Stalingrad, 1942
Si les Alliés ont gagné la Seconde Guerre mondiale, c’est avant tout parce qu’Hitler fut incapable d’apercevoir les chemins vers la victoire que lui indiquaient ses hauts responsables militaires. Ces chemins correspondaient parfaitement aux axiomes formulés bien des siècles auparavant par Sun Tzu, mais, sous une dictature, seules comptent les idées du dictateur. S’il ne parvient pas à comprendre et à adopter les stratégies les plus intelligentes, il est condamné à l’échec. Aussi inévitablement que la nuit succède au jour, l’Allemagne était vouée à la catastrophe pour avoir commis le crime d’obéir à un leader fou et irresponsable. La bataille de Stalingrad, en 1942, offre l’un des meilleurs exemples dans l’histoire d’un leader rejetant avec arrogance les conseils les plus sages et travaillant lui-même à sa propre ruine. À la fin de cette bataille désastreuse – qui coûta 250 000 hommes à l’Allemagne – les chefs alliés comprirent qu’Hitler était dépourvu de tout jugement en matière militaire. Ils surent alors qu’ils allaient l’emporter.
La formation militaire d’Hitler se réduisait à son passé de simple soldat, puis de caporal, dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Il voyait la guerre comme la collision frontale de forces gigantesques. La force la plus puissante finissait par faire reculer la force la plus faible et par s’emparer d’un champ de bataille dévasté. Le maréchal Erich von Manstein identifia très clairement le défaut d’Hitler. « C’était un homme pour qui combattre conduisait nécessairement à la violence la plus extrême, écrivit-il. Il avait remplacé l’art de la guerre par le recours à la force brute131. » Hitler ne s’éleva jamais au-dessus de cette conception élémentaire et tout à fait incomplète de la guerre. Pour lui, la campagne militaire la plus importante n’était jamais que la version démesurément agrandie des affrontements continuels, et mortels, auxquels avait donné lieu le précédent conflit sur le front occidental. Atteindre son objectif d’une manière indirecte : cette idée était totalement étrangère à Hitler, dont la seule méthode était l’épreuve de force. L’assaut frontal sur Stalingrad en apporte la preuve éclatante. Sun Tzu, quant à lui, déteste les attaques directes, tout particulièrement lorsqu’elles visent des « villes fortifiées132 ».
Hitler s’attribuait les succès remportés par l’Allemagne au début de la guerre. Il n’a jamais rendu hommage à Manstein pour son plan, qui avait permis de vaincre la France en 1940. D’après ce dernier, la satisfaction de soi qu’éprouva bien à tort Hitler lui fit perdre tout sens de la mesure quant à ses véritables capacités militaires. « Il n’était donc pas prêt, écrivit-il, à accepter à ses côtés un conseiller militaire réellement compétent. Il voulait être un autre Napoléon, qui n’avait accepté au-dessous de lui que des hommes soucieux de respecter scrupuleusement ses volontés. Il n’avait malheureusement pas la formation militaire dont avait bénéficié Napoléon, ni son génie militaire133. »
Outre sa cécité dans le domaine stratégique, Hitler, au moins depuis le début des années 1920, était habité par deux démons qui le consumaient, et qui lui firent perdre le peu de sens logique, de bon sens qui lui restait. Le premier était sa haine insensée, obsessionnelle, des Juifs ; le second, tout aussi insensé, tout aussi obsessionnel, son désir d’anéantir l’Union soviétique. Deux délires paranoïaques qui le poussèrent à attaquer de front celle-ci en juin 1941, et à tuer ou à faire mourir de faim des millions de Slaves pour « faire de la place » (Lebensraum) à des colons allemands. Ce sont ces mêmes délires qui lui firent envoyer les Einsatzgruppen dans le sillage de ses armées pour exterminer tous les Juifs que l’on pouvait trouver, et qui le conduisirent à faire installer des chambres à gaz à Auschwitz et ailleurs, où les morts se comptèrent par millions.
Il ressort de tout cela une vérité d’évidence : dans une situation donnée, un général victorieux doit savoir prendre en considération tous les facteurs possibles et agir en conséquence. Parce qu’il n’était pas intellectuellement à la hauteur, Hitler rejeta toutes les idées que lui soumettaient ses responsables militaires ; il était incapable de comprendre ce qu’ils entendaient faire. Nous sommes avec lui aux antipodes du chef de guerre tel que se le figure Sun Tzu : quelqu’un qui sait raisonner en connaissance de cause, en tenant compte de tous les imprévus, de tous les dangers, de toutes les occasions. Pour Hitler, la guerre se ramenait à ce qu’il avait pu en connaître dans les tranchées134. Son incompétence confondante apparaît très clairement dans les objectifs qu’il fixa à l’attaque déclenchée contre l’Union soviétique en juin 1941 : en dépit d’effectifs qui n’arrivaient pas à la moitié de ceux de l’adversaire, Hitler espérait non seulement détruire l’armée soviétique, mais s’emparer d’un million de km2 en Russie occidentale durant l’été et l’automne 1941.
