Dans la salle de bains, Stella se préparait avant de se coucher. Elle examinait ses sourcils dans le petit miroir que Gerry avait laissé sur la face grossissante. Elle se lécha le bout de l’index et les lissa. Puis elle s’attaqua à ses paupières. Elle en avait assez de tout cela – les disques de coton, l’eau bouillie et stérilisée dans la soucoupe, les baumes, la poubelle pleine de cotons-tiges.

Elle souhaita bonne nuit à Gerry et, en se dirigeant vers la chambre, passa devant leurs bagages dans le couloir. Elle alluma la radio à côté du lit pour écouter le journal de la nuit et enfila son pyjama. Elle ne traîna pas car il faisait froid dans la chambre. Elle ne voyait pas d’intérêt à gaspiller de l’argent en chauffant une pièce toute la journée pour une minute de confort le soir.

Avant de se mettre au lit, elle éteignit la couverture chauffante. Il lui arrivait parfois de s’endormir en la laissant allumée. Quand Gerry venait se coucher, elle se réveillait dans un état et avec une tête pas possible. « Du bacon grillé », plaisantait-il.

Elle aimait cette heure rien qu’à elle – ce moment de solitude au terme de chaque journée. Sa bouillotte, la couverture chauffante, les voix à la radio. Gerry qui se tenait tranquille dans une autre pièce, écoutant de la musique au casque. Dégustant un dernier verre, sans aucun doute. Voire deux ou trois. Les portes extérieures fermées à double tour, les fenêtres verrouillées. En sécurité. Quelquefois, après le journal, elle lisait un moment au calme. Le bruit d’une page tournée. Ne pas avoir à parler. Mais ces derniers temps elle était trop fatiguée pour lire, ou même pour tenir un livre. Surtout pas des grands formats. Elle savait repérer le moment charnière où elle « capotait ». Sa tête s’enfonçait dans l’oreiller, sa main émergeait lentement de sous les couvertures pour se débarrasser du livre ou éteindre la radio. Les corvées, les menus, les listes disparaissaient. Ce genre de responsabilités devait être mis de côté à cette heure-là. Elles referaient brusquement surface au matin mais, pour le moment, on tirait le rideau dessus. Et bientôt, elle dormait profondément.

Si elle était prise d’insomnie, c’était au milieu de la nuit. Il n’était pas rare de la trouver recroquevillée sur le canapé entre trois et six heures, sirotant un lait chaud, grignotant un biscuit. Elle pouvait rester éveillée durant des heures. Au lit ou déambulant dans l’appartement. Dans ces moments-là, ses soucis et son angoisse éclipsaient tout le reste. Comme le reflet du miroir grossissant. Un tracas qu’elle avait eu dans la journée prenait des allures de monstre au cœur de la nuit. Et cela l’empêchait de dormir. Peut-être capoterait-elle à nouveau une ou deux heures plus tard, mais rien ne le garantissait.

Une musique tonitruante retentit. Elle ouvrit les yeux. Bon sang, mais qu’est-ce que… ? Elle les referma de toutes ses forces. Elle enfouit son oreille droite dans le traversin, remonta la couette pour couvrir la gauche. Mais la musique continuait son raffut. Bon sang, mais qu’est-ce qu’il trafiquait ?

 

Gerry regardait droit devant lui. La télévision était éteinte et le silence régnait. Il y avait un cône de lumière au-dessus de sa tête, qui laissait le reste de la pièce plongé dans le noir. Il considérait le canapé comme un espace défendable. Sa forme concave convenait parfaitement à sa morphologie. Il avait tout ce qu’il lui fallait à portée de main – livres préférés, ouvrages de référence sur la musique et le cinéma, CD. Ses livres d’architecture étaient rangés dans la bibliothèque du bureau. Dans la salle de bains, Stella venait de terminer son rituel d’avant le coucher. Il entendit le verrou claquer quand elle en sortit.

« Bonne nuit », dit-elle en s’approchant du canapé. Elle sentait le dentifrice et agita légèrement les doigts en guise de salut avant de s’en aller. « N’oublie pas qu’on se lève tôt demain. »

Il attendit d’entendre la porte de la chambre se fermer, puis se dirigea vers le cabinet à alcools. Dans la cuisine, il remplit le broc en céramique de Kilkenny. De retour devant le cabinet, il se servit un whisky dans son verre fétiche et le dilua avec de l’eau jusqu’à ras bord. Il aimait le poids de l’épais cristal de Waterford – il donnait plus de substance à la boisson, plus de puissance. Il retourna s’asseoir sur le canapé et posa le verre sur une étagère de la bibliothèque. L’alcool brillait d’une lueur jaune sous la lampe. L’étagère étant plus basse que l’accoudoir du canapé, sa femme ne verrait rien si elle revenait. Non pas qu’il cherchât à le lui cacher – il disait à qui voulait bien l’entendre : « Le soir, quand Stella va se coucher, je me sers un bon verre et j’écoute de la musique. » Mais si le verre restait hors de vue, elle ne pouvait pas voir la quantité. Pour elle, un petit ballon de vin pendant le repas était « amplement suffisant ». Et bon pour le cœur.

