Une fois immergé le corps de la fille lesté et attaché par des chaînes rouillées reste en suspension à trois mètres de profondeur dans l’eau du bassin de décantation qui dégèle. Plus tard il s’élève doucement en même temps que la température et les maillons métalliques cisaillent régulièrement la chair brune gonflée. De minuscules bulles d’air emprisonnées durant l’hiver retournent à l’éther tandis que le trop-plein du lac artificiel envahit clandestinement conduites et canaux. Les pluies et la fonte des neiges ont fait monter le niveau de cette vaste retenue noire qui déborde dans toutes les directions jusqu’à ce que la lande ne puisse plus contenir les flots et que les passages souterrains soient parcourus de blocs de glace de plus en plus petits qui se dispersent se désintègrent et s’évaporent lentement.
La glace ne reste pas éternellement de la glace. Avant c’était de l’eau et avec le temps elle redevient de l’eau. Et la vie renaît. Ici même dans les fissures et les crevasses de ce tunnel en béton les larves d’insectes éclosent et se développent. Dans l’humidité de cette grotte creusée par l’homme elles se déplient se déroulent se déploient.
Des plécoptères des éphémères des trichoptères des diptères des libellules.
Les eaux montent et montent encore jusqu’à ce que le corps de la fille vienne s’appuyer contre le dessous de la grille comme un prisonnier dans le couloir de la mort agrippe les barreaux de sa cellule en implorant la clémence. Ensuite les eaux baissent et baissent encore et elle flotte ligotée attachée entravée.
C’est alors au tour des acariens des moucherons et des mouches d’arriver.
Des mouches bleues des mouches vertes des mouches à viande des drosophiles des syrphes.
Ces créatures à sang froid viennent à différents stades se nourrir et pondre. La rumeur d’un festin de printemps se répand.
Attire des staphylins des dermestes du lard des escarbots. Des mites des halictes des guêpes. Des araignées qui guettent les mouches.
Et le processus recommence. La décomposition s’accélère. Le corps en suspension devient l’hôte d’une vie d’un autre ordre. Sa chair ses organes ses cavités sa peau et ses fluides grouillent d’activité. Ce qui était autrefois une personne est maintenant une riche source de protéines pour les sous-espèces qui rongent et sucent dans l’ombre.
Elle flotte sous la lande sous la terre détrempée. La fille. Des semaines se sont écoulées durant lesquelles elle n’a connu que l’obscurité la glace et l’écho de la brise des tourbières se répercutant dans ce mausolée désert. Sans rien voir du ciel changeant ni des déplacements de la neige. Mais aujourd’hui la neige a disparu et la glace a fondu. Et alors que le premier rayon de soleil effleure cet espace le traverse et y pénètre même la mort devient un théâtre de changement de croissance de mouvement.
C’est le printemps.
*
Lorsqu’ils se présentent chez lui de bonne heure le matin – et au fond de lui Larry Lister s’est toujours douté qu’ils viendraient et oui peut-être éprouvait-il une certaine excitation à ne pas savoir quand ; à se dire qu’il avait réussi à s’en tirer un jour de plus – ce n’est pas à cause de ses intérêts commerciaux dans certaines entreprises ni des parts occultes qu’il détenait dans le vieux cinéma porno ni des soirées spéciales ni de ses liens avec M. Hood ou M. Skelton et leur implication dans des disparitions-éliminations suspectes ni de sa vaste collection d’archives sur celluloïd – les vidéos de tortures – ni de ses albums photos ni des DVD ultra-ciblés qu’il a rapportés du Vietnam et du Laos mais sur la foi d’une accusation qui remonte à une éternité. Au début des années quatre-vingt. Rien qu’une. Portée par une fille – aujourd’hui une femme avec un mari et des gosses – qu’il ne se souvient même pas d’avoir rencontrée. Ce qui ne veut pas dire qu’elle raconte des conneries. En réalité son témoignage paraît même tout à fait convaincant ; non seulement elle a mentionné la marque de cigarettes qu’il fumait durant la « séance prolongée d’attouchements inappropriés » (une rapide recherche sur Internet suffirait néanmoins à découvrir ce détail ; il ne serait pas recevable au tribunal) et certains aspects de l’intérieur de son Winnebago (un Minnie Winnie Premier avec un revêtement de couleur vive à motif de chevrons bruns qu’il avait acheté avec l’argent de la corporation et laissé près d’une église dans les Pennines dont il avait été nommé gardien honorifique à la fin des années quatre-vingt) mais elle a également donné une description précise des trois petits grains de beauté sur le dessous de sa bite disposés d’après elle « en triangle » qu’elle a eu l’occasion de voir de très près toutes ces années auparavant.
À part une déclaration pour dire que la fille en question fait manifestement partie de ces fans nourrissant à son égard une obsession particulière et qui ont franchi une frontière en mélangeant réalité et fantasme et erreur d’interprétation et fiction (ne vous inquiétez pas dit-il aux policiers venus l’arrêter ça s’est déjà produit plusieurs fois ; c’est le pouvoir de la télévision) pas de commentaires est le mantra qu’il répète encore et encore au cours de l’interrogatoire préliminaire.
Pas de commentaires. Une formule servie une bonne centaine de fois jusqu’à l’arrivée de son avocat. À ce stade l’Aimable Larry Lister adresse un sourire radieux aux enquêteurs et lance d’un ton assuré pourquoi on irait pas tous boire un verre quand cette histoire absurde sera terminée ? Sans rancune hein ?
*
Le journal est ouvert sur son bureau. Y figure la photo d’un homme aux joues rouges aux yeux exorbités et au sourire radieux. L’article est intitulé LARRY LISTER : CHUTE D’UN CHOUCHOU DE LA TÉLÉ. Et dessous : SORDIDES ACCUSATIONS SEXUELLES À L’ENCONTRE DE L’HOMME SURNOMMÉ « TONTON ».
Brindle regarde par la fenêtre l’environnement stérile dont les parkings les abribus toujours vides et les ronds-points fleuris réfléchis à l’infini par les surfaces vitrées lui sont plus familiers que l’intérieur de son propre appartement.
Si on lui demandait de quelle couleur sont ses rideaux il aurait dû mal à répondre ; si on lui demandait quelle est la devise inscrite sur la plaque métallique vissée sur du faux marbre à l’entrée de la zone industrielle huit cents mètres plus loin – rebaptisée « parc » par ses occupants – il répondrait sans la moindre hésitation Innovation Sens de l’opportunité Esprit d’entreprise. Une de ces formules vides joyeusement dévoilées sous le New Labour par un maire au sourire figé ayant sombré dans l’oubli depuis. Le service de Brindle n’a emménagé ici que deux ans plus tôt. Avant il n’existait pas. À bien des égards il n’existe toujours pas officiellement. C’est sa force.
