur le palier.
« Toutes tes affaires sont dans les sacs », répète-t-il d’une voix presque éteinte.
Il semble à deux doigts de s’évanouir, ce qui me trouble encore plus. Je lève les yeux pour regarder autour de moi. Le canapé a changé de place, tout en héritant au passage de nouveaux coussins et d’un nouveau tableau auquel il fait désormais face. Le mur sur lequel figurait auparavant le patchwork de nos instantanés fugaces de bonheur accueille désormais un immense cadre. La reproduction géante d’un portrait de Thomas et de son fils.
Mon père, qui a fini par entrer, vient briser le silence.
« On ne va pas rester là toute la nuit. C’est à toi, tout ça ? Alors, on commence à descendre. Il faut en finir », annonce-t-il avant de conclure par un chapelet d’insultes en espagnol. Ma mère, jusque-là discrète, s’enhardit à son tour. Elle crache au visage de Thomas avant de lui adresser, imperturbable, quelques pensées bien senties qu’elle a dû répéter dans sa tête pendant longtemps. Ses mots sont comme des lames de rasoir qui siffleraient et trancheraient sans retenue dans la nuit.
Pour mieux souligner le mépris qu’il lui inspire, elle le vouvoie.
« Monsieur, vous n’êtes qu’un imposteur. Vous vous êtes servi de ma fille comme d’une mère porteuse. Vous avez tout calculé depuis le début ! Ne nous prenez pas pour des imbéciles juste parce que nous n’avons pas votre culture ! Et encore, quelle culture avez-vous, si ce n’est celle du paraître ? Nous sommes peut-être des gens simples, mais nous avons des valeurs, des principes. Nous avons su dès le premier jour que vous n’étiez pas une bonne chose pour notre fille. Vous êtes le diable en personne. Vous n’êtes pas un homme, vous n’êtes rien, absolument rien. Ce que vous lui avez fait et ce que vous avez fait à mes petits-enfants est impardonnable, vous entendez ? Impardonnable. Si vous n’étiez pas le père de Maxence, je prierais pour que vous brûliez en enfer. Mais ce pauvre petit bout, il n’a rien demandé. Dieu vous réservera sa sentence, le moment venu, Monsieur. »
Thomas demeure indifférent, se contentant de tourner la tête de gauche à droite. Mais il tient son portable à la main. Je devine qu’il filme la scène.
Je sors de mon atonie pour ordonner aussitôt à ma mère d’arrêter, comprenant qu’elle nous met en danger. Et je demande à voir Maxence.
« Il dort, répond Thomas tout bas. Il est dans sa chambre, ne le mêle pas à ça. Il doit être épargné.
– Je veux le voir !
– Non ! proteste-t-il. Ce que vous êtes en train de faire, tes parents et toi, c’est lamentable. J’ai horreur des scandales.
– Qui fait un scandale ici, Thomas ? Ma mère t’a juste dit ce qu’elle avait sur le cœur. Je suis venue pour chercher mes affaires et je les retrouve dans des sacs poubelle, comme si j’étais une pestiférée ou une voleuse ? Tu as peur de quoi, que je te prenne des choses, que je te vole. Je pense que je ne mérite pas ça.
– Comme d’habitude, tu fais toute une histoire qui n’a pas lieu d’être. Nous avons simplement tout préparé pour éviter que ce ne soit plus dur pour toi, et surtout pour que Maxence n’assiste pas à ça.
– Je te remercie de ta compassion et de ta gentillesse, fais-je avec cynisme. Mais passons, je veux voir mon fils.
– Juju, ne fais pas ça », me supplie Thomas.
D’un revers de la main droite, je l’écarte de mon passage et me faufile dans le couloir où je sens flotter dans l’atmosphère un parfum sucré et vénéneux. Celui d’Édith.
J’ouvre la porte et les découvre tous, tapis dans la chambre éclairée par une simple veilleuse.
Louise et son petit ami, qui sont assis par terre, les épaules basses, l’air coupable.
Le père, Yves, qui se tient contre la fenêtre au fond de la pièce, les bras croisés, visiblement très mal à l’aise.
Et bien sûr la cheffe de cette troupe, Édith, qui me toise, mon fils dans les bras.
Maxence ne dort pas. Il me regarde, me sourit, et je le lui arrache des bras. Elle se caresse l’arête du nez d’un geste du doigt en signe de désarroi, comme elle le fait à chaque fois que quelque chose ne lui convient pas.
Je sens la présence de Thomas dans mon dos, mais je ne bouge pas. Je suis comme hypnotisée par ce que je vois. La chambre de Maxence a été entièrement refaite. Un nouveau lit, recouvert de peluches géantes, trône en son centre. Par terre, quantité de jouets éparpillés, dont certains sont toujours dans leur emballage d’origine. Il ne subsiste plus rien de la présence de Tom dans cette pièce, comme si chacune de ses empreintes avait été effacée, comme s’il n’avait jamais vécu là. J’ouvre les portes des placards et constate que les vêtements de Maxence sont impeccablement rangés, y compris dans l’espace auparavant dédié aux habits de Tom.
Ici se construit désormais une nouvelle histoire. Nous n’en faisons plus partie.
Je tourne les talons avec Maxence dans les bras sans que personne ne prononce la moindre parole. Alors que je repasse la porte, Édith ne peut cependant s’empêcher de cracher son venin. Je l’entends siffler dans mon dos, de sa voix fluette :
« Tout ça va mal se terminer ! »
Je me retourne, fais trois pas en arrière et la foudroie du regard avant de repartir dans le couloir, en écartant une nouvelle fois Thomas de mon passage. Il est blême.
« Ne fais pas ça », me supplie-t-il.
En arrivant devant la porte d’entrée, je vois que plusieurs sacs ont déjà disparu et j’entends l’ascenseur remonter. Mon père et ma mère en sortent bientôt, les cheveux collés par la transpiration, mais le visage égayé par la présence de Maxence, surtout quand celui-ci leur sourit à son tour. Tous deux viennent l’embrasser et lui murmurer tendrement à l’oreille. Ils lui déposent un dernier baiser sur le front avant de continuer à débarrasser les vestiges de ma présence dans ce lieu.