Le chauffage central était programmé pour s’éteindre à l’heure du coucher de Stella. Les radiateurs cliquetaient en refroidissant. La maison craquait et le vent soufflait dehors. Il sentit l’odeur des fleurs sur la table. Stella avait acheté des lys orientaux et, à présent qu’il faisait nuit, ils dégageaient leur parfum. Il but une petite gorgée. Cela ne ressemblait pas à sa femme de laisser des fleurs gâcher leur doux arôme dans l’air déserté en leur absence.

Il choisit un CD. Les lettres L et R distinguant les écouteurs gauche et droit de son casque s’étaient complètement effacées. Il les glissa dans ses oreilles. La musique jouait déjà fort et le son était parfaitement clair, mais il augmenta tout de même le volume. Il but à nouveau, faisant descendre le niveau, savourant. Le whisky était doré et les facettes du verre sculpté argentées. Ça l’aiderait dormir – après une bonne nuit de repos, il serait d’attaque le lendemain matin. Il n’y avait rien de pire que de partir en vacances d’une humeur massacrante. Bien entendu, il lui en faudrait au moins deux de plus pour capoter.

Les écouteurs le coupaient du monde réel, si bien que parfois, même sur ce canapé, il se sentait vulnérable. N’importe qui pouvait se glisser dans la pièce derrière lui – même si la porte d’entrée et toutes les fenêtres étaient verrouillées. Était-ce un autre vestige de sa vie à Belfast ? Un groupe d’assassins loyalistes tue un architecte catholique retraité en Écosse. Il pourrait se faire étrangler par-derrière. Tu parles d’un espace défendable. Il augmenta un peu plus le volume. Un boucan merveilleux – les trompettes et les timbales s’en donnaient à cœur joie. Il saluait le talent du compositeur et des musiciens en avalant de fréquentes gorgées de whisky. Puis il y eut un violent éclair de lumière. L’espace d’un instant, il crut que c’était la foudre… ou bien une explosion.

« Gerry. »

Il leva la tête. Stella se tenait dans l’embrasure de la porte, en robe de chambre, la main sur l’interrupteur du plafonnier.

« Désolé ! cria Gerry par-dessus le vacarme de la musique. C’est ma faute. » Il se leva d’un bond et retira brusquement ses écouteurs. Ce n’était pas la première fois que ça arrivait, mais même lui paraissait surpris du volume sonore dans la pièce.

« Oh sainte merde ! » Il se baissa et éteignit les enceintes principales.

« Je ne sais pas ce qui est le pire, entre ce juron et le raffut, dit Stella. Si tu as envie de finir ta vie tout seul, continue comme ça.

– Pardon, je ne me suis pas rendu compte. » Le silence s’abattit dans la pièce, à l’exception des sons discrets qui s’échappaient des écouteurs autour de son cou. « Je ne savais pas…

– Tu vas te bousiller les tympans. Les voisins vont venir râler. Il est minuit et demi et on se lève tôt demain.

– Tous les bagages sont prêts ?

– De quoi tu parles ? J’essayais de dormir.

– Ça faisait combien de temps que tu étais ici ?

– Une minute ou deux.

– Pourquoi tu ne me l’as pas dit ?

– Tu n’aurais rien entendu. Je ne voulais pas te faire peur et que tu nous fasses une crise cardiaque. Qui m’aurait accompagnée en vacances ?

– Je te rejoins dans pas longtemps », dit-il.

 

Elle retourna se coucher. Il se servit un autre whisky.

« Juste une larme. »

Mais il se versa une deuxième larme par-dessus la première. Deux larmes, ça ne fait jamais qu’une plus grosse larme. Le monde ne semblait distinguer que les gens ivres ou sobres. Mais que faisait-on de l’état intermédiaire – du spectre tout entier, de la subtile gradation ? Le premier verre apporte un peu de distance – on se concentre sur un autre monde –, un coup de fer à repasser sur la boutonnière, un lissage des plis. Stella se moquait de lui : « Tu n’as jamais rien repassé de ta vie, tout ce que tu réussirais à faire, c’est te brûler. Sans parler de la chemise. » Mais il avait fait assez de repassage pour savoir. La tête pointue du fer s’insinuant dans les coins, le tissu s’aplatissant sous la chaleur. Quelques gorgées supplémentaires, et il commençait à prendre de l’altitude. À déployer ses ailes, à s’élever sur les courants ascendants des deux premiers verres. Plus tard, il dénouait les liens. Libérait ce qui était enfermé. Il se mettait à entendre plus distinctement. À mieux voir. À mieux aimer. Demain… ils partaient à nouveau. Une escapade d’hiver. Quelle chance ! Certes, il était à la retraite depuis plusieurs années, mais sa vie était ponctuée de séjours à travers le monde, qui s’apparentaient à des vacances. Une conférence ici, un article à présenter là. Conseiller juridique en urbanisme, lauréat de distinctions honorifiques : les occasions de profiter de gracieusetés ne manquaient pas. Et la plupart du temps, il insistait pour être accompagné de Stella.

