Saratoga, 1777
En 1775, bien des changements s’étaient produits en Amérique et en Grande-Bretagne depuis que les premiers colons anglais avaient débarqué à Jamestown en Virginie en 1607 et à Plymouth au Massachusets en 1620. Ces petits comptoirs, greffés sur les bords d’un océan inconnu, s’étaient développés au point de devenir treize colonies particulièrement prospères et fières d’elles-mêmes, avec les deux millions et demi d’habitants dont elles se réclamaient, soit le tiers de la population de la Grande-Bretagne. Cette dernière, de son côté, s’était immensément agrandie. En 1707, l’Écosse s’était jointe à l’Angleterre pour former le Royaume-Uni. Celui-ci, lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763), avait chassé la France du Canada et, pour une bonne part, de l’Inde, devenant ainsi le plus grand empire mondial. S’appuyant sur l’invention, en 1769, d’un moteur à vapeur efficace et sur des équipements permettant de mécaniser la production des textiles et du fer, la Grande-Bretagne faisait son entrée dans la révolution industrielle, devenant le premier pays manufacturier de la planète.
En 1775, donc, ni la métropole, qui connaissait une formidable réussite, ni ses colonies, qui n’étaient pas en reste, n’étaient disposées à accepter un compromis sur une question fondamentale : à qui revenait le droit de gouverner ? Le Parlement britannique avait conquis la suprématie lors de la « Glorieuse Révolution » de 1688 et entendait exercer son autorité dans tous les domaines, y compris la fiscalité. Les colonies n’avaient pas de représentants au Parlement et soutenaient que se prononcer, sans qu’elles puissent faire entendre leur voix, sur les taxes et les impôts qu’elles auraient à supporter relevait de la tyrannie. À quoi les leaders de la métropole répondaient que la Grande-Bretagne avait créé les colonies et que les colons n’étaient donc pas fondés à bénéficier de sièges au Parlement. Les colons contestaient l’argument sur le plan des principes, mais le plus important, et de loin, c’était la façon même dont ils réagissaient désormais, en se comportant comme s’ils n’étaient plus du tout des Britanniques.
Comme a pu l’écrire l’historien Frederick Jackson Turner, à chaque pas que firent les colons pour s’écarter de la côte, ils eurent une conscience accrue de l’étendue sans limites qui s’ouvrait à eux, devenant ainsi de moins en moins Européens et « de plus en plus Américains6. » Dès les tout premiers jours où ils s’installèrent, les colons manifestèrent un penchant pour la démocratie et l’égalité. L’idée de liberté, personnelle et politique, n’a pas attendu Thomas Jefferson et la Déclaration d’indépendance.
Ce à quoi conduisait, irrésistiblement, fondamentalement, l’expérience américaine, c’était bien à une existence américaine séparée. La seule chance qu’avait la Grande-Bretagne de contrecarrer cette dynamique, c’était d’offrir l’égalité aux Américains, une égalité complète et totale. C’est exactement la démarche proposée par le grand philosophe écossais Adam Smith dans son célèbre ouvrage, La Richesse des nations, publié en 17767. Mais il n’est même pas sûr qu’elle aurait suffi et les leaders britanniques, de toute façon, n’étaient pas enclins à faire la moindre concession. Ils appartenaient dans leur écrasante majorité à la classe aristocratique et considéraient toute concession accordée aux Américains en matière de droits comme une atteinte portée à leurs privilèges et à leur fortune. En conséquence, les responsables britanniques répondirent par la force à la résistance armée des colons, en 1775, au Massachusets, à Lexington, Concord et Bunker Hill. Ils refusèrent tout compromis. Une révolte s’ensuivit et, le 4 juillet 1776, l’Indépendance fut proclamée à Philadelphie.
Les dirigeants britanniques n’auraient pas dû recourir à la guerre sans avoir épuisé au préalable toutes les autres possibilités, ou sans avoir à tout le moins élaboré un plan concret destiné à s’assurer la victoire. C’est le premier et le plus fondamental des axiomes de Sun Tzu8. Ils ne firent ni l’un ni l’autre.
Plus surprenant encore, ils ne tinrent presque aucun compte de leur arme la plus puissante, la Royal Navy. Ils auraient pu gagner la guerre avec un minimum de pertes s’ils avaient occupé ou bloqué les principaux ports américains, en demandant à la flotte de protéger leurs conquêtes. Les Américains étaient tributaires de leurs exportations, qui concernaient principalement les activités agricoles et forestières, et de leurs importations, constituées de produits manufacturés. Fermer les ports aurait pu conduire à un compromis. Une telle politique aurait été en accord avec un axiome essentiel de Sun Tzu : on doit s’avancer dans les vides de l’ennemi, c’est-à-dire dans des espaces qui ne sont pas défendus ou qui ne peuvent pas l’être9. Les Américains n’auraient pu laisser ouvert aucun port face à la puissance navale anglaise, comme le démontra la facilité avec laquelle les Britanniques purent s’emparer de New York et s’y maintenir10.