À mon tour, je lui dépose un baiser dans le cou, m’imprègne encore quelques secondes de son odeur et le serre une dernière fois dans mes bras avant de le confier à ceux de son père. Thomas est soulagé. Il a dû croire un instant que j’allais partir avec l’enfant, son enfant. Il s’en va rejoindre son clan sans que nous échangions un seul mot.
Je quitte les lieux à mon tour, dans le même silence lugubre qui m’a vue arriver. Dehors, une pluie torrentielle commence à tomber. Au même moment, ma mère éclate en sanglots.
Moi, je n’en ai plus la force.
*
Le lendemain, une longue lettre m’attend dans la boîte. Je reconnais l’écriture enfantine de Camille sur l’enveloppe. Elle a écrit : Juliette Gonzalez, Chez M. et Mme Gonzalez.
Ça y est, elle sait, elle aussi. Je n’ai toujours pas eu la force de lui raconter ce qui s’était passé, de crainte d’enrayer ce bonheur qu’elle a tant mérité, mais la nouvelle a manifestement traversé l’Atlantique, sans doute par l’intermédiaire d’Élisa, avec qui elle échange parfois.
De retour dans ma chambre, je me contente tout d’abord de regarder les photos jointes au courrier. Une coupure de journal tombe alors de l’enveloppe. Ce petit encart d’un journal brésilien raconte en quelques lignes l’histoire de cette jeune Française venue en Amérique Latine pour retrouver un père qu’elle n’a jamais connu. C’est un peu romancé, mais cela a le mérite de me faire sourire. Une photo de Camille et Alexandre illustre l’article avec, comme il se doit, le Pain de Sucre en toile de fond – cliché incontournable de Rio de Janeiro.
Camille est encore plus blonde qu’avant ; Alexandre se laisse pousser la barbe. Ils sont tous les deux beaux et bronzés à s’en pâmer et semblent aller pour le mieux. Ces ondes positives qu’ils me transmettent de si loin ne peuvent que me faire du bien. J’ai décidé de me nourrir du bonheur des autres dans cette période de reconstruction qui s’annonce. Si certaines personnes au fond du trou ne supportent pas d’être confrontées à des gens heureux, j’ai pour ma part décidé de m’accrocher à la moindre brindille de bonheur à ma portée.
Mais je lirai leur lettre plus tard, de même que les dizaines de messages qui attendent d’être ouverts dans ma boîte mail.
Mon téléphone vibre, le nom de Thomas s’affiche. Comme à chaque fois, je le laisse atterrir sur ma messagerie.
Qu’il crève !
Je ne veux plus entendre le son de sa voix. Il insiste encore une dizaine de fois, mais je ne cède toujours pas et finis par recevoir un SMS.
« Rappelle-moi s’il te plaît. C’est important. »
Je connais la signification du mot « important » chez Thomas ; elle est tout à fait relative. Je suis pourtant incapable de le rappeler, la rupture par téléphone ayant causé chez moi une sorte de trauma.
J’appuie directement sur la touche 3.
Message effacé.
Fidèle à lui-même, Thomas renouvelle son appel quelques secondes plus tard. Je me décide à lui répondre au bout de quatre interminables sonneries, d’une voix froide, de crainte qu’il ne s’agisse de Maxence, avec lequel il était censé partir en voiture.
Mais à peine notre conversation débute-t-elle qu’il me reproche la gravité des mots de ma mère, inutiles et mensongers de son point de vue. Dans un long monologue, il évoque la dureté de la situation pour lui, ses nuits sans sommeil, sa perte de poids. Il emploie un ton onctueux, qui m’évoque le timbre doux de la voix avec laquelle il m’avait autrefois courtisée.
« Et toi, comment ça va ? me demande-t-il soudain. Pas trop dur de retourner chez tes parents ? Ils ne doivent pas être tendres avec toi. Il faut que tu sois forte. »
Le loup rôde autour de la bergerie.
Il parle comme s’il n’était pas directement concerné, comme s’il n’avait rien à voir avec cela. Le détachement dont il fait preuve est tout simplement hallucinant. Une fois de plus, je me demande si je ne suis pas réellement folle. Je lui réponds d’une voix glaciale :
« Que voulais-tu que je fasse ? Je n’ai pas eu le choix, si ?
– Moi non plus, je n’ai pas eu le choix, Juju. »
Je déteste qu’il m’appelle Juju alors qu’il m’a abandonnée au bord de la route, les yeux bandés, et il le sait. Il n’en a plus le droit, il ne me possède plus, et il ne mérite plus d’utiliser ce diminutif trop intime. Cela ne fait-il pas plusieurs mois déjà qu’il ne veut plus que je sois sienne ?
« C’est quand même toi qui as voulu tout ça, non ?
– Non, Juju. Je n’imaginais pas que ça puisse se terminer comme ça. Mais tu pleurais tout le temps, c’était devenu insupportable, je ne voulais pas que Maxence vive dans ce cadre-là, tu comprends ?
– Non, je ne comprends pas. Quand il y a des problèmes, on cherche à les résoudre. On ne les fuit pas. C’est ce que tu as fait.
– Ce n’est pas si simple, continue-t-il sur un même ton aux saveurs miel. Les choses ne sont pas si simples. Le plus important est maintenant de protéger Maxence, d’apaiser le climat. Mon fils doit avoir un cadre équilibré, il ne faut pas que ses parents se disputent. Je veux le meilleur pour lui, je me battrai, je ferai tout ce qu’il faut. Si tout se passe bien pour lui, tout se passera bien pour toi.
– Que veux-tu dire par là ? fais-je sans réellement comprendre le sens de sa phrase.
– Eh bien, tu sais, Juju…
– Ne m’appelle pas Juju !
– Ne t’énerve pas, voilà, tu recommences. C’est pour ça que c’était devenu impossible.
– Aucun rapport, n’essaye pas de me faire culpabiliser à nouveau. Je vois une psy, tu sais.
– C’est bien, tu as raison, tu en as besoin.
– Je ne suis peut-être pas la seule à en avoir besoin. Ton comportement à mon égard n’est pas ce qu’on pourrait appeler un comportement normal. Me séduire, obtenir ce que tu veux et me rejeter aussitôt, comme une merde… Comme une toute petite merde qu’on écrase sur le trottoir ! Non, ce n’est pas normal. »
Je me garde de mentionner des noms barbares tels que « pervers narcissique » ou « manipulateur », et je meurs d’envie de lui balancer au visage son inscription sur un site de rencontres ou ses soudaines amitiés sur Facebook, mais il faut que je me contienne.