 

Il se réveilla. Il faisait nuit noire ou presque. Il avait la bouche sèche et le nez froid. Ses yeux s’accommodèrent à l’obscurité. Il percevait le contour des rideaux fermés – il faisait un peu moins sombre à l’extérieur. Il devait être entre cinq et sept heures. Chaque fois qu’il se réveillait, c’était le même débat absurde – devait-il ou non se lever pour aller aux toilettes ? Il savait qu’il ne se rendormirait pas s’il ne le faisait pas. Il repoussa les draps d’un côté, s’assit et but une rasade d’eau. La chambre était un véritable frigo. La respiration régulière de Stella. Il glissa les pieds dans ses chaussons et se leva. Soudain, des chandelles illuminèrent l’obscurité. Pas plus d’une seconde. Zut… il pensait s’en être débarrassé. Des araignées de lumière, des étincelles, des éclairs. Les prémices d’une attaque cérébrale. Il ôta les pieds de ses chaussons en reculant et se recoucha sous la couette. Ça pouvait venir d’autre chose. La conséquence d’une trop grande consommation d’alcool ? Mais trop, c’était combien ? Il savait qu’il se faisait du mal. Après Hogmanay1, il avait pris la résolution d’arrêter. Mais pas tout de suite, Ô non Seigneur, pas tout de suite. Il avait parlé des cierges magiques à son ophtalmologiste la dernière fois qu’elle avait testé sa vue pour de nouvelles lunettes. Il les avait oubliées quelque part et, il avait beau avoir collé une étiquette avec ses nom et adresse dans l’étui, personne n’avait eu l’amabilité de les lui retourner. Qui aurait pu en avoir l’usage ? Toutes les lunettes étaient faites sur mesure. Si quelqu’un d’autre portait les siennes, cette personne n’y verrait rien du tout.

« Mieux ou pire ? avait demandé l’ophtalmo.

– Mieux. »

Insertion d’un autre verre.

« Mieux ou pire ?

– Pire. »

Dans tous les cas, ça ferait encore cent vingt livres à débourser.

« Si vous pouviez appuyer votre menton ici…

– Sur l’appuie-menton ?

– Oui. »

Les yeux plongés dans ceux de la femme, craignant qu’à si peu de distance, elle ne sente son haleine de vieux bouc. Entrevoyant les veines de ses propres rétines comme des arbres d’hiver rouge sang. Un déjà-vu de confessionnal – la faible lumière, la proximité du visage à l’écoute. Quand vous êtes-vous fait examiner les yeux pour la dernière fois, mon enfant ? Seul ou avec d’autres personnes ? Mieux ou pire ?

L’ophtalmo avait balayé ses inquiétudes à propos des chandelles – ça arrive à tous les gens de votre âge, avait-elle dit. C’est quand vous vous levez trop vite.

 

Il fallait néanmoins qu’il aille aux toilettes. Il se leva du lit, lentement cette fois – pas de feu d’artifice à proprement parler –, avança à petits pas, trouva la porte. Il savait naviguer chez lui dans le noir. Il tourna la poignée de façon à ce qu’elle ne fasse pas de bruit et ne réveille pas Stella. Longea le couloir en évitant les valises prêtes pour le départ. L’air glacial de la salle de bains le saisit. Le chauffage était normalement programmé pour s’allumer à huit heures, mais son altesse avait dû l’éteindre complètement parce qu’ils s’en allaient. Ils n’allaient tout de même pas chauffer la maison uniquement pour le confort d’éventuels cambrioleurs. Non, ce serait petit-déjeuner en manteau et brouillard de vapeur au-dessus de la tasse de thé. Tandis qu’il vidait sa vessie dans la cuvette, il ferma les yeux et tâcha autant que possible de rester endormi. Peut-être que son médecin aurait une autre hypothèse. « Oui, les araignées de lumière sont les inéluctables prémices d’une attaque cérébrale. Les hypocondriaques meurent aussi, vous savez. »

