Chapitre 30

Adios

« L’ennui n’est jamais passager. Il y a bien un remède à cet ennui,
mais il est radical et désagréable pour les autres (certains vieilliront, d’autres mourront).

J’aimerais avoir une maladie incurable et mourir jeune.
L’année dernière, je n’ai pas eu un rhume. »
Rien ne s’oppose à la nuit, Delphine de Vigan

Une sonnerie de téléphone me réveille en sursaut. Je cherche des yeux mon portable sur la table de chevet, entre biberon, médicaments et lingettes. Mais il ne clignote pas. Il se contente d’afficher 3h37.

C’est en réalité le téléphone fixe de mes parents qui retentit en pleine nuit, ce qui ne peut être annonciateur de bonnes nouvelles. La Française des Jeux ne nous appellerait pas à cette heure sombre pour nous avertir que nous avons gagné le gros lot. Il me semble également évident que Thomas ne chercherait pas à me joindre sur le fixe pour m’annoncer que le cauchemar est fini, que tout va désormais bien se passer.

Les battements de mon cœur se font de plus en plus rapides. Et s’il était arrivé malheur à Thomas ? Ou à Salomé ? Ça ne peut concerner Maxence, qui est dans son petit lit, devant moi, et qui commence à s’agiter. Il étire d’abord ses bras, puis remue ses jambes prises au piège de sa gigoteuse. Soudain, les sonneries s’interrompent, pour laisser bientôt place à la voix de Maman qui se brise dans un cri lancinant.

Je sors immédiatement de ma chambre pour la rejoindre. En la voyant le visage enfoui entre ses mains, je me demande si elle pleure réellement, mais un gros sanglot qui s’échappe de sa poitrine me confirme qu’il s’est réellement passé quelque chose de grave. Mon père nous rejoint à son tour, lui qui a le sommeil si lourd que même un TGV ne le réveillerait pas en traversant le salon, encore moins les pleurs de Maxence qui nous parviennent désormais de la chambre.

« Que se passe-t-il ? demande-t-il, inquiet.

– Maman, qu’est-ce qu’il y a, c’est Salomé ? »

Maman me regarde de ses grands yeux noirs remplis de larmes, puis s’accroche à mon bras dans un geste de désespoir.

« Tu abuela murio17 … Elle est partie cette nuit sans dire au revoir à personne.

– Grand-mère est partie ? Comment ça ?

– C’est ta tante qui vient d’appeler. Grand-père l’a trouvée morte dans son lit alors qu’il lui apportait à boire. Il n’a rien entendu, il n’a rien vu. Elle allait si bien pendant les vacances… Je l’ai eue au téléphone dimanche. Elle semblait en pleine forme… Dios mio, que paso ? Mi mama se fué18 .

Mon père demeure stoïque comme à son habitude, incapable d’extérioriser une quelconque émotion. Il n’a plus ses parents depuis déjà quelques années, tous deux ayant trouvé la mort dans un accident de voiture tandis qu’ils partaient rendre visite à ma tante pour la naissance de leur première petite-fille. Les personnes âgées du village, toutes très pieuses comme la plupart des Espagnols, avaient alors affirmé que Dieu les avait rappelés à lui pour que leur fille Clarita puisse donner la vie. Tout était question d’équilibre. Voilà comment mon père avait le même jour perdu ses deux parents et vu naître une petite nièce.

Je prends Maman dans mes bras pour l’accompagner en silence dans ses pleurs. Si les anxiolytiques m’ont aidée ces derniers jours à contrôler mes émotions, je ne peux cependant faire face à la montée de ce nouveau chagrin qui s’annonce en moi. Mais avant que j’aie eu le temps de prononcer un mot, incapable de trouver dans mon cerveau embué celui qui sonnerait juste, Maman se délivre de mon étreinte. Elle se dirige vers ma chambre dont elle revient bientôt avec Maxence, qui finit enfin par se calmer après avoir pleuré de longues minutes.

Maman dépose de délicats baisers sur son crâne toujours chauve. Comme moi, elle semble se nourrir de cette douce odeur de bébé, un baume à elle toute seule. Je baisse la lumière du salon pour qu’il puisse se rendormir.