L’armée allemande devait lancer simultanément trois offensives dans des directions totalement différentes : l’une sur Leningrad (Saint-Pétersbourg) au nord, une autre sur Moscou au centre, une autre encore en Ukraine au sud. Réussir une seule de ces opérations représentait déjà un défi immense, les réussir toutes les trois relevait de l’impossible.
Les offensives s’enlisèrent dans les neiges de l’hiver russe en décembre 1941 sans pouvoir atteindre Moscou. Ces sept mois de guerre se soldèrent par plus d’un million de soldats tués, blessés ou faits prisonniers, soit un tiers de toute l’armée allemande déployée en Union soviétique.
Ce que les Allemands avaient conquis, ils le devaient autant à l’organisation désastreuse de l’Armée rouge voulue par Joseph Staline qu’à leurs propres faits d’arme. Staline avait disposé son armée en ligne le long de la frontière, avec peu de troupes en réserve. Quand les panzers allemands ouvrirent des brèches dans ce front, ils purent tourner l’infanterie russe, dont la plus grande partie ne disposait d’aucun moyen de déplacement, et créer des sortes de chaudrons ou de poches, prenant ainsi au piège des centaines de milliers de soldats russes qui furent contraints de se rendre.
Avec l’entrée en guerre des États-Unis, le 7 décembre 1941, à la suite de l’attaque japonaise sur Pearl Harbor, les Allemands se trouvèrent confrontés à un nouveau défi stratégique. Hitler devait-il continuer à attaquer l’Union soviétique, ou bien passer à la défensive et se préoccuper plutôt d’empêcher les forces américaines et anglaises de prendre pied sur le continent européen135 ? Le commandant en chef de la Marine, Erich Raeder, présenta un plan qui répondait aux deux questions. Il proposait deux grands objectifs pour 1942 : Erwin Rommel, commandant de l’Afrikakorps en Libye, recevrait assez d’effectifs pour pouvoir s’emparer de l’Égypte, du canal de Suez et du Moyen-Orient, tandis que l’armée de l’Est (Ostheer) irait se saisir des champs de pétrole soviétiques situés dans le Caucase et le long du rivage occidental de la mer Caspienne autour de Bakou. L’Allemagne, disait Raeder, avait les moyens d’atteindre ces deux objectifs ; mais pas plus.
Si l’Allemagne mettait la main sur ses champs pétrolifères, l’Union soviétique aurait les plus grandes difficultés à mener une guerre moderne136. Ses autres ressources en pétrole étaient limitées. Dans ces conditions, les chars et les camions soviétiques auraient du mal à faire face à de longues offensives. Si l’Allemagne contrôlait le canal de Suez, la flotte anglaise serait contrainte d’évacuer la Méditerranée et l’Allemagne pourrait occuper toute l’Afrique du Nord. Elle pourrait alors se lancer dans la construction de sous-marins et d’avions destinés à empêcher l’arrivée depuis les États-Unis de troupes et d’approvisionnements. Tout effort mené par les Alliés à l’ouest serait rendu alors extrêmement compliqué et hautement problématique. C’est ce que comprit très bien Winston Churchill. Dans un message au président Franklin D. Roosevelt, il fit valoir que, si l’Égypte et le Moyen-Orient étaient perdus, la poursuite de la guerre deviendrait « une entreprise de longue haleine, rude et incertaine137 ».
Rommel soutint pleinement le plan de Raeder et assura à Hitler qu’il pouvait s’emparer de l’Égypte et du Moyen-Orient avec seulement trois divisions de plus, c’est-à-dire environ 45 000 hommes et 360 chars. Après avoir reçu des renforts au début de 1942, l’armée de l’Est comptait 2 400 000 soldats et des milliers de chars et de canons autopropulsés. Les propositions de Raeder constituaient de très loin la meilleure option pour l’Allemagne, mais Hitler refusa d’envoyer davantage de troupes à Rommel. Il accepta l’idée de Raeder d’aller se saisir des champs de pétrole, mais fit bien comprendre qu’il ne suffisait pas de neutraliser l’Union soviétique : c’était la destruction de l’Armée rouge qu’il voulait. Tel était son véritable objectif. Il était incapable de voir qu’un coup indirect porté dans le Caucase avec des forces largement supérieures pouvait lui faire gagner pratiquement tout ce dont il avait besoin à l’est, tout en lui permettant de préserver les autres moyens dont il disposait pour contrer le pouvoir grandissant des États-Unis.