Il tira la chasse et retraversa le couloir. Une petite lueur apparaissait derrière la porte du bureau. La pièce était plongée dans le noir à l’exception des diodes colorées qui clignotaient sur le routeur et les différents appareils auxquels il était relié. Une vraie fête foraine. Leurs téléphones portables en charge côte à côte. Stella avait dû se lever plus tôt, alors qu’il était plongé dans son premier sommeil. Il s’assit devant l’ordinateur. Elle avait cherché quelque chose sur Internet et ne l’avait pas complètement éteint. Elle était très mauvaise pour effacer ses traces. L’écran affichait un nom imprononçable en surimpression sur une pelouse entourée d’arbres et de maisons baignés de soleil. Une statue religieuse trônait au centre de la pelouse – sans doute un Sacré-Cœur de Jésus. On lisait en dessous : « Il est parfois difficile de trouver la porte, mais si vous y parvenez, franchissez-la et vous découvrirez un autre monde. »

Comme ils partaient le lendemain, il éteignit l’ordinateur. La pièce fut soudain obscure et froide. Il frissonna et se leva.

 

Dans la chambre, la respiration de Stella était profonde et lente. Il fit le tour du lit jusqu’à son propre côté. Elle avait profité de son absence pour se décaler au milieu. Le creux douillet et ce corps assoupi en son centre. Ses oreillers semblaient épouser naturellement l’espace entre sa joue et son épaule. Le creux dégageait une odeur de coton. Il s’étendit près d’elle, en cuillère. Talon contre cambrure du pied, rotule contre arrière du genou, fesses contre cuisses. Comme deux chaises souples empilées. La respiration régulière s’interrompit un instant. Elle avait pris conscience de sa présence et recula un peu pour se lover contre lui. En réponse, il passa son bras autour d’elle. Le haut du pyjama de Stella s’était relevé et, sans le vouloir, il posa ses doigts désormais froids sur la cicatrice de son ventre. Un trou semblable à un deuxième nombril, un faux pli sur la peau. Et la même cicatrice dans son dos. Marquée de part en part.

« Pousse-toi », dit-elle.

 

Ils tournaient dans l’appartement, guettant l’arrivée d’un taxi. C’était un grand appartement victorien aux plafonds décorés de rosaces en stuc et de moulures en oves et dards. Lorsqu’ils avaient emménagé, Gerry avait fait remarquer qu’ils étaient assez hauts pour abriter des girafes. Le bâtiment en angle donnait sur deux rues. Il était entouré d’un petit jardin étroit – un tapis de verdure bordé de buissons. Stella avait rapporté des plantes de ses promenades en forêt – elle ne voyait pas ce qu’il y avait de curieux à se balader avec une cuillère à soupe et un sac en plastique sur soi. Quelques-uns de ses perce-neige venaient de sortir de terre. Plus tard apparaîtraient les campanules et les jonquilles.

Dans la chambre, Gerry inspectait le fissuromètre fixé au mur. Apparemment, le bâtiment s’affaissait en raison d’anciens travaux miniers. Il y avait des fissures de tassement classiques à l’endroit où, en un siècle, les murs intérieurs avaient bougé par rapport aux façades extérieures. Au niveau de ces jonctions, le papier peint formait des plis. « Un peu comme nous, avait dit Stella. Il n’y a pas que les chiens qui ressemblent à leurs maîtres. » De temps en temps, la nuit, un peu de mortier tombait d’entre le mur et les appuis de fenêtres. Des débris et de la suie apparaissaient parfois sur les dalles des foyers de cheminées.

« Alors ? demanda Stella en entrant dans la chambre. Toujours rien ?

– Aucun mouvement. Regarde par toi-même, répondit-il en indiquant du doigt le fissuromètre.

– Je parlais du taxi. Je n’arriverais même pas à savoir s’il y a eu un tremblement de terre avec ce truc.

– C’est toi qui as les passeports ou c’est moi ?

– Tout est dans ton sac à bandoulière. Là où tu l’as mis. »

Le taxi avait à présent six minutes de retard.

« Si j’allais à un colloque d’architectes rasoir, il aurait cinq minutes d’avance.

– Détends-toi, Gerry. »

Il sortit tout le contenu du sac à bandoulière et le déposa sur le lit tandis qu’elle le regardait faire. Son téléphone, leurs passeports et leurs billets d’avion, cartes d’identité bancaire, médicaments. Elle vérifia dans son sac en cuir qu’elle avait bien sa trousse de toilette, son porte-monnaie, son collyre, ses larmes artificielles, un demi-paquet de Werther’s Original, le portefeuille contenant leurs photos de famille, son Filofax, son téléphone.

« Le Filofax… franchement ? dit Gerry en levant les yeux au ciel.

– C’est pour les numéros de téléphone.

– On connaît qui aux Pays-Bas ? »

Elle ignora sa question et continua d’explorer le fond de son sac.