« Tu confonds tout et tu te trompes, déclare-t-il, agacé. C’est dommage.
– C’est un peu tard pour dire que c’est dommage, ne puis-je m’empêcher de souligner.
– Il n’est jamais trop tard. Mais là, clairement, dans ton état, on ne peut arriver à rien. Je pensais juste qu’une fois la situation de Maxence stabilisée, si tout se passait bien, dans quelques mois, dans un an…
– Quoi ? Dans un an, quoi ?
– … on pourrait peut-être revenir ensemble ? », lance-t-il comme si de rien n’était.
Voilà, il pose ça là, comme une fleur, mais c’est une bombe qui m’explose au visage. J’en ai le souffle coupé, le cœur qui bat jusque dans mes tempes. Des bourdonnements me gagnent à nouveau.
« Juliette ? … Juliette ? Tu m’entends ?
– Oui, oui, je suis là…
– Qu’en penses-tu ?
– Je pense… Je pense que tu es fou, que tu te fous de moi. Que veux-tu dire par “une fois la situation de Maxence stabilisée” ?
– Une fois que son cadre sera stable, je te l’ai déjà dit. Aujourd’hui, depuis que tu es partie, nous le prenons une semaine sur deux chacun, mais…
– Depuis que je suis partie ? Depuis que je suis partie ??? Alors c’est ce que tu racontes, hein ? La vieille botoxée du premier m’en avait déjà parlé, mais je n’avais pas voulu y croire.
– Arrête, Juliette. Je t’en prie. Ne joue pas sur les mots, m’interrompt-il. Tu es colérique, émotionnellement instable, et je veux être certain que tout se passe bien. J’ai besoin d’être rassuré. Je pense qu’on devrait passer devant un juge pour formaliser les choses. Rien de méchant, pas de bagarre, pas de conflit. Juste pour que l’on reparte sur une relation de confiance.
– Devant un juge ? Rien de méchant, mais on passerait devant un juge ? Pour faire quoi ?
– Pour faire reconnaître ce qu’on applique déjà : la garde partagée. Ça ne changera rien à ce qu’on pratique déjà, tu vois. C’est juste un papier. »
J’entends un bip dans mon téléphone, signal d’un double appel. C’est Stéphanie. Je me rappelle alors ce qu’elle m’a dit pendant notre déjeuner.
« Garde partagée ? Ah oui ? Et qui t’a dit que je voulais une garde partagée ? Je pensais plutôt demander une garde exclusive, moi. Un enfant en bas âge a besoin de sa maman. »
J’entends Thomas bouillir de colère derrière son combiné. Sa fureur voyage à travers les ondes du réseau jusqu’à venir me brûler la joue. J’éloigne le téléphone de mon visage sans pour autant échapper à ses aboiements.
« Jamais, jamais, tu m’entends ? Jamais tu ne me sépareras de mon enfant. Mon fils, c’est toute ma vie. Si tu me l’enlèves, crois-moi, tu le regretteras toute ta vie. Toute ta vie, tu m’entends ? Tes parents, ta sœur… Je connais des gens, tu sais… Je peux vous ruiner votre vie, à tous. Un enfant peut très bien se passer de sa maman. Je connais plein de gens qui n’ont jamais connu leur mère et qui s’en portent très bien ! »
J’accuse les coups qu’il m’assène en pleine poitrine et m’effondre sur mon lit au moment précis où ma mère entre dans ma chambre, sans doute alertée par mes cris. Elle comprend à mon visage déformé que c’est lui à l’autre bout du fil, et elle me fait de grands signes pour m’obliger à raccrocher. Tandis que je demeure sans voix, le ton de Thomas se radoucit. Il est un loup qui aurait revêtu une robe de mère-grand et demanderait au Petit Chaperon rouge de s’approcher de son lit.
« Réfléchis-y, Juju. Ne gâche pas tout. De toute façon, sois réaliste. Tu ne pourrais jamais assumer financièrement, tu habites chez tes parents. Ce ne serait pas une vie pour toi non plus. Allez, je te laisse, on se rappelle. Bisous. »
Et il raccroche.
Je jette violemment le téléphone sur mon lit et pousse un cri de détresse que j’étouffe aussitôt dans mon oreiller. À tâtons, je cherche la boîte d’anxiolytiques sur ma table de chevet. Le docteur Saunier m’a suggéré de ne pas hésiter à en prendre en cas de crise d’angoisse.
Et crise d’angoisse il y a.
Désespérée de me voir dans cet état, ma mère me demande ce qui se passe, sans vraiment attendre une réponse de ma part. Je sais que le fait de me voir ainsi la rend malade, et pourtant je n’y peux rien. Elle se sent impuissante.
Hébétée par les menaces de Thomas, je lui demande de sortir et de me laisser seule. Je souhaite rester murée dans le silence. J’attrape une bouteille d’eau qui dépasse sous le lit, probablement là depuis des semaines et, sans aucune hésitation, avale deux comprimés. Le double de la dose habituelle. Je manque de les recracher tant le goût de l’eau est infect, mais fais l’effort de tout ingurgiter pour enfin pouvoir me coucher. Et tenter de réfléchir malgré les pensées qui affluent et se bousculent dans ma tête.
Il me faut écouter toutes ces idées et les trier de façon lucide, sans aucun filtre.
Je n’ai pas rêvé, Thomas m’a menacée. Il n’était peut-être pas en face de moi, mais j’ai le sentiment d’avoir parfaitement distingué les traits menaçants de son visage quand il a proféré ses avertissements.
Mais une autre partie de moi, toujours sensible à son charme et à son pouvoir, est encline à la clémence.
Non, il ne pensait pas vraiment ce qu’il disait. C’est juste un papa qui a peur de ne plus voir son fils, il n’est pas méchant. S’il te propose la garde partagée, c’est qu’il ne veut pas t’enlever l’enfant. Réfléchis, il t’a même dit que vous pourriez vous remettre ensemble. Tout n’est pas perdu. Réfléchis, Juliette, réfléchis, réfléchis, réfléchis…
Les benzodiazépines, qui diffusent rapidement leurs puissantes molécules dans mon sang, m’aident à retrouver mon calme. Je décide de rappeler Stéphanie sans prendre la peine d’écouter son message, que j’efface comme je le fais avec tous les autres.