Hitler aurait pu obtenir ce qu’il souhaitait en demandant à une force mobile peu nombreuse de lancer une offensive vers l’est, depuis Koursk jusqu’à Voronej, dans le bassin supérieur du Don. Cette offensive aurait obligé une grande partie des troupes soviétiques à se replier et le gros des formations allemandes aurait pu alors faire mouvement vers le sud et déferler sur le Caucase. Les Allemands, situés plus à l’intérieur que les Soviétiques par rapport à l’objectif visé, auraient eu des distances nettement moins longues à parcourir, empêchant ainsi l’Armée rouge de renforcer le Sud avant leur arrivée. Une attaque sur Voronej aurait été ce que Sun Tzu appelle un zheng, c’est-à-dire le coup direct destiné à fixer l’adversaire ; une attaque sur le Caucase, un qi, le coup indirect qui apporte la victoire. Hitler resta toujours étranger à ce genre de considérations, comme à toute forme de stratégie fondée sur la ruse ou la tromperie.
Manstein, qui eut beaucoup affaire à lui durant cette période, rapporte qu’Hitler ne parvint jamais à comprendre un principe essentiel de l’art militaire, à savoir que l’on n’est jamais trop fort à l’endroit crucial et qu’il faut savoir sacrifier des secteurs moins vitaux pour atteindre un objectif décisif. Au lieu de quoi, écrit Manstein, « Hitler sautait sur tout ce qui lui traversait l’esprit, ce qui l’amenait à gaspiller les forces allemandes en suivant plusieurs idées à la fois138. » Au lieu d’envoyer chaque soldat, chaque char qu’il pouvait en direction des champs de pétrole, il fit marcher la plus grande partie de ses forces sur Stalingrad (aujourd’hui Volgograd), sur la Volga. La ville n’avait aucune importance stratégique, mais Hitler insista pour qu’elle soit prise. Stalingrad n’avait rien à voir avec la conquête des champs de pétrole ; elle faisait face aux vastes plaines, largement ouvertes, de l’Eurasie. Même si on réussissait à la prendre, on n’y gagnerait que du vide.
La seule raison qui poussa Hitler à s’emparer de Stalingrad, c’était d’interdire la circulation des pétroliers sur la Volga. Mais si les champs de pétrole tombaient aux mains des Allemands, cette circulation s’arrêterait d’elle-même. Bon nombre d’historiens pensent qu’Hitler avait surtout en tête le nouveau nom que Staline, pour se glorifier lui-même, avait donné en 1925 à la vieille ville de Tsaritsyn. S’en prendre à une ville à cause de son nom, voilà qui ressemble à l’acte d’un fou, mais c’est le même Hitler qui avait insisté en 1941 pour que l’armée allemande s’empare de Leningrad – qui n’avait pas non plus d’importance stratégique –, parce que c’était là qu’avait éclaté en 1917 la révolution communiste et parce que la ville portait le nom de Lénine.
Initialement, Hitler avait prévu quatre armées pour le Caucase et une pour Stalingrad. Il changea bien vite d’idée et fit partir trois armées sur Stalingrad (la IIe, la VIe ainsi que la IVe armée de panzers) et seulement deux sur le Caucase. Ces dernières (la XVIIe et la Ire armée de panzers) étaient trop faibles pour vaincre la résistance acharnée des armées soviétiques. Elles se retrouvèrent très vite bloquées dans les hautes passes du Caucase139. Tous les chefs expérimentés de l’armée allemande comprirent la folie de la situation. Franz Halder, le chef d’état-major, protesta haut et fort, mais Hitler n’en tint aucun compte. Il persista à croire que l’Armée rouge était au bord de l’effondrement et se refusa à voir l’évidence : la présence de puissantes formations soviétiques à l’est de la Volga et dans le Caucase. Il s’en prit violemment à Halder lorsque celui-ci lui apprit que l’Union soviétique produisait trois fois plus de chars que l’Allemagne. « Il ne pouvait pas croire ce qu’il ne voulait pas croire140 », note Halder dans son journal. Hitler transféra son quartier général à Vinnitsa en Ukraine et prit directement le commandement du front méridional.
Les campagnes d’Hitler en 1942 se firent à l’opposé de pratiquement toutes les règles de la guerre formulées par Sun Tzu. Au lieu d’un objectif, le dictateur s’en fixa deux ; au lieu de concentrer ses forces, il les divisa ; au lieu de chercher à tromper les Soviétiques, il mena ses opérations à découvert. Sun Tzu dit qu’un général habile doit chercher à égarer l’ennemi et se garder par-dessus tout de révéler ses préparatifs et ses intentions. Hitler, pour sa part, visait très ouvertement deux objectifs complètement différents, situés à plusieurs centaines de kilomètres l’un de l’autre.
