Chapitre IX

Incheon et l’Invasion
 de la Corée du Nord, 1950

Été 1950 : les États-Unis se voient confrontés à une situation tout à fait extraordinaire. Embourbés dans une guerre totalement imprévue avec un petit État communiste, la Corée du Nord, ils sont en passe de la perdre. Le 25 juin, les Nord-Coréens ont attaqué la Corée du Sud, un État situé dans la mouvance américaine, et taillé en pièces son armée, sous-équipée. Seule l’intervention rapide des forces américaines d’occupation au Japon empêcha la Corée du Nord de s’emparer de la totalité de la péninsule. Mais les Américains, eux non plus, n’étaient pas préparés à faire face à une guerre. Ils furent très vite repoussés à l’intérieur du « périmètre de Pusan », une étroite bande de terre entourant le port sud-coréen de Pusan.

Tandis que les responsables militaires américains s’employaient désespérément à renforcer ce périmètre et que les soldats nord-coréens multipliaient les tentatives pour franchir le Naktong – une rivière qui constituait la dernière barrière importante protégeant Pusan –, le général Douglas MacArthur, le chef des troupes américaines en Extrême-Orient, conçut l’idée d’une riposte parfaitement inattendue, qui résoudrait à elle seule toutes les difficultés en évitant d’avoir à affronter l’armée nord-coréenne massée sur le Naktong – une riposte, en somme, tout à fait dans l’esprit de Sun Tzu167.

MacArthur avait vu ce que personne d’autre n’avait su apercevoir. À savoir que les Nord-Coréens avaient complètement négligé le fait que la Corée est une péninsule. Alors que les Nord-Coréens se focalisaient sur la péninsule elle-même, c’est-à-dire sur les terres qui la constituaient, MacArthur était attentif aux mers qui la bordaient sur trois côtés. Il savait que la marine américaine était à même de mener une opération amphibie en n’importe quel point de la côte coréenne et que leurs adversaires, dépourvus de toute marine, ne pourraient rien faire contre.

MacArthur s’intéressa alors au chemin de fer à double voie qui allait de la Corée du Nord jusqu’à Séoul et au-delà, assurant pratiquement tout l’approvisionnement, en vivres, en munitions et en essence, de l’armée nord-coréenne postée le long du Naktong. Si cette voie était coupée au-dessus de l’armée nord-coréenne, peu importe en quel endroit, celle-ci s’effondrerait au bout de quelques jours, privée de vivres et de matériel. Sans nul besoin de tirer le moindre coup de feu.

MacArthur remarqua l’intérêt d’Incheon, le satellite portuaire de Séoul dont il est distant de seulement trente-deux kilomètres. Si les Américains y débarquaient, ils n’auraient que cette faible distance à parcourir pour couper la voie ferrée, libérer la capitale de la Corée du Sud et détruire l’armée nord-coréenne. Le plus étonnant, dans le débarquement d’Incheon, c’est que le Joint Chiefs of Staff (JCS), c’est-à-dire le Comité de coordination des chefs d’état-major, l’organe suprême de commandement, s’opposa jusqu’à la dernière minute, comme un seul homme, au plan de MacArthur. Quand la preuve fut faite que le comité était dans l’erreur, MacArthur fit figure de génie militaire, tandis que le prestige du JCS s’effondrait d’autant. Ce dernier se trouva donc bien mal placé pour ramener MacArthur à la raison, trois semaines plus tard, lorsque ce dernier lança une opération destinée à conquérir la Corée du Nord, une opération on ne peut plus irresponsable qui devait conduire les Américains au désastre.

MacArthur est un cas totalement hors normes. Ses qualités et ses défauts – sa capacité à percevoir les grandes occasions et sa propension à ne pas tenir compte des faits les plus évidents – formaient un saisissant mélange. Il savait évaluer les possibilités stratégiques, ce qui le porta à entreprendre des actions extrêmement ambitieuses, mais il était incapable de se rendre compte du danger, ce qui fit tourner à la catastrophe les efforts qu’il déploya pour détruire la Corée du Nord. MacArthur était bien loin de ressembler à ce chef à la personnalité équilibrée dont Sun Tzu fait l’éloge, un chef attentif en permanence aussi bien aux occasions qu’aux dangers et sachant tenir compte des unes comme des autres dans la conduite de ses campagnes168.

Les défauts de MacArthur passèrent inaperçus à Incheon, parce que les Américains n’eurent en face d’eux que des forces nord-coréennes minuscules et que la puissance de la marine américaine emportait tout sur son passage. Mais dans la tentative d’invasion de la Corée du Nord qui s’ensuivit, c’est de la Chine communiste que dépendait l’issue. Interviendrait-elle ou non ? Pour bien répondre à cette question, il fallait faire preuve de sang-froid, de logique et d’exactitude. Parce que MacArthur, à la suite d’Incheon, était devenu une sorte de dieu, son avis avait beaucoup de poids. Il trouva ridicule l’idée que la Chine pourrait oser se mêler du conflit, ce en quoi il se trompait complètement, comme la suite devait le montrer. Surtout, il ne tint aucun compte des mises en garde répétées des Chinois, qui avaient prévenu qu’ils interviendraient si les forces américaines entraient en Corée du Nord. L’erreur commise par le président Truman et ses conseillers politiques fut d’écouter MacArthur au lieu d’écouter Pékin.