La vue des espaces alentour – rectangles d’herbe ; routes désertes ; fenêtres scintillantes – est soporifique. Cette surabondance de verre de chrome et de bitume crée une fausse impression du monde : un univers de lignes d’angles droits et de miroirs se réfléchissant les uns les autres en un écho visuel interminable qui peut se révéler inspirant ou étouffant selon l’observateur. À tel point que Brindle se surprend maintenant à rêvasser à d’anciens chemins accidentés couverts de lichens et aux pavés lisses d’une vieille place de marché. À sa semaine hivernale à la campagne.
Il referme le journal et s’adosse à son fauteuil ergonomique.
Les yeux clos il songe au chaos de la nature. À la façon dont les rochers ont été disséminés dans les vallées par les icebergs quelques dizaines de milliers d’années auparavant. Il songe à ces maisons construites à flanc de colline que la végétation se réapproprie peu à peu – une tuile à la fois ou une minuscule spore de mousse à la fois. Il songe aux fougères desséchées à l’épaisse boue noire aux plumes duveteuses tombées du ciel et à l’odeur vaguement sucrée de la merde de cochon répandue par un épandeur de fumier dont le moteur vrombit en bas d’un versant.
Il repense à la vallée. Au bourg. Au hameau.
Au visage impassible des hommes.
À la matrice des secrets – choquants sordides et toujours enterrés – et à ses propres faiblesses. Il a l’impression de sentir le printemps. D’en percevoir l’odeur et le goût.
*
À treize à quatorze à quinze ans. Rutter devient un jeune homme qui apprend à se fondre dans le paysage à s’y mêler ; à se transformer en tronc d’arbre en entité statique capable d’adapter ses mouvements à son environnement. De se rendre presque invisible.
En dehors du collège et des travaux de la ferme il ne fait plus que chasser et braconner. Rôder et vagabonder. Sillonner les collines sans bruit.
Ses jambes le portent sur des kilomètres dans toutes les directions jusqu’au moment où il finit par connaître chaque ancienne passe et chaque chemin de terre. Il se change en statue ou en épouvantail et ainsi immobile contemple le ciel. Parfois aussi il grimpe aux arbres se perche sur une branche pour écouter le chant des oiseaux et le souffle de la brise. Il escalade les rochers les éboulis ou se laisse descendre dans les ravins. Explore les forêts mortes et les tourbières puant le méthane. S’aventure dans des endroits où peu de gens se risquent.
Il maîtrise l’art de l’immobilité du silence du camouflage.
Il y a une fille dans ses pensées. Une fille de sa classe dont les taches de rousseur lui font tourner la tête. Ce n’est pas la plus jolie ni la plus populaire ni la plus brillante mais c’est la plus chouette parce qu’elle l’a laissé lui tenir la main un jour. Durant quelques instants trop brefs – un répit fugace pendant que personne ne l’observait – il a établi un lien.
C’est elle aussi une fille de ferme. Gauche et sale. Elle ne se maquille pas n’a pas d’amis et est arrivée d’un autre collège en cours d’année. C’est peut-être pour cette raison qu’elle accepte de lui parler. Elle aime les animaux elle a de la crasse sous les ongles et une fois elle lui a raconté que les paons étaient ses oiseaux préférés parce que leurs plumes étaient d’une beauté presque irréelle – que les regarder c’était comme regarder la mer du sommet d’une haute falaise par une magnifique journée ensoleillée.
Il n’a vu de paons que dans les livres qu’il a feuilletés au collège au lieu d’apprendre des formules mathématiques des poèmes idiots des faits sur des bras-morts de fleuves et sur des rois disparus depuis des siècles mais il n’a jamais oublié le regard brillant de la fille quand elle a prononcé ces mots. Il n’a jamais vu la mer non plus.
Un jour il sort se promener. Quitte les vieilles maisons de pierre du village et s’enfonce dans la vallée. La traverse et remonte de l’autre côté. C’est l’été. Il a plu pendant deux jours mais la pluie s’est arrêtée et l’air est étouffant. Lourd et saturé d’humidité. Il pleuvra encore.
Il marche.
Marche sans but ni intention. Il avance c’est tout. Une heure plus tard après avoir franchi deux vallées il descend une colline et entre dans une zone densément boisée. Un ruisseau la traverse. Il fait une pause se baisse et boit un peu d’eau. Elle a un goût merveilleux. Ces bois ne ressemblent pas à ceux qui entourent le bourg ni aux bosquets au fond de la vallée. Ils sont entretenus. Une passerelle en planches a été posée sur les abords boueux avec du grillage dessus pour empêcher les promeneurs de glisser et aux endroits où le chemin est érodé des dalles de pierre comblent les trous. Des panneaux expliquent quelles espèces de plantes et d’animaux peuplent ce vallon. C’est une sorte de réserve naturelle comprend-il. Il n’y a rien de comparable dans sa vallée toute de ciel et de rochers.
Le bois s’éclaircit et le mène au bas d’une pente. Il débouche ensuite à découvert dans un vaste pâturage foisonnant de boutons d’or. Un chemin le coupe en son centre et d’autres de chaque côté conduisent à de grandes maisons nichées au milieu des arbres.
À cet endroit il y a de l’espace de la lumière et les propriétés sont imposantes. Bon nombre d’entre elles paraissent neuves. Elles possèdent leur propre allée et leur propre jardin paysager avec des étangs des pavillons extérieurs des serres. Et aussi de vraies pelouses. Elles-mêmes entretenues. Impeccables. Le soleil se réfléchit sur les grosses voitures garées devant.
Il est à quelques kilomètres seulement de chez lui pourtant c’est un autre monde.
En approchant d’une des grosses propriétés il entend soudain un cri strident. La demeure est énorme. Encore plus impressionnante que celle de Ray Muncy. Elle se distingue par une allée incurvée menant à une cour gravillonnée par des dépendances et un jardin entouré de murs. Le grand portail électronique à double battant à l’entrée est ouvert.
Le cri provient du côté de la maison. Le jeune homme l’entend de nouveau. C’est un son perçant. Insistant. Il fait quelques pas dans l’allée pour aller jeter un coup d’œil conscient du crissement du gravier sous ses pieds. Un peu plus loin c’est un magnifique paon qu’il découvre. Un autre se tient à quelques mètres de lui perché sur le toit d’un garage.
À la pensée de la fille et de son regard brillant Rutter sent son estomac se contracter.
