Introduction
Pour éviter ce qui est fort, frapper ce qui est faible
Sur la façon de mener une guerre un seul ouvrage s’impose vraiment. Il fut composé il y a 2 400 ans par un sage chinois nommé Sun Tzu1. Son petit livre, L’Art de la guerre, énonce sans ambiguïté aucune un certain nombre de principes universels liés à la nature de la guerre et ces principes sont encore valables aujourd’hui2. Le présent ouvrage a pour but de montrer que les chefs militaires qui, durant les deux derniers siècles, lors d’affrontements majeurs, ont suivi sans le savoir les axiomes de Sun Tzu ont connu le succès, tandis que ceux qui ne les respectaient pas étaient voués à la défaite, et quelquefois à des désastres ou à des catastrophes conduisant à la perte pure et simple de la guerre.
Les principes de Sun Tzu peuvent s’appliquer à n’importe quelle situation, depuis la plus petite escarmouche jusqu’à la plus vaste campagne. D’autres responsables, en d’autres temps, découvrirent un certain nombre de ces principes, mais seul Sun Tzu sut exposer d’une manière concise et exhaustive les éléments essentiels qui permettent de l’emporter à la guerre. C’est cette contribution unique à notre compréhension des conflits armés qui a conduit Basil H. Liddell Hart, un spécialiste anglais réputé dans ce domaine, à dire de l’ouvrage de Sun Tzu qu’il représentait « la quintessence de la sagesse en matière de guerre3 ».
Le livre de Sun Tzu a profondément influencé pendant plus de deux millénaires l’art oriental de la guerre, mais il ne devint largement connu des Occidentaux que dans les années 1970. Cela tient essentiellement au fait que la France et les États-Unis eurent tour à tour à faire face, au Vietnam, à des adversaires qui menaient contre eux une guerre de guérilla inspirée des axiomes de Sun Tzu. En dépit du très faible potentiel militaire qui était le leur, les communistes vietnamiens réussirent à neutraliser les forces beaucoup plus puissantes que leur opposaient les Français et les Américains et à les chasser du pays.
Jusqu’à cette reconnaissance tardive de L’Art de la guerre, les responsables militaires occidentaux durent s’en remettre aux considérations faites par tel ou tel à titre individuel et aux conclusions qui en étaient tirées au fil des siècles. Même si certains de ces penseurs étaient arrivés, indépendamment les uns des autres, à retrouver quelques-uns des axiomes qu’avait su formuler si clairement Sun Tzu, aucun n’était parvenu à proposer sur la guerre une théorie d’ensemble. On trouve par exemple dans la Bible (2 Samuel, 5, 23-25) l’injonction faite par Iahvé à David de porter des coups indirects à l’ennemi, mais cet axiome est comme étouffé par le vaste récit dans lequel il prend place : la guerre qui éclate entre les Juifs et les Philistins. Homère nous raconte, dans un magnifique poème, comment la beauté d’Hélène, enlevée à son époux Ménélas, a fait se précipiter un millier de vaisseaux contre Troie, mais il nous en apprend très peu sur le déroulement de la guerre qui s’en est suivie. Si Hérodote et Thucydide nous rapportent des histoires fascinantes sur les anciens Grecs, ils ne nous donnent presque aucun détail sur la façon dont ils gagnaient ou perdaient les guerres dans lesquelles ils se trouvaient engagés. L’anabase, cette longue remontée de dix mille Grecs jusqu’à la mer, est l’une des plus grandes aventures de tous les temps, mais Xénophon, qui la relate, s’il fait des allusions tout à fait passionnantes à la façon dont les Grecs parvinrent à surmonter les obstacles (traverser, par exemple, des montagnes infestées d’ennemis), fournit peu d’informations sur les théories auxquelles ils recouraient pour mener une guerre à bien.