Les deux décisions prises par les Américains, de débarquer à Incheon, puis d’envahir la Corée du Nord, fournissent quelques-uns des exemples les plus convaincants que l’on puisse trouver de la capacité des êtres humains à formuler des jugements corrects, capacité qui varie considérablement d’un individu à l’autre et ne dépend ni de la formation ni de l’expérience. Trois responsables civils – le président Truman ; W. Averell Harriman, son plus proche conseiller politique ; Louis Johnson, secrétaire à la Défense – approuvèrent avec enthousiasme la décision de débarquer à Incheon, tandis que le Joint Chiefs of Staff s’y opposa. Omar Bradley, qui le présidait, qualifia la proposition de MacArthur de « plan pour les beaux jours » et déclara qu’« Incheon était probablement le pire endroit jamais choisi pour un débarquement169 ». Dans le même temps, il peut exister chez certains responsables civils une tendance à prêter une compétence politique à des chefs militaires simplement parce qu’ils remportent des succès à la tête de leurs armées. Ce fut le cas de Truman et de son équipe de conseillers. Aucun d’eux n’osa contester l’opinion de MacArthur suivant laquelle les Chinois ne se mêleraient pas de la guerre de Corée.

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À la fin de la Seconde Guerre mondiale, en août 1945, Américains et Russes choisirent, pour établir une frontière à travers la péninsule coréenne, le 38e parallèle. Au sud de cette ligne, les troupes japonaises se rendraient aux Américains, au nord, elles se rendraient aux Russes, mais avec la guerre froide cette frontière militaire devint très vite une frontière politique : au sud, dans la mouvance américaine, le régime de Syngman Rhee ; au nord, dans la mouvance soviétique, un État communiste dirigé par Kim Il Sung.

Le 12 janvier 1950, le secrétaire d’État Dean Acheson annonça la mise en place d’un périmètre américain de défense en Asie de l’Est, qui incluerait le Japon et les Philippines, mais ni Taiwan ni la Corée. Cette déclaration convainquit apparemment Kim Il Sung que les États-Unis n’interviendraient pas s’il essayait d’unifier la péninsule par la force. Il persuada Staline de lui fournir des armes offensives, dont 150 chars soviétiques T-34, des monstres lourdement cuirassés dotés de canons de 85 mm à tir ultra-rapide. Le T-34 était le meilleur char produit durant la Seconde Guerre mondiale ; d’après Heinz Guderian, le célèbre général allemand, ce char aurait arrêté en 1941 l’attaque allemande sur Moscou.

Les Américains, qui craignaient de voir Syngman Rhee lancer une attaque contre le Nord, n’avaient donné aux Sud-Coréens aucun armement permettant d’arrêter un char. Pas de chars qui leur appartiennent en propre, pas de munitions pour canons anti-char, pas de mines anti-char, pas de « super bazookas », ces lance-rockets de 3,5 pouces récemment mis au point. En conséquence, les T-34 eurent tôt fait, le 25 juin et les jours suivants, de mettre en déroute les Sud-Coréens, les jetant dans le chaos et les repoussant loin au sud.

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Le président Truman crut que l’attaque contre la Corée du Sud était la première manifestation d’une conspiration ourdie par le Kremlin pour s’emparer des pays démocratiques. Il fit prendre aussitôt un tout autre tour à la politique américaine, ordonna au général MacArthur d’envoyer les forces américaines d’occupation au Japon aider les Sud-Coréens, obtint le soutien officiel des Nations unies, mais ne reçut pratiquement aucune aide, sauf de la part des Britanniques, pour repousser les Nord-Coréens. En dépit de nombreux échecs, les Américains parvinrent néanmoins à ralentir l’avance de ces derniers. Ils occupaient en août un petit périmètre autour de Pusan.

Avec l’aide des forces navales, Truman s’occupa aussi de « sécuriser » l’île de Taiwan (Formose), une province chinoise qui avait été occupée en octobre 1949 par le leader Tchang Kai-shek, qui s’y était réfugié avec ses nationalistes après avoir été chassé du continent par les communistes de Mao Zedong. Truman pensait que la Chine populaire était une composante de ce que les démocraties occidentales appelaient « le communisme monolithique », et faisait partie de la conspiration communiste. Il ignorait que la révolution chinoise était complètement étrangère au communisme soviétique et que la Chine n’entrait pour rien dans l’attaque nord-coréenne.

Les responsables américains s’étaient trompés en faisant de la Chine communiste un satellite de l’Union soviétique. En fait, les communistes chinois voulaient achever l’unification de leur pays et s’engager dans un processus de développement économique sans aucun rapport avec les buts poursuivis par le Kremlin. Les mesures de protection prises à l’égard de Taiwan amenèrent les Chinois à penser que les Américains avaient conclu une alliance secrète avec Tchang Kai-shek, que leur intention était d’envahir le continent et de chasser les Rouges du pouvoir. C’est ainsi que les leaders américains réussirent à se faire de la Chine communiste un ennemi qu’ils auraient pu éviter.

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L’idée qui était venue à MacArthur pour triompher de la Corée du Nord s’inscrivait dans le droit fil de la doctrine développée par Sun Tzu. Face à une armée nord-coréenne tout entière occupée à faire pression sur son adversaire, il fallait un élément zheng capable de résister, mais tout juste, de façon à inciter les Nord-Coréens à lancer contre lui toutes leurs forces jusqu’aux dernières. Si l’on faisait en sorte que les Nord-Coréens n’aient plus qu’un seul objectif, l’élimination du périmètre de Pusan, on pourrait leur porter un coup décisif en envoyant un élément indirect, ou qi, à Incheon, c’est-à-dire loin derrière leur armée170.