Le paon au sol est un mâle ; il le sait. Celui sur le toit est une femelle.
Ce sont les plus belles créatures qu’il ait jamais vues surtout le mâle dont le long cou gracieux va du vert bouteille au bleu cobalt en passant par mille nuances intermédiaires. En pleine lumière on dirait qu’un feu d’un genre inédit embrase son plumage.
Il sait tout de suite ce qu’il doit faire.
Quand il se dirige vers eux la femelle – la paonne – criaille de nouveau. Elle est moins spectaculaire que le mâle mais il tient néanmoins à l’observer de plus près.
Si son cou se pare également de touches de bleu son corps est d’un brun terne – banal et insipide. Elle est aussi plus ronde. Peut-être attend-elle des petits.
Les deux volatiles arborent des crêtes – un éventail de plumes délicates aux extrémités bleutées.
Il s’approche prudemment du mâle. S’arrête puis s’accroupit devant l’oiseau qui va et vient quelques instants puis soudain sans prévenir déploie les plumes de sa queue.
Le jeune homme lâche une exclamation étouffée. Entend un hoquet s’étrangler dans sa gorge.
Un rempart d’yeux le regarde.
Le plumage est à couper le souffle. Littéralement.
Les yeux sont bleus au milieu mais c’est la nuance de vert autour formant une sorte d’iris qui le fascine. Elle est électrique. Iridescente.
Comment une telle couleur peut-elle exister ? se demande-t-il. Comment la nature a-t-elle pu créer une merveille pareille ?
Elle semble complètement déplacée dans ces paysages du Yorkshire aux murs de pierre grise sous un ciel d’un gris minéral.
Il lui faut une de ces plumes. Juste une pour la fille qu’elle pourrait accrocher à sa tringle de rideaux afin que le soleil matinal l’illumine.
Il lui faut une de ces plumes.
Toujours baissé il s’avance vers le paon mais brusquement celui-ci referme son plumage et s’envole sans grâce vers le toit pour rejoindre la femelle.
Les plumes de sa queue dépassent du bord et Rutter n’en revient pas qu’une telle traîne puisse se replier aussi facilement.
Les oiseaux l’observent tous deux d’un œil soupçonneux quand il tripote la gouttière en plastique pour en éprouver la solidité puis commence à grimper. Il est monté dans les arbres toute sa vie parfois jusqu’à quinze ou vingt mètres de haut. Se hisser jusqu’au sommet de cette gouttière sera un vrai jeu d’enfant. Une main après l’autre.
Pour une plume.
À conserver précieusement. À étudier à caresser.
À offrir à la fille pour qu’elle l’aime.
Les oiseaux se pavanent sur le toit lorsque la tête du jeune garçon puis son torse apparaissent près d’eux. Le mâle éblouissant est tout proche. Rutter tend lentement le bras compte jusqu’à trois puis attrape les plumes les serre et les tire mais au même moment toute une partie de la gouttière se détache dans un craquement sinistre.
Il part à la renverse entraînant l’oiseau avec lui. Les criaillements frénétiques du mâle se mêlent à ceux de la femelle. Rutter ne l’a pas lâché. Sa main libre griffe désespérément le ciel.
La forme sombre de la paonne bloquant le soleil devant lui – au-dessus de lui – est la dernière chose qu’il voit avant d’être enveloppé par les ténèbres. Les ténèbres et le silence.
Quand il revient à lui le soleil est beaucoup plus bas à l’horizon. Des plumes et des bouts de plastique noir sont disséminés autour de lui et de minuscules gravillons incrustés dans son dos ses bras son visage. Sa nuque et sa tête lui font mal.
Il y a une forme à côté de lui. C’est le paon. Il est dans une position bizarre et tente de se relever mais ses plumes sont tordues et il n’arrête pas de retomber. Il ne parvient plus à rassembler son plumage et roule des yeux fous. Il a l’air brisé.
Un bourdonnement sourd résonne aux oreilles de Rutter. Il se sent transi nauséeux engourdi. Il s’assoit laborieusement. Il peut à peine bouger la tête et sa vue se trouble s’éclaircit et se trouble de nouveau. Sa mâchoire semble déboîtée. Elle le met au supplice.
Lorsqu’il se redresse le sol tangue. Il lui faut un moment pour recouvrer son équilibre. Tout en prenant de profondes inspirations il porte une main à sa lèvre inférieure et la découvre en sang. Il la lèche mais ne sent rien. Alors il renifle son doigt ensanglanté. Rien non plus.
L’oiseau s’agite toujours par terre en vain. La paonne a disparu. Rutter s’approche du blessé qui criaille de plus belle et il le regarde un moment puis le réduit au silence en lui écrasant le cou encore et encore. Quand l’animal a cessé de bouger il lui arrache des plumes – une deux trois et ensuite par poignées – jusqu’à ce qu’il entende une voiture faire crisser le gravier dans l’allée devant la maison. Alors il s’écarte traverse une étendue de pelouse et escalade une clôture. Il a la mâchoire et la tête en feu et le monde autour de lui est devenu noir et blanc – même les plumes dans sa main qui capturent le soleil tandis qu’il court à perdre haleine.
*
Rutter se fraie un chemin à travers la mêlée en grommelant.
La foule se bouscule le long des rues jusqu’à la place du marché où des étals proposent des produits locaux. Des tourtes de Warfedale et de grosses parts des célèbres fromages de Kit Calvert à Wensleydale. Du lait de vaches shorthorn élevées plus haut à Weardale. De la bière en fûts provenant d’une nouvelle micro-brasserie à Leyburn. Du jus de pomme pressé dans les Wolds. Il y a les spécialités d’une chocolaterie à Skipton. Des biscuits des gâteaux des cakes au gingembre préparés dans la vallée. Des côtes d’agneau des côtes de porc des saucisses fumées et épicées. Du bœuf Appleton du bœuf Angus toutes sortes de variétés de bœuf. Des volailles et du gibier en provenance d’une propriété près de York. Des bonbons des boissons des hot-dogs de la barbe à papa.
L’hiver ne voulait pas disparaître. Il s’est accroché le plus longtemps possible. S’est battu bec et ongles avant de finalement relâcher sa prise sur la terre.
Et aujourd’hui c’est la fête de la fin de l’hiver. La ville est animée en ce jour marqué par la danse de Long Sword. Les perce-neige ont fleuri et les jonquilles ne tarderont pas à les imiter. Le printemps est en route. C’est le temps des projets – des préparations et des réparations ; de la renaissance et de l’épanouissement.
