Sans doute l’aura-t-on désormais compris. Ce n’est guère que dans un poème comme l’Hymne homérique à Déméter ou un traité d’historiographie comme l’Histoire universelle de Diodore de Sicile que l’on pourra appréhender un récit tel que celui du rapt de Perséphone, dans sa logique narrative, dans ses valeurs propres, dans sa dimension pragmatique. Ce n’est qu’au prix d’un effort anthropologique et linguistique de traduction transculturelle appelé à éviter les abstractions trop rapides et réductrices que la manifestation discursive singulière se donnant à nous comme un mythe pourra révéler certains de ses effets de sens, dans un contexte historique et culturel donné. On verra donc que, dans le poème homérique par exemple, d’une part le récit du rapt et du retour de Perséphone auprès de sa mère Déméter est inséparable de la tentative d’immortalisation de Démophoon (contexte interne) ; d’autre part sa narration est liée de manière constitutive à la célébration du culte rendu aux deux déesses, à Éleusis (contexte externe).
Les récits en général poétiques que l’on appréhende depuis la fin du XVIIIe siècle par le terme grec et la notion moderne de « mythe » ne se réduisent pas à de simples manières de dire, de manière allégorique, une réalité plus abstraite ou plus fondamentale. La trame narrative du rapt de Perséphone telle qu’elle est réalisée dans l’Hymne homérique adressé aux deux déesses ne peut être comprise que dans l’articulation complexe des effets de sens qu’elle provoque par les moyens d’une poétique et par conséquent d’une esthétique, et dans la relation pratique que le poème entretient, dans sa « performance », avec le déroulement et l’accomplissement du rituel que le récit est souvent censé instituer. Syntaxe, assurément, mais aussi sémantique et surtout pragmatique pour des récits faisant référence, dans chacune de leurs exécutions musicales ritualisées, à des représentations et à des pratiques culturelles et symboliques constitutives de la « song culture » singulière offerte par chaque cité grecque : Athènes certes, mais encore Sparte, Thèbes, Lesbos, Syracuse ou Cyrène.
POÉTIQUE DES MÛTHOI
Quand Diodore de Sicile allègue la tradition des ancêtres transmise de génération en génération pour raconter l’histoire de la fondation de la Sicile, l’historien est conduit à remonter jusqu’au récit du rapt de Coré, la fille d’une déesse. Or, fictionnels (tà memuthologouména), de tels récits sont caractérisés autant par leur grand âge (têi palaióteti) que par l’époque reculée (tó palaión) dont ils traitent ; entrés dans la tradition, ils se révèlent être attachés à l’activité des poètes(76). Comme on l’a vu, les poètes (poietaí) figurent aux côtés des historiens anciens (arkhaîoi suggrapheîs) en tant que témoins de la version sicilienne du récit légendaire de l’enlèvement de la fille de Déméter. Aux yeux des Anciens déjà, l’activité de création « mythologique » était donc indissolublement attachée à la pratique poétique, à la pratique du faire (poieîn) langagier entendu comme fabrication artisane. Dès Hérodote en effet, les aèdes de poèmes épiques, tels Homère ou Hésiode, sont compris comme des figures de fabricants (poietaí) : ce sont des praticiens d’une activité dès lors dénommée du terme technique qu’est epopoiía ; ce terme renvoie à la fabrication et création de vers épiques(77). Mais l’idée de l’artisanat poétique est illustrée par les poèmes homériques eux-mêmes.