Maman s’assied maintenant sur le canapé en allongeant Maxence sur sa poitrine ; elle lui chante une chanson. J’en profite pour aller m’assurer que Tom dort bien. En ouvrant délicatement la porte de sa chambre, je suis surprise par une faible source de lumière. Je comprends qu’il s’est endormi avec sa petite lampe torche allumée, sans doute après s’en être servi pour lire sous sa couette. Je le recouvre, embrasse ses cheveux noir de jais et lui retire doucement des mains un petit livre emprunté à la bibliothèque.

Personne ne peut refermer l’œil de la nuit, à part Tom et Maxence, les deux arrière-petits-enfants de l’abuela Lucia qui ont trouvé réconfort dans les bras de Morphée.

Je ne préviens Salomé qu’au petit matin. Ses nuits sont déjà suffisamment courtes puisqu’elle les passe à réviser ses examens. Les coups de fil au reste de la famille se succéderont plus tard. Il nous faudra organiser les funérailles en Espagne et savoir quels membres de la famille pourront être présents. Nous nous y rendrons, bien sûr ; la question ne se pose même pas. Tom pourra d’autant plus facilement m’accompagner que je n’ai personne à qui le laisser. Son père a disparu depuis quelques semaines, sans donner le moindre signe de vie.

Il en va autrement avec Maxence, pour lequel je ne sais quoi faire. Comme l’avait prédit Stéphanie, Thomas a saisi le juge aux affaires familiales avant qu’elle ait eu le temps de le faire. Ayant tardé à revenir vers elle, je suis la seule et unique responsable de la situation. Une première audience a même été fixée au 13 novembre.

Stéphanie a déjà reçu copie de cette convocation, ainsi que les pièces constitutives du dossier. Parmi les documents joints, le récépissé d’une main courante déposée par Thomas pour faire constater mon départ du domicile, sans mon enfant, lorsque j’étais partie cette fameuse semaine chez mes parents. Les bras m’en tombent en la découvrant. Des copies de quelques-uns de nos échanges par mail y sont également annexées, notamment les messages dans lesquels je fais preuve d’une grande agressivité à son égard.

Si ces documents n’ont pas de véritable valeur devant un tribunal, ils ne m’en font pas moins l’effet d’un coup de poignard. L’évidence que je suis la seule à ne pas vouloir affronter s’étale de toutes pièces devant moi.

Stéphanie me sollicite depuis plusieurs jours déjà pour préparer l’audience, mais je suis sur « Pause ». Et le décès de ma grand-mère vient me rappeler que nous sommes seulement de passage sur Terre. À quoi bon se déchirer ? Mais je ne sais pas encore combien de temps je vais rester sur place en Espagne, ni quand je pourrai rentrer. J’attends d’en savoir un peu plus avant d’avertir Thomas et d’envisager ce que je vais faire de Maxence.

Maman demeure silencieuse, mais la douleur peut se lire sur son visage. Elle s’agite dans tous les sens sans vraiment en avoir conscience. Quand ma sœur Salomé arrive vers 8 heures, ma mère nous réunit toutes les deux pour nous demander de passer des vêtements de couleur noire. Aucune autre tenue ne sera tolérée de la part de notre famille proche. Je sens Salomé nerveuse, mais je sais que je me plierai volontiers à cette demande maternelle. De mes quatre grands-parents, c’était elle ma préférée. Elle ne savait ni lire ni écrire, car on avait alors besoin de bras pour s’occuper du bétail et l’école coûtait bien trop cher, et elle avait épousé mon grand-père à l’âge de seize ans seulement, avant de lui donner neuf enfants. Elle aurait pu en avoir plus si mon grand-père ne l’avait pas battue à maintes reprises. Elle en avait ainsi perdu quatre ou cinq – elle ne se rappelait plus très bien – sous les coups qu’il lui avait portés.

« Así es la vida19  », nous disait-elle sans jamais se lamenter.

Ma mère, ses frères et ses sœurs n’avaient voué aucun amour à ce père qui leur avait également réservé de nombreux coups de ceinture, souvent après être rentré ivre mort le soir à la maison. Si nous avions pu choisir, nous aurions préféré que ce soit lui qui parte en premier. Ma grand-mère, elle, était une sainte, la gentillesse et la bonté incarnées. Ma mère tient vraiment beaucoup d’elle.