Les Soviétiques pouvaient donc négliger la présence de forces allemandes à d’autres endroits et masser toutes leurs réserves pour s’opposer à ces deux offensives. Voilà qui allait complètement à l’encontre d’une des maximes de Sun Tzu : « Avant de livrer bataille, le grand général fait en sorte que l’ennemi se disperse. Quand l’ennemi se disperse et cherche à se défendre à chaque endroit, il est faible à chaque endroit ; il suffira d’envoyer, sur les points que l’on aura choisis, un grand nombre de soldats pour l’emporter sur le petit nombre qu’y aura laissé l’ennemi141. » Hitler ne fit aucune manœuvre de diversion pour forcer l’ennemi à se disperser. Il ne se soucia pas davantage d’utiliser une force directe, ou zheng, pour fixer sur place les Russes, et une force indirecte, ou qi, pour descendre sur les flancs ou les arrières des Russes et l’emporter par surprise. Tout était frontal, tête baissée et sans mystère.
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Le 28 juin 1942, la IVe armée de panzers d’Hermann Hoth perça les défenses soviétiques à l’est de Koursk et s’empara en quelques jours de Voronej. Tandis que la IIe armée entrait dans la ville, la IVe armée de panzers fonçait à travers la steppe, à l’ouest du Don, en direction de Kalach, là où s’infléchit le cours du fleuve, à soixante-douze kilomètres de Stalingrad. Elle était suivie par l’immense VIe armée, placée, avec ses vingt divisions, sous le commandement de Friedrich Paulus. Alors que la IVe armée prenait momentanément la direction du sud, la VIe armée continuait sa route vers Stalingrad. L’avant-garde motorisée de Paulus atteignit Kalach le 28 juillet, mais les Allemands ne purent venir à bout de la très vive résistance des Soviétiques et ne franchirent finalement le Don que le 23 août. Pendant ce temps, la IVe armée de panzers avait rebroussé chemin vers le nord et, par Elista et la steppe kalmouke, se dirigeait vers Stalingrad. À quatre-vingts kilomètres de la ville, l’attaque de Hoth se heurta à la farouche opposition de deux armées soviétiques.
Le 28 juillet, Staline lança son fameux mot d’ordre : « Pas un pas en arrière ! » (Ni shagu nazad !). Il envoya au commandant de Stalingrad, Andreï I. Eremenko, onze divisions d’infanterie et neuf brigades d’élite pour renforcer ses cinq armées, passablement amoindries. Le général soviétique mit par ailleurs en place des bases d’approvisionnement dans la steppe, à l’est de la Volga. Eremenko mobilisa des milliers de civils dans la ville pour aider les militaires, y compris de jeunes garçons âgés de treize à seize ans, et il fit évacuer 200 000 habitants, trop vieux ou trop jeunes pour combattre.
Stalingrad n’était pas une forteresse. C’était un mélange de constructions anciennes, d’installations industrielles, de dépôts de chemin de fer et d’immeubles d’habitation ressemblant à des casernes. La ville, implantée sur la rive gauche de la Volga, s’étendait en longueur sur vingt-quatre kilomètres avec une largeur par rapport au fleuve comprise entre trois et six kilomètres. Elle bénéficiait de bonnes positions défensives grâce aux escarpements de la rive occidentale de la Volga, à de nombreux balkas (des ravins à sec aux pentes abruptes) et aux talus du chemin de fer.
Le 24 août, les attaques des Stukas sur Stalingrad causèrent d’énormes dégâts, tuant des civils, réduisant en poussière des pâtés entiers de maisons et mettant le feu à toutes les structures en bois. Pendant que les Stukas bombardaient la ville, la 16e division de panzers balaya la faible résistance opposée par les Russes à l’ouest de la ville ; le 24 août, à 18 h 30, elle s’établissait près de Rynok, à seize kilomètres au nord de Stalingrad. L’objectif affiché d’Hitler était atteint : l’artillerie allemande, installée sur les hauteurs de la rive occidentale de la Volga, allait pouvoir interdire le passage aux pétroliers. Mais Hitler exigea la prise de la ville tout entière. Impossible d’y parvenir sans engager un combat rapproché de la plus haute intensité : un véritable corps-à-corps, maison par maison. Militairement, c’était de la folie. Tous les principaux responsables en convenaient : à partir du moment où l’on n’avait pu s’emparer du premier coup de Stalingrad, il fallait boucler la ville avec des forces défensives et passer à autre chose.