Pratiques et conceptions grecques de la fiction
Le passage est connu ; il est souvent allégué. Répliquant à l’arrogant prétendant Antinoos qui lui reproche d’introduire au palais un gueux, le porcher Eumée compare Ulysse, dont le noble port transparaît sous ses haillons, à l’un de ces « ouvriers au service du peuple » (demioergoí) à qui l’on fait volontiers appel de l’étranger : devin, médecin, charpentier ou « aède inspiré par les dieux qui par ses chants sait charmer ». Comme l’aède de l’Odyssée qui place lui-même toute sa narration sous l’autorité d’une voix divine (« Chante-moi, Muse, l’homme aux mille tours qui… »), le chanteur de poésie épique est en général inspiré par la Muse. Contrairement à ce que l’on a trop souvent prétendu, l’obéissance à l’instance divine n’empêche nullement l’aède de se concevoir par ailleurs comme l’auteur d’une construction artisanale. La notion même d’apprentissage implique qu’à l’écart de tout processus de « laïcisation » progressive, les aèdes homériques déjà pouvaient concevoir leurs compositions comme des produits artisanaux. Cet art de la création poétique et musicale est conçu, dans l’Odyssée de même que dans la Théogonie, comme un objet d’enseignement ; pour l’aède Démodocos chantant à la cour des Phéaciens comme pour le pâtre Hésiode paissant ses brebis sur l’Hélicon, l’enseignante n’est autre que la Muse(78).
Inspiration divine et construction artisanale concourent à la fabrication d’un objet dont l’art est saisi dès l’époque archaïque à travers les métaphores de l’assemblage architectonique et de la texture d’un tissage(79). Garantie par les Muses et leur mère Mnémosyné, la figure divine de la Mémoire, la tradition héroïque des récits ancestraux est donc configurée, à l’occasion de chaque nouvelle récitation de poésie épique, par la voix d’un aède dans un artefact représentationnel offert au public. Dépendant d’une tradition mémoriale qui confère à la tradition orale une dimension divine, le poème en Grèce archaïque est en même temps conçu comme le produit du savoir artisanal d’un spécialiste de la parole musicale, rythmée et dansée.
Cette conception du poème en tant que manifestation musicale à la fois inspirée et fabriquée indique sans doute la perspective dans laquelle il convient de comprendre l’usage par Xénophane d’un dérivé de pláttein, « façonner », pour désigner les fictions des ancêtres à tenir à l’écart du pieux symposion. La métaphore de la fabrication par modelage s’ajoute donc à celles de l’agencement technique et du tissage pour présenter l’aspect artisanal de la pratique poétique. La matière qui pour les Grecs se prête à l’action du pláttein c’est essentiellement la cire, ou la terre. C’est ainsi que, dans le célèbre récit qui ouvre Les Travaux et les Jours d’Hésiode, Héphaïstos façonne à partir de la terre la forme ressemblant à une pudique jeune fille qui, parée des atours de la séduction, devient Pandôra. Chez un comique contemporain de Ménandre, il appartient au maître des arts techniques qu’est Prométhée de façonner avec les hommes les autres êtres vivants, conférant ainsi à tous une même nature animale(80).
Non sans une certaine ironie, Platon compare dans les Lois l’organisation territoriale circulaire conférée à la cité idéale par le législateur philosophe au modelage dans la cire d’une ville et de ses citoyens. Par ailleurs, on ne s’étonnera nullement de voir la métaphore du modelage, par l’emploi du verbe pláttein, apparaître dans la théorie de la représentation que développe le même dialogue. La question est ici que l’image résultant de l’imitation (mímesis), que ce soit en peinture, en musique ou dans les arts plastiques, reproduit aussi bien la nature générale que les parties, dans leur agencement ordonné, de l’être qui est l’objet de la représentation. Semblance dans l’organisation agencée d’une forme à partir d’une matière brute, tel est le trait distinctif d’un modelage fondé sur une pratique technique et artisanale. Dans la République, juste avant l’exposition du « mythe » de la Caverne, la question de la (res)semblance (eikasía), œuvre de la représentation mimétique, est illustrée par les figures que les géomètres tracent ou façonnent pour présenter au regard les formes accessibles à la seule intellection(81).