Le choix du blocus comme stratégie aurait réduit à néant la grande force des colonies : leur étendue. Il aurait également réduit à néant la capacité des Américains de venir à bout de l’armée britannique en lui imposant une guerre d’usure. Il n’aurait pas été nécessaire de mener des campagnes sur terre. On aurait eu besoin de soldats britanniques pour fortifier et tenir quelques-uns des ports les plus importants mais non leur totalité. Abrités derrière des fortifications ainsi préparées et appuyés par les canons de la Royal Navy, les Britanniques auraient été invincibles11.
C’est précisément la stratégie que le général Winfield Scott recommandera en 1861 pour mettre un terme à la Guerre civile américaine. Scott expliqua au président Abraham Lincoln que le Nord devait s’emparer de la Nouvelle-Orléans, bloquer les autres ports du Sud et réunir une vaste armée accompagnée de canonnières blindées pour descendre le long du Mississippi et isoler ainsi les États confédérés situés à l’ouest. Les journaux baptisèrent ce projet « plan Anaconda » puisqu’il consistait à étrangler le Sud de la même façon que l’anaconda étrangle sa victime. Scott ne demandait rien d’autre, simplement tenir. Une fois les ports fermés et toute communication avec le reste du monde interdite, la rébellion, affirmait Scott, s’éteindrait, faute de ressources, mais Lincoln rejeta ce plan. Il voulait écraser les rebelles par la force des armes. Il n’en opta pas moins pour des opérations de blocus et d’occupation sur le Mississippi, n’hésitant pas à leur consacrer une part substantielle des ressources du Nord.
Un expert américain en matière de guerre navale, Alfred Thayer Mahan, a souligné la ressemblance entre le plan Anaconda et l’occasion qui était offerte aux Britanniques d’organiser le blocus de leurs colonies12.
Ces derniers auraient pu utiliser la Royal Navy pour isoler les colonies les unes des autres et les soumettre ensuite région par région. Les colonies étaient tellement traversées d’estuaires, de lacs et de rivières navigables qu’elles étaient « pratiquement réduites à la condition d’îles, dès lors qu’il s’agissait de se porter mutuellement secours » écrit Mahan. C’est ainsi, par exemple, que la baie de Chesapeake et les rivières qui s’y déversaient offraient de larges avenues par lesquelles embarcations et navires pouvaient pénétrer profondément à l’intérieur de la Virginie, du Maryland et de la Pennsylvanie, et couper de toute communication d’immenses portions du territoire. La Nouvelle-Angleterre, notamment, aurait pu être isolée des autres colonies par des vaisseaux patrouillant sur l’Hudson et les lacs George et Champlain13.
Sun Tzu invite les chefs militaires à éviter toute campagne qui ne reposerait pas sur une analyse détaillée des options disponibles14. Le refus de se servir de la Royal Navy est sidérant, étant donné la décision prise par l’Angleterre, plus d’un siècle avant la Révolution américaine, d’établir sa domination sur les mers. Il prouve qu’il ne suffit pas pour une nation de mettre sur pied la plus grosse flotte du monde ou l’armée la plus puissante. Elle doit aussi trouver, ce qui est bien plus important, des chefs qui sachent comment se servir de ces instruments.
Ce ne fut pas le cas. Les dirigeants britanniques décidèrent de l’emporter non pas en opérant de brillants mouvements stratégiques, destinés à bloquer les ports et à isoler les régions, mais en cassant la résistance par l’emploi brutal de la force. Les colonies s’étendaient du nord au sud sur plus de 1 600 kilomètres, formant une bande d’une largeur moyenne de 240 kilomètres à partir de la mer ; la stratégie adoptée était hautement problématique, car les Britanniques ne pouvaient appliquer leurs lois que là où séjournaient leurs troupes. Et il était impossible de disposer d’une armée suffisamment nombreuse pour pouvoir tenir l’ensemble du territoire colonial.
Dans la conduite même de la guerre, les responsables britanniques tinrent très peu compte des réalités du terrain, qui étaient celles de l’Amérique du Nord, et de l’expérience acquise à la suite de batailles précédemment disputées dans cette partie du monde. Ils croyaient pouvoir transférer en Amérique, telles quelles ou presque, les théories militaires qui avaient cours en Europe. Ils firent venir en Amérique les mêmes corps de mercenaires, hautement disciplinés, qui composaient alors les armées européennes. En Europe, ces armées étaient entraînées à essuyer des salves répétées de mousquets à courte distance. Quand l’un des deux camps commençait à faiblir et à se désorganiser sous l’effet d’un tel feu, on lançait une charge à la baïonnette sur l’endroit du front où l’ennemi semblait le plus vulnérable. Ce qui plongeait d’ordinaire le camp ainsi attaqué dans le chaos.