Par une chaleur étouffante (il n’avait pas plu depuis deux mois), les troupes allemandes furent contraintes de prendre d’assaut l’une après l’autre les barricades que les Russes édifiaient en travers de chaque rue ou presque. La progression se révélait incroyablement difficile. Les Russes dissimulaient des mitrailleuses et des mortiers dans les immeubles en ruines et tenaient sous leur feu des rues et des quartiers entiers. Chaque usine, chaque bâtiment encore en état devenait une forteresse farouchement défendue. Les pertes allemandes étaient lourdes et l’avance se faisait au ralenti. Les fournitures et les munitions mettaient du temps à arriver et s’avéraient à chaque fois insuffisantes. Comme a pu l’écrire le chef de panzers Friedrich-Wilhelm von Mellenthin, Hitler fit complètement le jeu des Russes142. Dans un tel environnement, les soldats russes, mal entraînés, mais tenaces, tinrent la dragée haute aux unités d’élite allemandes les plus prestigieuses. On s’affrontait au plus près, quelquefois face à face, et c’était la force brute qui primait. Tous les avantages dont disposaient les Allemands en termes de mobilité, d’entraînement et de précision dans les manœuvres furent réduits à néant. La bataille tournait à l’impasse.
L’une des meilleures formations allemandes, la VIe armée, massive et bien équipée, se retrouvait immobilisée dans le chaos de décombres du saillant de Stalingrad, où même les chars progressaient difficilement. Les lignes, de chaque côté de ce saillant, étaient tenues, à l’ouest, sur deux cent quarante kilomètres le long du Don, par des unités mal pourvues et véritablement de second ordre (la IIIe armée roumaine, la VIIIe armée italienne et la IIe armée hongroise) et, au sud-est, sur une distance équivalente, par la IVe armée roumaine, une petite unité mal équipée, ne comprenant que quatre divisions et à laquelle revenait la charge de surveiller la steppe kalmouke.
Tous les généraux allemands un tant soit peu expérimentés se rendaient compte qu’une telle situation était intenable. Selon Erich von Manstein, « un chef avisé aurait compris dès le début que masser la totalité des forces d’assaut allemandes dans Stalingrad et aux alentours sans leur assurer une protection adéquate sur les flancs leur faisait courir le risque mortel d’être encerclées aussitôt que l’ennemi aurait pu forcer le passage à travers les lignes de front limitrophes143. »
Il était certain que les Russes s’employaient à regrouper des troupes de chaque côté du saillant, afin de passer à l’offensive pour isoler Stalingrad et y emprisonner la VIe armée. Ce que confirmaient les informations irrécusables que Franz Halder, le chef d’état-major, avait réunies. Quand il décida d’en faire part à Hitler, le Führer le révoqua, le 24 septembre. Le nouveau chef d’état-major, le lieutenant général Kurt Zeitzler, un expert en matière d’armes blindées, vit qu’Hitler se préoccupait fort peu de la vérité. Il ne fit rien pour le dissuader de maintenir la VIe armée dans la position risquée qui était la sienne.
Hitler démit également Wilhelm List, commandant de la XVIIe et de la Ire armées de panzers (Groupe d’armées A), qui n’avait pas réussi à s’emparer de tout le Caucase. Au lieu de nommer un nouveau commandant, il prit lui-même la tête du groupe. C’était le signe évident de son déni total de la réalité. Depuis son QG de Vinnitsa, il ordonna à ses troupes de mener dans les montagnes caucasiennes des opérations impossibles à exécuter. Il ne mit jamais le pied lui-même dans la région et resta dans l’ignorance complète de la situation désespérée de ses troupes.
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Le 19 novembre 1942, dans un épais brouillard, N. F. Vatutin, commandant du front soviétique du sud-ouest, lança une attaque massive, avec des chars en fer de lance, contre la IIIe armée roumaine à Kletskaya et à Kremensk, sur le Don, à cent trente kilomètres à l’ouest de Stalingrad. Les Roumains n’avaient pas de chars en propre et ne disposaient pas non plus de canons antichars capables de percer l’épais blindage des T-34 soviétiques. Ils ne purent opposer qu’une brève résistance avant que leur armée entière ne se désintègre et ne se jette à corps perdu dans la retraite. Le lendemain, le général Eremenko lança une attaque identique contre la IVe armée roumaine dans la steppe kalmouke. Cette dernière sombra très vite, elle aussi, dans le chaos. L’armée soviétique voyait s’ouvrir devant elle tout l’arrière du dispositif allemand au-delà de Stalingrad.