Tout en suscitant la méfiance du philosophe soucieux de faire accéder l’âme aux formes pures qu’elle a contemplées avant son incarnation, la pratique artisane du modelage se voit néanmoins assigner, par un nouveau transport métaphorique, un rôle essentiel dans le processus de l’éducation du bon citoyen. On se rappelle le fameux passage du livre II de la République où l’on s’interroge sur le modèle de l’éducation à donner aux gardiens de la cité idéale. Avant les exercices du gymnase qui s’adressent au corps, il faut pratiquer l’art des Muses, destiné à l’âme. Cet art de la musique inclut des récits (lógoi) dont certains sont vrais et d’autres mensongers. Or, loin d’être éliminés par principe, ces récits mensongers sont retenus, sous la forme des mûthoi, pour les destiner aux enfants dans leur première éducation musicale. Puisqu’ils contiennent malgré tout des éléments de vérité (éni dè kaì alethê), il suffira de contrôler et de censurer les artisans du « mythe » (muthopoioí). Ceux-ci sont rapidement identifiés avec les « créateurs » (poietaí) ; leurs modèles ancestraux sont Hésiode et Homère. Suit alors la formulation célèbre des critères moraux qui, sur la base de la ressemblance et de la vraisemblance (eikázei, eoikóta) et par comparaison avec le travail du peintre, contribuent à éliminer les récits mettant en scène des actes violents : la castration d’Ouranos, la Gigantomachie, la dispute entre Héphaïstos et son père Zeus ou, en général, les querelles intestines des dieux et des héros. Mais, à la condition de ce contrôle, les mûthoi fabriqués (plasthéntas) et racontés (légein) par les nourrices ou les poètes sont susceptibles de façonner (pláttetai) l’âme du jeune enfant en la marquant comme d’une empreinte (túpos). À cette condition, en tenant à l’écart les récits fabriqués par Homère, qu’on les interprète de manière allégorique ou non, l’audition des plus beaux des discours mythologiques (memuthologeména) pourra porter les jeunes enfants à la valeur(82).
Reprise dans la suite, la figure de l’empreinte se combine avec celle de la façon pour transférer sur l’explication de ses effets pratiques l’image du faire poétique. Dans les Lois, le travail de façonnement (pláttein) du forgeron deviendra l’illustration de la pratique éducative (paideúein) du bon législateur(83).
Nous disions que, lorsque la chose se produit, les âmes de ceux qui boivent deviennent, lorsqu’elles sont soumises à ce feu, comme c’est le cas pour un morceau de fer, plus souples et plus jeunes, au point de se laisser manier par celui qui peut et sait les former et les façonner (paideúein te kaì pláttein), comme au temps où elles étaient jeunes. Celui qui les façonne est le même qu’auparavant, c’est-à-dire le bon législateur, celui à qui il revient d’édicter des lois sur les banquets.
Platon, Lois 671bc
(trad. Luc Brisson et Jean-François Pradeau, Platon, Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008)
En raison de leur aspect poétique ou poiétique au sens étymologique du terme, Platon se méfie donc des discours fabriqués. Aussi ne s’étonnera-t-on sans doute pas de voir déjà Hérodote reporter métaphoriquement sur la composition de discours inventés, sinon mensongers, l’activité de façon artisanale impliquée par le verbe pláttein ; mais pour Hérodote — comme on aura encore l’occasion de le souligner — ces récits feints relèvent, de même que les récits véridiques, du domaine du légein et du lógos. De manière analogue, le coryphée de l’Ajax de Sophocle désigne du verbe signifiant « façonner » l’invention par Ulysse de récits qui, nommés lógoi, parviennent à convaincre leur public même s’ils sont chuchotés à l’oreille(84). Raison supplémentaire pour se méfier de l’usage hors contexte de l’opposition que le Socrate du Timée semble établir entre le plastheìs mûthos, le récit façonné (et donc fictif) et l’alethinòs lógos, le discours véridique (donc argumenté, sinon raisonné). En tant que récit figuré, le mûthos se révèle finalement tout aussi démonstratif que le discours vrai :
Et quel discours, Critias (à qui s’adresse Socrate), pourrions-nous lui préférer ? Celui-ci est approprié au sacrifice offert en ce jour à la déesse et s’y accorderait tout à fait ; de plus, le fait que ce n’est pas une fiction mythique (plastheìs mûthos), mais un discours vrai (alethinòs lógos), présente sûrement une très grande importance. Comment en effet et où en trouverons-nous d’autres si nous le lâchons ? Ce n’est pas possible.