La danse de Long Sword est une vieille tradition et aussi l’une des seules caractéristiques notables de la région à avoir été signalée dans les livres sur le folklore. Même Rutter descend dans la vallée pour y assister.
Il s’arrête devant un étal et saisit un poulet bio sous vide élevé en plein air. Regarde sa peau plumée et granuleuse. L’approche de son visage pour mieux voir le tâte puis le jette sur la table avant de s’éloigner les mains dans les poches de sa salopette.
Plus tard il y aura une pièce de théâtre en plein air racontant l’histoire des Mummers1 dans la vallée. Les comédiens commenceront au Golden Bough puis traverseront le bourg jusqu’au milieu de la place du marché en tapant sur leurs tambours et en agitant leurs cloches. Arrivés au Magnet ils se feront offrir un repas de viande froide par Bull Mason.
Rutter louvoie entre les groupes. Entre les corps. Il se sent exposé. Trop visible.
Ici et là il repère des visages familiers ; ceux des fermiers de leur famille des livreurs et des ouvriers agricoles. Des hommes avec qui il est allé à l’école. Il aperçoit Wendell Smith et Andy Champion et Den Paget. Il voit John Wade avec sa femme. Ben Bennett avec sa petite amie. De nouveau enceinte. Il passe devant les frères Farley – Duncan et Dan. Tous deux sont rouges et à moitié bourrés.
Il voit aussi le gros Roy Pinder et sa femme – encore plus grosse – mais il garde la tête baissée. Il monte sur le trottoir et en descend regrettant déjà d’être venu en ville. Il avait quelques courses à faire mais tous ces badauds toutes ces voix toute cette animation le rendent nerveux. Il ne parvient pas à partager leur enthousiasme. Ils sont comme des gosses dans des moments pareils : les années s’effacent d’un coup et ils s’excitent pour quelques bonbons quelques costumes ridicules et des danses idiotes.
Des dingues pense-t-il.
Ils sont tous dingues.
*
Il lui avait donné des plumes. À la fille aux taches de rousseur. Il avait manqué les cours une semaine à cause de ses douleurs à la tête de ses crises de vomissements et de son odorat qui ne revenait pas. Quand il était enfin retourné en classe il avait apporté trois plumes pour elle mais entre-temps elle s’était fait des amis ; elle avait été acceptée dans un cercle de garçons et de filles qui fumaient ensemble à l’heure du déjeuner derrière l’annexe au fond de la cour et lorsqu’il s’était approché d’elle avec son cadeau elle avait éclaté de rire et dit euh merci. Ensuite il était resté planté là un moment virant peu à peu au cramoisi pendant que tout le monde essayait de ne pas rigoler. Pour finir il avait tourné les talons et en s’éloignant il les avait entendus s’esclaffer et dire des choses comme zarbi et foutu débile et il devrait se laver ce baiseur de cochons et quand il avait regardé par-dessus son épaule il avait vu un des garçons fouetter le grillage avec les plumes jusqu’à ce que les barbes colorées se détachent du tuyau et voltigent dans l’air sous le soleil en même temps que la fumée des cigarettes qu’ils se faisaient passer comme dans une espèce de rituel ancien. Les lambeaux de plumes avaient atterri dans la poussière dont ils étaient devenus indissociables – un élément de plus dans l’architecture de ses échecs.
*
La danse a déjà commencé quand il atteint l’autre côté de la place. La foule ne bouge pas et Rutter doit jouer des coudes pour se frayer un passage. Des exclamations réprobatrices s’élèvent tandis que des cous se tendent pour essayer d’apercevoir les sept hommes en cercle qui sautillent ; la première fête de l’année.
Au bout d’un moment incapable de progresser Rutter s’arrête et regarde. Il n’a pas le choix.
Les danseurs sont accompagnés par un violoniste. Ils portent tous la même tenue : chemise blanche pantalon blanc avec passepoil et gros sabots. Ils tiennent leur épée par la garde et la pointe.
Ils évoluent avec un bel ensemble. Ils se croisent tournent se baissent et font décrire des figures à leurs épées : par-dessus l’épaule et sous le bras ; derrière le dos et à travers les jambes – ils les entremêlent et les entrelacent. Quand le violoniste accélère la cadence les hommes suivent le rythme. Donnent plus d’allant à leurs pas. Une première vague d’applaudissements monte de la foule. Les danseurs resserrent leur cercle l’air de plus en plus concentré tandis que les lames se croisent et claquent. Les pieds marquent le tempo. Les applaudissements redoublent et Rutter sent la foule se presser autour de lui.
Le soleil brille et la brise tiède annonce un front chaud. Rutter commence à transpirer sous ses multiples couches de vêtements. L’hiver a finalement battu en retraite. La danse célèbre sa défaite et son exil.
L’archet du violoniste voltige sur les cordes tandis que le cercle des danseurs s’élargit et que chacun tient l’épée de son voisin par la pointe. Puis ils se rapprochent et trois d’entre eux se baissent lâchent prise font demi-tour et se redressent pour créer une nouvelle figure avec leurs lames émoussées. Un ordre retentit les épées s’écartent et les sept danseurs exécutent un quick-step dans la même direction – comme des foutus chevaux de cirque pense Rutter. Les acclamations des spectateurs sont assourdissantes et le col de sa chemise lui semble soudain trop serré. Des corps le bousculent ; ceux des spectateurs qui applaudissent rient et sourient. Mais quand ils s’écrasent contre lui leur expression change : ils froncent les sourcils. Il faut qu’il sorte de là. Qu’il s’en aille.
Il tente de fendre la cohue dans la direction d’où il est arrivé mais au bout de quelques instants une main se referme sur son épaule. Des doigts solides lui enserrent la clavicule. Rutter tressaille. Il pense os cassés nuque brisée plaies ouvertes mouches déposant leurs œufs. Il pense baiser glacé sur des lèvres devenues bleues. Fermes sous les siennes.
Rutter se tourne essayant en vain de se libérer. Il découvre un homme aux cheveux épais qui lui cachent les oreilles et à la barbe broussailleuse mouchetée de gris.
Steve dit-il.
C’est Muncy. Ce foutu Ray Muncy. À peine reconnaissable.
L’étau se desserre autour de son épaule et Muncy glisse un bras derrière sa nuque qu’il emprisonne en pliant le coude. La foule des spectateurs les cerne de nouveau.
Rutter constate un profond changement chez son voisin. Il voit des capillaires éclatés et des marques de vieillesse. De toute évidence quelque chose s’est rompu en lui.
T’as l’air différent.
Je suis différent Steve. Très différent.