Le 22 novembre, deux unités de chars soviétiques firent leur jonction près de Kalach et refermèrent les deux branches de la tenaille sur la VIe armée. 250 000 hommes se trouvaient ainsi enfermés dans une poche mesurant cinquante kilomètres d’est en ouest et quarante kilomètres du nord au sud. Si la VIe armée avait reçu l’autorisation de se dégager, elle aurait pu certainement y parvenir sans dommage, mais Hitler lui interdit de bouger : elle devait se replier sur elle-même comme un hérisson et se défendre sur place. Le commandant en chef de la Luftwaffe, Hermann Göring, un proche compagnon d’Hitler, avait promis, dans un discours grandiloquent, que l’aviation assurerait le ravitaillement de l’armée jusqu’à ce qu’un nouveau groupe de bataille soit mis sur pied pour venir briser l’encerclement. Les officiers supérieurs de la Luftwaffe eurent beau déclarer la chose impossible, Hitler n’en tint aucun compte.
Les troupes soviétiques formaient un double anneau autour de Stalingrad, l’un pour fixer sur place la VIe armée, l’autre pour s’opposer à l’arrivée d’éventuels renforts. Les artilleurs soviétiques installèrent 395 canons antiaériens le long du corridor aérien que devait emprunter la Luftwaffe, tandis que 490 chasseurs étaient rassemblés pour abattre les avions de transport allemands. Les besoins quotidiens en approvisionnements de la VIe armée se montaient à 700 tonnes, mais le colonel Fritz Morzik, responsable du transport aérien, déclara qu’il ne pourrait acheminer au mieux que 350 tonnes par jour. Voilà qui montrait bien l’inefficacité de la solution envisagée, mais Hitler refusa de regarder la réalité en face. En dépit de tous ses efforts, la Luftwaffe ne parvint à livrer que 269 tonnes entre le 25 et le 29 novembre et seulement 1 267 tonnes entre le 30 novembre et le 11 décembre. Les réserves en munitions s’épuisèrent, l’essence devint rare et les hommes commencèrent à souffrir de la faim.
Mais la menace d’un autre mouvement d’encerclement, encore plus dangereux, commençait à poindre. Les grossières erreurs d’Hitler donnaient aux Soviétiques une magnifique occasion de gagner la guerre en quelques mois, sinon en quelques semaines. Après la défaite infligée par les Russes à la IIIe armée roumaine à Kletskaya et à Kremensk, Manstein avait déplacé la principale ligne de défense allemande sur la Chir, une rivière située à environ quatre-vingts kilomètres au sud du Don, à l’ouest de Stalingrad. Les six divisions de la VIIIe armée italienne étaient chargées de protéger son cours supérieur. Les Italiens se trouvaient à seulement 320 kilomètres de Rostov, une ville implantée sur le cours inférieur du Don, à proximité de la mer d’Azov. Si une armée soviétique parvenait à forcer leur ligne de défense et à marcher sur Rostov, elle pourrait isoler et détruire non seulement la VIe armée, assiégée à Stalingrad, mais aussi les deux armées aventurées dans le Caucase ainsi que les troupes disposées le long de la Chir. En d’autres termes, si les Russes atteignaient Rostov, ils seraient à même d’anéantir toutes les forces de l’Allemagne et de ses alliés engagées sur le front sud. Si ces forces venaient à lui manquer, l’Allemagne ne pourrait plus assurer sa propre défense et la guerre serait perdue pour elle. Les hauts responsables militaires allemands mesuraient très bien le danger, pas Hitler.
Les services de renseignement allemands en apportaient les preuves irréfutables : les Soviétiques s’employaient à concentrer les troupes qui leur permettraient de lancer ce mouvement, dont ils pouvaient espérer qu’il allait leur faire gagner la guerre. Le groupe d’armées de Voronej, commandé par F. I. Golikov, opérait son rassemblement sur le cours supérieur de la Chir, face à la VIIIe armée italienne, si pitoyablement démunie. Malgré le danger, Manstein comprit que le problème, dans l’immédiat, était de sortir la VIe armée du piège auquel elle s’était laissée prendre à Stalingrad. Hitler lui avait déjà confié le soin de la tirer d’affaire. Si on parvenait à lui rendre sa liberté de manœuvre, cette force considérable pourrait servir à amortir l’impact d’une attaque sur Rostov.