Son assistante me répond qu’elle est en rendez-vous, et me demande si l’objet de mon appel est urgent.
« Assez, fais-je d’une voix mal assurée.
– Votre nom, s’il vous plaît ? demande-t-elle.
– Vous pouvez lui dire que c’est Juliette, Juliette Gonzalez.
– Je vous la passe tout de suite, Mme Gonzalez.
– Salut, Juliette ! répond instantanément Stéphanie. Ça va ? Comment te sens-tu ?
– Perdue, complètement perdue. Mais ton assistante m’a dit que tu étais en rendez-vous. Tu veux que je te rappelle ?
– Ne t’inquiète pas, elle filtre. Raconte. Comment ça s’est passé quand tu es allée récupérer tes affaires ? Tu as tenu bon ? »
Avec une quiétude remarquable et d’un ton neutre, je lui livre tous les détails de la soirée. J’ai l’impression de raconter l’histoire d’une autre femme, de celle que je ne suis pas. Je termine en lui rapportant sur le même ton la conversation téléphonique que je viens d’avoir avec Thomas, comme si j’y avais assisté et non pas comme si j’y avais participé. J’éprouve alors une sorte de dédoublement de personnalité sans parvenir à expliquer comment je bascule de moi-même à une autre.
Très sereinement, Stéphanie prend à son tour la parole et, sans détour, me livre le fond de sa pensée.
« Ce type est en train de te manipuler, Juliette. Je lis parfaitement dans son jeu. Il sait que tu es encore fragile et il en profite.
– Mais dans quel but ? Je t’avoue que je ne suis pas certaine de tout saisir.
– Juliette, je suis ton amie et je n’en serais pas une si je ne te disais pas clairement les choses. Ce mec, là, le père de ton fils, il flippe que tu demandes la garde exclusive. Parce qu’il sait avec une quasi-certitude qu’un juge aux affaires familiales te l’accordera. Il faudrait que tu sois complètement timbrée ou que tu présentes de sérieux troubles pour que le juge estime que tu n’es pas en mesure d’assurer la garde de l’enfant. Il est très rare qu’ils ne donnent pas la garde à la maman à cet âge-là. Maxence est un bébé. Il a besoin de sa mère. De plus, ils n’aiment pas séparer les fratries. Thomas n’aurait aucune chance. Ce n’est pas parce que tu n’es pas bien en ce moment qu’un juge ne te donnera pas la garde de ton fils. Qui ne serait pas au plus mal après ce qui t’est arrivé ?
– Oh, je ne sais pas, Stéphanie. Mais pourquoi me menacer, alors ? Pourquoi me dire que nous pourrions nous remettre ensemble ?
– Parce que ce type a peur ! Bon sang, Juliette, il sait comment te tenir. Il sait que malgré tout tu as encore des sentiments pour lui. Et ne me dis pas le contraire.
– Je sais… Je ne sais pas, oui, c’est sans doute vrai, dis-je, balbutiante.
– Alors maintenant, Juju, tu vas m’écouter, s’il te plaît. Premièrement, on va déposer une main courante au commissariat.
– Une main… quoi ?
– On va faire constater les faits à la police. Ce n’est pas une plainte, ce n’est pas comme si tu le poursuivais, n’aie pas peur. On va juste faire constater qu’à cette date, Monsieur X t’a menacée. Tu ne sais pas ce qui pourrait se passer avec lui. Il ne sera pas au courant, et tu pourras t’en servir si ça doit mal tourner.
– Stéphanie… Je ne sais pas…
– Crois-moi sur parole, c’est ce qu’il faut faire. Deuxièmement, c’est nous qui allons effectuer une saisine du JAF en référé.
– En français ?
– Nous allons déposer une requête auprès du juge aux affaires familiales. Pour la garde exclusive, pas autre chose. C’est nous qui prendrons les commandes. Il ne va pas continuer à te terroriser toute la vie. J’en ai connu d’autres, des grandes gueules comme lui. Ils usent de leur pouvoir et de leur influence et surtout de la fragilité de leurs victimes. »
Je sens mon corps se raidir et des sueurs froides m’envahir. J’imagine déjà la réaction de Thomas. Il me tuera. C’est certain, il me tuera. J’en suis tellement convaincue que je ne m’entends même pas prononcer ces mots à haute voix. Je ne le réalise qu’en entendant Stéphanie crier son indignation.
« Il te tuera ? Rien du tout !!! Nous sommes en France, on ne se fait pas justice soi-même ici. Ce sont des paroles en l’air pour t’intimider.
– Tu as dit que j’étais une victime… Une victime ? J’ai beaucoup de mal avec ce mot.
– Mais tu en es une ! Cesse de vouloir trop prendre sur toi, de croire que tu es responsable du réchauffement climatique ou de la folie des gens. Accepte le fait que tu as été victime d’un abus de confiance, d’une manipulation, que sais-je. Il vous a fait du mal, à toi et à tes enfants. Volontairement ou pas, c’est un fait.
– Pas à Maxence. Il s’occupe très bien de lui.
– Soit ! Et Tom ? Tu penses à Tom ? Excuse-moi de te secouer un peu, mais je ne voudrais pas que tu le regrettes un jour, Juliette. Tu ne peux malheureusement pas revenir en arrière, tu dois affronter la vie, l’avenir. Et te préparer au mieux pour ça. Donc si ce monsieur te menace, il faut qu’il y en ait une trace quelque part. Paroles en l’air ou pas. Juliette ?
– Oui ?
– Je te demande de me faire confiance. Tu es d’accord ?
– Je ne sais pas. À ce stade, je suis incapable de décider. Oui, je te fais confiance. Allons-y. Si je réfléchis trop, je vais flancher.
– Très bien. Attends deux secondes, je regarde mon agenda. J’ai une audience demain toute la journée, je pense que je pourrai me libérer vers 19 heures. Est-ce qu’on peut se retrouver près du commissariat du XVIIe ? C’est le métro Rome. OK pour toi ? »
Je lui confirme que c’est d’accord pour moi, mais d’une voix dénuée de la moindre assurance. J’éprouve le besoin de me répéter, comme pour mieux me convaincre.
