Chapitre 34

Le parfum de l’espoir

« L’échec est le fondement de la réussite. »
Lao Tseu

J’ai quinze minutes de retard quand je sors du métro à Saint-Germain-des-Prés. L’air glacial de cette fin de journée du mois de janvier vient me gifler les joues. Distraite ou nerveuse, je tourne à gauche au lieu de prendre sur ma droite et passe devant les Deux Magots et le Café de Flore, dont les terrasses sont bondées sous la chaleur artificielle des braseros. On y respire la culture, la légèreté, mais aussi une certaine forme de snobisme.

J’éprouve pendant un court instant l’envie de m’y asseoir, d’y prendre un chocolat chaud, de l’accompagner d’un bon livre et de savourer ma liberté. Comme il est bon de saupoudrer son existence de petites surprises… Savoir perdre du temps, rire, ne plus avoir peur… Maintenant que j’ai acheté ma liberté au prix fort, je ne suis plus esclave. Je me sais plus forte, incapable de retomber dans un piège. J’ai grandi.

Je repense alors à Jean-Philippe. Six mois se sont écoulés depuis que je lui ai annoncé que nous ne pouvions plus continuer ensemble. Je n’étais pas amoureuse, je ne le pouvais pas. J’avais conscience d’avoir basculé dans les tréfonds de l’obscurité, si bas que je ne pensais jamais revoir la lumière un jour, et si Jean-Philippe m’a offert de retrouver la sécurité, la tranquillité, la paix avec moi-même, et même la confiance, je n’avais pas le droit de le tenir suspendu à mes sentiments tièdes. Il méritait le feu, la folie, des larmes de joie, des volcans de plaisir, mais je n’étais pas capable de les lui donner. Moi aussi, je méritais tout cela, mais il n’était pas celui qui pouvait me le procurer.

Lui comme moi savions que cette relation de substitution ne pouvait s’inscrire dans le temps. Et si elle a apaisé mes douleurs, elle ne pouvait cependant tout faire. Je suis la seule à pouvoir entreprendre le travail final. Mes plaies ne se refermeront que lorsque je l’aurai décidé, moi et moi seule.

Il m’avait pourtant fait rêver, et nous avions tout pour nous aimer, mais nos planètes ne se sont jamais alignées au bon moment. Question de timing. Il faut savoir l’accepter et ne pas s’entêter en vain.

Au cours de la dernière nuit que nous avons passée ensemble, il avait pressenti que c’en serait bientôt fini.

Une fin, mais aussi un nouveau départ. Pour lui, pour moi.

Au petit matin, je m’étais enfuie avec la lumière du jour naissante, avant qu’il ne se réveille. J’avais contemplé une dernière fois la fossette creusée dans son menton carré, celle qui nous faisait toutes craquer. Sa main gauche reposait paisiblement sur son torse, à la manière d’un gisant. J’avais écarté une mèche de son front et l’avait embrassé, là où tout avait commencé, avant de lui souffler silencieusement un merci.

J’étais partie pieds nus dans le couloir en emportant mes doutes et mes nouvelles certitudes, mais j’étais bientôt revenue sur mes pas pour lui laisser un dernier souvenir. J’étais entrée dans la salle de bains, j’avais ôté le capuchon de mon rouge à lèvres Chanel et… l’avais laissé tomber par terre. J’avais frémi. Il ne fallait surtout pas qu’il se réveille maintenant ! J’avais attendu quelques longues secondes pendant lesquelles j’avais entendu mon cœur battre tandis que mes jambes vacillaient. Enfin, au terme d’une attente interminable, dans le silence retrouvé, j’avais allumé la lumière du miroir et, de ma plus belle écriture, y avais inscrit au rouge à lèvres :

« L’amour, c’est comme la brume du matin au réveil… avant que le soleil ne se lève. Ça tient un instant et puis ça s’évapore. Rapidement. L’amour est une brume qui disparaît à la première lueur de réalité. Merci, merci, merci… »

J’avais terminé en dessinant maladroitement un cœur dans le petit espace resté libre, et je l’avais photographié dans ma mémoire. Plus que le sens véritable de cette tirade de Charles Bukowski, j’avais souhaité laissé la trace d’un moment fort que nous avions partagé ensemble…

La bise froide qui me caresse les joues et les effluves de vin chaud qui s’échappent des cafés pour venir me chatouiller les narines me ramènent au moment présent. Je prends soudain conscience que la Rhumerie, où mon rendez-vous m’attend, se trouve dans l’autre direction. J’ordonne à mes talons de faire demi-tour et me fraye un passage à travers un groupe de personnes patientant dehors pour me faufiler à l’intérieur. La salle est bondée et bruyante.