Quand Tom se réveille, nous décidons de lui expliquer que son arrière-grand-mère est partie au ciel et que nous allons probablement aller en Espagne quelques jours pour la saluer une dernière fois.

Ses premières paroles sont pour sa grand-mère.

« Tu es triste, Mamie ? Elle était vieille, ta maman ?

– Oui, mon chéri, évidemment que je suis triste. On n’a qu’une seule maman, tu sais. Elle n’était pas encore assez vieille pour partir.

– Les mamans ne devraient jamais partir au ciel. On n’a pas le droit de laisser les enfants tout seuls sur terre », réplique Tom, innocemment.

Il prend sa grand-mère dans ses bras et caresse son visage pour la réconforter.

« Tu sais, Tom, je suis triste mais je t’ai encore, toi. Et puis Maxence, ta maman, Salomé… J’ai encore beaucoup de chance.

– Et Papi aussi, rajoute Tom.

– Oui, et abuelo, aussi. Nous ne sommes pas seuls, nous formons une grande famille. »

Quand je dépose Tom un peu plus tard à l’école, il me fait promettre de ne pas partir au ciel avant très très longtemps. Le soir, alors que nous croisons Tristan et son papa à la supérette de quartier, Tom lui confie qu’il n’est plus le seul à ne plus avoir de maman puisque sa grand-mère vient de perdre la sienne.

« C’est nomal, lui explique Tristan. La maman de ta mamie, elle devait ête vieille. Quand on est vieux, c’est moins tiste. Moi, ma maman elle est patie quand j’étais bébé et elle était enco jeune. C’est plus tiste. »

Tom m’interroge du regard.

« C’est toujours triste de perdre sa maman, Tristan. Mais effectivement, ma mère a eu plus de temps pour fabriquer des souvenirs. Toi, tu n’en as pas eu beaucoup.

– Je me apelle pas. Je regade les photos pou me souveni pasque des fois j’oublie sa tête. »

Je fais un câlin-doudou à Tom, comme celui-ci les surnomme, et regarde les deux copains partir un instant, main dans la main, vers le rayon confiseries. De retour à la maison, je retrouve ma sœur, qui donne le biberon à Maxence – à ma plus grande satisfaction, la crèche est en grève ce jour-là – et ma mère au téléphone.

Je comprends d’après la conversation qu’il s’agit de mon oncle Pablo, qui avait immigré en France trois ans avant mes parents. Il propose à ma mère de se rendre en Espagne en voiture car le prix des billets d’avion est exorbitant.

Ma mère, qui n’envisage pas une minute de perdre une journée entière en voiture, lui oppose un refus catégorique. Le coût du voyage sera exorbitant pour nous aussi puisque nous nous rendrons tous à l’enterrement, mais on ne regarde pas à la dépense pour dire une dernière fois au revoir à sa mère.

Mon père compare le prix des billets d’avion sur son ordinateur. Il déniche un vol pour Vigo, l’aéroport le plus proche du village de mes grands-parents, pour le lendemain matin à 7 heures. Malgré le prix affiché, il ne fait aucune remarque.

« On prend celui-là ? demande-t-il à Maman.

– Oui, vas-y, répond-elle avant de se tourner vers moi : Choulieta, est-ce que tu emmènes Maxence avec toi ? Il vaudrait peut-être mieux qu’il reste. On ne peut pas être accompagné d’un petit bébé dans des moments pareils. Et puis les gens vont poser des questions. Essaie de voir avec son père s’il peut le garder. Après tout, il peut bien comprendre.

– Je vais voir », fais-je sans grand enthousiasme.

L’idée de voir Thomas et de m’entretenir avec lui m’angoisse toujours autant. Nous ne nous sommes pas parlé de vive voix depuis la réception de la convocation. Depuis, il a essayé de me joindre des dizaines de fois par jour, mais j’ai continué de laisser échouer ses messages sur mon répondeur avant de les effacer les uns après les autres, sans jamais les écouter. Je préfère ne pas entendre le son de sa voix, devenue corrosive à mes oreilles. J’ai déjà suffisamment perdu l’usage de mes autres sens.