Muncy ponctue ces mots d’un sourire qui n’en est pas un. Un faux sourire. Un non-sourire. Un mensonge sur son visage.
Pourquoi le tient-il comme ça ? Il ne l’avait jamais fait auparavant. Ils sont si proches que Rutter voit les plombages de Muncy. Il voudrait ne pas les voir. Il voudrait se débarrasser de ce bras.
La danse se poursuit à un rythme endiablé. Rutter entend le violoniste se déchaîner les sabots frapper frénétiquement les pavés les applaudissements retentir de plus en plus vite et de plus en plus fort.
Je ne t’ai pas croisé depuis les chutes de neige dit Muncy. Depuis la disparition de Melanie. C’est étrange hein ? Que quelqu’un puisse s’évanouir comme ça dans la nature. On ne peut pas comprendre ce que ça fait tant qu’on n’y est pas confronté. Ça m’empêche de dormir la nuit tu sais. June n’est plus que l’ombre d’elle-même. T’en as sûrement entendu parler. Elle s’est effondrée.
Rutter secoue la tête.
Ah oui c’est vrai j’avais oublié t’es Steve Rutter l’idiot du village qui ne se mêle de rien et ne pose jamais de questions. Tu te retrouves coincé dans cette ferme pas vrai ? Emprisonné là-haut avec tes secrets.
Muncy le relâche enfin et Rutter lui coule un regard furtif. Il a les yeux vitreux. Ce n’est assurément plus le même homme.
C’est à cause de ta mère c’est ça ? reprend Muncy. Le dernier tour de cochon que t’a joué cette bonne vieille Aggie. Alors jusqu’à quand es-tu lié à notre petit village ?
Rutter s’écarte en marmonnant mais tous ces corps autour d’eux l’empêchent de s’éloigner. Les danseurs se sont transformés en derviches tourneurs aux joues rouges sous le soleil de mai.
Quoi ? lance Muncy.
Jusqu’à mes cinquante ans répond Rutter.
Oh je vois. Jusqu’à tes cinquante ans. Ça doit être dur à encaisser ça Steve. Savoir que cette ruine est à toi et toutes les dépendances aussi ; je veux dire rien que la valeur de ces terres dépasse ce qu’un homme comme toi peut imaginer. Et ensuite apprendre par le notaire que même s’il arrive quelque chose à ta chère maman tu ne peux rien faire avant tes cinquante berges. Bon sang. C’est une sacrée vacherie.
Comme Rutter garde le silence Muncy poursuit d’un ton venimeux :
Piégé sur le versant sombre de la vallée avec ces foutues éoliennes qui bourdonnent jour et nuit et le monde autour de toi qui change sans que tu puisses rien y faire. Pas de femme pas de gosses pas de compagnie. Juste tes cochons et quelques poules à moitié déplumées. Ce n’est pas de l’agriculture ça ; c’est du désespoir. Et pour cause : si tu pars tu perds tout. Tu seras légalement dépossédé. La ferme les terres les dépendances – tout ça reviendra au gouvernement. Alors t’as plus qu’à attendre que le temps passe jusqu’à tes cinquante ans. Doit bien rester encore une bonne décennie d’après mes calculs non ? Autant dire une condamnation à perpétuité.
Rutter hausse les épaules et tente une nouvelle fois de s’écarter mais Muncy le retient.
On se demande bien pourquoi Aggie a imposé ça à son propre fils. C’est comme si elle avait voulu t’empêcher d’avoir une vie Steve. Comme si elle avait voulu se moquer de toi. Y a de quoi devenir dingo c’est sûr. N’empêche je serais prêt à échanger ma place contre la tienne sans hésiter si ça pouvait me ramener ma Melanie.
Une ombre voile le regard de Muncy.
Juste pour revoir son visage ajoute-t-il. Les flics t’ont considéré comme suspect tu sais.
Toi aussi rétorque Rutter. Je les ai entendus en parler.
Mais ils ont perquisitionné chez toi.
Ils sont venus pour rien.
Muncy est maintenant collé à lui et Rutter n’a plus qu’un désir : fuir. S’éloigner fendre la foule prendre ses jambes à son cou. Remonter de la vallée traverser le village et gravir la colline. Continuer plus loin peut-être. Passer devant la ferme et gravir le chemin derrière jusqu’à la lande au sommet. Et ensuite pousser jusqu’aux eaux noires du lac qui lui remettront en mémoire le souvenir des reflets de la lune à la surface l’hiver dernier et des délicats motifs de glace qui se dessinaient sur le sable durci de la rive.
La danse atteint son apogée : six des hommes crient et brandissent de concert leur épée pour former une figure hexagonale que le septième défait. La foule les acclame et siffle.
Le même sourire désespéré qu’un peu plus tôt flotte de nouveau sur les lèvres de Muncy. La même expression hagarde hante son regard. Les spectateurs autour d’eux reculent se détendent et poussent un soupir collectif.
C’est marrant qu’ils n’aient rien trouvé d’incriminant déclare soudain Muncy.
Comment ça ?
À ce que j’ai entendu dire Brindle est un as.
Et ?
C’est comme si t’avais su qu’ils allaient débarquer.
Rutter détourne les yeux mais Muncy rapproche encore son visage. Impossible de lui échapper. Il grimace sous sa barbe et son regard est désespéré son regard est fou tandis qu’il essaie de sonder l’esprit de Rutter en quête d’une réponse.
Notre Melanie…
Les deux hommes sont face à face et les traits de Muncy se crispent.
Si je découvre un jour que…
Il ne peut pas terminer sa phrase ; de toute façon ce n’est pas nécessaire. Sa main serre plus fort le bras de Rutter qui cette fois n’esquive pas ne tressaille pas ne cille même pas. Il sonde toujours les yeux noirs du porcher mais ils sont impénétrables.
*
Chez le marchand de journaux Mace voit Muncy rôder derrière un présentoir de cartes d’anniversaire décolorées. Lui-même est venu acheter des cigarettes et échapper quelques instants aux mouvements de foule qui accompagnent la danse sur la place du marché. Une douleur dans sa tête palpite au rythme d’un lointain bodhrán.
Muncy a l’air agité. Égaré. Il coince Mace à la sortie du magasin.
C’est vous le journaliste pas vrai ?
Oui répond-il. Roddy Mace. Et vous êtes Ray Muncy.
Il lui tend la main mais l’autre l’ignore.
Vous avez aidé ce flic Brindle à chercher notre Melanie.
Oui confirme Mace. Et d’ajouter en choisissant ses mots avec soin : J’ai couvert le sujet au début. Je suis désolé pour…
Vous êtes au courant pour Larry Lister ?