À partir de récits composés bien après leur mort, nous pouvons nous faire une certaine idée de la façon dont Alexandre le Grand a conquis l’Empire perse et de celle dont Hannibal a fait « trembler Rome derrière ses portes ». Mais ni l’un ni l’autre de ces grands capitaines ne nous renseigne sur les conceptions militaires qui étaient les siennes. On trouve dans trois traités dus à trois empereurs byzantins – le Strategicon de Maurice Ier (578), les Tactica de Léon VI le Sage (900) et le De Velitatione de Nicéphore II Phocas (dans le courant du Xe siècle) – des indications pratiques sur l’art de la guerre qui ont permis à l’Empire romain d’Orient de se maintenir pendant plusieurs centaines d’années. Entre cette époque et la nôtre, les responsables militaires se sont rarement exprimés, et il n’existe aucune théorie d’ensemble. Robert Ier d’Écosse (1274-1329) laissa un « testament » recommandant vivement aux Écossais d’éviter la guerre à visage découvert contre les Anglais et de préserver leur indépendance en pratiquant plutôt une manière de guérilla dans les collines et les marais. Le général français Pierre-Joseph de Bourcet (1700-1780) proposa le concept stratégique de l’« organisation en branches » : il s’agissait de diviser une armée en plusieurs colonnes et de les faire marcher sur des objectifs séparés, forçant ainsi l’ennemi à diviser ses forces et permettant de se concentrer sur une ou plusieurs positions mal défendues. Napoléon Bonaparte ne prit jamais la peine de s’expliquer sur les principes qu’il avait adoptés, mais ses campagnes montrent qu’il misait sur l’offensive, poursuivait l’ennemi après l’avoir défait, comptait sur la vitesse pour gagner du temps et s’efforçait de concentrer sur le champ de bataille des forces supérieures. Pour le Prussien Carl von Clausewitz (1780-1831), la guerre est « le prolongement de la politique par d’autres moyens » et non pas une fin en soi. Idée essentielle, mais que vient affaiblir l’accent mis par l’auteur sur la guerre totale et le bain de sang auquel elle conduit. Si la guerre est le prolongement de la politique, seul devrait compter le but que l’on se propose. En privilégiant la victoire, cependant, Clausewitz cessait de s’intéresser à la guerre une fois celle-ci terminée. Il ne s’occupait pas de la paix qui allait s’ensuivre. On pourrait évoquer enfin Thomas J. Jackson (1824-1863), qui avait coutume de dire : « Toujours égarer, mystifier, surprendre l’ennemi […]. Ne jamais se battre si les chances sont trop minces4. »
Ces exemples montrent que, même s’il est arrivé que tel ou tel chef militaire fasse des remarques pénétrantes sur le sujet, personne en dehors de Sun Tzu n’a fait preuve d’une compréhension véritablement approfondie de la guerre dans tous ses aspects. Seul le maître chinois est parvenu à proposer un guide cohérent et complet sur la façon de conduire une guerre. Avant de nous précipiter dans des difficultés irrémédiables, nous pouvons prendre aussi son avis sur tel ou tel problème spécifique : veiller, notamment, à ce que nos soldats soient bien nourris, nous assurer de l’importance et de la nature de l’ennemi que nous nous apprêtons à affronter, réunir les informations essentielles sur le terrain où nous allons devoir progresser.
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Le présent livre passe en revue un certain nombre d’opérations militaires qui ont marqué l’histoire moderne. Toutes ont eu un caractère décisif : la bataille de Saratoga en 1777, qui marqua le tournant de la guerre d’Indépendance américaine, les batailles « pivotales » de Waterloo en 1815 et de Gettysburg en 1863. L’étude s’étend jusqu’à la guerre de Corée en 1950, quand les États-Unis s’engagèrent aveuglément dans un conflit terrible, coûteux et superflu avec la Chine rouge. On analyse la façon dont ces différentes opérations ont été réellement conduites et l’on se demande à chaque fois si leurs responsables ont suivi ou non les principes universels énoncés dans L’Art de la guerre.
Les axiomes de Sun Tzu s’appliquent à n’importe quel contexte militaire, dans n’importe quelle guerre. « Pour éviter ce qui est fort, frapper ce qui est faible », tel se veut le principe de base. Sun Tzu en a proposé une autre version, sous la forme d’une comparaison : de même que l’eau cherche le chemin le plus facile pour aller jusqu’à la mer, de même les armées devraient éviter les obstacles et chercher les voies de moindre résistance. Il faut que le général trouve un moyen d’atteindre ses objectifs indirectement, et non par la confrontation directe.
Autre recommandation, liée à la précédente : « attaquer dans les vides », c’est-à-dire occuper les espaces non protégés, et « se porter contre des objectifs que l’ennemi doit venir défendre ». Il faut se mouvoir autour de l’ennemi pour lui couper la retraite ou empêcher les secours de le rejoindre, ou pour attaquer une position qu’il ne peut se permettre de perdre. Il peut s’agir d’une ligne de chemin de fer par où transitent les approvisionnements, d’une ville importante, d’une route ou d’une montagne qui barre la ligne de retraite de l’ennemi.
Napoléon Bonaparte avait très bien compris la nécessité d’une stratégie indirecte. Dans de nombreux cas, il a cherché à faire donner le gros de ses forces contre une des ailes ou un des flancs de l’ennemi, s’efforçant de l’envelopper, de le faire sortir de ses bases et d’arriver finalement à le détruire. C’est ainsi qu’il débuta la campagne de 1805, en remontant brusquement très au nord puis en descendant le long du Danube sur les arrières de l’armée autrichienne. Très curieusement, il oublia de mettre en application cet axiome à Waterloo, ce qui le conduisit à la défaite. L’approche indirecte, qui consiste à isoler un ennemi ou à le contraindre à changer à la hâte ses dispositions pour protéger un élément vital, n’a rien à voir avec les assauts directs, les heurts frontaux entre armées ennemies qui ont caractérisé la plupart des guerres et la plupart des généraux dans l’histoire.