Tous nos échanges s’effectuent par SMS ou par mail même si, comme je le découvrirai plus tard, il persiste à vouloir m’appeler chaque fois qu’il ne veut pas laisser de trace. À l’inverse, il privilégie le mail quand il souhaite pouvoir se servir de nos écrits le moment venu.

« Et toi, Salomé ? Tu viens ? interroge Maman.

– Bah évidemment que je viens, quelle question ! s’exclame ma sœur.

– Et ton examen ? lui dis-je.

– Je vais prendre mes bouquins. Advienne que pourra. Maman a besoin de nous tous. Mon examen, je pourrai le repasser. Mon absence, je ne pourrai jamais la rattraper. »

La force de notre famille, c’est surtout ça. Malgré nos différends et nos divergences, nous ne faisons plus qu’un quand l’un des nôtres a besoin d’être entouré.

En début d’après-midi, Maman a la confirmation que l’enterrement aura lieu deux jours plus tard, le samedi. Nous prévoyons de ne rentrer que le mercredi suivant, afin que Maman puisse passer un peu de temps avec ses frères et sœurs et régler les traditionnelles questions qui se posent après le décès d’un proche. Tom manquera l’école pendant quelques jours, mais cela n’a aucune importance. J’envoie alors un mail à Thomas pour lui expliquer la situation et, surtout, pour lui demander de bien vouloir récupérer Maxence dès ce soir.

Le soir venu, ma sœur m’accompagne devant la galerie marchande où j’ai rendez-vous avec Thomas. Maxence ne reconnaît pas immédiatement le chemin qui mène à notre séparation en raison de la présence de Salomé, qui le distrait peut-être de la routine habituelle. Pourtant, à l’instant même où il voit son père, il plante ses ongles au plus profond de ma chair et s’agrippe de toutes ses forces à mon corps.

« Ne t’inquiète pas, dans cinq minutes ce sera fini. Bon courage », me lance Thomas en le prenant dans ses bras, mais sans oser affronter le regard assassin de ma sœur. Dans sa voiture garée un peu plus loin, à la place qui fut un jour la mienne, siège Édith, toujours fidèle au poste.

*

De ces jours passés en Espagne il ne me reste qu’un souvenir très vague. Sans doute parce qu’ils restent associés à la pire période qu’il m’ait été donné de vivre. J’en ai effacé une grande partie, mais je garde en mémoire le bruissement du vent qui s’infiltre en sifflant sous les portes de la maison de mes grands-parents, l’image de rues désertes alors que je n’avais jamais vu le village peuplé autrement que de milliers de vacanciers et, surtout, la sensation d’un froid glacial, aux antipodes de ces étés brûlants indissociables de nos vacances…

Malgré la pluie, ils sont nombreux à venir dire au revoir à ma grand-mère. Quant à moi, je ne peux être plus triste que je ne le suis déjà. Adios, abuela20 .

À notre retour à Paris, je m’enferme dans un mutisme total. La solitude me terrasse, l’avenir m’angoisse et le bon sens m’abandonne. Je ne réponds plus à Stéphanie et n’honore pas mes rendez-vous avec le docteur Saunier.

Les seuls moments où je fais preuve de dignité sont ceux durant lesquels je m’occupe de mes enfants. Je tente de rester une maman irréprochable, en puisant mes forces dans tout l’amour que je suis capable de donner, même celui qui m’a été volé.

Tom ayant été privé de papa malgré lui, je m’efforce de composer du mieux possible. Je compense, crée, invente, me dédouble et, souvent, m’oublie. Je suis tour à tour couturière, infirmière, cuisinière, conteuse, papa ou maman…

Trois jours avant l’audience, je reçois un nouvel appel de Thomas. Mais cette fois-ci, sans savoir pourquoi, et malgré tous les avertissements, les signes et les alarmes qui résonnent en moi, je décroche. J’ouvre la porte et le laisse entrer pour qu’il puisse me réciter son discours enjôleur, m’adresser ses mots cajoleurs.

« Non, bien entendu tu ne demanderas pas la garde exclusive de Maxence… N’est-ce pas, Juliette, que tu ne le feras pas ? Tu sais que c’est ce qu’il y a de mieux pour toi, comme je sais que c’est ce qu’il y a de mieux pour nous. On ignore ce que nous réserve l’avenir. Tu es une femme intelligente, je l’ai toujours pensé, et tu agiras au mieux pour nous. Tu n’as pas besoin de ton avocate, je ne suis même pas sûr que le mien soit là. Nous sommes d’accord, de toute façon. Tout va bien se passer. » Il va jusqu’à me proposer de nous rendre ensemble au tribunal.