Hein ? fait Mace déconcerté par la question. Qu’est-ce qui s’est passé ?
Ils l’ont chopé.
Qui ? Qu’est-ce que vous voulez dire ?
Les flics. Il a été arrêté ce matin. Pour des histoires de cul. Avec une mineure. Et il y en a peut-être d’autres. Des garçons aussi. Je ne sais pas.
On parle bien du présentateur télé ?
Évidemment réplique Muncy. L’Aimable Larry. Uncle Larry’s Party et toutes ces conneries.
Merde marmonne Mace. En même temps c’est pas vraiment une surprise hein ?
Comment ça ?
C’est un tordu. Ça saute aux yeux. Des rumeurs circulent sur lui depuis des années.
Mais personne n’avait jamais rien fait souligne Muncy.
Apparemment non.
Il venait souvent dans le coin vous savez. Tonton Larry. Je le voyais de temps en temps.
Où ? Au bourg ?
Sûr. C’était un copain de Roy Pinder.
Ah bon ?
Mouais. Des tordus tous les deux. Qui se ressemble s’assemble.
Vous n’aimez pas beaucoup Roy pas vrai ? Vous êtes pourtant allés à l’école ensemble non ?
Si vous me posez la question c’est que vous devez déjà le savoir. Oui on est allés à l’école ensemble et non on n’est pas copains. Roy Pinder a sa propre bande et ses propres méthodes.
Qu’est-ce que vous entendez par là monsieur Muncy ?
Servez-vous de votre cervelle mon gars. Tout le monde sait que Pinder dicte sa loi ici. Mais pas à moi. Oh non. Pas à Ray Muncy. Moi je ne me laisse pas impressionner. Pourquoi vous croyez que je suis allé m’installer tout en haut de la vallée ? Pour m’éloigner de lui et de sa clique – Bull Mason et ses copains. Ils ne peuvent plus m’atteindre. Impossible. Ils n’ont aucun moyen de pression sur moi.
Pourriez-vous être plus clair ?
Non rétorque Muncy. Mieux vaut ne rien dire pour le moment ; j’ai encore des affaires à faire tourner. Mais vous devriez enquêter sur Pinder et Lister. Ils sont comme cul et chemise ces deux-là.
Il se détourne pour partir puis se ravise.
Larry Lister répète-t-il – en chuchotant cette fois. C’est un sale type. Pinder aussi. Cherchez donc de ce côté-là. Quand vous aurez trouvé quelque chose faites-les tous tomber. Et croyez-moi si ce bourg part en fumée ça m’est parfaitement égal.
Ça va peut-être vous surprendre réplique Mace mais vous n’êtes pas le seul.
*
Brindle rôde. Des corps se pressent contre lui.
Il est de nouveau là-haut. Dans le village.
Il ne peut plus se passer de la vallée.
Elle le hante. L’a capturé dans ses filets. Le village aussi.
Ses collègues l’avaient bien charrié quand il avait quitté la Chambre froide afin de s’y rendre pour la première fois au début de l’affaire. Ils avaient collé sur son ordinateur une photo de l’acteur Edward Woodward en flic brûlé vif dans la fameuse scène finale du Dieu d’osier.
Aujourd’hui l’hiver a accouché du printemps de nombreuses semaines se sont écoulées et toujours ni corps ni indices ni pistes. Mettez cette enquête de côté lui a-t-on dit. Laissez courir. Il y a des dossiers bien plus épais à la Chambre froide. De nouvelles affaires. Vous ne savez même pas si la gamine est morte. Pour le moment considérez qu’elle a fugué. Vous vous pencherez sur son cas plus tard quand vous aurez pris du recul.
Mais Brindle est comme il est et il a secrètement revécu à d’innombrables reprises la perquisition désastreuse de Noël. Tourmenté par la honte. Tous ces agents mobilisés ce soir-là alors qu’ils comptaient sur leur jour de congé. La fouille de la maison d’un homme qui s’était montré plus malin que lui. Voilà ce qu’il avait ressenti. Une humiliation sans bornes à l’idée d’avoir été tourné en ridicule par un idiot bouseux.
Il s’était saoulé. Flagellé. Il avait bien failli se détruire.
Ils avaient constaté une différence au boulot. Son chef Alan Tate avait déclaré qu’il perdait sa concentration et lui avait recommandé des séances avec un psychologue. Il lui avait dit qu’il était humain et que tous les humains ont besoin d’aide de temps à autre. Thérapie cognitive comportementale avait-il ajouté. C’est un bon moyen de traiter les causes de l’angoisse. De réparer les erreurs et de tourner la page pour aller de l’avant. Il n’y a aucune honte à ça. Beaucoup d’enquêteurs sont passés par là – surtout ici à la Chambre froide. Brindle avait répondu qu’il y penserait.
Inutile l’avait coupé Tate. Vous avez déjà un rendez-vous de fixé. Ça va avec les méthodes policières du vingt et unième siècle avait-il conclu.
Du coup Brindle avait été obligé de retourner dans la vallée. Il devait réparer cette erreur-là. La question ne se posait même pas. Mais c’est un monde différent là-haut aujourd’hui. C’est à peine s’il reconnaît la petite ville sans sa couverture blanche étouffante.
Alors que tous les habitants sont dehors sous le soleil après des mois de pénombre hivernale et dans une atmosphère joyeuse de musique de danse et de cochon rôti il en viendrait presque à apprécier l’endroit. Presque – s’il n’y avait les crimes populaires. Les histoires et les secrets enfouis dans la terre.
Il retrouvera cette gamine. Il n’abandonnera pas. Il se dit qu’il le fait pour elle et pour sa famille mais au fond il sait qu’avant tout il le fait pour lui-même.
*
C’est tout juste si les matons ne font pas la queue pour venir le voir. Ils ne savent pas comment réagir. D’un côté il est soupçonné d’avoir commis les pires des crimes mais de l’autre c’est l’Aimable Larry Lister. Larry Lister – ici sous leur surveillance.
Il fait autant partie de leur enfance – à tous parce que Lister a occupé le petit écran pendant cinquante ans – que les vélos et les croûtes sur les genoux. Alors forcément ça les perturbe de le voir assis en cellule chaussé des mêmes grosses baskets qu’à la télé (sauf que maintenant il est obligé d’ôter les lacets).
Larry Lister coupable ? Non certainement pas. Pas lui. Pas ce bon vieux Larry. Ça doit être une erreur.