Je retouche mes cheveux, vérifie la fraîcheur de mon haleine et ouvre légèrement mon manteau avant de jeter un coup d’œil à chaque table. Un serveur se dirige vers moi pour me demander si j’attends quelqu’un. Non, en réalité, je chercherais plutôt quelqu’un que je n’ai encore jamais vu, sinon en photo… Il est d’ailleurs là, qui me regarde en esquissant un grand sourire depuis le bar.

Au premier abord, pas de tromperie sur la marchandise. Il me fait un signe, m’indique le tabouret à côté de lui et le verre qui se trouve déjà devant. Je réponds au serveur que c’est moi qui suis attendue, puis prends une grande inspiration et avance vers l’homme.

Il se lève pour m’accueillir.

« Tu es en retard.

– Mais je suis là.

– C’est vrai.

– Alors, voilà. Je suis donc Juliette, enchantée, dis-je avec assurance en lui tendant ma joue.

– Et moi Vincent, enchanté. »

Nous éclatons tous les deux d’un rire nerveux, ce qui me donne l’occasion de vérifier qu’il a bien toutes ses dents. Et un beau sourire !

Je me débarrasse de mon manteau, que je pose sur une banquette tout en sentant son regard me scruter des pieds à la tête – mes bottes, ma jupe en simili cuir et mon pull en cachemire. J’espère qu’il apprécie. Je ne suis pas sûre de pouvoir en dire autant de la chemise rose à fleurs qu’il porte, mais il se rattrape avec un jean Levi’s de bonne facture.

Vincent fait plus jeune que sur les photos que j’ai vues de lui, mais il dégage quelque chose de bon. Il sent terriblement bon également.

Cela fait maintenant une dizaine de jours que lui et moi communiquons, chacun derrière son écran, comme si cela pouvait atténuer nos peurs. Nous étions deux cœurs blessés, avec un lourd passif derrière nous, mais nous avions exprimé par clavier interposé nos interrogations, nos souhaits et même certains traits de notre personnalité. Nous avions fini par échanger quelques photos, des envies ou encore des rêves. Et nous nous étions sentis animés par la même volonté, celle de frémir, de vibrer et d’aimer. Par le désir commun d’avoir de nouveau des papillons dans le ventre, de regarder dans la même direction. Un soir, nous avions échangé nos numéros de téléphone pour entendre nos voix. Vincent m’avait appelé le lendemain à midi précis. J’avais décroché à la cinquième sonnerie en prenant l’air étonné alors que cela faisait déjà plusieurs heures que j’attendais son appel. Notre conversation avait duré précisément neuf minutes, sans que je puisse me rappeler ce dont nous avions discuté. Le plus important avait été de découvrir ce que dégageaient nos voix.

J’avais été bercée par la sienne, il m’avait complimentée sur la mienne, puis je n’avais plus eu de ses nouvelles de toute la journée. Au cours de la soirée, j’avais cependant reçu un SMS.

Vincent : Puisque nous avons passé avec succès le test de l’alchimie vocale, tentons de passer celui de la rencontre. Qu’en penses-tu ?

J’avais attendu plusieurs minutes avant de lui répondre.

Juliette : Salut. Je n’ai pas trop aimé ta voix, moi. On fait comment dans ces cas-là ?

Vincent : Je m’en doutais un peu. Je suis enrhumé. Une deuxième chance ?

Juliette : Quand seras-tu guéri ?

Vincent : Probablement ce samedi.

Juliette : Je dîne avec des copines… Dommage.

Vincent : Voyons-nous avant. Où est-ce que vous allez ?

Juliette : À Saint-Germain-des-Prés.

Vincent : Très bien, je vais nous trouver un bar sympa où tu pourras bien entendre ma voix. Quelle heure ?

Juliette : 18 heures. C’est bon pour toi ?