Les Américains étaient connus pour leur manque de discipline et leur individualisme. Quand vint le temps des batailles rangées, on vit les Américains se disperser aussitôt que les Anglais lançaient une charge à la baïonnette. Pour les Britanniques, c’était une faiblesse rédhibitoire, l’assurance qu’ils pouvaient l’emporter dans tout affrontement majeur. Ils ne tinrent pas compte de la façon de faire propre aux Américains, qui se dissimulaient derrière des arbres ou des murets de pierre pour abattre les soldats britanniques avec leurs mousquets ou leurs fusils à longue portée. Ils ne prirent pas au sérieux la confiance que mettaient les Américains dans leurs tireurs d’élite, dans les fortifications qu’ils élevaient à la hâte sur le terrain, dans les attaques surprises qu’ils déclenchaient sur les flancs ou les arrières de l’ennemi, dans le harcèlement auquel ils soumettaient l’avant-garde et l’arrière-garde adverses.
Mais le système américain s’avéra beaucoup plus efficace que le système européen. À la différence des paysages que l’on rencontre en Europe, vastes pâturages à ciel ouvert offrant peu de couverture, le paysage américain se caractérisait essentiellement par des forêts profondes avec ici ou là quelques bandes de terrain dégagé. Les endroits où se dissimuler étaient légion. Les Américains préféraient de loin bénéficier d’abris naturels plutôt que d’échanger des salves à découvert avec un ennemi lui aussi à découvert, cette pratique européenne si coûteuse.
Ils avaient beaucoup appris dans leurs démêlés avec les Indiens à l’intérieur des terres. En effet, les Indiens n’attaquaient jamais les colons de front. Ils essayaient toujours de procéder furtivement, de dresser des embuscades, de couper les voies de retraite, de lancer des attaques soudaines – et de disparaître aussi soudainement. Les Américains avaient été profondément marqués par l’expédition désastreuse du général britannique Edward Braddock, qui avait entrepris en 1755 de s’emparer de Fort Duquesne (aujourd’hui Pittsburgh) dans l’ouest de la Pennsylvanie. En effet, les Indiens avaient tendu une embuscade aux 2 000 hommes de Braddock dans les épaisses forêts qui longent la rivière Monongahela, tuant ou blessant 863 d’entre eux et laissant Braddock lui-même pour mort.
Les Américains s’étaient adaptés naturellement à ce modèle de guerre, et c’est de cette façon qu’ils se comportèrent lors des premiers combats de la Révolution, à Lexington, à Concord et à Bunker Hill. Mais les responsables britanniques se refusèrent à tirer les leçons de ce qui était arrivé au général Braddock, et à étudier objectivement les méthodes des Américains. Ils y voyaient au contraire un aveu de faiblesse. La conviction se répandit qu’une armée britannique pouvait l’emporter dans n’importe quelle confrontation par une charge à la baïonnette. Une fois dispersés, les rebelles, ainsi le voulait la théorie, reviendraient gentiment se ranger sous la loi de la mère patrie15.
Cette attitude était en contradiction avec l’un des axiomes de base de Sun Tzu : « Celui qui connaît l’autre et se connaît lui-même, en cent combats ne sera pas défait ; celui qui ne connaît pas l’autre mais se connaît lui-même, tantôt sera vainqueur et tantôt sera vaincu16. » Les officiers britanniques se connaissaient, mais ils ne connaissaient pas les Américains. Ils ne surent pas s’adapter au type de guerre pratiqué et les succès qu’il leur arriva de remporter ne leur permirent jamais de mettre un terme définitif au conflit.
*
À l’automne 1776, le général John Burgoyne retourna en Angleterre après avoir servi en Amérique. Il apportait dans ses bagages un nouveau plan, très original, pour en finir avec la rébellion. Il proposait de créer à Montréal une armée composée d’environ 8 000 soldats, des réguliers anglais et des mercenaires allemands, plus des Indiens et quelques Canadiens, et de la faire descendre vers le sud, le long des lacs Champlain et George, puis le long de l’Hudson, jusqu’à Albany dans l’État de New York. C’étaient pour une bonne part des contrées non encore colonisées, proches de la frontière. Burgoyne pensait que le jeu en valait la chandelle, puisqu’il demanda qu’une armée, sous le commandement du général Sir William Howe, remonte l’Hudson depuis New York et le rejoigne à Albany. Howe était à la tête d’une force importante, qui s’était emparée de New York en juillet-septembre 1776 et utilisait le port comme principale base britannique en Amérique.