Le JCS s’était prononcé contre le site d’Incheon à cause de l’extrême amplitude des marées à cet endroit et de l’étroitesse des accès. Le général J. Lawton Collins, chef d’état-major de l’armée (qui s’était distingué en 1944 à la tête du 7e corps américain en réussissant à percer les lignes allemandes en Normandie) et l’amiral Forrest P. Sherman, chef des opérations navales, plaidaient avec vigueur pour un débarquement à Kunsan, un petit port situé à environ cent soixante kilomètres au sud d’Incheon et à un peu plus de cent dix kilomètres seulement à l’ouest de la ligne de front du périmètre de Pusan le long du Naktong. Un débarquement à Pusan n’aurait eu aucun des avantages que présentait le choix d’Incheon. Il aurait menacé le flanc des Nord-Coréens, les obligeant simplement à étirer leur ligne. Les forces des Nations unies se verraient donc contraintes de mener une attaque frontale, en remontant vers le nord à travers la péninsule, ce qui rapprocherait les Nord-Coréens de leurs approvisionnements et de leurs renforts au lieu de les en couper.

Ni Collins ni Sherman n’avait compris l’intérêt de la stratégie. La stratégie sert à gagner en évitant le plus possible les affrontements et les pertes. Comme le dit Sun Tzu : « Remporter cent victoires en cent combats n’est pas une preuve d’excellence. Ce qui est une vraie preuve d’excellence, c’est de soumettre l’ennemi sans combattre171. » Le plan de MacArthur aurait conduit pratiquement à éliminer l’armée nord-coréenne sans avoir jamais eu à l’affronter.

Le JCS était issu du National Security Act de 1947, qui unifiait le commandement des forces armées en l’intégrant dans un nouveau Département de la Défense et mettait en place le National Security Council (NSC) ainsi que la Central Intelligence Agency (CIA). Le JCS était censé traiter de tous les problèmes de sécurité, mais c’était un comité, et les comités se distinguent rarement par leur imagination. En ce qui concerne la Corée, le plus créatif dans son approche fut MacArthur. Il commença par demander plus de troupes qu’il n’en existait alors de disponibles. Ces demandes obligèrent les États-Unis à se mettre sur le pied de guerre. Le 19 juillet 1950, le président Truman annonça un très vaste renforcement des troupes américaines, ce qui impliquait le rappel sous les drapeaux d’unités de la Garde nationale et de réservistes.

Le 13 juillet, le JCS envoya à Tokyo le général Collins et le général Hoyt S. Vandenberg, chef d’état-major de l’aviation, pour mieux s’informer auprès de MacArthur de ses plans. Le JCS s’inquiétait beaucoup plus d’une menace militaire soviétique contre l’Europe que de la menace nord-coréenne contre la Corée. MacArthur, lui, ne prenait pas au sérieux un éventuel danger européen. La guerre froide, disait-il, se réglerait en Extrême-Orient et il soutenait qu’on devait donner la priorité à cette région. Quand Collins lui demanda de combien de troupes il aurait besoin pour rétablir la frontière sur le 38e parallèle, il déclara que son intention était de détruire les forces nord-coréennes et pas simplement de les repousser. C’était contraire au mandat des Nations unies, qui consistait à revenir au statu quo d’avant la guerre. On ne pouvait pas détruire l’armée nord-coréenne sans détruire l’État nord-coréen. Pour cela, il faudrait envahir la Corée du Nord et réunifier le pays.

C’était là une ligne de conduite radicale, qui demandait une décision politique au plus haut niveau. La Chine populaire s’opposerait à une réunification du pays par la force : la Corée du Nord constituait une zone tampon essentielle entre les États-Unis et la Chine. La présence de troupes américaines sur la frontière entre la Chine et la Corée, c’est-à-dire sur la rivière Yalu, ne pourrait qu’aiguiser les craintes existantes des Chinois, qui prêtaient aux États-Unis l’intention d’envahir la Chine et d’y réinstaller Tchang Kai-shek. Mais le JCS ne s’intéressa pas à la question, non plus que le président Truman. C’était là abdiquer toute responsabilité, violer le premier et le plus important des axiomes de Sun Tzu : « La guerre est la plus grande affaire de l’État, c’est le terrain sur lequel se jouent la vie et la mort. » Il faut se livrer à une profonde réflexion avant de s’y engager172.

Si, en juillet 1950, les responsables américains avaient bien mesuré toutes les implications du plan proposé par MacArthur, ils auraient pu développer une action diplomatique qui aurait apaisé les craintes de la Chine populaire tout en éliminant la menace militaire représentée par Kim Il-sung. La Chine populaire ne se serait peut-être pas opposée à une invasion temporaire destinée à renverser le gouvernement de Kim Il-sung, mais elle se serait dressée à coup sûr contre une invasion conduisant à l’absorption de la Corée du Nord par la Corée du Sud et à son passage sous le joug autocratique de Syngman Rhee, qui était complètement dépendant des Américains. Le gouvernement Truman fit l’impasse sur ces questions. Il fallut attendre jusqu’au 27 septembre, douze jours après l’invasion, pour qu’il prenne une décision sur la suite des opérations. Il s’appuyait sur un plan très populaire dans l’opinion américaine, qui visait à anéantir la Corée du Nord, alors qu’il aurait fallu procéder à une prise en compte réfléchie des intérêts du pays à long terme, analyser les peurs des Chinois et s’interroger sur les meilleures façons de les apaiser.

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La flotte et les Marines rechignaient à débarquer à Incheon. Des îles situées près du rivage y ralentissent la montée des eaux au moment des marées et entraînent la formation de bancs de boue sur une assez grande profondeur. Pendant quatre jours seulement, du 15 au 18 septembre, les marées seraient assez hautes pour recouvrir suffisamment les bancs de sable et permettre aux LST (bâtiments de débarquement de chars) d’arriver jusqu’au rivage. L’invasion devait impérativement intervenir à la mi-septembre ou être reportée à une date indéterminée. Il devait sûrement y avoir, déclaraient les responsables de la marine, un meilleur endroit pour débarquer.