« D’accord… D’accord.
– Je t’embrasse, ne flanche pas. À demain, Juliette. » Inutile de préciser que je ne ferme pas l’œil cette nuit-là.
*
Au-delà de la peur qui me terrasse dès le réveil, ma séance du jour chez le docteur Saunier me torture l’esprit toute la matinée. Quand je me présente chez elle l’après-midi, elle entre dans le vif du sujet en m’indiquant que je suis à ses yeux dépourvue de toute estime de moi.
Sans blague.
Elle souhaite que nous cherchions à savoir qui a pu la voler, l’affaiblir, la souiller. Elle propose que nous travaillions sur les différents événements, personnes ou moments de ma vie qui auraient pu contribuer à ce manque de confiance qui me dévore depuis trop longtemps.
Ensemble, nous passons en revue plusieurs épisodes de mon enfance ou de ma scolarité. J’aborde la manière malheureuse dont je pouvais être comparée aux autres – toujours meilleurs que moi –, mes complexes de fille d’immigrés, mais parle aussi de ma meilleure amie, « beaucoup plus belle et beaucoup plus intelligente que moi », de mon professeur de natation, de ma prof de maths, de mes parents…
Mes parents, oui, mes parents.
Je ne tiens pas à m’engager sur cette voie car je juge mes parents intouchables, à moins que je ne redoute d’ouvrir la porte qui me conduirait à analyser ce qu’ils peuvent penser de moi. Je note alors que le docteur Saunier tente une habile diversion destinée à faire tomber l’armure que j’ai soudain revêtue.
Elle sent que je ne veux pas emprunter ce chemin et me pose donc quelques questions, anodines au premier abord :
« Est-ce que vos parents vous ont déjà dit qu’ils étaient fiers de vous ?
– Euh non… Je ne crois pas, non. De toute façon, je ne leur ai donné aucune raison de le faire.
– Ah bon, et pourquoi dites-vous cela ? », relance-t-elle aussitôt.
Comme à chaque fois qu’elle m’écoute parler, elle relève ses lunettes sur ses cheveux. Je remarque qu’elle en a changé la monture, ce qui lui donne un air moins sévère, plus fantaisiste. J’observe également son rouge à lèvres léger, couleur pourpre. Je ne saurais lui donner un âge.
« Eh bien, pour une grande quantité de raisons, je pense. Tout ne me revient pas en tête, mais ce que je peux dire, c’est que j’ai été une petite fille ordinaire. J’étais bonne élève, mais pas non plus la meilleure… Et surtout, oui, surtout j’étais nulle en maths, je détestais ça. À chaque fois que je demandais à mes parents de signer mes contrôles dont les notes étaient médiocres, je faisais l’objet de remarques humiliantes. Mon père n’hésitait pas à me rappeler que le fils d’un de ses collègues de travail avait toujours vingt sur vingt, lui. Ma cousine Lisa aussi. Ces enfants-là, eux, ils étaient vraiment intelligents. Bon, mais ce n’est pas si grave… Je sais… Ce n’est pas méchant… On me faisait aussi remarquer que je lisais trop, que je n’arriverais à rien avec mes livres. Oh oui, je me souviens aussi que mon grand-père paternel me traitait de pute, oui, de pute, et d’allumeuse, aussi. À treize ans. J’étais la honte de la famille… Je ne sais pas pourquoi, il ne m’a jamais aimée… Et mon père ne prenait jamais ma défense, raison pour laquelle je lui en ai longtemps voulu.
– Continuez, m’ordonne-t-elle, continuez. D’autres souvenirs du même ordre vous reviennent-ils en mémoire ?
– Oui, il y a quelque chose… C’est stupide, je sais… C’est au sujet d’une petite fille que ma mère gardait. Elle s’appelait Elsa. C’était ce genre de petite fille modèle, toujours parfaite, bien habillée, bien coiffée, des nœuds roses dans les cheveux, et elle adorait Maman. Moi, sa petite voix de peste m’exaspérait. Mais ce qui m’agaçait le plus, c’est que Maman était très démonstrative avec elle… Elle l’embrassait, la prenait sur ses genoux, la coiffait. Elle parlait toujours d’elle avec une pointe d’admiration dans la voix. “Regarde comme Elsa est gentille, comme elle est mignonne, comme elle est bien élevée, comme le tutu lui va à ravir”… Voilà, moi, je n’étais pas une Elsa et Maman n’était pas particulièrement exubérante avec moi. Je n’ai pas le souvenir qu’elle m’ait jamais prise dans ses bras, par exemple. Mais je sais qu’elle m’aimait, oui, elle m’aimait, bien sûr. »
Le docteur Saunier hoche la tête.
« Vous en avez souffert ?
– D’une certaine manière, oui. J’ai souffert de ne pas être la fille que mes parents auraient aimé avoir. Je n’ai fait que les décevoir. Encore aujourd’hui… Je n’ai fait qu’essuyer des échecs. Comment pourraient-ils être fiers d’une fille comme moi ?
– Ce n’est pas une raison. On n’aime pas ses enfants parce qu’ils sont brillants dans leurs études, qu’ils ont fait un beau mariage ou qu’ils ont vingt sur vingt en mathématiques, comme vous le dites. Vous vous dénigrez beaucoup trop. Notre travail consistera à réamorcer votre confiance, à vous construire un bagage et à essayer de combler ce manque, cette faille. Je vais vous poser une dernière question avant de vous laisser partir. Le permettez-vous ou préférez-vous vous arrêter pour aujourd’hui ?
– Non, allez-y, je vous écoute.
– Pensez-vous que votre ex-compagnon ait pu pénétrer cette faille ? »
Je fronce les sourcils, intriguée par cette interrogation. Je ne vois pas où elle veut en venir exactement.
« Je reformule ma question, reprend-elle. Pensez-vous que Thomas ait pu vous faire tomber dans les mailles de son filet par le biais de ce manque, de cette fragilité, de cette carence bien perceptible en vous ? Il vous flatte, vous gâte, vous glisse des mots jamais entendus auparavant, puis vous attrape. Vous voilà piégée.