La veille de l’audience, j’apprends par Stéphanie qu’elle a été menacée par un ténor du barreau parisien lors d’une soirée réunissant tout le gratin des plus grands cabinets juridiques. Le ténor en question a eu vent de l’affaire m’opposant à Thomas – car je ne suis qu’une « affaire » dans la bouche de cet homme de loi – pour la simple raison qu’il est son voisin de palier… J’avais parfois entendu le frémissement de son imperméable derrière sa porte, de l’autre côté du couloir. J’avais déjà croisé son ombre au détour de la porte du parking ou alors que j’attendais l’ascenseur. Je ne comprends pas ce qu’il vient faire là, mais il a été très clair. Il a très vivement conseillé à Stéphanie de ne pas se dresser sur le chemin de Thomas pour le laisser obtenir ce qu’il voulait. Dans le cas contraire, il lui a fait comprendre qu’elle pourrait très bien ne plus jamais exercer.

Si le piège se referme, personne ne doit pour autant sombrer avec moi. Je mesure déjà l’ampleur des conséquences, mais pense pouvoir arrêter là les dégâts. Contre toute attente, et malgré l’incompréhension totale de Stéphanie, je l’appelle pour l’informer que je me rendrai seule à l’audience le lendemain. Elle me supplie de changer d’avis, de ne pas céder à la peur. Elle me répète qu’elle est prête à se battre, contrairement à moi.

Je lui demande pourtant de respecter ma décision.

Ce sera là ma dernière conversation avec mon amie. Je n’aurai plus jamais le courage de recroiser son chemin par la suite, mais j’apprendrai plus tard qu’elle est devenue l’heureuse maman de deux petits garçons, tout en poursuivant une brillante carrière. Il semblerait que le récit détaillé de mon épisiotomie ne l’ait finalement jamais dégoûtée de la maternité. Je glisse ici, comme si de rien n’était, une ligne de remerciement à l’attention de cette merveilleuse personne, je rends hommage à sa bravoure et à sa générosité sans faille. Et je lui demande pardon.

*

J’arrive seule au tribunal de Nanterre, avec trente minutes d’avance. Les couloirs, uniques témoins de la douleur silencieuse qui filtre derrière leurs portes closes, là où des destins se scellent, me paraissent sombres et interminables. Je demande mon chemin à un agent de sécurité, qui m’indique la direction opposée à celle que je viens de suivre.

Sans doute ai-je envie de fuir.

Je devine au loin la silhouette de Thomas, qui se fraye nerveusement un chemin vers la mienne. Je l’entends parler en s’approchant. Ma vision se trouble, mes mains se mettent à trembler. Il me tend une bouteille d’eau que je porte à ma bouche pour en boire une gorgée.

Est-elle empoisonnée ?

Il semble seul, lui aussi.

Nous n’échangeons pas un mot, mais je suis étonnée de voir Thomas départi de son assurance habituelle. Je prends place sur une chaise bancale, elle aussi fatiguée de la vie.

Autour de nous, d’autres couples attendent de faire leur entrée dans l’arène pour se déchirer. Leurs visages sont déformés, leurs gorges nouées, leurs regards apeurés, leurs mouvements saccadés, et leurs rêves certainement envolés. Tout avait pourtant commencé par une belle histoire d’amour, peut-être par une journée orageuse de mai, ou une soirée glaciale de janvier. Et tout s’achève ici par une mélancolique journée d’automne, dans un bâtiment gris dénué de chaleur qui se prétend palais de justice. Quelle ironie du sort, alors que notre seul tort est d’avoir un jour voulu croire à notre étoile.

L’atmosphère est oppressante.

Non loin, un couple hausse la voix. Les mots se font percutants, les larmes jaillissent.

Vite, il faut à tout prix que tout cela cesse, qu’on en termine… Je ne sais pas combien de temps encore peuvent agir mes médicaments.

