Seul le messie lui-même achève tout devenir historique, au sens où lui seul rachète, achève, crée le rapport de ce devenir au messianique même1. C’est pourquoi aucun événement historique ne peut vouloir de lui-même se rapporter au messianique. C’est pourquoi le royaume de Dieu n’est pas le telos de la dunamis historique ; il ne peut être posé comme but. Historiquement, il est envisagé non comme un objectif, mais comme une fin2. Voilà pourquoi l’ordre du profane ne peut être édifié à partir de l’idée de royaume de Dieu ; voilà pourquoi la théocratie ne revêt aucune signification politique mais seulement une signification religieuse. Le plus grand mérite de L’Esprit de l’utopie de Ernst Bloch est d’avoir récusé avec toute la fermeté qui s’imposait l’idée d’une signification politique de la théocratie3.
L’ordre du profane doit se redresser en s’appuyant sur l’idée de bonheur. Le rapport de cet ordre au messianique est l’un des enseignements essentiels de la philosophie de l’histoire. Et, de fait, ce rapport conditionne une conception de l’histoire dont la problématique se laisse exposer dans une image. Lorsqu’on désigne par une flèche l’objectif vers lequel tend la dunamis du profane, et par une autre la direction de l’intensité messianique, la quête du bonheur de l’humanité libre s’écarte alors bien sûr de cette direction messianique ; mais, de même qu’une force peut, à travers sa trajectoire, en favoriser une autre suivant une trajectoire opposée, ainsi l’ordre profane du profane peut lui aussi favoriser l’avènement du royaume messianique4. Le profane n’est donc certes en rien une catégorie du Royaume mais une catégorie, et l’une des plus fondées, de son imperceptible proximité5. Car, dans le bonheur, tout le terrestre aspire à son naufrage, mais ce n’est que dans le bonheur qu’il trouvera catégoriquement le naufrage. – Alors, bien sûr, que l’intensité messianique immédiate du cœur, de chaque individu en son for intérieur, passe par le malheur, au sens de la souffrance. À la restitutio in integrum [restitution dans son intégralité] spirituelle, laquelle conduit à l’immortalité, correspond une restitutio in integrum séculière qui, elle, conduit à l’éternité d’un naufrage ; et le rythme propre à cette réalité mondaine éternellement fugace, fugace dans sa totalité, fugace dans sa totalité spatiale mais aussi temporelle, le rythme de la nature messianique est le bonheur. Car messianique est la nature par son éternelle et totale fugacité.
Aspirer à cette fugacité, y compris pour ces niveaux de l’homme qui sont nature, telle est la tâche de la politique mondiale dont la méthode a pour nom nihilisme.
1. Sur le messianisme de Benjamin, voir Gershom Scholem, Benjamin et son ange, traduit de l’allemand par Philippe Ivernel, Paris, Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 1995 ; voir également Pierre Bouretz, Témoins du futur. Philosophie et messianisme, Paris, Gallimard, 2003, p. 223-299. (Toutes les notes sont du traducteur.)
2. Voir ici les considérations sur le bonheur de la thèse II de Sur le concept d’histoire, in Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, traduit de l’allemand par Olivier Mannoni, préface de Patrick Boucheron, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque Payot », 2013, p. 54-55.
3. Ernst Bloch, L’Esprit de l’utopie, traduit de l’allemand par Anne-Marie Lang et Catherine Piron-Audard, Paris, Gallimard, 1977.
4. Voir l’évocation de l’importance de la théologie pour le théoricien de l’histoire dans la thèse I de Sur le concept d’histoire, op. cit., p. 53.
5. Sur ces dialectiques du « Royaume », voir Vincent Delecroix, Apocalypse du politique, Paris, Desclée de Brouwer, 2016.