Les maximes de Sun Tzu désarment la critique parce que, si on les considère attentivement, elles sont l’évidence, le bon sens même. Toutes les grandes idées sont simples. Le problème, c’est d’arriver à les voir et de calquer sa conduite sur elles.
L’intérêt grandissant des Occidentaux pour Sun Tzu est lié à la décision prise par le leader communiste chinois Mao Zedong d’apporter son aide au parti nationaliste chinois, qui était alors au pouvoir. Il s’agissait de faire face à l’agression du Japon, qui devait déboucher sur une guerre ouverte en 1937. Mao publia pratiquement la même année un petit ouvrage intitulé Problèmes stratégiques de la guerre révolutionnaire en Chine (en anglais, Guerrilla Warfare), qui fut très largement diffusé en Chine pour un prix des plus modiques. On retrouve dans cet ouvrage l’expérience acquise par Mao dans sa guerre de guérilla contre les nationalistes. Cette guerre, qui avait commencé en 1927, connut une interruption temporaire quand se constitua un front uni avec les nationalistes au lendemain de la Longue Marche entreprise en 1934-1935 par quelques milliers de communistes depuis la province de Jiangxi dans le sud-est de la Chine jusqu’à Yan’an dans la province de Shaanxi au nord. Mao ne se fit pas prier pour reconnaître qu’il devait à Sun Tzu pratiquement toutes les idées qu’il avait incorporées dans sa démarche.
Le livre de Mao expliquait comment on pouvait venir à bout des Japonais en recourant au même type de méthode. Ce n’est pourtant pas à une guerre de guérilla que l’on assista. Le leader nationaliste Tchang Kai-shek se rendit compte que les communistes étaient beaucoup plus aptes à ce genre de combat que les nationalistes, et que tous les succès obtenus seraient portés à leur crédit. La réputation des nationalistes en souffrirait et Tchang risquerait d’être évincé. Ce dernier refusa donc de déclencher une guerre de guérilla. Quand les États-Unis entrèrent en guerre en décembre 1941, il comprit que tout ce qu’il avait à faire était d’attendre : les États-Unis gagneraient la guerre pour lui.
Le livre de Mao manqua donc son but, mais il était la première analyse systématique de la guerre de guérilla jamais rédigée, et il devint le livre de chevet de tous ceux qui, à travers le monde, se lancèrent dans des guerres révolutionnaires ou dans des luttes anticoloniales au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. On en eut un exemple particulièrement évident avec l’insurrection communiste au Vietnam contre les Français puis contre les Américains, sous la direction d’Ho Chi Minh et de son principal général, Vo Nguyen Giap. En appliquant les méthodes de Mao, les communistes réussirent à rendre inefficaces les armées modernes de deux grands pays. Le Vietnam apporta la preuve éclatante que les principes de Sun Tzu, mis en avant dans l’ouvrage de Mao, étaient toujours valides.
Le système mis au point par Mao consistait essentiellement à envoyer de petits groupes de soldats mener des attaques de modeste envergure, mais fréquentes, contre les villes, les bases, les dépôts, les lignes d’approvisionnement et de communication tenus par l’ennemi, puis de se fondre rapidement dans la population environnante, « comme des poissons dans l’eau ». L’idée était d’obliger ainsi l’ennemi à disperser ses forces sur un vaste périmètre pour protéger ses points vitaux. Même gardées, ces positions restaient vulnérables, puisqu’il était impossible de prévoir où les forces de Mao porteraient leur prochain coup. D’où un sentiment d’insécurité et une attitude de passivité qui conduisaient l’ennemi à la démoralisation et ses forces à la paralysie.
La dette de Mao envers Sun Tzu retint l’attention de Samuel B. Griffith, un capitaine des Marines qui, en 1940, traduisit en anglais l’ouvrage du leader chinois. Cette première traduction passa à peu près inaperçue, mais, en 1961, Griffith, qui avait depuis pris sa retraite comme général de brigade, publia une seconde édition de son volume avec une introduction très détaillée. Il devait publier, deux ans plus tard, une traduction de L’Art de la guerre qui lui valut de vifs éloges5. Il s’ensuivit quantité de traductions et de commentaires de l’œuvre de Sun Tzu.
Même si Sun Tzu est célèbre, à juste titre, pour nous avoir appris comment mener une guerre, c’est pour une autre raison qu’il mérite de rester dans nos mémoires. Sa recommandation la plus importante est en effet celle-ci : éviter la guerre. « La guerre est pour un pays la plus grave des affaires, écrit-il, le terrain où se jouent la vie et la mort, la voie qui conduit à la survie ou à l’anéantissement. » Si une guerre se révèle inévitable, il conseille vivement aux pays concernés d’entreprendre des campagnes rapides et de limiter les affrontements dans le temps, avec aussi peu de dommages que possible. Dans toute l’histoire, souligne-t-il, « il n’y a pas d’exemple qu’un pays ait pu tirer profit d’une guerre prolongée ».