Le 23 août, le général Collins, l’amiral Sherman et d’autres officiers de haut rang du JCS rencontrèrent MacArthur à Tokyo pour mettre les choses au point. Collins et Sherman plaidèrent une fois de plus pour le choix de Kunsan comme site de débarquement. À cette occasion, Collins avança un argument très étonnant : Kunsan, dit-il, était relié à des routes qui permettraient d’opérer rapidement la jonction avec les troupes américaines du périmètre de Pusan ! Ce qu’il avait en tête, c’était de faire se rejoindre la force d’invasion (le 10e corps) et les troupes américaines se trouvant dans le Sud (la 8e armée), pas du tout de couper la ligne d’approvisionnement nord-coréenne. C’est tout le sens de l’entreprise qui lui avait échappé173.

MacArthur dut revenir sur les raisons qui l’avaient conduit à proposer un débarquement à Incheon : les Nord-Coréens avaient engagé pratiquement toutes leurs forces contre la 8e armée ; ils manquaient de troupes de réserves bien entraînées pour s’opposer à l’opération ; un débarquement à Kunsan leur permettrait au contraire de créer un nouveau front faisant face à la fois à la 8e armée et au 10e corps, ce qui obligerait donc à mener contre eux un assaut direct, en s’exposant à toutes les rigueurs de l’hiver. Collins et Sherman ne furent pas pour autant convaincus. De retour à Washington, le JCS opta pour un report de l’opération jusqu’à ce que l’on soit sûr que la 8e armée pouvait tenir le périmètre. Le président Truman tenait cependant Incheon pour une idée stratégique audacieuse, dont il était sûr qu’elle réussirait.

Le 28 août, écartelés entre l’enthousiasme du Président et leurs propres doutes, les membres du JCS donnèrent leur accord de principe à MacArthur, sans fixer aucun lieu définitif pour l’opération, se réservant ainsi le droit de reconsidérer le choix du site174. Pendant ce temps, le commandement nord-coréen, comprenant que ses chances de prendre Pusan se réduisaient chaque jour, lança tout autour du périmètre une offensive générale désespérée. Les Nord-Coréens avaient réuni 98 000 hommes. Le commandement des Nations unies disposait contre eux de 120 000 soldats, auxquels s’ajoutaient 60 000 personnels techniques. En puissance de feu, les Nations unies l’emportaient très largement sur les Nord-Coréens. Les munitions, l’essence arrivaient encore à ces derniers, mais en quantités réduites, et les rations qui leur parvenaient ne leur autorisaient qu’un ou deux repas par jour. Au 1er septembre, bien des Nord-Coréens avaient perdu de leur dynamisme et de leur élan au combat.

Cela n’empêcha pas ces combattants affamés et en infériorité numérique de se lancer à l’assaut et de réussir à percer en plusieurs points, mais la défense acharnée des troupes des Nations unies et la supériorité de leur armement finirent par émousser l’ardeur des assaillants. Ils furent partout repoussés. L’affrontement fut néanmoins sévère et son issue fait encore question. Le 5 septembre 1950, le général Walton H. Walker, qui commandait la 8e armée, envisagea de se replier sur une dernière ligne de retranchements autour du port de Pusan. Durant la nuit qui suivit, il renonça à cette idée. Des nouvelles alarmantes se répandirent, évoquant la possibilité d’un regroupement précipité dans une zone d’évacuation « à la Dunkerque », autour de Pusan. Elles semèrent la panique parmi les membres du JCS, qui envoyèrent à MacArthur, le 7 septembre, un message angoissé pour l’avertir des conséquences désastreuses qu’aurait un échec à Incheon, laissant entendre qu’il fallait renoncer à l’ensemble de l’opération. MacArthur répondit du tac-au-tac que les chances de succès étaient excellentes. Faire marche arrière, disait-il, c’était « s’engager dans une guerre sans fin, une guerre d’usure aux résultats incertains ». La situation à l’intérieur du périmètre n’avait rien de critique et « la manœuvre d’enveloppement lancée depuis le nord allait faire baisser immédiatement la pression exercée sur le sud175 ».

Le message de MacArthur aurait dû calmer les craintes des membres du JCS. Ce ne fut pas le cas. Après une réunion avec le président Truman le 8 septembre, ils approuvèrent le plan, mais à contrecœur, et leur attitude resta la même jusqu’au bout. Comme le nota Omar Bradley, « la partie était déjà trop engagée pour que le JCS désapprouve formellement Incheon176 ».

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En dépit des affrontements spectaculaires auxquels avait donné lieu la possibilité d’un débarquement à Incheon, tout fonctionna « comme une horloge », avec peu de pertes et aucun déboire. Les Marines s’emparèrent rapidement de la ville et mirent aussitôt le cap sur Séoul, encadrés par des troupes d’infanterie. Le seul véritable obstacle rencontré le fut dans les rues de la capitale, où une poignée de Nord-Coréens désespérés dressèrent en travers des rues des barricades qu’il fallut prendre d’assaut les unes après les autres. Rien de nature à remettre en question l’opération, mais la ville fut sérieusement endommagée. Les derniers combattants nord-coréens finirent par abandonner Séoul le 28 septembre.

De son côté, l’armée nord-coréenne qui faisait face, dans le Sud, à la 8e armée n’avait mis que quelques jours à se désintégrer. Affamés, pratiquement sans véhicules et pour la plupart sans armes, les survivants refluaient vers le nord par toutes les routes et tous les chemins qui n’étaient pas gardés. L’armée nord-coréenne, de fait, avait cessé d’exister.

Que le général Bradley, président du JCS, ait pu qualifier Incheon d’« opération militaire la plus chanceuse de l’histoire177 » est donc tout à fait étonnant. Rarement une opération aura moins dépendu de la chance et autant d’une prévention minutieuse contre toute forme de risque.