Vincent : Parfait. ça me laisse le temps de m’épiler, aller chez le coiffeur et appliquer mon masque aux concombres.

Juliette : (smiley content) Ce sont les filles qui font ça. Détrompe-toi, je viendrai très décontractée. Après tout, je ne serai là que pour entendre ta voix.

Vincent : Tout à fait. Je t’envoie un message samedi pour te dire où nous nous retrouverons. Bonne nuit Juliette. Bisou.

Juliette : Bisou ? Déjà.

Vincent : C’est un bisou timide. J’aurais pu mettre un s. Dernière chose : tu aimes les mojitos ?

Juliette : OUI ! OUI ! OUI !

Vincent : Tu es parfaite. Bisous (avec un s).

Juliette : Bonne nuit Vincent. Bisous.

Le lendemain, je m’étais réveillée avec un œil à moitié fermé et deux cocards énormes à la place des paupières. Après m’être aspergé les yeux d’eau froide pendant dix minutes, y avoir appliqué des glaçons ou des sachets de thé glacé, rien n’y avait fait. Je ressemblais à Quasimodo. J’avais appelé tous les médecins du quartier, mais aucun n’avait eu de rendez-vous à m’accorder. J’avais été à deux doigts de m’inventer une urgence médicale pour justifier une consultation immédiate quand je m’étais souvenue d’un médecin recevant sans rendez-vous tous les jeudis, entre 13 heures et 15 heures.

Après une heure trente d’attente, le diagnostic était tombé : conjonctivite bactérienne.

Ça mord, ça ?

J’avais alors montré une photo de moi au médecin en lui demandant quand je pourrais à nouveau me ressembler. Elle m’avait répondu en riant, mais surtout en me prescrivant un antibiotique local et un collyre, puis elle m’avait annoncé qu’il me faudrait trois jours pour retrouver une apparence normale.

Trois jours ? Impossible ! Si je paie deux consultations, peut-on réduire à un jour et demi ?

Voilà comment Vincent a failli rencontrer Quasimodo, ne puis-je m’empêcher de penser en prenant place sur un tabouret haut, à sa gauche.

Nos cuisses se frôlent tandis que je cale mes jambes contre le bar, en faisant involontairement remonter ma jupe, ce qui me contrarie. Amusé, Vincent observe mon petit manège, puis lève son verre en m’invitant à faire de même. Mal assise, je manque de basculer en arrière, mais il me rattrape in extremis.

« À notre rencontre ! », lance-t-il ensuite pour trinquer.

Nos verres s’entrechoquent pendant que nos regards s’interrogent, longuement. Il ignore que j’ai cadenassé mon cœur, mais cela ne nous empêche pas d’être tous les deux très à l’aise. Le silence n’a pas le temps de s’installer qu’une discussion fluide s’initie rapidement. Nous n’entendons plus les voix des autres autour de nous ; nous sommes seuls au milieu d’une foule de gens ivres de rhum et transportés par la folie du samedi soir. Nous sommes dans notre bulle, intouchables.

Il me raconte le tour du monde qu’il a entrepris seul, quelques années auparavant.

Il me parle de son grand amour, sa petite fille de deux ans.

Le temps passe si rapidement que je suis surprise par l’arrivée de mes amies, qui ignorent tout de mon rendez-vous avec Vincent, mais qui nous surprennent au bar alors que nos lèvres sont en train de se rapprocher dangereusement.

« Mais tu es qui, toi ? s’empresse de demander Camille à Vincent.

– Mais oui, tu es qui, toi, d’abord ? », l’imite Julie.

Loubna et Amélie se postent quant à elles de part et d’autre de Vincent, prêtes à intervenir s’il devait lui passer par la tête l’envie de s’enfuir. Toutes les quatre me lancent un regard interrogateur, appuyé d’un amical reproche pour ne pas leur avoir confié que je voyais quelqu’un avant de les retrouver. Commence alors pour Vincent un interrogatoire aussi minutieux que rigoureux de la part de mes amies, membres à part entière de la brigade de répression anti-bourreaux des cœurs.

Elles passent le suspect au crible et le sondent aussi bien sur sa date de naissance, ses hobbies, ses manies, ses mensurations, ses goûts culinaires, ses aspirations, son désir de paternité, son groupe sanguin ou sa pilosité que sa préférence entre boxer et slip kangourou.