« On connaît des gens ici, mais pas leur numéro de téléphone. On n’est pas à l’abri d’une urgence. Tu as pensé à prendre ton shampooing ?

– Et l’après-shampooing. J’ai tout mesuré. Vingt-cinq millilitres de chaque. Du terrorisme antipelliculaire.

– C’est combien la limite ?

– On peut prendre jusqu’à cent millilitres. »

Il avait une écharpe en angora rouge nouée autour du cou. Il se contempla dans le miroir en pied.

« On m’a dit que j’étais flamboyant avec cette écharpe.

– Qui t’a dit ça ?

– Mais ce n’est pas mon truc, de flamboyer. »

Il alla chercher une écharpe bleu marine dans le dressing. De retour dans la chambre, il se regarda de nouveau dans la glace.

« Ni trop flamboyant ni trop triste », commenta-t-il.

Stella s’écarta et l’examina.

« Tu devrais peut-être essayer un autre nœud. Un nœud Windsor, par exemple.

– Ah parce que les nœuds ont des noms ?

– Tu ne connais pas l’épissure ? Et le deux demi-clefs ?

– C’est du jargon de chantier. »

Elle défit le nœud et commença à en faire un autre plus élaboré.

« Je n’y arrive pas sur toi, c’est plus facile dans mon sens. » Elle le fit pivoter face au miroir et se hissa sur la pointe des pieds derrière lui.

« Baisse-toi un peu », dit-elle en lui appuyant sur les épaules. Il plia les genoux et resta ainsi jusqu’à ce que le nœud soit fait.

« Tu es incollable sur le jargon de chantier, Gerry.

– Encore heureux, c’est mon boulot. » Il se mit à tripoter son écharpe, tira sur le pan le plus long, et le nœud se défit. Il la renoua comme il le faisait toujours.

« À ta guise, dit-elle en tournant les talons.

– Je vais appeler ce foutu taxi. » Il alla dans le bureau et souleva le combiné du téléphone.

Il entendit un bruit d’aspirateur, jeta un œil dans le couloir. Stella faisait des va-et-vient avec l’engin sur la moquette. Elle le vit passer la tête par la porte.

« Il est en route, monsieur », cria-t-elle.

La voix au téléphone déclara effectivement : « Il est en route, monsieur.

– Merci, dit Gerry avant de reposer le combiné sur son socle. Qu’est-ce que tu fais ?

– Il y avait juste un petit morceau de je-ne-sais-quoi noir, là, répondit-elle en désignant la moquette d’un mouvement de tête. Ils disent ça à chaque fois.

– Quoi ?

– Il est en route, monsieur.

– Tu veux que la maison soit toute propre pour d’éventuels cambrioleurs ou quoi ? »

Stella fit taire le gémissement de l’aspirateur et rembobina le cordon. Elle alla dans le salon et en ressortit avec un sac en plastique noir dans une main et le bouquet de lys orientaux dans l’autre. Elle fourra les fleurs dans le sac et le ferma.

« Mets-les dehors », dit-elle. Gerry s’exécuta puis alla une nouvelle fois regarder par la fenêtre.

 

Le taxi les déposa à des kilomètres de l’aérogare principale. Lorsqu’ils voulurent savoir pourquoi, le chauffeur répondit : « C’est le règlement. Depuis l’attentat à la voiture piégée contre l’aéroport. »

Il sortit leur grande valise du coffre et la posa aux pieds de Gerry. Stella récupéra la sienne et ils soulevèrent leurs poignées télescopiques en même temps. Puis ils se mirent en chemin, leurs valises grondant derrière eux. La lanière du sac de Gerry lui sciait le cou comme du fil à couper le beurre. Ils approchèrent de l’aérogare principale, protégée par des bornes en acier.

« Ça a dû coûter des millions ! cria Gerry par-dessus le vacarme de leurs valises. Qu’est-ce qui pourrait bien empêcher un motard kamikaze de passer entre les bornes ? »

Près de l’entrée, trois ou quatre personnes fumaient derrière une haie en plastique. Exclus, tels des lépreux. Lorsqu’ils franchirent les portes, Stella consulta les écrans d’affichage puis ils rejoignirent leur file d’attente. Chaque fois que la queue avançait, ils poussaient leurs valises du bout du pied.

« L’avion ne partira pas sans nous, déclara Stella.

– Je ne parierais pas là-dessus. Les gens ont bien trop de bagages, c’est grotesque. »

 

Ils finirent par passer le contrôle de sécurité – après que l’agent eut jeté le shampooing et l’après-shampooing de Gerry sous prétexte que les liquides dans des récipients déjà ouverts étaient interdits. Ils burent un café pour se calmer.

« Quelqu’un t’a fait une remarque sur ta cuillère de jardinage ?