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L’invasion d’Incheon offre un parfait exemple de la stratégie de base prônée par Sun Tzu : la combinaison d’une force zheng, maintenant l’ennemi en place, avec une force indirecte qi, manœuvrant de flanc et assurant la victoire. Un seul commandant américain, le général MacArthur, avait plaidé pour cette démarche. L’organe suprême, le JCS, n’y avait rien compris depuis le début et s’y opposa jusqu’à la fin, mais la preuve fut apportée que l’une des idées-clés de Sun Tzu était toujours valide.

Il fallait décider maintenant de l’avenir de la Corée du Nord. C’était l’occasion d’appliquer un axiome que Sun Tzu, toujours lui, considérait comme le plus important de tous : une nation ne doit recourir à la guerre qu’en tout dernier ressort178. Le compromis, les arrangements, l’acceptation de solutions plus ou moins satisfaisantes, tout est préférable à l’affrontement armé. Il n’existe pas de guerre dont l’issue soit assurée. Et les pertes qui surviennent à la guerre sont irréparables.

À ce moment crucial, le « leadership » américain échoua lamentablement. Tous les hauts responsables suivirent une politique qui aurait horrifié Sun Tzu et qui faisait fi des intérêts de la nation. Une guerre dont personne ne voulait éclata. Elle coûta très cher à tous ceux qui s’y engagèrent et les précipita en pleine tragédie. Elle aurait pu, elle aurait dû être évitée.

Le gouvernement Truman – avec une vision extrêmement étriquée de ce qui serait le plus avantageux pour les États-Unis – finit par élaborer un plan qui prévoyait la réunification de la Corée par le moyen d’élections organisées tant au Nord qu’au Sud179. Ce plan impliquait l’invasion de la Corée du Nord.

Personne ne prit en considération la Chine. Ignorance crasse et grossières erreurs de calcul s’additionnèrent pour créer une situation particulièrement périlleuse. La première grande erreur porta sur la localisation du danger. Les responsables politiques crurent que seule la Russie était susceptible d’intervenir, sauf que la chose était invraisemblable. Ils pensèrent que la Chine ne se manifesterait pas de sa propre initiative. Omar Bradley résuma le sentiment officiel en déclarant que la Chine populaire était sous le contrôle étroit de Moscou et que « les Russes n’étaient pas prêts à risquer une guerre mondiale pour la Corée ». Si la Chine devait jamais bouger, ce serait pour s’emparer de Taiwan, pas pour « aider les Russes à résoudre le problème qu’ils rencontraient en Corée du Nord180 ». Sauf que l’intérêt de la Chine communiste n’était pas de servir les objectifs géopolitiques du Kremlin, mais de protéger ce que Pékin jugeait vital pour la Chine : depuis la dynastie des Han, c’est-à-dire depuis le début de l’ère chrétienne, les empereurs chinois avaient cherché à rester maîtres de la Corée pour s’en servir comme d’un bouclier destiné à protéger les plaines de la Chine du Nord. En neutralisant Taiwan, Washington s’était déjà donné l’allure d’un ennemi aux yeux des Chinois. On ne pouvait attendre d’eux qu’ils acceptent une présence militaire américaine de l’autre côté du Yalu.

Il aurait été bien plus profitable pour les Américains de regarder le problème en face et de se demander où était leur véritable intérêt. Ils n’avaient absolument rien à gagner à se heurter à la résistance de la Chine communiste. Étant donné les fortes craintes qu’ils éprouvaient par ailleurs devant les ambitions soviétiques en Europe, rien n’aurait dû les pousser à se retrouver aux prises avec la Chine181. Aucune de ces objections ne retint l’attention. Le 27 septembre, le président Truman autorisa la destruction de l’armée nord-coréenne et donna son accord au plan d’action militaire au nord du 38e parallèle. Le 7 octobre, les États-Unis firent approuver par l’assemblée générale des Nations unies une résolution prévoyant l’unification de la Corée. Cette résolution invitait « toutes les catégories » de la population à participer à des élections en vue de la constitution d’un gouvernement unifié.

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La Chine populaire commença à masser des forces le long du Yalu à la mi-août 1950. Cette initiative suivit immédiatement les premières prises de position d’officiels américains en faveur d’une élimination de la Corée du Nord. L’intervention qui fit le plus de bruit fut celle, le 17 août, de Warren R. Austin, ambassadeur des États-Unis auprès du Conseil de sécurité des Nations unies. Il déclara que les Nations unies devraient s’occuper de mettre fin à la situation actuelle de la Corée, un pays « à moitié esclave et à moitié libre182 ».

L’événement le plus significatif, cependant, fut la diffusion d’un message adressé par MacArthur, en date du 28 août, aux Veterans of Foreign Wars (les anciens combattants des deux guerres mondiales) qui tenaient un meeting à Chicago. MacArthur laissait entendre que les États-Unis devaient transformer Taiwan en base militaire et faire peser une menace directe sur la Chine communiste. Ces propos prirent par surprise le président Truman alors même qu’il était occupé à régler avec beaucoup de précautions l’affaire de Taiwan183. MacArthur n’avait prévenu de sa déclaration ni le JCS ni le Président. Furieux, Truman, lui ordonna de retirer son texte alors qu’il avait déjà fait le tour du monde.

L’inquiétude des Chinois devint manifeste après Incheon. Le 1er octobre, alors que l’assemblée générale des Nations unies débattait du projet de résolution prévoyant des élections dans toute la Corée, le Premier ministre chinois, Zhou Enlai, annonça que le franchissement du 38e parallèle était de nature à constituer un « casus belli ». Mais c’est au petit matin du 3 octobre 1950 que l’avertissement chinois se fit le plus explicite. Zhou Enlai convoqua l’ambassadeur de l’Inde, K. M. Panikkar, et l’informa que la République populaire de Chine interviendrait si des troupes américaines franchissaient le 38e parallèle, mais pas s’il s’agissait seulement de troupes sud-coréennes. Les propos de Zhou furent immédiatement portés à la connaissance de Washington par le biais des Anglais. Chose très surprenante, le gouvernement américain ne les prit pas au sérieux. Dans une série de réactions aussi obtuses qu’irréfléchies, les responsables américains traitèrent l’avertissement chinois de manœuvre de propagande et l’invasion de la Corée du Nord débuta le 9 octobre.