Il est sous protection mais il semble de bonne humeur. Pas du genre à présenter un risque de suicide et à nécessiter ces conneries de rondes particulières qu’ils mettent généralement en place dans l’aile des criminels sexuels. Non. Il a un sourire un hochement de tête et un geste de la main pour tout le monde. Continuez de sourire répète-t-il aux matons – et même aux autres – et la chance vous sourira.
Parmi les gardiens les plus jeunes certains en oublient le règlement et se font prendre en photo avec lui sur leur téléphone. Ils ouvrent la porte de sa cellule et posent à côté de lui devant le mur d’un taupe terne. Ils aimeraient passer un bras autour des épaules du présentateur bedonnant mais ils n’osent pas ; de quoi auraient-ils l’air s’ils faisaient ami-ami avec (à en croire les charges qui pèsent sur lui – et les matons sont bien obligés d’y croire jusqu’à preuve du contraire) un prédateur sexuel ? Pour autant ils ne se privent pas de bavarder avec lui. Bavarder et plaisanter c’est sans conséquence. Ils le bombardent de questions sur la télévision veulent savoir qui est la personne la plus célèbre qu’il a rencontrée et combien de millions il a réussi à réunir pour les bonnes œuvres et combien de maisons il possède et combien de filles il a baisées et bon sang c’est qui votre coiffeur ? et est-ce qu’il ne manque de rien ? A-t-il suffisamment de réserves de clopes et de Mars ?
Mais aucun ne lui demande jamais s’il a fait les choses dont les journaux donnent à l’opinion publique un compte rendu presque quotidien. Chacune plus grave que la précédente et accroissant sans cesse la galerie de visages de nouvelles victimes apportant leur témoignage.
Car entendre un aveu de culpabilité dans la bouche de Larry Lister reviendrait à détruire une petite part de leur enfance ; un aveu de culpabilité serait une trahison de la confiance placée dans cet homme qui a toujours été avec eux.
Peut-être Larry Lister le sait-il. Peut-être est-ce la raison pour laquelle il porte son sempiternel masque. Celui de l’Aimable Larry Lister le boute-en-train blagueur et souriant : fils du Yorkshire et monument de la variété. Roi du petit écran.
*
Roddy Mace sirote un café instantané amer en regardant en direct la libération sous caution de Larry Lister. Dans les locaux du Valley Mercury tout le monde regarde.
Le présentateur ne quitte pas le bâtiment honteusement caché sous une couverture grise ni par une issue latérale deux heures avant l’arrivée des journalistes. Non il sort au contraire par la grande porte d’un air déterminé puis s’arrête en haut du vieil escalier de granit et plaque sur ses lèvres un sourire qui ne tarde pas à se muer malgré lui en grimace suffisante. Il arbore ce qui semble être un costume trois-pièces en tweed Harris sur une chemise hawaïenne – tenue complétée par une paire de Nike fluorescentes et une casquette de base-ball assortie qu’il a inclinée pour se donner un petit air guilleret. Mace voit les scribouillards et les paparazzis de tout poil se précipiter vers lui : Larry Larry. Par ici Larry.
Le visage de la variété – l’homme qui incarne l’histoire de la télévision britannique – lève les mains en un geste de supplication. Sourit. Réclame le silence.
Du chaos de flashs et de coudes devant lui s’élève soudain une voix plus forte que les autres : le timbre puissant d’un des reporters les plus coriaces du Yorkshire Evening Post.
Larry ? Que répondez-vous à ceux qui vous accusent d’être un prédateur sexuel ?
L’Aimable Larry Lister qui a eu amplement le temps de préparer un tel scénario prend dans sa poche sa cigarette électronique et en tire une bouffée avant de souffler un épais nuage de fumée chimique aromatisée à la cerise en direction des objectifs braqués sur lui. Là-dessus avec un grand sourire radieux comme s’il présentait la première de Get Down and Groove en 1963 il adresse un clin d’œil à la foule de journalistes de chasseurs d’images de flics d’admirateurs de fans d’opposants de blogueurs de collectionneurs d’autographes de dégaineurs d’iPhone et de simples badauds et lance à la cantonade : Souriez messieurs dames souriez et la chance vous sourira.
Puis alors qu’il se fraie un passage au milieu de la cohue Mace entend une autre voix moins forte – grave monocorde marquée par un accent du Yorkshire qui sonne comme une bravade – grommeler près d’un micro de la BBC :
De la chance tu vas en avoir sacrément besoin mon vieux.
À vous les studios.
*
Combien de fois Brindle est-il remonté au village ? Il ne compte même plus. Il s’y rend tous les week-ends et parfois même en semaine. Chaque fois qu’il disposait d’un peu de temps libre il a quitté la Chambre froide – ses autres dossiers – enfilé ses bottes de randonnée rempli son sac à dos et passé toute la journée à explorer la région.
Il s’est familiarisé avec les hautes terres. Il y a maintenant ses repères. Les tourbières les marécages les éoliennes les bosquets et les habitations en ruine abandonnées depuis des lustres n’ont plus de secrets pour lui. C’est le territoire de Rutter. Il a inspiré à pleins poumons l’air frais et pur. Cartographié les lieux dans son esprit et découvert à sa grande surprise qu’il aimait la solitude des vastes espaces et la caresse du vent sur son visage. La lande et les immenses étendues de la vallée supérieure s’accordent parfaitement à sa personnalité. Il comprend mieux désormais pourquoi les habitants choisissent de rester ici.
Il a parcouru dans les deux sens le sentier au bord de la rivière qui va du terrain de camping de Muncy jusqu’au bourg. Il a fait le tour du lac artificiel et l’a trouvé sinistre laid et fonctionnel : une sorte de no man’s land au-dessus duquel les nuages noirs semblent s’amonceler. Un lieu menaçant.
Et il nourrit désormais une véritable obsession pour Rutter. Il le sait. Il sait que c’est une étape nécessaire. Ça l’est toujours. Il a infiltré la vie du suspect et en a consigné tous les détails insipides : Rutter fait toujours ses courses auprès des mêmes étals du marché et dans le même supermarché en ville et prend toujours son essence dans la même station. Il n’a pas de téléphone portable. Pas d’accès Internet non plus. Il ne va nulle part sinon en bas de la vallée ou au sommet avec ses chiens. Hante la lande les bois les carrières. Surtout pour chasser et poser des pièges. Il ne boit pas – du moins dans les pubs. Aucune trace dans son histoire personnelle de femmes battues ni de pension alimentaire en retard ni de condamnations pour une raison ou pour une autre. Un permis de conduire qui a encore tous ses points et pas de passeport.
Son père est inconnu et sa mère malade en maison de retraite. Ce sont maintenant des machines qui assurent presque toutes ses fonctions vitales. Lésions irréversibles au cerveau après une crise cardiaque et la chute subséquente ont dit les médecins. Son espérance de vie se compte en jours.