L’idée de Burgoyne était d’isoler la Nouvelle-Angleterre, ce qui laisserait tout le temps nécessaire pour la conquérir. Il était persuadé que sa chute démoraliserait à ce point les colonies situées plus au sud qu’elles déposeraient les armes à leur tour17. Son plan comportait des risques beaucoup plus élevés qu’une campagne menée par la marine, avec des objectifs identiques. En effet, sa ligne de ravitaillement serait vulnérable sur la plus grande partie de sa longueur. Des milices américaines pouvaient surgir de la forêt et déclencher des attaques en bien des endroits. Les navires, au contraire, étaient à même d’emporter avec eux quantité de leurs approvisionnements, et de les renouveler au besoin grâce à l’intervention d’autres navires.
Le plan de Burgoyne violait l’un des principes les plus importants de Sun Tzu : ne pas avancer dans un territoire où l’on peut être attaqué par l’ennemi, mais où on ne peut pas soi-même l’attaquer18. La nature du terrain sur lequel il se proposait de progresser, avec ses nombreuses forêts et ses très rares habitations se prêtait admirablement aux embuscades. Plus la ligne de ravitaillement s’allongeait, plus grande était sa vulnérabilité. Si les Américains parvenaient à rompre cette ligne, ses soldats se retrouveraient isolés, à moins que le général Howe ne parvienne à les secourir rapidement. Sinon, il serait obligé de se rendre.
Burgoyne et le reste du commandement britannique auraient dû se montrer particulièrement attentifs à ce danger, étant donné les événements qui avaient marqué l’histoire récente. En 1708, le roi de Suède, Charles XII, avait conduit son armée, qui ne disposait d’aucun appui, jusqu’à Poltava, en plein cœur de la Russie méridionale, sur un affluent du Dniepr. L’armée suédoise s’y trouva tout aussi incapable d’avancer que de reculer, sa ligne d’approvisionnement ayant été coupée et ses soldats restant sans nourriture. D’où, en juin 1709, l’écrasement des Suédois par l’armée russe de Pierre le Grand. C’en était fini du statut de grande puissance pour la Suède, tandis que la Russie s’imposait comme le pays le plus redoutable en Europe orientale19.
Le souvenir de Poltava aurait dû dissuader les Britanniques de lancer en Amérique une expédition similaire, dépourvue de tout appui et s’enfonçant loin à l’intérieur des terres. À Londres, Burgoyne soumit son idée au ministre des Colonies, lord George Germain, qui était chargé de la guerre. Germain avait été cassé de son grade pour lâcheté durant la guerre de Sept Ans et n’était absolument pas qualifié pour diriger ce ministère. Mais le Premier ministre, lord North, et le roi George III ne tinrent pas compte de ses échecs et le conservèrent à son poste.
Germain fit bientôt la démonstration de son absence totale de sens stratégique et de son incapacité à peu près complète à conduire une guerre. Il prit Burgoyne de haut et ne fit absolument rien qui aurait pu aller dans le sens de ses propositions. Burgoyne réussit toutefois à obtenir que son plan soit soumis au roi, lequel le trouva à son goût et ordonna à Germain de le mettre en œuvre. Celui-ci attendit jusqu’au 26 mars 1777 pour informer Sir Guy Carlton, gouverneur général du Canada, de l’adoption du plan en lui donnant peu de détails. Howe reçut une copie de la lettre de Germain à Carlton mais pas la moindre instruction quant à ce que l’on attendait de lui. Entre le 3 mars et le 19 avril 1777, Germain adressa à Howe huit lettres sans se référer une seule fois à l’expédition de Burgoyne ni à la façon dont Howe était censé y coopérer20. Toute la stratégie britannique était fondée sur la réunion de deux armées à Albany, et pourtant Germain n’en dit pas un mot au commandant de l’une d’entre elles.
Dans le même temps, Howe s’était mis à développer un plan complètement différent. Il voulait s’emparer de la capitale américaine, Philadelphie. Il était convaincu que l’on n’entendrait plus parler de rébellion une fois que serait conquis le site où siégeait le Congrès continental, c’est-à-dire l’assemblée législative commune des colonies. Il écrivit en ce sens à Germain et à Carlton le 2 avril 1777. Philadelphie n’était pourtant que la principale ville de l’une seulement des treize colonies. L’Amérique, à la différence de la France et de l’Autriche, n’était pas une nation-État. La prise de Philadelphie affecterait peu les structures administratives, politiques et économiques des autres colonies
Dans sa lettre à Carlton, Howe prévoyait qu’il serait en Pennsylvanie au moment où l’armée de Burgoyne approcherait d’Albany, et qu’il serait beaucoup trop occupé pour entreprendre un mouvement vers le nord le long de l’Hudson. Seule allusion à une aide possible de sa part : la mention d’une éventuelle « diversion » qui pourrait être organisée, le cas échéant, « sur l’Hudson ». Howe réitéra dans sa lettre au ministre son refus du plan Burgoyne. C’est alors que se produisit un événement inimaginable : Germain répondit à Howe le 18 juin qu’il approuvait son intention de s’emparer de Philadelphie – une manœuvre dont Howe avait bien précisé qu’il entendait l’accomplir par la mer, et non en faisant mouvement à travers les terres. Affichant une complète ignorance des immenses étendues américaines, Germain ajoutait que, quelle que soit la solution adoptée par Howe pour mener à bien son plan, il présumait que ce plan serait « exécuté à temps pour que vous puissiez coopérer avec l’armée qui a reçu l’ordre de faire route depuis le Canada21 ». Il aurait dû savoir – ou se rendre compte – qu’il n’y avait pas la plus petite chance pour que Howe arrive par mer depuis New York, s’empare de Philadelphie et ait encore la possibilité de faire la jonction avec Burgoyne.