Manstein découvrit un étroit passage par où faire passer des renforts : depuis Kotelnikovo, au sud-ouest de Stalingrad. Il rencontra d’immenses difficultés à mettre sur pied une force d’intervention et dut finalement se contenter d’un corps de panzers, le 57e, pour opérer une percée et marcher sur Stalingrad. Il lança l’attaque le 12 décembre, prenant l’ennemi par surprise ; ses troupes progressèrent de manière satisfaisante, en dépit des renforts dépêchés par les Russes et de contre-attaques répétées. Le 16 décembre, les Soviétiques déclenchaient leur offensive sur Rostov. La Ire Garde mit en déroute les Italiens et une brèche de près de cent kilomètres s’ouvrit sur le front, dans laquelle s’engouffrèrent les chars soviétiques pour foncer droit sur Rostov. Manstein ordonna alors au général Karl-Adolf Hollidt, qui commandait les troupes disposées le long de la Chir, de se replier pour aller défendre les points de passage sur le Donets situés à Forchstadt et à Kamensk-Shakhtinsky, la seule barrière interdisant dorénavant l’accès à Rostov.
En dépit du danger, Manstein était toujours fermement déterminé à avancer sur Stalingrad. Il insista très fortement pour que le haut commandement militaire (OKH) ordonne à la VIe armée d’opérer une sortie pour venir au-devant du 57e corps de panzers. Les deux forces, si elles pesaient de tout leur poids, pouvaient arriver à percer le bouclier défensif et à se rejoindre. Hitler refusa son accord, décidant (ce qui passe l’entendement) que le 57e corps devait continuer à attaquer tandis que la VIe armée resterait sur place. Manstein finit par comprendre qu’Hitler entendait se maintenir dans Stalingrad et approvisionner la ville par un corridor terrestre, ce qui était manifestement impossible. Hitler était incapable de comprendre que la VIe armée ne pouvait survivre qu’à une seule condition : se retirer de Stalingrad. Manstein, qui avait du mal à croire à pareille stupidité de la part d’Hitler, s’imagina qu’il allait pouvoir le rallier à ses vues.
Le moment critique arriva le 19 décembre. Le 57e corps atteignit la Miskova, une étroite rivière située à un peu moins de cinquante kilomètres du front de Stalingrad. Manstein envoya un message urgent à Von Paulus et à Hitler : la VIe armée devait se dégager et se diriger vers le sud-ouest pour faire sa jonction avec le 57e corps. Hitler mit des heures avant de répondre que la VIe armée pouvait tenter une percée, mais en continuant à tenir les fronts nord, est et ouest de la ville. Le refus de permettre à la VIe armée de se dégager de Stalingrad équivalait à une sentence de mort. Durant sept jours, le 57e corps avait pris tous les risques pour forcer une porte et la garder ouverte. Pendant une semaine encore, Manstein maintint le corps sur la Miskova, en essayant désespérément de faire changer d’idée à Hitler. Le 27 décembre, ne pouvant laisser plus longtemps le corps de panzers ainsi exposé, il le fit se replier, déjà sérieusement affaibli, sur Kotelnikovo. La tentative pour secourir Stalingrad avait échoué, non pas du fait des soldats allemands, mais d’Hitler lui-même, qui refusait de voir la réalité.
Alors commença l’agonie de la VIe armée. Il n’y eut bientôt plus de vivres. Les attaques des Russes obligèrent les Allemands à abandonner la plupart de leurs abris. Les survivants allèrent se terrer dans des ruines près de la Volga. Le 2 février 1943, la dernière résistance cessa. La Luftwaffe avait réussi à évacuer 25 000 hommes, des blessés et des spécialistes, mais il y eut 160 000 morts et 91 000 prisonniers dont la plupart moururent rapidement, victimes du froid et du typhus. Seuls 6 000 d’entre eux devaient revoir leurs foyers, après douze années de captivité.
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Erich von Manstein se préoccupa dès lors de sauver le reste de l’armée allemande qui se trouvait dans le Sud. L’offensive soviétique sur Rostov progressait à vive allure. Une défense acharnée sur le Donets freina momentanément l’avance des Russes. Au moment précis où la situation des Allemands était au plus bas, Manstein crut voir l’occasion de transformer une défaite cuisante en une victoire spectaculaire. Son idée était du pur Sun Tzu : tromper l’ennemi et frapper un coup très fort depuis une direction totalement inattendue.