Platon, Timée 26e
(trad. Luc Brisson, Platon
Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2008)
Le lógos ne s’oppose pas au mûthos comme la « raison » est censée se situer en contraste avec le « mythe »(85).
Beaucoup plus tard, l’auteur du traité Du sublime associera le poétique (poietikón) à un « mythique » (muthôdes) — que l’on désignera plutôt du terme moderne fictionnel ; c’est ainsi que Pseudo-Longin qualifie l’exagération propre aux discours façonnés (plásma) des orateurs de son temps. La métaphore de l’objet modelé intervient donc dans un contexte où l’on tente de dénoncer les excès du recours aux images (eidolopoíese) et à l’imagination (phantasía) chez des orateurs qui s’inspirent des poètes pour mêler à leurs démonstrations des figures faisant appel à la vue. Mais, par ailleurs, Denys d’Halicarnasse, dans le traité qu’il consacre à la diction et au style, utilise le terme plásma pour désigner la façon de la rédaction historique(86). Rappelons à ce propos la distinction exposée par Sextus Empiricus qui, entre l’histoire et le « mythe », insère la catégorie intermédiaire du plásma : fiction qui « dit des actions comme si elles s’étaient réellement passées »(87). En raison de son effet mimétique, le « comme si » est devenu, à nos yeux également, l’un des traits distinctifs du fictionnel. On ne va pas tarder à y revenir, en conclusion à ce deuxième chapitre.
Mais l’entrée dans la tradition rhétorique du faire poétique et des effets émotionnels de conviction que peut provoquer la fiction entendue comme plásma remonte au moins à l’un des pères fondateurs de la discipline. Dans le célèbre petit jeu oratoire qu’il consacre à l’éloge d’Hélène, libérée de toute culpabilité dans le déclenchement de la guerre de Troie, Gorgias recourt au verbe désignant le modelage pour qualifier l’activité de ceux qui savent convaincre « en façonnant un discours mensonger » (pseudê lógon plásantes). Ce discours à façon peut avoir l’action d’un charme de sorcellerie ou celle d’une formule de magie(88). Sans doute son auteur est-il comparable aux Muses inspiratrices du poète Hésiode. Ces jeunes déesses de l’art poétique et musical non seulement permettent à l’aède de connaître et de célébrer aussi bien le passé que le futur ou les réalités divines et éternelles ; mais, on l’a vu, elles sont capables autant de chanter la vérité que de raconter (légein) « de nombreux mensonges semblables à la réalité ». Quant à lui en tant que mortel, l’orateur, s’il peut se souvenir du passé, aura davantage de peine à juger du présent, sans parler de la prévision de l’avenir. Son lógos relève plutôt du domaine d’une dóxa trompeuse. Tels sont les dangers du modelage oratoire formulés dans un passage où, par anticipation sur la Poétique d’Aristote, la poésie (poíesin) est précisément définie par Gorgias comme un « discours qui présente un rythme métrique » (lógon ékhonta métron)(89).