« Est-ce que tu penses que tu es un 3R, toi ? demande Camille.

– Un 3R ? C’est quoi ? s’inquiète Vincent qui a jusqu’à présent répondu avec brio à chacune de mes amies.

– C’est le minimum requis pour rendre Juliette heureuse. Non, je rectifie, pour rendre toutes les femmes heureuses.

– Alors expliquez-moi ça rapidement ! Ça me permettra peut-être de gagner du temps et de ne pas me replonger dans mon encyclopédie pour comprendre les filles. Alors ?

– Ouvre bien tes oreilles, alors, mon petit gars ! », ordonne Camille.

Vincent ne peut s’empêcher de rire, charmé et amusé par mon amie rentrée en France pour les fêtes de fin d’année. Ses dernières années passées au Brésil ne lui ont rien fait perdre de son naturel et de son enthousiasme, même si sa romance n’a finalement pas fonctionné avec Alexandre. « Trop bons amis, pas assez de folie », m’avait un jour dit mon ancien voisin. Ils ont néanmoins vécu une folle aventure, ont été là l’un pour l’autre au bon moment et, grâce à lui, elle a retrouvé une famille qui lui a ouvert les bras. Elle a obtenu des réponses à ses interrogations, renoué avec le sommeil, et elle est restée au Brésil où elle a fini par retrouver retrouver Clément, celui avec lequel tout était facile, et sans lequel tout était devenu compliqué. Et qui est devenu une bonne fois pour toutes son grand amour. Décidément, sa vie est un vrai roman, avec qui plus est une issue heureuse puisqu’elle doit annoncer ce soir à notre bande qu’elle est enceinte ! J’ai eu la primeur de l’information le matin même, dès qu’elle a obtenu les résultats de sa prise de sang.

« Fini le 70A ! À moi les gros nibards ! », m’avait-elle hurlé au téléphone.

« Alors, le 3R ? fait Vincent en se tournant vers moi. Tu connais, toi, Juliette ?

– Oui, j’ai ma petite idée. Le premier R, c’est que tu dois me faire Rêver.

– C’est déjà fait ce soir ! se réjouit Vincent. Je t’ai fait voyager dans de nombreux pays.

– J’accepte. Le deuxième R, c’est que tu dois me faire Rire.

– J’ai tout bon là aussi ! Tu as éclaté de rire quand tu as vu ma chemise à fleurs. Et le troisième R, quel est-il ? fait-il, intrigué et plutôt fier de lui.

– Eh bien le troisième R, enchaîne Camille, c’est que tu dois Rassurer, avec un grand R. Tu dois être fiable, un vrai rocher sur lequel une femme pourra s’accrocher. Elle devra toujours pouvoir compter sur toi, tu comprends ?

– Fingers in the nose. Je suis la rassurance personnifiée. Pas plus tard que tout à l’heure, d’ailleurs, avant que vous n’arriviez, Juliette a failli tomber de son tabouret. Et je l’ai rattrapée !

– Tu crois que ça suffit ? se moque gentiment Amélie.

– Faudrait savoir, les filles. Juliette s’est accrochée à moi comme la moule au rocher. Ce n’est pas ce dont vous parliez ? »

Nous éclatons de rire et commandons une nouvelle tournée de mojitos.

« Virgin pour moi, s’il vous plaît ! exige Camille avec son plus beau sourire.

– Virgin ? s’exclame Julie. Il n’y a plus rien de vierge chez toi ! Tu n’aurais pas un truc à nous dire ?

– Ça va ! Pour qui me fais-tu passer devant… Comment tu t’appelles, déjà ?

– Vincent, je m’appelle Vincent.

– Bien, Vincent. Excuse-moi. J’ai une grande nouvelle à annoncer ce soir et tu vas avoir la chance d’y assister. Je pourrais attendre, oui, bien sûr, mais quand je vois Loubna loucher sur mon décolleté, je crois bien que je suis déjà démasquée. D’ailleurs, arrête de loucher, toi aussi, Vincent ! »

S’ensuit une joyeuse cacophonie où tout le monde se coupe mutuellement la parole pour savoir qui a déjà deviné que Camille était enceinte… Vincent et moi assistons à la scène, de loin, main dans la main.