– Non, je refuse de vous entendre dire que mes parents sont responsables, si c’est ce que vous pensez, Docteur. Non, je refuse, clairement. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, vous savez…
– Je n’ai pas dit cela. Vous empruntez des raccourcis. Il y aura un cheminement plus laborieux à effectuer avant d’arriver à toute conclusion. Ce sera l’objet de notre prochaine séance. »
*
Je ressors de cette séance le cerveau en ébullition, en repensant à la dernière question qu’elle m’a adressée : « Est-ce que les médicaments vous aident à trouver le sommeil ? Réduisent-ils vos angoisses ? »
Peut-être les réduisent-ils, mais la réalité veut que les heures de la nuit soient toujours aussi éprouvantes, comme si la solitude, le vide et le silence de l’obscurité ne faisaient que renforcer ma souffrance pour la rendre plus virulente encore. Il m’arrive souvent de fixer les ténèbres droit dans les yeux, de les mettre au défi de me résister. Je sors rarement vainqueur de cet affrontement et me retrouve plutôt à finir la nuit en m’abrutissant devant la télévision. À ces heures tardives de la nuit, l’écran ne diffuse que des vidéo-clips exhibant des femmes en bikini huilées à la graisse de vache qui font langoureusement l’amour à des voitures de sport. Chaque matin, je me lève pourtant à 7 heures pour emmener Tom à l’école.
Tom, qui s’inquiète pour moi… Quelques jours plus tôt, après être entré dans la salle de bains alors que je sortais de la douche, il s’est retrouvé en état de choc. Il est aussitôt parti voir son abuela pour lui confier qu’il avait peur, peur pour moi, car mon corps était en train de disparaître. La veille encore, me voyant plus amoindrie que les autres jours malgré tous mes efforts pour n’en laisser rien paraître, il m’a proposé de se rendre seul à l’école pour que je ne me fatigue pas. Il m’a dit connaître le chemin, savoir à quel arrêt de bus descendre, et m’a promis qu’il ne parlerait pas aux inconnus. Bien sûr, j’ai refusé. Son inquiétude à mon égard est cependant grandissante à mesure qu’empire mon état physique mais, s’il continue d’endurer des secousses importantes, il s’adapte aux nombreux changements de vie que mes choix maladroits lui imposent et demeure à mes côtés en me vouant une confiance aveugle.
J’étais son rempart, il est désormais le mien. Lui qui a surtout besoin d’être protégé, il a décidé d’endosser le rôle d’homme protecteur. L’attention de ce petit bonhomme qui va bientôt avoir huit ans me touche profondément. Je l’admire, et me réjouis de devoir maintenant aller le chercher à l’école avant de rejoindre Stéphanie pour le dépôt de la main courante. J’ai déjà inventé mille excuses pour ne pas me rendre avec elle au commissariat, imaginé quantité de scénarios improbables… Une jambe cassée, un attentat, une crise d’appendicite, un enlèvement, une voiture qui m’aurait percutée au feu rouge, un coup d’État qui paralyserait le pays…
Je décide de faire un détour par le bois de Boulogne, à la recherche d’un rayon de soleil qui me mettrait en joie. J’y verrais un signe, un message, comme les formes ou les cœurs que je distingue parfois dans les nuages et que j’interprète selon le baromètre de mon moral.
Au cours de cette promenade vers l’école, je tombe nez à nez avec la maman d’une camarade de Tom. Impossible de me souvenir de son nom, la mémoire me fait parfois défaut.
Elle me dit bonjour, m’appelle par mon prénom et je la salue en retour, courtoisement, comme si je savais qui elle était. Je la laisse parler de quelques futilités, puis elle évoque un incident avec Tom et s’excuse à nouveau des paroles blessantes prononcées par sa fille. Ça y est, je la remets. Quelle ironie de la retrouver au Bois !
Elle grimace, réajuste son pull trois fois trop grand pour elle, puis pose ses deux mains sur ses reins. Elle me raconte alors qu’elle vient de subir une abdominoplastie. Je ne peux m’empêcher de penser que son fumier de mari lui devait bien ça. Ne s’est-elle pas retrouvée dans cet état parce que son corps a porté leurs enfants ? Et comment l’avait-il remerciée ? En se tapant une collègue du bureau pendant qu’elle lui mijotait une dafina15 , avec leurs trois marmots sous le bras ! La collègue ? Dix ans de moins qu’elle, pas de ventre distendu ni de taches de lait caillé sur ses vêtements, bien sûr.
Soudain, j’entends qu’elle me parle, qu’elle parle de moi. Elle me dit avoir appris ce qui m’est arrivé, à moi aussi, et qu’il doit avoir fait quelque chose de grave pour que je parte ainsi, du jour au lendemain. Je ne relève pas. Je lui réponds simplement que la vie est ainsi faite et leur souhaite une belle journée, à elle et à son nouveau ventre.
C’est un Tom pâle et fiévreux que je récupère à l’école un peu plus tard. J’y vois tout de suite une excuse idéale pour ne pas aller au commissariat. Pourtant, cinq minutes avant 19 heures, poussée par un instinct de survie et je ne sais quelle autre force extraordinaire, je me retrouve dans le métro après avoir laissé Tom aux bons soins de Maman. Je passe le trajet le visage brûlant collé contre une vitre, en quête d’un peu de fraîcheur. La rame de métro est bondée, mais un jeune homme, ou peut-être un vieux monsieur, je ne m’en rends même pas compte, se lève pour me laisser son siège. Je dois vraiment avoir piètre mine. Je suis même à deux doigts de tomber dans les pommes. Fruit qui a constitué mon unique repas de la journée.
Stéphanie arrive quelques minutes après moi sur notre lieu de rendez-vous et réalise tout de suite que quelque chose ne va pas. Elle pense à une crise d’anxiété, tente de me rassurer et touche mon front.
« Tu es brûlante ! », s’exclame-t-elle.
Elle me conduit jusqu’à une pharmacie rue des Batignolles où l’on prend ma tension avant de me donner un Doliprane pour la fièvre.
Je suis en hypotension, rien de grave, il faut consulter le médecin pour la fièvre, bien sûr Madame, merci, au revoir.
Stéphanie m’entraîne ensuite dans une supérette pour m’y acheter un Coca – la canette rouge, celle qui me fait raisonner en termes de calories et me crée aussitôt dans le cerveau un hologramme de douze morceaux de sucre. Docile, je la bois pourtant jusqu’à la dernière goutte. Nous allons enfin pouvoir entrer dans le commissariat, main dans la main.