– Je ne l’ai pas tout le temps sur moi. Seulement quand je vais me promener. »

Elle surveilla leurs affaires pendant que Gerry faisait un tour à la boutique duty-free. Rien que du parfum. Et des publicités pour du parfum. L’endroit cocottait. Des vendeuses toutes minces vêtues de noir proposaient de vaporiser des échantillons sur des poignets retournés. Gerry refusa.

Il trouva le rayon des alcools. Stella lui avait déconseillé d’acheter quoi que ce soit. Une bouteille de son whisky irlandais préféré reviendrait moins cher à Amsterdam, avait-elle dit. Le Compagnon de route, l’appelait-il. Car il aidait à trouver le sommeil. Mais il y avait trop d’impondérables pour envisager d’acheter de l’alcool à Amsterdam. Est-ce qu’ils en vendaient au supermarché ? Y avait-il un système de licence comme en Grande-Bretagne ? Peut-être que cela fonctionnait comme en Norvège ou au Canada, où il fallait se rendre dans des magasins appartenant à l’État et qui, s’il avait bonne mémoire, n’étaient ouverts qu’aux heures de bureau. Mieux valait s’approvisionner ici, tant que c’était possible. Il tenta d’acheter une bouteille de Jameson mais la vendeuse lui réclama sa carte d’embarquement. Il renonça et regagna d’un pas lourd l’endroit où était assise Stella.

« Qu’est-ce qu’il y a ? s’enquit-elle.

– Ils me demandent ma carte d’embarquement.

– Qui ça ?

– Je ne sais pas comment elle s’appelle. Deirdre d’Airdrie ?

– Ramène-moi des Werther’s… si tu arrives à t’en souvenir. »

Il prit sa carte d’embarquement, et son passeport par précaution. La vendeuse glissa la bouteille dans un filet en mousse blanche puis la mit dans un sac en plastique.

« Pourquoi vouliez-vous voir ma carte d’embarquement ? » demanda-t-il.

La fille esquissa un sourire. Elle encaissa l’article et lui tendit le sac.

« C’est le règlement. »

 

Gerry n’était pas à l’aise devant des urinoirs en présence d’autres hommes – il préférait les cabines. Il posa sa bouteille de whisky pour se laver les mains. Malgré le sac en plastique, elle tinta sur le marbre des lavabos. Le sèche-mains était un modèle moderne et incroyablement puissant – son rugissement supersonique le fit sursauter. La peau sur le dos de ses mains se rida.

Un homme entra accompagné de son petit garçon. Gerry les observa dans la glace. Le père s’approcha des urinoirs et le garçon s’apprêtait à le suivre quand il dit : « Ne bouge pas. » L’enfant obéit. Mais un instant plus tard, il passa sous la rangée de sèche-mains et en déclencha un. Dans un mugissement, l’appareil lui souffla son air chaud sur la tête. Les cheveux du petit garçon volèrent dans tous les sens et il hurla de peur. Il ne savait pas où se réfugier. Gerry s’avança.

« Ça va, ce n’est rien ! » cria le père par-dessus le raffut. Mais l’enfant qui pleurait et s’égosillait était visiblement affolé. Gerry s’accroupit pour se mettre à sa hauteur, l’entoura d’un bras et lui tapota le dos pendant que le père terminait sa besogne. Mais le garçon se dégagea en se tortillant et rejoignit son père. Ce dernier sourit et le prit dans ses bras – lui touchant le dessus du crâne pour voir s’il était chaud. « Tout va bien. Tu as eu peur. C’était juste un gros bruit. » Gerry les regarda d’un air compatissant.

« Ah là là, mon pauvre bonhomme, dit-il avant de s’adresser au père. J’en ai un de cet âge-là. Un petit-fils. On ferait n’importe quoi pour les protéger.

– Il va bien, pas vrai, fiston ? » dit le père en se penchant en arrière pour regarder l’enfant. Celui-ci arrêta de pleurer mais il était encore secoué et gêné d’être au centre de l’attention dans des toilettes pleines d’adultes. Il enfouit son visage dans le cou de son père tandis qu’ils ressortaient.

Gerry acheta un paquet de Werther’s Original à la boutique WH Smith. Il allait dire à Stella qu’il avait oublié pour plaisanter, puis lui ferait la surprise juste avant le décollage.

 

Il traversa le vaste hall les mains jointes dans le dos. Il observa le plafond de la nouvelle extension.

« Coucou, fit-il en s’asseyant à côté de Stella.

– Qu’est-ce que tu as acheté ?

– Le Compagnon de route. »

Elle leva un peu les yeux au ciel.

« Et les Werther’s ?

– Je les ai oubliés.

– Tu es vraiment irrécupérable.