Il y a si peu de traces de Steven Rutter dans le système qu’on pourrait presque croire qu’il n’existe pas.
Mais au sujet des autres – Bull Mason Roy Pinder et ce cercle d’hommes sur lequel Roddy Mace lui a conseillé de se renseigner – Brindle a découvert beaucoup plus d’informations au prix de longues heures de recherches fastidieuses. Peu à peu il commence à se forger une image de chacun d’eux à établir des liens à soupçonner des anomalies.
Il est allé jusqu’à s’introduire dans le pick-up de Rutter après la tombée de la nuit pour relever le niveau de la jauge à essence et les kilomètres au compteur. Il est revenu deux jours plus tard pour s’apercevoir que les changements correspondaient aux déplacements qu’il avait lui-même observés. Pas de sorties nocturnes ni d’expéditions mystérieuses.
La vie de Rutter toute d’habitudes et de solitude est aussi banale que morne et la similitude de certains aspects de sa propre existence avec celle de cet individu pathétique le met dans une rage folle.
Brindle traverse la place du marché prend la ruelle latérale résonnant toujours des pas de Steve Rutter puis tourne au coin de la rue pour tomber sur…
Mace.
*
Des bocaux. Il y a des bocaux partout dans la pièce. Sur le sol sur les étagères et les rebords de fenêtres. Certains avec des couvercles d’autres sans. La puanteur est forte. Comme du vinaigre – en pire. Plus âcre. Les bocaux sont de différentes tailles remplis à différents niveaux et contiennent de l’urine de différentes nuances qui vont du caramel brûlé au jaune presque transparent. Des bocaux de confiture de miel de pickles de chutney.
Et aussi une boîte de conserve par-ci par-là.
Les toilettes de Rutter ne fonctionnent plus. C’est d’abord le réservoir qui s’est cassé ensuite la cuvette s’est fendillée laissant échapper de l’eau sur le sol qui a fait pourrir le plancher. Il ne se rappelle plus comment c’est arrivé. Il ne se souvient plus de grand-chose aujourd’hui – par exemple comment il s’est fait cette coupure au-dessus de l’œil ou à quand remonte son dernier repas ou pourquoi il découvre de plus en plus de poules décapitées alors qu’il n’y a aucun signe d’intrusion dans le poulailler ou ce qui est arrivé à un des chiens pour qu’il se retrouve en sang dans la cour ou la date de son anniversaire ou pourquoi il a reçu un message au courrier disant : PARLER À TORT ET À TRAVERS PEUT COÛTER UNE LANGUE accompagné d’une photo manifestement récente de lui sur une partie reconnaissable de la lande prise de loin.
Alors maintenant il urine dans des bocaux – parfois aussi dans l’évier mais c’est plus rare – qu’il laisse traîner un peu partout. Il les videra bientôt se promet-il. Bientôt. Il y a tellement de choses à faire dans la ferme et il a du mal à…
Le jour succède à la nuit qui succède au jour et l’âtre contient les cendres blanches de l’hiver. Il faudra qu’il prenne sa scie sa hache son maillet et qu’il aille chercher du bois de chauffage. Bientôt. Il a vu de beaux troncs de bouleaux argentés. Si seulement il pouvait se souvenir de l’endroit.
Son matelas est posé au milieu des bocaux et les rideaux sont tirés en permanence. Il y a aussi des tas de vêtements amoncelés sur le sol mais c’est à peu près tout. Il porte toujours la même tenue. Gilet T-shirt pull chemise molletonnée. À force ils adhèrent les uns aux autres. Un jour ils ne formeront plus qu’un seul habit dont les diverses couches seront collées par la sueur et la saleté. Une seconde peau à motif écossais.
Il dort dans la pièce de devant dans un fauteuil près de la cheminée noircie et il songe à la fille morte presque tout le temps. Parfois il lui parle. Lui confie à mi-voix ses pensées dans un monologue ininterrompu. Il évoque les quelques moments cafouilleux qu’ils ont partagés la météo les recherches pour la retrouver qui n’aboutiront jamais et lui assure que ce n’est pas parce qu’ils sont séparés qu’ils ne sont plus ensemble. Ils auront toujours leurs souvenirs. Toujours. On ne pourra jamais les leur prendre quoi qu’il arrive. Ni sa mère ni Pinder ni Skelton ni Brindle ni Hood ni personne ne réussira à les leur enlever.
À une époque il s’adressait à sa mère de la même manière. Bien des mois après son départ il lui parlait encore à voix haute. Parfois il riait l’insultait ou la narguait parfois aussi il lui relatait sa journée et dans le village quand certains l’entendaient ils disaient ah évidemment c’est Steve Rutter que voulez-vous il a toujours été comme ça.
Mais aujourd’hui c’est à la fille qu’il tient ses discours lorsqu’il part braconner ou couper du bois ou sort simplement dans la cour regarder filer les nuages sur le vaste écran du ciel.
Dans un chuchotement de plus en plus frénétique il lui parle des bêtes et du temps qu’il fait. S’épanche sur leur passé ensemble et leur avenir commun et lui répète qu’il n’a jamais voulu que les choses se déroulent ainsi.
Un jour je me rattraperai lui promet-il. J’arrangerai tout tu verras. Je te remonterai de là-dessous je te ramènerai à la maison et je te sécherai. J’allumerai un feu un grand feu pour te réchauffer et te réconforter. Et si tu ne veux pas rester ici ça ne fait rien parce que bientôt je serai libre de partir alors je vendrai la ferme et on s’en ira en pleine nuit pour ne plus jamais revenir.
Ses phrases se bousculent se mélangent on dirait qu’il s’exprime dans un argot rural qui n’appartient qu’à lui. Une langue mystérieuse. Incompréhensible.
Il doit sans cesse se surveiller et s’empêcher de prononcer son prénom de crainte qu’il ne devienne trop familier dans sa bouche. Il pourrait alors le laisser échapper par mégarde dans le bourg.
C’est seulement la nuit assis dans son fauteuil qu’il ose l’énoncer :
Melanie.
Melanie.
Et il attend le jour de son cinquantième anniversaire parce que ce jour-là il vendra la ferme et la quittera pour toujours. Il remplira sa valise avec l’argent qu’il a caché libérera les poules et les chiens puis prendra le volant pour aller chercher la fille et ils seront enfin réunis.
Il peut rester ainsi pendant des heures jusqu’au moment où les premiers rayons du soleil de printemps illuminent les récipients en verre qui jonchent le plancher.