Plaisirs et pragmatique de la mimésis
Sans qu’il soit possible d’entrer dans les détails de la réflexion sur les pouvoirs de la poésie qui a accompagné tout le développement de la création poétique grecque elle-même, la référence à Aristote évoque un aspect souvent ignoré de la théorie de la représentation poétique. Le processus de la mímesis tel qu’il est décrit dans la Poétique est en effet inclus dans une conception qui associe l’apprentissage au principe de plaisir. Inscrite dans la nature des hommes, la faculté de représenter, en tant que mimétique (tò mimeîsthai), se manifeste dès l’enfance. Elle est donc l’un des moteurs de l’apprentissage et elle trouve son efficacité dans le plaisir (tò khaírein) que suscitent ses produits (tà mimémata). La jouissance que l’on éprouve face aux représentations s’explique en effet par le fait qu’elles sont un moyen d’apprentissage et de (re)connaissance (sullogízesthai). Pour l’auteur d’une Tékhné poietiké focalisée sur les arts de la narration (poésie épique et tragédie), la représentation poétique est donc fondée sur une composante pragmatique qui relève à la fois du pédagogique et de l’esthétique. Contrairement à l’histoire qui en principe ne peut dire que le particulier, la poésie (narrative) — on se le rappelle — représente le général, c’est-à-dire « quelle sorte de choses il arrive en général à l’homme de dire ou de faire selon la vraisemblance ou la nécessité ». C’est dire que le processus de la mímesis poétique ne se limite pas à une simple imitation ; la tragédie par exemple, l’une des formes achevées de la création mimétique, concourra à représenter des hommes en action meilleurs qu’ils ne le sont en réalité(90). De là le plaisir suscité par le spectacle tragique dont l’élément constitutif et fondamental est le mûthos, compris comme l’agencement des actions (he súnthesis tôn pragmáton ou he tôn pragmáton sústasis)(91). Aristote lui aussi entraîne l’amateur de poésie narrative, qui d’auditeur est désormais devenu lecteur, dans les mondes possibles du « comme si » construit dans la fiction littéraire. Mais le monde possible imaginé par le poète est également un monde vraisemblable et, dans cette mesure, la « fictionnalité » poétique et mimétique est assortie, dans une perspective de norme éthique et pédagogique, d’une fonction pragmatique qui lui est constitutive.
De Gorgias à Aristote en passant par Platon, mais aussi par Isocrate et Thucydide, la poésie, en raison même de son caractère fictionnel, est capable de charmer un auditoire qu’elle peut tromper ou au contraire entraîner vers un savoir d’origine transcendante. S’interrogeant une fois encore, face au sophiste Hippias d’Élis, sur la nature du beau, Socrate constate que ce qui exerce sur nous du charme (térpei), ce sont les belles choses capables de toucher notre vue ou notre ouïe : beaux corps, belles peintures, belles sculptures (plásmata), mais également la musique, les discours (lógoi), les récits fictionnels (muthologíai). Toutes ces manifestations de beauté, frappant notre regard ou notre oreille, provoquent une sensation de douceur (hedú) et de plaisir (khaírein), même si en conclusion à ce dialogue aporétique on convient finalement qu’un plaisir utile se réfère plutôt au bon. Mais on sait que bien avant Platon, Thucydide avait tenté de dissocier fortement les chants des poètes et les compositions de ses collègues logographes de son propre effort historiographique, qui tendait à l’établissement d’une vérité par l’exactitude. À « l’acquisition pour toujours » impliquant le critère de l’utilité, il opposait donc les récits fictionnels (muthôdes) qui parent la réalité pour charmer l’auditoire du moment. Cela ne l’empêchait d’ailleurs nullement d’avouer dans le même passage, avec des accents aristotéliciens, qu’il restituerait les discours réellement prononcés par les protagonistes de son histoire selon un critère de vraisemblance adapté à la situation correspondant au moment de leur énonciation…(92)
En revanche, s’il associe lui aussi le muthôdes entendu comme fictionnel à la création poétique, l’orateur et philosophe Isocrate attribue aux hymnes et aux tragédies qui chantent les héros de la guerre de Troie une valeur éducative ; celle-ci se réalise dans le plaisir que procurent, auprès d’un auditoire populaire, la narration épique récitée ou la mise en scène dramatique d’actions héroïques(93).
Réanimé par les rhéteurs appartenant au mouvement de la Nouvelle sophistique et activé par la vogue du roman, le débat sur l’historicité et la vraisemblance du fictionnel compris comme fabrication poétique et littéraire se trouve avoir traversé toute la vie intellectuelle de l’Antiquité, jusqu’à la fictive Histoire vraie de Lucien(94). Il a été animé de manière constante par les effets esthétiques provoqués sur un public d’auditeurs, puis de lecteurs, par l’art du poète-artisan. Dans l’Odyssée déjà Ulysse « se réjouit en son cœur », en compagnie des Phéaciens, à l’audition du beau chant (kalòn aeídein) que l’aède Démodocos module en racontant l’épisode des amours divines et incestueuses d’Arès et d’Aphrodite(95). Accompagnée des accords plaqués par l’aède sur sa lyre et rythmée par les pas de danse d’un groupe choral, la « performance » rythmée de l’artefact poétique réjouit son public autant par la forme musicale qu’elle assume que par la mise en scène narrative et mimétique d’une action.