Je n’aime pas me remémorer ce moment difficile, dont j’ai enfermé le souvenir dans un tiroir avant de me débarrasser de la clé. Je me souviens seulement de la vétusté des locaux, de m’être retrouvée au milieu d’autres personnes en détresse et de m’être encore demandé ce que je faisais là. L’enregistrement de la main courante se fait en quelques minutes seulement auprès d’un fonctionnaire de police blasé et peu bavard.
En ressortant, j’appelle aussitôt à la maison pour savoir comment se porte Tom. J’apprends qu’il s’est endormi sans avoir daigné rien avaler.
« Il couve certainement quelque chose », me dit Maman.
Stéphanie me propose alors de dîner avec elle dans ce quartier plein de vie qui grouille de petits restaurants sympathiques, ceux-là mêmes que j’appréciais dans cette autre vie qui semble déjà bien lointaine. Je n’ai pas particulièrement faim, mais je suis consciente qu’il est indispensable que je me nourrisse et j’accepte de suivre mon amie rue des Dames. Nous nous installons dans un bistrot traditionnel dont toutes les tables sont recouvertes de nappes à damier rouge et blanc, celles dont les touristes raffolent.
Nous commandons une planche de charcuterie et de fromages mais, sans attendre, je me jette sur le pain. En réalité, je suis faible et désemparée, mais aussi affamée. Et chétive, qui est sans doute l’adjectif qui me caractérise le mieux à cette époque.
Désireuse d’échapper à ma propre destinée l’espace de quelques instants, je mitraille Stéphanie de questions relatives à son mariage, depuis la demande officielle jusqu’au choix de sa robe ou sa lune de miel. Je veux tout savoir, absolument tout, et souhaite me repaître de son bonheur. Je me montre gourmande en détails, l’incite à m’envoyer ses pétales de joie à la figure afin que je puisse fabriquer ma propre essence de ce précieux nectar.
Oui, elle s’estime heureuse et chanceuse, mais ne considère rien comme acquis.
Je m’éclipse un instant pour me rendre aux toilettes. À mon retour, je vois que Stéphanie tient dans la main mon téléphone, qui ne cesse de clignoter. Elle me le tend.
« C’est lui ! m’indique-t-elle. Il a essayé dix fois de suite. Il vient de te laisser un message vocal. C’est peut-être grave ? »
Je reprends place sur ma chaise, contemple d’un regard las le pain perdu sauce caramel que Stéphanie nous a commandé pour le dessert – « une petite douceur ne te fera pas de mal » – et enfonce mon cou dans mes épaules.
« Tu n’écoutes pas le message ? demande Stéphanie.
– Je n’écoute jamais les messages vocaux. De toute façon, tu peux être sûre qu’il rappellera. Et je finirai sans doute par répondre : il m’aura à l’usure, comme à chaque fois.
– Tout de même, dix fois de suite, c’est peut-être important ? »
La table se met à trembler sous les vibrations de mon téléphone. C’est lui, encore lui, toujours lui.
« Réponds ! m’ordonne Stéphanie. Voyons ce qu’il te veut. »
Elle attrape ses écouteurs pour les brancher sur mon téléphone, puis s’empare d’une des deux oreillettes avant d’enfoncer l’autre dans mon oreille gauche. Sans me laisser le temps de protester, elle appuie sur « Répondre ».
« Allô ? Juju ? C’est moi.
– Oui ? fais-je sèchement. Il se passe quelque chose avec Maxence ?
– Non, pas du tout. Je voulais juste te parler, savoir comment tu allais. Je n’ai pas aimé la manière dont s’est achevée notre conversation, hier. Ça va ? »
Je lui réponds d’une voix un peu bête, comme si une partie de moi cherchait encore à l’attendrir.
« Je suis un peu malade.
– Ah mince ! fait Thomas d’une voix faussement peinée. Mais tu es où ? Il y a plein de bruit autour de toi.
– Je suis dans un restaurant, je m’apprêtais à partir.
– Ah, je te dérange peut-être alors. Tu me rappelles quand tu es rentrée chez toi ?
– Non, je suis fatiguée, je vais aller me coucher directement.
– Tu es avec qui ? tente-t-il sournoisement. Avec Jean-Philippe ? »
Je lui en veux immédiatement de me poser cette question avec tant d’aplomb. Il n’est pas en droit de me demander quoi que ce soit et je n’ai pas à lui rendre de comptes. C’est pourtant ce que je fais.
« Non, je ne suis pas avec Jean-Philippe.
– Tu as le droit, tu sais. ça ne me regarde pas. »
Stéphanie sort un stylo de son sac et griffonne quelques mots sur un morceau de serviette en papier déchirée à la hâte. Elle le tourne vers moi pour me le faire lire.
« Conard – Dis-lui que tu es avec moi – ton amie et avocate ! »
Je m’abstiens de lui faire remarquer que connard s’écrit plutôt avec deux n – lesquels ne seraient vraiment pas de trop pour lui.
« Évidemment que ça ne te regarde pas ! J’aurais pu être avec lui, mais je suis avec mon amie Stéphanie.
– Stéphanie ! répond-il aussitôt. L’avocate ? »
Stéphanie hoche la tête, satisfaite qu’il se souvienne bien de ce détail.
« Oui, c’est elle.
– Je ne l’ai jamais trop aimée, cette fille-là. Elle avait un air hautain qui ne me revenait pas. »
Comment dit-on déjà ? L’hôpital qui se fout de la charité ?
Mon amie inscrit à nouveau CONNARD sur un bout de serviette, mais en lettres majuscules et avec deux N cette fois. Elle souligne le mot à trois reprises.
« Tu ne l’as rencontrée que deux fois, tu n’as pas vraiment eu le temps de la connaître.
– J’ai le flair avec les gens… Donc, c’est elle qui va t’accompagner dans le dossier ? Pour la garde partagée ?
– Pourquoi me demandes-tu ça ?