Cinq ans plus tard

Il est 6h45, le métro d’Athènes arrive à son terminus, le port du Pirée. En quittant la station, nous nous retrouvons noyés dans un océan de gens et de véhicules qui menacent de nous engloutir. C’est une ville dans la ville, une joyeuse pagaille. Les départs de plusieurs ferries sont imminents et chacun cherche le bon comptoir d’enregistrement. Partout, des langues différentes se font entendre, ce qui donne lieu à de très singuliers échanges riches en sonorités.

Nous mettons nous-mêmes plus de trente minutes à nous faire comprendre et à acheter nos billets. Notre départ est désormais prévu dans vingt-cinq minutes seulement ; il ne faut plus trop tarder. Je prends néanmoins le temps de m’arrêter dans une épicerie pour y acheter des jus d’orange frais et quelques croissants fourrés d’une crème jaune criard afin de rassasier tout le monde. Il nous faut bien quelques provisions à cette heure matinale puisque la traversée va durer cinq heures ! Nous aurions évidemment pu prendre un speed-boat, lequel aurait mis deux heures de moins, mais notre budget est un peu serré maintenant que nous partons à cinq…

Mais qu’importe, puisque le ciel est déjà d’un bleu azur qui nous met en joie, alors qu’il pleuvait à Paris quand nous sommes partis la veille au soir.

Devant moi, le chef de la troupe, Vincent, suivi de près par la fratrie très recomposée.

L’ado grogne parce qu’il n’a pas beaucoup dormi…

Son frère, lui, veut être sûr d’arriver en premier.

Quand à la petite, elle a faim.

Tout va bien, rien d’anormal à signaler.

Emportés par la foule, nous arrivons sur ce qui nous semble être le bon quai, mais comment en être sûr alors que des dizaines de navires identiques, tous frappés du logo Blue Star Ferries, se dressent partout autour de nous ?

Une voix crie : « Paros-Naxos-Santorini ! »

Soulagement, il s’agit bien du nôtre. Après avoir embarqué et nous être délestés de nos valises, nous cherchons un espace suffisamment grand pour accueillir notre tribu. Mais le ferry a été littéralement pris d’assaut par des centaines de passagers et les banquettes sont déjà peuplées de touristes qui s’y sont vautrés pour achever leur nuit. Des pieds sur les têtes, des têtes sur les pieds – le joyeux bordel continue.

« Super, on va profiter du soleil », se réjouit Vincent.

« Comment je vais pouvoir dormir avec toute cette lumière ? », bougonne l’ado Tom.

« Trop nul, il fait déjà trop chaud », se plaint son frère Maxence.

« Mais il n’y a pas à manger ici, le restaurant est à l’intérieur ! », s’inquiète Miss Bouclettes, la fille de Vincent.

Moi, je souris.

Au final, la fatigue nous conduit à opter pour un ersatz de camping, et nous terminons tous couchés sur un plancher en bois. Quatre heures plus tard, les haut-parleurs du bord retransmettent la voix du capitaine qui semble hurler à gorge déployée dans son micro. Paros ! Paros ! Paros !

Les yeux toujours gorgés de sommeil, les enfants se réveillent péniblement tandis que Vincent et moi sommes déjà debout pour admirer la vue qui s’offre à nous. Au loin, le petit port de Parikiá, avec ses maisons blanchies à la chaux, ses clochers et ses toits bleus.

Le ferry continue de fendre doucement les eaux translucides de la mer Égée sous un soleil au zénith qui nous caresse la peau. Tom se réveille et écarquille les yeux.

« Ouaouh, mais on va pouvoir faire des super-photos pour Instagram ! »

Maxence et Miss Bouclettes prennent le temps de se partager leurs derniers Dragibus avant de se lever et, enfin, d’observer l’horizon.

« Trop belle la mer, Maman, on peut se baigner ? »

« C’est quand qu’on mange, Juliette ? »

Avant même d’accoster, nous devinons l’agitation qui gagne le port. Des hommes s’activent, des coups de sifflet retentissent, des pancartes sont brandies dans la chaleur suffocante. Nous partons récupérer nos valises et nous tenons prêts à débarquer, frétillant d’impatience au milieu de toute une foule déterminée à rejoindre la terre ferme.