Il appartenait clairement au ministre des Colonies d’opposer son veto au plan de Howe et de lui ordonner d’aller épauler Burgoyne. C’est parce qu’il ne l’a pas fait, et essentiellement pour cette raison, que la Grande-Bretagne a perdu la guerre d’Indépendance américaine. Énorme faute de commandement, qui enfreignait un axiome de base de Sun Tzu : les nations devraient mettre un soin extrême à préparer leurs plans de campagne et les appliquer ensuite avec une grande fidélité. Déroger à ce principe peut conduire au désastre22.
Germain n’envoya pas à Carlton une copie de sa lettre à Howe. C’est pourquoi Burgoyne ne put mesurer l’étendue de l’irresponsabilité de Germain et de Howe : ils avaient en fait compromis toute la campagne. Burgoyne s’appuyait sur l’allusion ambiguë faite par Howe à « une diversion sur l’Hudson ». C’était la plus fragile des branches à laquelle se raccrocher. Il est incompréhensible que Germain et Howe ne se soient pas aperçus du danger auquel l’armée de Burgoyne allait être exposée. N’importe quel officier un tant soit peu qualifié aurait dû voir que Burgoyne – sans la pression exercée par une autre armée britannique débouchant sur les arrières des Américains – se retrouverait isolée en terre hostile, étrangère.
Burgoyne entama sa progression depuis Montréal le 1er juin 1777, à travers un paysage vallonné. Son armée, forte de 8 000 hommes, comprenait, comme il a déjà été dit, à peu près une moitié de troupes régulières anglaises et une moitié de mercenaires allemands. Il emmenait également avec lui un détachement de Canadiens et quelques guerriers indiens dont il avait loué les services. Cette dernière mesure souleva une violente hostilité chez les Américains, les Indiens étant réputés pour leur ivrognerie et leur violence extrême à l’égard des hommes, des femmes et des enfants. À St. Johns (Saint-Jean-sur-Richelieu) – où la rivière Richelieu (encore appelée Sorel), dans laquelle s’écoule le lac Champlain, rejoint le Saint-Laurent –, l’armée embarqua sur des bateaux à fond plat, avec chacun trente-cinq hommes à bord, qui remontèrent le courant à la rame vers le sud en direction du lac Champlain.
Les Anglais arrivèrent à Crown Point. Une quinzaine de kilomètres plus au sud se trouvait le fort Ticonderoga, sur la rive occidentale du lac et juste au nord des chutes qui relient le lac George avec le lac Champlain. Le fort Ticonderoga (à l’origine le fort Carillon), un bâtiment en forme d’étoile de 160 mètres de large, avait été construit par les Français en 1755-1758, en pierre locale de couleur bleutée, sur le flanc sud-est d’une péninsule qui avançait en saillie dans le lac Champlain.
L’ouvrage était tenu par 2 000 Américains sous les ordres du major général Arthur St. Clair. Les Américains croyaient le fort imprenable, mais il était en état de délabrement. Les Français l’avaient implanté face au sud, pour bloquer une progression des Anglais vers le nord et non pas pour se défendre contre une attaque venue en sens inverse. En juillet 1776, un ingénieur américain, John Trumball, décida que Rattlesnake Hill, juste de l’autre côté du lac vers le sud, offrait une meilleure position défensive, parce que les canons installés à son sommet auraient un champ de tir bien dégagé vers le nord sur le lac en contrebas et pourraient aussi couvrir le fort. Les Américains rebaptisèrent la colline Mount Independence et commencèrent à la fortifier. Rien n’avait été fait concernant Sugar Loaf Hill, appelé par la suite Mount Defiance, un escarpement abrupt de 180 mètres, droit à l’est de Mount Independence et juste au sud-ouest du fort. Trumball jugea que des canons placés sur cette hauteur pourraient dominer à la fois le fort et Mount Independence. On se moqua de son idée et Sugar Loaf Hill resta inoccupée.