– Il t’en reste assez ?

– La fin d’un paquet. »

Gerry s’étira et mit les mains derrière la tête. Il lui raconta l’anecdote de l’enfant et du sèche-mains.

« Les designers et les architectes devraient endosser la responsabilité de ce genre d’incident, dit-il. Ce sont des défauts de conception et ça ne devrait pas arriver.

– Pauvre bonhomme, répéta-t-elle plusieurs fois.

– Je suis resté avec lui jusqu’à ce que son père ait fini d’arroser la porcelaine.

– J’en ai assez entendu. À ton tour de garder les affaires.

– Bien, ça me laisse du temps à tuer. Où est le journal ? »

Elle le lui montra du doigt, se leva et s’éloigna. Il la suivit des yeux tandis qu’elle se rendait dans la zone duty-free. Elle paraissait minuscule au fond de ce vaste espace. L’architecture était une question d’échelle entre les choses et les êtres humains. Il ouvrit le journal et se mit à lire.

Elle revint plus tôt que prévu.

« Il y a écrit “Embarquement” », annonça-t-elle. Ils parcoururent les couloirs moquettés durant dix ou quinze minutes. « Si on avait dit à nos parents qu’on étalerait de la moquette sur des kilomètres, ils ne nous auraient pas crus », observa-t-elle.

 

L’avion attendait son tour sur le tarmac, moteurs rugissants. Stella avait une aversion particulière pour les décollages et les atterrissages – la course d’élan, le moment où l’appareil quitte le sol, et puis, à la fin du vol, l’impact de la masse d’acier contre la terre. La façon dont les ailes tremblent et s’ouvrent comme si elles étaient cassées, et le bruit assourdissant des inverseurs de poussée. Elle ferma les yeux et agrippa l’accoudoir. Gerry posa sa main sur la sienne et tapa un petit rythme pour la rassurer.

« Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

– Des bracelets.

– Où est-ce que tu as trouvé ça ?

– Au duty-free.

– Et ils sont censés servir à quoi ?

– C’est contre le mal des transports.

– Comment ça marche ?

– Avec l’acupression. » Elle lui montra une perle blanche qui touchait l’intérieur de son poignet. « Ça appuie ici – près de ton point de pulsation – et ça calme la nausée. Ça a déjà marché pour moi. Sur les ferries. Tu t’en souviens ?

– Écoute, ça fait des années que je prends l’avion et je n’ai jamais vu quelqu’un vomir. Si, un jeune une fois… il avait probablement avalé des huîtres pas fraîches qu’il avait fait passer avec une brune douteuse avant d’embarquer. Tu ferais bien mieux de réciter ton chapelet. Et de faire une prière bien spécifique.

– C’est-à-dire ?

– Mon Dieu, faites que je ne vomisse pas dans cet avion.

– On récitait notre chapelet dans la voiture quand on allait danser, dit-elle en souriant.

– Non, c’est vrai ?

– Le conducteur était bien plus vieux que nous mais il était gentil. Il faisait ça pour se payer son essence. Il nous donnait le chapelet pendant qu’il conduisait.

– Ces pauvres bougres en rut qui dépensaient leur argent en espérant comme des dingues obtenir vos faveurs pendant que vous, vous faisiez vos prières sur le chemin.

– C’était l’Irlande des années cinquante.

– Et personne n’était jamais malade en voiture ?

– Absolument personne.

– Conclusion, tu ferais bien mieux de réciter ton chapelet que de claquer ton argent dans ces satanés brassards…

– Des bracelets. Les brassards, c’est pour t’empêcher de couler. »

Gerry sortit le paquet de Werther’s.

« Un petit bonbon pour le décollage, madâme ?

– Tu as dit que tu les avais oubliés, dit-elle en sortant un autre rouleau de caramels. Du coup je m’en suis acheté.

– Tu es tellement organisée », dit Gerry en rempochant les bonbons.

 

Le bruit des réacteurs monta dans les aigus et l’avion se propulsa sur la piste, les plaquant contre leur siège. Puis le grondement sous la carlingue cessa.

« On est partis. »

Stella sourit et ouvrit les yeux.

« Tu as pris un livre ?

– Je suis en vacances. »

Elle se carra confortablement dans son siège.

« J’ai vraiment hâte, dit-elle. Il y a deux ou trois choses que je voudrais faire.

– Comme quoi ?

– Ça me regarde. »

Gerry siffla pour souligner le caractère mystérieux de cette réplique.

« Pareil pour moi.

– Donc on n’est pas obligés de faire ces choses ensemble, dit-elle avec un sourire exagéré.

– Pourquoi est-ce qu’on n’a pas choisi un pays chaud ? Comme quelque part près de l’équateur.