Notre hôte, Giannis, ayant proposé de venir nous chercher au port, nous essayons de le repérer parmi tous les porteurs de pancartes attendant quelqu’un. C’est finalement Maxence, très fier de lui, qui déchiffre l’inscription Marili Apartments sur un bout de papier. Mais Giannis se fraye déjà un chemin vers nous ; lui aussi nous a reconnus.

« Kalimera21  ! », s’exclame-t-il pour nous dire bonjour.

Il ne parle pas bien anglais, mais s’exprime avec le cœur et nous conquiert immédiatement par sa gentillesse. Il nous invite à embarquer dans son monospace et nous fait quitter le port en longeant des quais littéralement tapissés de centaines de poulpes séchant au soleil, ce qui ne manque pas de stupéfier les enfants. C’est déjà l’heure du déjeuner. Un peu partout, des gens prennent place sur leurs chaises tressées pour s’installer face à une mer que le soleil s’amuse à peindre en vert ou en bleu selon la fantaisie de ses reflets. Encore quelques minutes, et déjà nous empruntons une route secondaire flanquée d’un magnifique moulin à vent devant lequel un âne semble monter la garde, imperturbable. Les maisons voisines sont encadrées de majestueux massifs de bougainvilliers fuchsia.

Ici, les couleurs se déclinent dans les tons les plus improbables et les plus chatoyants pour dessiner la plus belle des toiles peintes, celle que l’on voudrait encadrer chez soi pour continuer de rêver sous un ciel gris.

Nous empruntons maintenant un chemin de terre sèche parfumé au soleil, qui s’amuse à sinuer entre des vignes endormies par la chaleur. On entend le ressac de la mer, on la devine, mais on ne la voit pas encore. Patience, patience…

Enfin, nous arrivons à destination. Marina, l’épouse de Giannis, nous attend sous une pergola qui croule sous les fleurs. Elle parle elle aussi le langage du cœur et se fait aussitôt adopter par les enfants. Si la gentillesse et la bienveillance embaument le jardin de nos hôtes, il en va de même avec toutes les Cyclades, dont les habitants nous semblent être des gens d’exception. Leur générosité ne cessera de nous bouleverser pendant notre séjour.

À peine débarqués du monospace, nous découvrons une belle table en bois blanc sur laquelle nous attendent des verres de limonade fraîche ainsi que des pâtisseries traditionnelles. Tom s’empare rapidement d’une part de gâteau qu’il enfourne dans sa bouche avant d’aller se prélasser sur un hamac, à l’ombre d’un bel olivier. Maxence et Miss Bouclettes s’amusent un instant à courir derrière quelques chats avant de déclarer forfait pour aller plutôt user leurs dernières forces sur une balançoire.

Avant que Marina ne nous montre la maison, nous souhaitons régler le solde de notre séjour, mais elle refuse.

« On ne parle pas d’argent pour l’instant, on discute entre amis. »

Elle nous fait traverser la demeure, ouvre une fenêtre à l’autre extrémité et nous indique la mer.

« Vous prenez le chemin qui longe le champ de maïs et, quand vous arriverez au bout, vous tournerez à droite. Vous verrez alors un restaurant dans lequel on mange très bien. À sa gauche, quatre marches. Les marches vers le paradis ! Allez-y maintenant, emmenez les enfants, profitez ! »

Vincent me regarde d’un air interrogateur.

« Allons-y », fais-je en acquiesçant d’un signe de tête.

À la hâte, nous prenons des serviettes, des casquettes pour les petits, de la crème solaire et un peu d’argent, puis nous partons en file indienne sur ce lopin de terre qui n’a pas bu à sa soif depuis longtemps. Soudain, sur une pierre sans doute brûlante, je vois luire les écailles d’une peau de serpent. Tétanisée à l’idée que la bête puisse onduler vers moi, je refuse d’avancer. Les enfants viennent alors à mon secours et, tout en se moquant gentiment de moi, m’attrapent par la main pour que nous parcourions ensemble et en courant les derniers mètres.

L’écho du ressac est maintenant parfaitement audible ; ce n’est plus une illusion. Nous touchons du bout des doigts le paradis… Un véritable paradis puisque la plage est déserte, tout comme le restaurant, où nous sommes accueillis comme des rois au son d’un « Kalimera ! » tonitruant.