Quand Burgoyne arriva devant le fort Ticonderoga le 1er juillet 1777, le responsable de son artillerie, le major général William Phillips, et lui-même s’aperçurent immédiatement que Sugar Loaf Hill était la clé de la victoire et firent hisser des canons sur son sommet. Le 6 juillet, voyant que des canons britanniques s’apprêtaient à bombarder le fort, le général St. Clair ordonna l’évacuation et fit retraite vers le sud. Les Anglais occupèrent le fort sans résistance tandis que les Américains se retiraient à la hâte vers Skenesborough, à trente-cinq kilomètres au sud de Ticonderoga, talonnés par Burgoyne. Ce dernier décida alors, plutôt que de revenir sur ses pas et d’avancer le long du lac George, de construire une route allant de Skenesborough à Fort Edward, à trente-deux kilomètres plus au sud. Après bien des efforts, les Britanniques arrivèrent à Fort Edward le 30 juillet.
Pendant ce temps, une tentative de diversion avait été entreprise par les Anglais à Oswego, sur le lac Ontario. Des troupes avancèrent à travers l’ouest de l’État de New York afin de s’emparer de Fort Stanwix (aujourd’hui Rome), sur la rivière Mohawk, qui coule vers l’est. Une fois le fort tombé, l’idée était de suivre vers l’aval la Mohawk pour aller rejoindre Burgoyne à Albany, en éliminant chemin faisant toute opposition. Ces troupes, mal commandées et tributaires des Indiens, se heurtèrent à des unités de la milice. Les Indiens ne s’intéressaient qu’au pillage et disparaissaient dès qu’ils rencontraient une résistance déterminée de la part des colons. Les Britanniques firent rapidement retraite au Canada, l’opération se soldant par un lamentable échec.
*
Pendant ce temps-là, Burgoyne se trouvait à Fort Edward. Le 3 août, une estafette rejoignit les lignes américaines, porteuse d’une lettre du général Howe qui fit l’effet d’une bombe. Howe y annonçait en effet qu’il se rendait en Pennsylvanie et qu’il ne pouvait apporter aucune aide à Burgoyne. Sir Henry Clinton conservait la charge du commandement à New York et prendrait « toutes les dispositions que les événements pourraient exiger23 », mais il était clair que Clinton, avec le peu de troupes qui lui restait, n’était pas en mesure de mener à bien la tâche à laquelle Howe s’était refusé.
L’heure de vérité avait sonné pour Burgoyne. Une seule alternative possible : faire retraite au Canada ou bien attaquer une armée nettement plus nombreuse, à l’abri de fortifications défensives que les Américains n’allaient pas manquer d’édifier. Dans une telle situation, l’avis de Sun Tzu est sans appel : faire retraite – « La petite armée qui veut agir à tout prix sera faite prisonnière par la grande24. » Le simple bon sens, du reste, aurait voulu que Burgoyne fasse marche arrière et attende un autre moment pour faire donner son armée. Il choisit de faire le contraire. Le système d’approvisionnement qu’il avait mis en place tant bien que mal était tout juste capable de satisfaire aux besoins quotidiens de la troupe. Bon nombre d’Indiens désertaient et rentraient chez eux avec leur butin ; Burgoyne, qui comptait sur eux pour servir d’éclaireurs et l’informer des dispositions prises par les Américains, se retrouvait isolé en plein cœur du pays ennemi, tel un aveugle. Il abandonna Skenesborough et fit passer sa ligne de ravitaillement le long du lac George, mettant en place de petites garnisons pour assurer sa protection vers l’arrière, jusqu’au Canada. Sa force principale consistait en deux régiments postés à Fort Ticonderoga.
Pour essayer de résoudre le problème de l’approvisionnement, Burgoyne envoya un petit contingent fourrager à Bennington, dans le Vermont, à une soixantaine de kilomètres au sud-est de Fort Edward. Composé pour l’essentiel d’Allemands, il fut pratiquement anéanti le 16 août 1777 par des milices du Vermont, du New Hampshire et du Massachusets. Les Américains, attaquant avec vigueur de tous côtés, mirent en fuite les Allemands, ce qui coûta environ un millier d’hommes à Burgoyne. Les Allemands furent si durement assaillis que toute chance d’organiser une charge à la baïonnette pour se dégager leur fut interdite.
L’opération de Bennington démontre que Burgoyne n’avait pas le moindre sens stratégique. Il ne sut pas respecter une des lois fondamentales de la guerre, qui se retrouve dans l’un des axiomes clés de Sun Tzu : laisser ignorer ses intentions à l’ennemi. « La guerre est l’art de duper25. » Les plans de Burgoyne, au contraire, étaient tout à fait transparents. La direction dans laquelle il se dirigeait disait sans ambiguïté son intention de descendre la vallée de l’Hudson. D’où la décision que put prendre Horatio Gates, le général américain, de venir s’établir en position retranchée directement sur l’axe de marche de Burgoyne à Bemis Heights, à quelques kilomètres au sud du village de Saratoga, sur la rive occidentale de l’Hudson et à peu près à quarante kilomètres au sud de Fort Edward. Gates fortifia ce site en surplomb et attendit les Anglais26.