– Trop compliqué. »

L’avion s’éleva et se mit à vibrer en traversant un nuage. Gerry posa à nouveau sa main sur celle de Stella.

« Comment se fait-il que tu sois déjà allée à Amsterdam et pas moi ?

– Une conférence. Avec d’autres profs.

– Mais c’était quand ? »

Elle haussa les épaules.

« Dans les années quatre-vingt, je crois. Bref, je me suis dit que ce serait sympa. Que ça me rappellerait des souvenirs.

– C’est un story-board sacrément élaboré.

– Qu’est-ce que tu veux dire ?

– Tout est planifié. Parfaitement orchestré. Tu ne laisses rien au hasard.

– Un story-board ?

– C’est un terme cinématographique. Le réalisateur fait d’abord une sorte de bande dessinée, puis il la tourne. C’est une manière d’exposer tout ce que tu veux montrer dans ton film.

– J’aime bien ce mot. »

Le vol n’était pas long. Le temps pour Stella de faire deux grilles de mots croisés. Aussi sibyllines l’une que l’autre. La première provenait du journal du matin, et l’autre – aplatie dans son Filofax –, elle l’avait découpée dans celui du dimanche. Elle avait une théorie à propos des mots croisés : ils lui permettraient de garder une bonne forme mentale dans son grand âge. Des tractions pour le cerveau, les appelait-elle.

L’avion vira sur le côté et ils aperçurent Amsterdam en contrebas.

« C’était l’été, la dernière fois, précisa-t-elle. On avait survolé des champs de tulipes. Vus du ciel, on aurait dit de la pâte à modeler toute fraîche. Des sillons et des crêtes. Que des couleurs primaires.

– Ça m’a l’air bien gris, maintenant.

– S’il pleut, je ferais bien une petite sieste quand on arrivera à l’hôtel.

– En plein milieu de l’après-midi ?

– On ne peut pas dire que j’aie bien dormi cette nuit.

– Pardon ?

– Je n’ai pas beaucoup fermé l’œil. Toi et ta musique.

– Tu ne te couches jamais l’après-midi à la maison.

– Quand je voyage, c’est différent. »

 

La première odeur qui leur parvint dans l’aéroport fut celle des fleurs. Les jacinthes du mois de janvier. Stella retira des euros à un distributeur automatique après avoir vérifié le taux de change. La machine ne cracha que des grosses coupures et elle émit un claquement de langue mécontent. Elle en donna la moitié à Gerry qui les glissa dans son portefeuille. En chemin vers la gare, Gerry désigna les bracelets de Stella.

« Tu peux enlever ces trucs, maintenant.

– Ils me tiennent chaud, dit-elle, la tête tournée vers l’énorme tableau d’affichage. Regarde.

– Quoi ?

– L’Europe. Ça ne te donne pas des frissons dans la nuque ? De fouler ce sol ? Rome, Varsovie, Berlin, Prague. Et même Moscou. L’idée de pouvoir monter dans un train…

– Commençons par aller à Amsterdam. »

Les lettres du tableau s’agitèrent bruyamment, et en un instant, il se mit à trembler tout entier et les informations remontèrent d’une ligne.

 

« Des trains à deux étages, s’enthousiasma Gerry.

– Tu es un vrai gamin, parfois. »

Ils trouvèrent une place dans un wagon vide et s’installèrent.

« On va rouler dans quel sens ? » demanda Stella.

Gerry lui indiqua la direction et elle changea de siège.

« Tu es une femme qui va de l’avant, commenta Gerry.

– Je l’ai toujours été. »

Le train s’ébranla puis quitta la gare. Le ciel était plombé et il pleuvait. Stella ôta ses bracelets pour les ranger dans son sac.

« On devrait sauter dans un taxi, dit-elle. Le quartier de la gare risque d’être un peu sordide. La dernière fois, on a porté nos valises au milieu des junkies et des propres à rien. C’était avant que les valises aient des roulettes.

– Tout se passe beaucoup trop bien, constata Gerry. C’est mauvais signe. »

 

Dans la gare principale, des pigeons se retrouvèrent en travers de leur chemin, roucoulant et pressant le pas pour s’écarter. Gerry s’arrêta et les observa de près.

« Tu as déjà vu leurs pattes ? »

Stella secoua la tête.

« Elles sont presque toutes malformées. C’est exactement pareil à la gare centrale de Glasgow. Ils ont des petits moignons rouges, des doigts en moins, ils crapahutent sur leurs articulations…

– Effectivement. C’est la première fois que je vois ça. Pauvres bestioles. »

Deux pigeons s’envolèrent devant eux, leur faisant du vent. Gerry se baissa pour éviter les microbes.

1. Nom désignant le dernier jour de l’année et les festivités du Nouvel An dans la tradition écossaise. (Toutes les notes sont de la traductrice.)