Nous commandons à manger et à boire, oui, surtout à boire, et sommes invités à patienter en nous prélassant sur les transats, à l’ombre de petites paillotes parfaitement alignées dans le sable. Mais nos trois petits mousquetaires, qui n’ont que faire des transats, sont déjà partis gambader dans l’eau.

« On se mouille juste les pieds ! », nous promettent-ils.

Un jeune serveur nous apporte nos boissons en même temps qu’il nous offre son sourire et ses compliments : « Vos enfants sont très beaux », nous dit-il dans un bon anglais.

« Efkharisto22  », répondons-nous en chœur.

Nous levons nos verres et appelons les enfants à venir trinquer avec nous. Ils arrivent quelques minutes plus tard, bien évidemment trempés.

« Dites donc, les enfants, ça ne sentirait pas quelque chose, par ici ? demande Vincent.

– Ça sent la mer ! s’exclame Maxence.

– Ça sent les brochettes de poulet ! dit Miss Bouclettes.

– Ben, j’sais pas moi, dit Tom. C’est pas moi, en tout cas.

– Mais non, les enfants ! Ça sent le bonheur ! Vous ne le sentez pas ? C’est ça le bonheur ! Touchez-le, il est juste là. C’est fou ! Vous ne trouvez pas ? »

Vincent me claque un baiser sonore sur les lèvres.

« Beurk ! s’offusque Tom.

– Ouh les amoureux ! », s’esclaffent Maxence et Miss Bouclettes d’une même voix.

Tous les trois profitent de cet intermède sentimental pour s’échapper de nouveau vers l’immense étendue turquoise. Vincent ferme les yeux en continuant à respirer à pleins poumons le bonheur qui nous entoure, puis il s’assoupit quelques instants. Quand le serveur nous fait signe que nos repas sont servis, je m’amuse à le réveiller doucement en caressant sa barbe de trois jours du revers de la main.

« Réveille-toi, prince charmant ! À table !

– Huummm…

– Allez, mon cœur, il faut y aller !

– Huummm… J’ai pas envie.

– Mais tu mourais de faim pas plus tard qu’il y a une heure.

– Oui… Mais… Là, je jubjotais.

– Tu quoi ?

– Je jubjotais.

– Ça veut dire quoi ?

– Ah, tu ne sais pas ?

– Je n’ai jamais entendu ce mot-là. Il n’existe pas.

– Si, il existe. Dans Le Baleinié : le dictionnaire des tracas23 .

– D’accord. Je te crois parce que j’ai faim. Ça veut dire quoi ?

– Eh bien, jubjoter, c’est quand tu émerges d’un rêve sans savoir la fin et que tu voudrais y retourner pour la connaître, cette fin.

– Et on peut savoir de quoi tu rêvais ?

– Je rêvais…

– Allez !

– Je rêvais que nous avions un bébé… Un bébé à nous.

– Ah… Et tu veux y retourner pour savoir quoi ?

– Ben, pour savoir si c’était un garçon ou une fille ! »

Les rires de nos enfants, dont aucun n’a les mêmes parents, nous proviennent de l’intérieur du restaurant, où ils se sont déjà installés à l’invitation du serveur. Ils se chamaillent souvent et se lancent parfois de drôles de noms d’oiseaux à la figure. Ils s’aiment le matin, se détestent l’après-midi et complotent ensemble le soir.

Je tends la main à Vincent, l’entraîne avec moi et lui souris, attendrie par son air endormi, comme s’il jubjotait toujours. Nous laissons derrière nous l’empreinte de nos pas dispersés sur le sable mouillé.

Je me retourne pour regarder devant moi, fière de ce que nous avons accompli ensemble.

J’ai abandonné rancœurs et aigreurs aux autres, sans pour autant nier mon passé qui me permet, aujourd’hui, d’apprécier ce que je vis à sa juste valeur.

Vincent a jeté sa chemise à fleurs, mes cheveux ont retrouvé leur véritable couleur.

Ma taille 38 et moi, nous vous envoyons une carte postale du bonheur.

* * *

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21. « Bonjour » (en grec).

22. « Merci ».

23. De Christine Murillo, Jean-Claude Leguay et Grégoire Œstermann, aux éditions Points (2009).