Si Burgoyne avait lancé une fausse attaque en direction de la Nouvelle-Angleterre, il aurait pu diviser les forces américaines et augmenter considérablement ses chances de l’emporter à Bemis Heights sur des troupes réduites en nombre. Les Américains craignaient qu’il n’ait comme objectif de conquérir la Nouvelle-Angleterre, et une diversion vers l’est aurait redoublé leurs craintes. Si Burgoyne n’avait utilisé que la moitié de son armée pour attaquer Bemis Heights, il y aurait gagné de pouvoir disposer des approvisionnements dont il avait besoin, et il aurait donné complètement le change sur sa stratégie. Bien des Américains, pour ne pas dire la majorité d’entre eux, seraient partis chasser sur une mauvaise piste. Burgoyne aurait alors pu rassembler rapidement son armée et faire mouvement sur Bemis Heights.
Telles que se présentaient les choses, la victoire de Bennington avait été un grand encouragement pour les Américains : ils découvrirent qu’ils pouvaient venir à bout de troupes britanniques. Burgoyne, de son côté, savait maintenant qu’ils étaient à même de couper sa ligne d’approvisionnement, déjà bien fragile. Puisqu’il se proposait d’avancer, il lui fallait s’assurer de pouvoir obtenir, le long de sa route, de la nourriture, des chariots et des chevaux. Dans ces territoires proches de la frontière, c’étaient choses rares, et, de toute façon, les patriotes s’efforcèrent de mettre hors de portée des Anglais le peu qui existait.
À peu près au même moment, le 23 juillet 1777, le général Howe quittait le port de New York avec 170 grands vaisseaux et 60 embarcations plus petites, emmenant avec lui 18 000 hommes de troupe, britanniques et allemands. Le général américain George Washington apprit que la flotte avait été vue au large de Sandy Hook, dans le New Jersey, faisant route vers la haute mer. Il en conclut que Howe se dirigeait vers Philadelphie et laissa une garnison sur les Highlands, juste au nord de New York ; avec le reste de son armée, il se mit en marche sur Philadelphie, à travers le New Jersey. Le major général Clinton tenait New York avec 3 000 soldats réguliers britanniques, 1 000 mercenaires allemands et 3 000 loyalistes américains.
Le 29 juillet, les bateaux britanniques arrivèrent devant les caps May et Henlopen, à l’entrée de la baie de Delaware ; ils pénétrèrent dans cette dernière avec l’intention, apparemment, de remonter le fleuve du même nom et arrivèrent le 25 août à Philadelphie. Faisant demi-tour, ils regagnèrent la mer, passèrent entre les deux caps de Virginie et remontèrent la baie de Chesapeake jusqu’à Head of Elk (Elkton), dans le Maryland, le port situé le plus au nord de la baie. L’armée britannique y débarqua le 25 août et se mit en marche vers Philadelphie.
Le 11 septembre, Washington, avec environ 11 000 hommes, essaya d’arrêter l’avance de Howe à Brandywine Creek, dans le comté de Chester, en Pennsylvanie, à une quinzaine de kilomètres de Wilmington, dans le Delaware. Mais Howe, adroitement, tourna le flanc droit (ou, si l’on préfère, occidental) de Washington, lui imposant de rebrousser chemin sur Philadelphie. Il y eut 1 000 tués du côté américain et 500 du côté anglais.
Le 21 septembre, les Anglais lancèrent de nuit une attaque surprise à la baïonnette (et seulement à la baïonnette) qui mit en déroute la brigade du général Anthony Wayne à Malvern, près de Paoli Tavern, à quelques kilomètres à l’ouest de Philadelphie. Howe s’empara de cette dernière le 26 septembre, forçant le Congrès continental à se réfugier à Lancaster, puis à York, en Pennsylvanie27.
Le 4 octobre, Washington, avec 13 000 hommes désormais, tenta une manœuvre complexe contre le camp principal de Howe à Germantown, à un peu moins de dix kilomètres au nord-ouest de Philadelphie. La tentative échoua, entraînant la perte de 1 100 hommes28. Washington fut ainsi contraint de prendre ses quartiers d’hiver à Forge Valley, dans des conditions extrêmement rudes, alors que les Britanniques profitaient de l’abri et du confort de la toute proche Philadelphie.