Enfin, l’affaire Narcise-Gonzalez est appelée. Je me lève et suis Thomas, qui s’arrête un instant pour serrer la main d’un homme qui va se placer derrière un petit bureau, dans notre dos. Ainsi, son avocat est bien présent.

À l’image du bâtiment, la pièce froide ne se prête guère aux échanges amoureux. Quatre chaises sont alignées devant un bureau à plateau de verre, recouvert de chemises cartonnées.

La chaise à ma gauche est vide.

Thomas et son avocat prennent place sur celles qui se trouvent à ma droite.

Le juge, une femme d’une cinquantaine d’années, usée par les multiples procédures qui s’enchaînent, et à laquelle personne ne doit avoir envie de se frotter, s’adresse d’abord à la partie demanderesse.

Ce moment-là aussi demeure flou dans mes souvenirs. Seules quelques bribes de paroles viennent se mêler à de nébuleuses réminiscences.

« Je trouve que cet enfant est bien jeune pour être en garde alternée, je n’encourage que très rarement ce mode de garde pour un enfant en si bas âge.

» Il a un demi-frère, pourquoi les séparer ? Vous êtes bien sûre, Madame, que c’est ce que vous souhaitez ? Vos domiciles doivent être proches. Madame, je vous le demande encore une fois, est-ce bien ce que vous souhaitez ? »

Est-ce bien ce que vous souhaitez ? Est-ce bien ce que vous souhaitez ? Longtemps, cette phrase retentit dans ma tête. En boucle, telle une mélodie assassine, mais je hoche pourtant la tête. Je donne mon consentement, silencieusement.

L’audience dure précisément quinze minutes, si j’en crois le cadran suspendu au-dessus de l’issue de secours. Si peu de temps pour décider de l’avenir d’un enfant. Ou d’un parent.

On ne me pose pas d’autres questions, on ne me demande plus mon avis. Mon consentement est acté, la partie demanderesse a gagné. La victoire en poche, les deux hommes se serrent chaleureusement la main.

Tétanisée, la peur au ventre, j’accepte que Thomas me raccompagne chez moi en voiture. Son avocat m’accorde un regard miséricordieux avant de s’en aller de son côté.

Dans le parking, peut-être en guise de remerciement, Thomas m’embrasse à pleine bouche. Puis il s’excuse.

Une fois installé dans la voiture, il appelle sa mère.

« C’est terminé, tout s’est bien passé. Je vais aller chercher Maxence à la crèche, pour une fois que je le peux. Oui, moi aussi, à tout à l’heure, Maman. »

Et il me félicite à nouveau pour ma minceur.

« Tu es très belle. »

Sottement, je le remercie, puis lui demande :

« Pourquoi la main courante ? Pourquoi ces menaces ? Pourquoi l’avocat ? »

Sans vergogne et sans l’ombre d’un remords, il me répond qu’il n’a pas eu le choix. Il s’est contenté d’utiliser tous les moyens dont il disposait pour s’assurer que je ne lui enlèverais pas son enfant.

« Mais tu sais bien que je ne t’aurais jamais fait de mal, Juliette ?

– Tu as raison, tout le mal était déjà fait. »

En me déposant devant chez moi, et alors que je sors de la voiture, Thomas tente une pointe d’humour. Il m’est souvent arrivé de me moquer de ses lacunes en langues étrangères, puisqu’il ne parle pas un seul mot d’une autre langue que le français, mais c’est pourtant en espagnol que le père de mon fils, celui que je n’aurais jamais dû rencontrer, prend congé de moi ce jour-là.

« Allez, adios ! », me lance-t-il d’un ton presque guilleret.

Histoire d’être plus drôle encore, il répète son adieu en le flanquant d’un « caramba ».

« Adios, caramba ! »

Le ridicule de la scène, et l’image de Speedy Gonzalez qui me vient à l’esprit, manque de m’arracher un fou rire. Mais c’est pourtant au fer rouge que cette journée du 13 novembre restera gravée dans mon cœur.

C’est une date que je n’oublierai jamais. Celle où, d’une certaine manière, j’ai abdiqué mon rôle de mère. Où j’ai cessé d’être maman. Ta maman.


17. Ta grand-mère est morte.

18. Mon Dieu, mais pourquoi ? Ma maman est morte.

19. La vie est ainsi faite.

20. Au revoir, grand-mère.