Le général allemand voyait bien que tous les avantages acquis dans le Sud en 1942 étaient perdus. Le groupe d’armées A ne pouvait pas rester dans le Caucase. Une fois Rostov pris par les Russes, ce groupe se retrouverait isolé. Il fallait que les quelques forces dont les Allemands disposaient encore à l’ouest de Stalingrad opèrent leur retrait. En conséquence, il proposa à Hitler que – pendant qu’Hollidt tenait provisoirement tête aux Russes devant le Donets – toutes les forces allemandes se trouvant sur le front sud se replient par échelons sur le cours inférieur du Dniepr, à 350 kilomètres à l’ouest de Rostov. Mainstein était sûr que les Russes interpréteraient ce retrait massif comme un renoncement. Ils penseraient alors pouvoir détruire l’armée allemande en menant une offensive rapide destinée à la couper des principaux passages permettant de traverser le Dniepr, à Dnipropetrovsk et à Zaporozhye, deux endroits par où devaient nécessairement se faire les évacuations et par où transitaient les approvisionnements. Manstein était persuadé que les Russes feraient tout leur possible pour passer au large des Allemands et arriver les premiers à ces deux points. Il allait en résulter la formation d’un front soviétique très vaste, très fluide, s’étirant à travers toute l’Ukraine méridionale.
Manstein proposa donc de concentrer au même moment une puissante force allemande près de Kharkov, à 400 kilomètres au nord-ouest de Rostov et à 200 kilomètres au nord-est de Dnipropetrovsk. Quand les Russes se déploieraient vers l’ouest, les forces allemandes disposées aux alentours de Kharkov viendraient s’enfoncer dans leur flanc nord. Ce mouvement, expliqua Manstein à Hitler, « transformerait ce qui n’était qu’une vaste retraite en une opération d’encerclement » qui repousserait les Russes vers le sud, contre la mer d’Azov, et les conduirait à leur perte144. C’était un plan brillant, aussi propre à égarer l’ennemi que la stratégie proposée par le même Manstein en 1940, lorsqu’il avait suggéré de passer par les Ardennes pour aller attaquer les Alliés, en Europe. Ce plan forcerait les Russes à se mettre sur la défensive et changerait complètement la donne dans le Sud.
Hitler refusa. Il ne voulait pas abandonner ses conquêtes de l’été, toutes provisoires qu’elles fussent. Manstein en conclut qu’il « refusait de prendre des risques dans le domaine militaire ». « La défense obstinée de chaque pouce de terrain, écrit Manstein, devint peu à peu l’alpha et l’oméga d’Hitler dans sa conduite de la guerre. Il pensait que le secret du succès consistait à s’accrocher à tout prix à ce qu’il possédait déjà145. »
C’est à Manstein que les armées allemandes, à l’exception de la VIe, durent de pouvoir se retirer. Il ne tint pas compte des instructions d’Hitler, qui avait ordonné aux troupes de rester sur place. Il inventa subterfuge sur subterfuge pour justifier sa conduite et fit faire retraite aux armées allemandes en organisant magistralement toute une série de replis. Les Allemands abandonnèrent Koursk, au centre, et se retirèrent au-delà de Kharkov, à près de 700 kilomètres à l’ouest de Stalingrad. Manstein maintint des troupes à Rostov, le temps pour les Allemands de quitter le Caucase. Même dans ces conditions, Hitler insista pour laisser la XVIIe armée aux abords du Kouban, un fleuve situé à l’extrémité nord-ouest du Caucase ; elle n’y servit à rien et parvint plus tard à se replier jusqu’en Crimée par le détroit de Kertch. Manstein organisa une nouvelle ligne, le long de la rivière Mius, à soixante-cinq kilomètres à l’ouest de Rostov, et réussit à arrêter l’avance des Russes. Il remporta le dernier succès obtenu par les Allemands sur le front est : le 14 mars 1943, il encercla à Kharkov les forces soviétiques, qui s’étaient beaucoup trop distendues, et reprit la ville.
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L’amiral Raeder et les généraux Halder et Manstein avaient élaboré des plans qui allaient tout à fait dans le sens des axiomes de Sun Tzu. Ils avaient essayé de les faire adopter par Hitler mais ce dernier n’en avait tenu aucun compte, occasionnant ainsi la pire défaite jamais subie par des troupes allemandes durant la guerre. En perdant à Stalingrad 250 000 de ses meilleurs hommes et en se refusant par la suite à opérer un repli stratégique permettant de passer à la contre-offensive, Hitler cessa d’avoir l’initiative. Il se retrouvait désormais le dos au mur, condamné à se défendre sur tous les fronts. C’était une forme de guerre que l’Allemagne allait se trouver de moins en moins capable de mener, parce que sa production en armements était bien loin d’égaler celle des Alliés et de l’Union soviétique.
Stalingrad est un cas d’école qui illustre parfaitement le contraste entre une campagne qui se conforme aux axiomes de Sun Tzu et ce que l’on encourt lorsque ces mêmes axiomes ne sont pas respectés. À suivre la direction indiquée par l’amiral Reader, tout ce que l’on risquait, c’était de se retrouver dans une impasse, avec la possibilité d’obtenir une paix négociée. À suivre la direction choisie par Hitler, c’était la défaite, inévitablement.