Le 17 septembre 1777, 500 Américains, sous les ordres du colonel John Brown, avaient lancé une attaque surprise sur le fort Ticonderoga, libérant 118 prisonniers, capturant 155 Anglais et 119 Canadiens, incendiant des magasins, emmenant bétail et chevaux et détruisant la plupart des bateaux qui se trouvaient sur les lacs Champlain et George. Brown et ses hommes tentèrent, à l’aide d’une goélette et de plusieurs canonnières, d’éliminer une petite garnison britannique implantée sur Diamond Island, à quelques kilomètres au nord de l’extrémité méridionale du lac George, mais des canonnières britanniques les repoussèrent. L’exploit de Brown venait brutalement rappeler à Burgoyne que sa ligne de ravitaillement avec le Canada n’existait plus.
Même dans ces conditions, il décida de poursuivre sa progression, parvenant à la conclusion que la seule chance de l’emporter, même si le pari était des plus risqués, consistait à triompher de l’armée américaine retranchée à Bemis Heights. Le 19, il engagea l’affrontement. Ce fut la plus grande bataille de la guerre : elle mit aux prises 9 000 hommes du côté américain et 7 200 du côté anglais et fut marquée par des tirs intenses d’artillerie et de mousqueterie ainsi que par l’intervention extrêmement efficace des tireurs d’élite américains, qui prirent pour cible principale les officiers britanniques. Le combat cessa à la tombée du soir. Aucun des deux camps n’avait avancé ni reculé et, en fait de bataille, on avait assisté à une suite tumultueuse de corps à corps. À aucun moment les Britanniques n’avaient eu la possibilité de lancer leur charge à la baïonnette – qui était censée faire la décision. Il y eut bien, des deux côtés, quelques courtes attaques et contre-attaques menées dans le désordre par de petites unités, mais rien de significatif. Les Britanniques furent abasourdis par la capacité de résistance des Américains. Ils perdirent 600 hommes, une perte considérable pour une si petite armée, le double de ce dont eurent à souffrir les Américains.
Le même jour, un messager dépêché par le major général Clinton put joindre Burgoyne pour lui annoncer qu’il avait enfin entrepris de remonter l’Hudson avec 2 000 hommes, tout ce qu’il avait pu rassembler. Transporté de joie, Burgoyne décida d’attendre son arrivée avant d’attaquer de nouveau. Mais l’expédition de Clinton fit long feu. De trop petite envergure, elle se heurta à une puissante opposition lorsqu’elle tenta de s’emparer de deux forts situés le long de l’Hudson, dans les Highlands, et, devenue vulnérable, fut en passe de se retrouver elle-même encerclée. Clinton dut rebrousser chemin sur New York.
Des escarmouches reprirent à Bemis Heights pendant plusieurs jours. Comme des renforts américains arrivaient presque quotidiennement, les rares Indiens et Canadiens encore présents sentirent venir la défaite et commencèrent à se fondre dans la forêt. Les Britanniques étaient à court de nourriture et comptaient de nombreux malades. Fin octobre, Burgoyne ne disposait plus que de 5 000 hommes valides. Le dernier espoir qui lui restait était de déclencher un violent assaut pour ouvrir une brèche dans la barrière dressée par les Américains. Lors d’un conseil de guerre tenu le 6 octobre, il prit la décision d’attaquer. C’était trop tard. Non seulement les Américains s’étaient fortement retranchés, mais leur nombre se montait maintenant à près de 20 000 hommes. Le 7 octobre, Burgoyne lança l’offensive, mais fut repoussé, au terme de rudes affrontements. Il se retira vers le nord, espérant pouvoir s’échapper. Le 12 octobre, les Américains encerclèrent les Britanniques à Fishkill Creek, à quelques kilomètres seulement au nord. Cinq jours plus tard, Burgoyne se rendait.
Les Britanniques avaient commis la même erreur que Charles XII à Poltava en 1709. Bloqués au cœur d’un pays hostile, sans le moindre espoir de secours, ils ne pouvaient plus ni avancer ni reculer. L’effet de la victoire fut immédiat. L’envoyé américain à Paris, Benjamin Franklin, vit les Français – dès qu’ils se rendirent compte que les Américains, après tout, pourraient bien l’emporter – abandonner l’indifférence qu’ils avaient affichée jusqu’alors et se découvrir une véritable passion pour le bien-être des Américains. En décembre, la France donna son accord pour un traité, qu’elle signa en février 1778, par lequel elle reconnaissait l’indépendance des États-Unis d’Amérique, allant même jusqu’à déclarer la guerre à la Grande-Bretagne le 1er juin 177829. Elle voulait se venger ainsi des pertes que lui avaient infligées les Anglais durant la guerre de Sept Ans. De plus, elle persuada l’Espagne de former avec elle une alliance – même si l’Espagne se refusait à reconnaître l’indépendance américaine et s’efforçait d’arrêter l’expansion des Américains à l’ouest des Appalaches.