On ignore quels arrangements au juste Washington aurait bien pu conclure avec Pékin. Zhou Enlai avait laissé ouverte une large porte en indiquant à Panikkar que le franchissement du 38e parallèle par des troupes sud-coréennes ne poserait pas problème. Celles-ci étaient capables de venir à bout de ce qui restait de l’armée nord-coréenne, particulièrement si elles recevaient davantage de canons, de chars et de support aérien.

Même après le départ des troupes américaines vers le nord, il était possible de donner satisfaction aux Chinois en décidant de s’arrêter judicieusement là où la péninsule est la plus étroite, juste au-dessus de Pyongyang, ce qui leur aurait ménagé ainsi une petite zone tampon devant le Yalu. Ce n’était pas ce que demandaient les Chinois, mais ils attendirent que les forces américaines et sud-coréennes soient au seuil de la Mandchourie pour se manifester. Voilà qui démontre que les États-Unis auraient pu obtenir de meilleurs résultats par la négociation qu’ils n’en obtinrent au terme de deux années et demie d’une guerre sanglante.

L’offensive des Nations unies venait à peine de commencer quand le président Truman, préoccupé par la menace chinoise, décida qu’il devait s’entretenir avec MacArthur. Truman choisit pour ce face-à-face, qui eut lieu le 15 octobre 1950, l’île de Wake, un petit atoll américain situé à 3 700 kilomètres à l’ouest d’Honolulu et à 3 200 kilomètres au sud-est de Tokyo. Ce fut une étrange rencontre, surtout parce qu’elle semblait faire du général l’égal, politiquement parlant, du Président. Dean Acheson, qui refusa de se déplacer, résuma ainsi ses objections : « Alors que le général MacArthur se comportait pratiquement comme un souverain étranger […], il n’était pas opportun de le reconnaître comme tel184. » Les membres du JCS ne voulaient pas non plus venir : c’est le général Bradley qui les représenta.

MacArthur dit être convaincu que la résistance purement formelle des Nord-Coréens cesserait pour Thanksgiving (la fête que les Américains célèbrent le quatrième jeudi de novembre). Il y avait « très peu » de chances, d’après lui, de voir intervenir les Russes ou les Chinois. Les Chinois, comme il l’expliqua, n’avaient pas d’aviation. « Maintenant que nous disposons de bases pour nos avions en Corée, si les Chinois essayaient de descendre sur Pyongyang, ils s’exposeraient à un terrible massacre185. »

Même s’il revenait au président Truman, et non pas à MacArthur, de se prononcer sur les intentions de la Chine, MacArthur avait pris une telle stature que ni le Président ni personne d’autre ne mirent en question ses affirmations.

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Le plan d’invasion qu’avait élaboré MacArthur pour Incheon s’était révélé quasiment parfait. Mais celui qu’il élabora pour conquérir la Corée du Nord laissait beaucoup à désirer. Il était en complète contradiction avec les principes de Sun Tzu, qui veulent que l’on procède, avant le déclenchement d’une campagne, à des calculs minutieux et à une planification précise186. L’idée première de MacArthur était de lancer des troupes à vive allure directement sur Pyongyang, la capitale de la Corée du Nord, et d’en envoyer rapidement d’autres, également par voie de terre, au nord-est de Séoul, pour liquider les restes de l’armée nord-coréenne regroupés dans le « triangle de fer » de Chorwon, Pyongyang (un autre Pyongyang que la capitale) et Kumwha, juste au nord du 38e parallèle. Les deux opérations exigeaient l’une et l’autre d’aller très vite.

Au lieu de quoi MacArthur se sépara des seules troupes fraîches dont il disposait, le 10e corps déjà rassemblé à Séoul, pour leur faire accomplir, en vue de leur débarquement à Wonsan, sur la mer du Japon, un voyage long, compliqué et qui prit beaucoup de temps. C’est à la 8e armée, qui était remontée depuis le Naktong épuisée et à cours de munitions, qu’il confia le soin d’attaquer au nord en direction de Pyongyang. On se soucia peu de rapidité et on ne fit aucune tentative pour réduire ce qui restait de la résistance coréenne dans le Triangle d’or.

En ordonnant au 10e corps – la 1re division de Marines et la 7e division d’infanterie – de faire mouvement sur Incheon et Pusan pour y embarquer en direction de Wonsan, MacArthur engorgea les deux ports par lesquels pouvaient passer les approvisionnements destinés à l’offensive sur la Corée du Nord. Le résultat fut que, pendant plusieurs semaines, les deux divisions furent absentes du champ de bataille. La préparation du débarquement prit tellement de temps que des soldats sud-coréens arrivèrent à pied à Wonsan bien avant que les Marines ne soient montés sur leurs bateaux. Les plans de MacArthur souffraient à l’évidence de graves défauts, et l’on pouvait sincèrement s’interroger sur les capacités de jugement de leur auteur, mais les membres du JCS, intimidés par le succès du général à Incheon, les approuvèrent sans la moindre réserve.