– Ne sois pas méfiante. Je ne te veux pas de mal, tu sais. Tu as le droit de te faire accompagner par un avocat pour te rassurer. Moi aussi, je me ferai accompagner du mien. De toute façon, il n’y aura pas de problèmes puisque nous sommes tous les deux d’accord pour la garde partagée. C’est juste une formalité. »
Je m’apprête à rebondir quand Stéphanie me pose son index sur les lèvres, pour me faire taire. Je lis sur les siennes « Laisse-le parler ». Et c’est ce qu’il fait.
« Nous voulons tous les deux le bien de Maxence. Et tu sais qu’il ne pleure jamais plus de cinq minutes quand je viens le récupérer. Tout se passe très bien ensuite. Il adore Maman. Elle s’occupe très bien de lui. Tu ne serais pas en mesure de t’occuper de deux enfants, tu le sais, hein, Juliette, tu le sais ? Tu dois penser à toi, à ton équilibre. Moi aussi je m’inquiète pour toi. Je ne t’ai pas fait un enfant pour rien, au hasard. J’étais convaincu que c’était toi. Je ne pouvais pas prévoir ce qui nous arriverait. Maintenant qu’il est là, personne ne me l’enlèvera. Je sacrifie beaucoup de choses pour lui, tu sais. Tu vois, là, par exemple, toi tu es au restaurant, moi je suis à la maison, je reste avec lui. Ma mère est là une semaine sur deux, ce n’est pas facile pour moi, non plus. »
Thomas poursuit son monologue comme à l’accoutumée, sans s’inquiéter de ne pas entendre un seul mot de ma part. J’en profite pour passer un doigt sur le nappage caramel, puis le porte à ma bouche. Une saveur sucrée pour pallier une attaque acide. Mais lui aussi termine par le dessert, en me laissant entrevoir une nouvelle fois un éventuel rabibochage, avant de me souhaiter une douce nuit de sa voix la plus tendre.
Stéphanie jette brusquement les oreillettes sur la table. Elle me récite tout un dictionnaire d’insultes, déterminée à ne pas m’épargner afin de susciter en moi une réaction combative. Il ne fait aucun doute pour elle que tout est très clair dans la tête de Thomas.
Elle est persuadée qu’il est en ce moment même en train de préparer sa requête avec son avocat. Elle m’affirme qu’il a peur, qu’il ne m’appelle que pour m’attendrir, pour m’offrir l’illusion d’une réconciliation, mais surtout pour s’assurer que je ne demanderai pas la garde exclusive de son fils.
L’objectif n’est peut-être pas comparable, mais sa stratégie demeure identique à celle qu’il a déployée pour me séduire : séduction, flatterie, appât, coup bas.
Toujours sous le coup de la colère, elle demande la note au serveur et paye sans qu’il me soit permis de protester. Dans le taxi qui nous ramène, et qui s’arrêtera d’abord chez moi, elle me fait part de son inquiétude à l’idée que je puisse céder sous la pression et me supplie de ne plus répondre à Thomas, de limiter nos échanges à des écrits.
Elle craint que je ne succombe à nouveau et m’indique qu’elle va préparer une demande de saisine du juge aux affaires familiales, voire un référé, de manière à obtenir une audience dans un bref délai.
Devant l’immeuble de mes parents, mon amie m’agrippe avec fermeté les deux mains.
« Sois forte, ne craque pas. Je suis avec toi. Je te donnerai des nouvelles avant la fin de la semaine. Ne cède pas, tu m’entends ? »
Son étreinte prolongée me fait sentir combien elle est de tout cœur avec moi. Je réalise la chance que j’ai de l’avoir près de moi. Je ne la remercierai jamais assez, elle et toutes ces personnes qui sont restées à mes côtés dans cette période moins rose de mon existence. Leurs conseils, leur écoute, leur aide, ou tout simplement leur présence malgré ma volonté de me déconnecter du monde, ont contribué, d’une façon ou d’une autre, à ma reconstruction, même si je ne les ai pas toujours écoutés.
Le fait est que, suite aux conseils de Stéphanie, Tom et moi passons officiellement les deux jours suivants au lit, victimes d’un virus au nom exotique. Il aurait pu tout aussi bien se nommer Thomas.
Je ne réponds pas à ses appels quotidiens, je tiens bon.
Le vendredi matin, je lui envoie même un message pour l’informer que je passerai prendre Maxence directement à la crèche. Il est inutile qu’il le récupère lui-même pour me le déposer une heure plus tard. J’utilise un ton ferme et ne lui laisse pas le choix, comme permet de le faire sans crainte le langage écrit. Il me répond dans la minute qui suit, de manière très formelle. Il me dit ne pas voir d’inconvénient à ce que je récupère Maxence si cela m’est agréable… Tels sont les termes employés ! Il conclut son message par un « Bien à toi » qui vient renforcer mon sentiment de surprise.
Je n’ai pas le temps d’épiloguer sur le ton de ce surprenant message que l’on sonne à la porte. Maman est sortie faire des courses et Papa ne semble pas être là non plus. Je replace la couverture sur les jambes nues de Tom, qui dort encore, puis passe un pull propre sur mon bas de pyjama encore humide de ma fièvre.
Je me pince les joues pour faire illusion sur le ton blafard qui ne me quitte plus. Avant d’ouvrir la porte, je jette un coup d’œil par le judas, mais ne vois rien. Le couloir est plongé dans le noir. Je lance à travers l’épaisseur de la porte :
« Qui est-ce ? »
Une autre porte claque derrière moi, qui me fait sursauter. Mon père était bien là.
« Quien ès16 ? demande-t-il à son tour.
– Je ne sais pas. »
Une voix inconnue nous parvient alors.
« Maître Piqus, huissier de justice. Je vous prie d’ouvrir, j’ai une convocation à remettre à Mme Juliette Gonzalez. »
Me sentant défaillir, mon père essuie d’un rapide revers de la main la mousse à raser de son menton et ouvre la porte.
« Bonjour, Monsieur, j’ai une convocation à remettre à Mme Juliette Gonzalez, répète celui qui se présente à nouveau comme huissier de justice.
– Oui, c’est moi, réponds-je sans pouvoir dissimuler mon inquiétude.
– Voilà, c’est pour vous, signez juste ici, s’il vous plaît. »
Les mains tremblantes, je signe, puis m’écroule.
14. Putain de vie.
15. Plat traditionnel de la cuisine juive du Maghreb.
16. Qui est-ce ?