Une fois Wonsan occupé, MacArthur envoya le 10e corps prendre possession du Nord-Est de la Corée. La 1re division de Marines et des éléments de la 7e division d’infanterie débarquèrent à Hungnam et progressèrent par une étroite route de montagne jusqu’au réservoir de Chosin (ou Changjin), en direction du Yalu. Le reste de la 7e division débarqua à Iwon, tandis que les forces sud-coréennes continuaient à remonter la côte de Corée jusqu’à la frontière avec la Sibérie. Des éléments de la 8e armée se heurtèrent à l’ouest à une certaine opposition de la part des Nord-Coréens, mais réussirent à atteindre, le 22 octobre, la rivière Chongchon, à moins de 100 kilomètres du Yalu. La résistance nord-coréenne était devenue faible et sporadique ; MacArthur ordonna à toutes les unités qui se trouvaient en pointe de faire rapidement mouvement sur le Yalu en prenant au plus court. De nombreux petits groupes (des soldats des Nations unies, des Anglais, des Américains, des Sud-Coréens), isolés les uns des autres des autres et sans aucun soutien, prirent donc la direction du Yalu.

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Mais l’absence de résistance était trompeuse. Le 6 octobre 1950, le Politburo du parti communiste chinois décida d’envoyer des « volontaires » en Corée. Il n’y eut en fait aucun volontaire. Tous les combattants en question étaient des membres des forces régulières de l’Armée populaire de libération, revêtus d’uniformes chinois. Toutefois la décision du Politburo d’appeler ces soldats « volontaires » entretenait la fiction suivant laquelle la guerre se limitait à la péninsule de Corée, ce qui forçait les États-Unis à considérer la Chine communiste comme un état neutre. Cette fiction allait aussi dans le sens des intérêts américains, car les États-Unis ne voulaient pas étendre la guerre à la Chine – avec tous les dangers que cela comportait, et plus particulièrement le risque d’une intervention soviétique.

L’opération chinoise commença dans la nuit du 18 octobre. Une force importante entreprit de s’infiltrer en Corée du Nord en échappant à l’attention de l’aviation américaine de reconnaissance. Marchant de nuit, restant à couvert le jour, les troupes chinoises se dirigèrent vers l’ouest pour occuper des positions sur le versant méridional d’un grand massif montagneux, à quatre-vingt kilomètres au sud du Yalu et à quelques kilomètres au nord du Chongchon. D’autres éléments firent mouvement vers l’est pour s’installer au-dessous du réservoir de Chosin.

Au moment où la 8e armée entreprit de traverser le Chongshon, elle ignorait que trois armées chinoises (de 30 000 hommes chacune) lui faisaient face, tandis que deux armées supplémentaires se tenaient en réserve, dissimulées dans les montagnes. Sur le front du 10e corps, une armée chinoise était déployée au sud du réservoir de Chosin, mais une seule de ses trois divisions était en mesure de défier les Marines et les soldats qui progressaient sur la route étroite conduisant de la côte vers l’intérieur187.

Les Chinois frappèrent sans prévenir le 25 octobre. Dans une série d’attaques dévastatrices, ils mirent en pièces un corps sud-coréen composé de trois divisions, anéantirent complètement un régiment sud-coréen et firent voler en éclats un régiment américain (le 8e de cavalerie), dont l’un des bataillons, considéré comme perdu, fut abandonné à son sort. Ce massacre effraya à ce point le général Walker qu’il replia toutes ses forces, à l’exception de deux petites têtes de pont, sur la rive sud du Chongchon. Sur le front du 10e corps, des forces chinoises occupèrent une colline, à trente-deux kilomètres du réservoir, dominant la seule route conduisant vers le nord. Les Chinois résistèrent aux attaques répétées lancées par le 7e régiment de Marines pour s’emparer de la position.

La réaction de la 8e armée, de MacArthur et du commandement d’Extrême-Orient devant l’entrée en scène des Chinois fut stupéfiante. Ils commencèrent par refuser la réalité. Même devant les pertes épouvantables causées par les attaques, le commandement rechignait à croire que les forces des Nations unies avaient devant elles des unités chinoises régulièrement constituées. C’est alors que se produisit, le 6 novembre, l’un des événements les plus étranges de toute l’histoire militaire : en pleine ivresse de la victoire, l’armée chinoise rompit soudain le contact et se retira du champ de bataille. Des soldats australiens appartenant à la 27e brigade britannique, engagée à l’ouest, purent voir de leurs propres yeux les troupes chinoises quitter à pied les lieux. À la fin de la journée, les Chinois étaient tous repartis dans les montagnes.

La seule explication plausible de cet événement extraordinaire, c’est que les responsables chinois avaient lancé une attaque délibérée contre les forces des Nations unies à titre d’avertissement, puis s’étaient repliés en espérant que l’organisation reconsidèrerait ses opérations en direction du nord et y mettrait un terme. Quelles qu’aient pu être les intentions de Pékin, la réaction de Tokyo et de Washington fut de tourner le dos à l’évidence. Le commandement d’Extrême-Orient ne tira aucune leçon des événements, et personne à Washington ne fit passer les feux au rouge. MacArthur insista pour que l’on continue la progression sur le Yalu, comme si l’intervention chinoise n’avait pas eu lieu188. On l’a accablé de reproches pour avoir refusé de voir ce qu’il avait sous les yeux, mais c’est de la même cécité que firent preuve les membres du JCS et les principaux responsables du gouvernement américain. Ce qu’il aurait fallu décider, bien évidemment, c’était un arrêt complet et une totale réappréciation de la situation. Mais les officiels de Washington restèrent sans rien faire189.

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Pendant que les forces américaines s’occupaient de rassembler les fournitures nécessaires pour leur raid sur le Yalu, les Chinois concentraient 180 000 hommes à l’ouest d’une chaîne élevée et dépourvue de tout sentier (un lointain prolongement des montagnes de Taebaek) qui s’étendait au nord jusqu’au Yalu et au sud jusqu’à la côte, près de Wonsan – et 120 000 hommes à l’est de cette même chaîne190. Face à ces effectifs, le commandement des États-Unis alignait 247 000 hommes, pour l’essentiel des Américains.

L’offensive des Nations unies démarra le matin du 24 novembre. Elle fut aussitôt contrée par les Chinois qui exécutèrent à l’ouest une manœuvre dans le droit fil de Sun Tzu : ils attaquèrent tous les éléments des Nations unies qui traversaient le Chongchon pour aller vers le nord, luttant au plus près contre eux et ne les laissant pas s’échapper. Ils se comportaient ainsi en force zheng, ou directe. Pendant ce temps, d’autres troupes chinoises, agissant en tant que force qi, ou indirecte, portaient le coup décisif plus à l’est, près des hautes crêtes montagneuses, à Tokchon, où elles pulvérisaient une division sud-coréenne. Tokchon se trouvait assez loin au sud du Chongchon et à l’est de la principale concentration des forces des Nations unies le long de la rivière. C’était de la part des Chinois un mouvement de flanc de grande envergure, qui visait à déloger leurs adversaires de leurs positions sur le Chongchon. Le succès fut total. Les Chinois surgirent sur les arrières de la 8e armée et semèrent le plus grand désordre dans toute la ligne.

Sur le front du 10e corps, à l’est des montagnes, les Chinois recoururent là aussi, contre les divers corps de Marines et de fantassins qu’ils rencontrèrent, aux méthodes chères à Sun Tzu : ils les fixèrent par des attaques directes de type zheng avant de les encercler et de couper leurs lignes de retraite par des attaques indirectes de type qi. Sur le front de la 8e armée, à l’ouest des montagnes, toutes les forces des Nations unies purent se désengager et faire mouvement vers le sud, à l’exception de la 2e division d’infanterie et de la brigade turque. Ces deux unités se trouvaient sur une section du Chongchong située en amont. Aucune route ne permettait de s’échapper et il fallut descendre le lit du Chongchong sur une quarantaine de kilomètres pour atteindre une voie conduisant en direction du sud. Les pertes de la 2e division se montèrent à 5 000 hommes, tandis que le contingent turc de l’ONU, de 5 000 hommes également, se voyait amputé d’une grande partie de ses effectifs.

La 8e armée fit rapidement retraite. À la mi-décembre, elle avait pris place fébrilement au-dessous du 38e parallèle et le long de la rivière Imjin (gelée à cette époque de l’année), à seulement quelques kilomètres au nord de Séoul. Désormais, l’initiative appartenait entièrement aux Chinois. La retraite, près de 200 kilomètres, avait été la plus longue de l’histoire des États-Unis. Entre-temps, autour du réservoir de Chosin, des éléments de la 1re division de Marines et de la 7e division d’infanterie avaient fini par opérer une percée à travers les forces chinoises qui les entouraient, puis par organiser « un repli vers la côte ». Les Marines et les soldats durent prendre d’assaut toutes les barricades dressées par les Chinois sur la route menant à Hungnam et à la mer. Une tâche difficile et éprouvante, mais la très grande majorité des effectifs réussit à passer. Les derniers éléments arrivèrent au port le 11 décembre191.

Tandis que les Marines et les soldats progressaient vers la côte, toutes les autres forces des Nations unies se trouvant dans le nord-est de la Corée se retirèrent par bateau. Une énorme flotte se chargea d’évacuer les Marines et les soldats depuis Hungnam. Le 24 décembre 1950, veille de Noël, les dernières troupes tirèrent leurs dernières cartouches, grimpèrent dans les péniches de débarquement et allèrent rejoindre le hâvre protecteur des bâtiments de guerre. Ce même jour, à 14 h 36, la flotte américaine appareillait pour le Sud.

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La plus importante leçon que l’on peut tirer du cas étrange de Douglas MacArthur est peut-être qu’il faut envisager chaque proposition, dans le domaine militaire, suivant ses mérites propres, et ne pas s’imaginer qu’un plan est bon parce qu’un commandant a une excellente réputation. Si les responsables américains avaient connu et suivi les maximes de Sun Tzu ou s’ils avaient seulement fait preuve d’esprit critique, ils auraient vu très facilement que les idées de MacArthur sur la conquête de la Corée du Nord étaient entachées de lourdes erreurs. La première d’entre elles, et la plus flagrante, était l’absence d’attention portée à la façon dont réagiraient les Chinois. Sun Tzu recommande de ne jamais s’engager dans une guerre sans avoir apporté une réponse à toutes les questions concernant les conséquences, et plus particulièrement les conséquences négatives, qu’elle peut entraîner. Le stratège chinois souligne que les chefs ne doivent jamais se laisser influence par leurs sentiments de colère et de haine ou par leurs préjugés, et ne doivent pas davantage prendre leurs désirs pour des réalités et s’imaginer que tout ira pour le mieux192.

L’échec des États-Unis en Corée du Nord laisse supposer que les plus hauts responsables américains s’en sont remis aux assurances données par MacArthur et qu’ils firent passer – parce qu’il était brillant et qu’il en savait plus qu’eux en matière militaire – leurs doutes à la trappe. Ce que montre bien Sun Tzu, c’est que tout individu intelligent, expert ou non, peut poser n’importe quelle question sur l’art de la guerre : il est sûr, au terme d’une analyse approfondie, d’obtenir toutes les réponses.

À cause des erreurs de MacArthur, et parce que les responsables américains choisirent de lui faire confiance, les États-Unis essuyèrent une défaite catastrophique, et une guerre dont personne ne voulait fit rage pendant deux ans et demi. Elle finit là où elle avait commencé, sur le 38e parallèle. On aurait pu aboutir à la même issue dès septembre 1950193.