PERSPECTIVES RÉCENTES SUR LA FICTION ET LE FICTIONNEL
Sans doute a-t-on été moins sensible, dans la seconde moitié du siècle dernier, aux effets esthétiques et affectifs de manifestations poétiques et littéraires que l’on a trop souvent refermées sur elles-mêmes, dans leur textualité pure. En revanche, l’idée grecque du produit poétique comme artefact partagé, par l’effet d’une mimésis créative, entre fiction et référence au réel apparaît comme très moderne. Elle correspond à peu près à ce que désormais on peut entendre et désigner par l’emploi du terme et du concept de fictionnel.
La fin du XXe siècle a été marquée en Europe occidentale par une passion pour la commémoration, mais également par des remises en question aussi pressantes que salutaires des représentations établies quant à notre passé récent : régimes politiques qui ont animé la Seconde Guerre mondiale et massacres génocidaires qui en ont été l’une des conséquence. À propos des camps, nazis ou soviétiques, on a pu s’interroger sur les raisons pour lesquelles un récit historique, voire un roman ou un film de fiction historique sur un événement passé, emporte plus facilement notre adhésion qu’une étude érudite, aussi bien documentée soit-elle. Face à une entreprise telle que le négationnisme des historiens révisionnistes, par exemple, il s’avère qu’un témoignage littéraire peut provoquer un effet de conviction beaucoup plus profond qu’une enquête historique reprenant, selon les règles de la discipline, documents d’archive, données disposées en statistiques, témoignages directs, arguments et études académiques — toutes « sources » dûment répertoriées dans le plus solide des apparats critiques(96).
La fiction entre façonnement et feintise
Effet de réel par les moyens de la fiction ? À l’écart de toute recherche d’un fondement ontologique dans l’origine linguistique, le double sens assumé par le verbe latin dont fiction procède précise le statut sémantique propre à ce terme et à la notion qui lui est attachée. Certes, en latin, fingere signifie « imaginer », « forger de toutes pièces », et par conséquent « simuler », « feindre ». Produit de cette activité simulatrice de l’imagination, la fiction apparaît alors, dans son écart par rapport à la réalité, comme un mensonge qui peut induire un effet de tromperie. Mais, dans son sens premier et concret, fingere réfère à l’action de façonner, de pétrir, de modeler ; le verbe renvoie donc à l’acte de construire et de se représenter par l’imagination. Dans ce cas, qui dit fiction ne retire pas automatiquement toute valeur de vérité à la construction ainsi désignée ; on ne dénie pas toute référence aux énoncés qui composent la fiction quand celle-ci prend la forme d’une manifestation de discours langagier(97). En particulier par l’exploitation des potentialités sémantiques de la langue, les procédures de la fiction conduisent à la construction d’un monde possible, d’un « monde du texte » dont la cohérence interne — contrairement à ce que l’on a pu affirmer récemment — est source de connaissance. Largement dépendant du processus de création symbolique, le discours de fiction se fonde sur la réalité empirique, naturelle et sociale, pour inventer un monde nouveau dont la logique relève davantage du vraisemblable que de la véri-similitude(98). Dans sa dimension pragmatique, l’artefact de fiction induit un retour à la réalité dont il dépend ; notamment dans l’aspect modelant auquel les Grecs anciens semblent avoir été si sensibles, il éclaire cette réalité en contribuant à la transformer.
On se souviendra que, pour Aristote, le poète dit les événements et les actions des hommes comme ils pourraient se dérouler (hoîa àn génoito), à la différence de l’historien dont la recherche ne porte que sur les événements tels qu’ils se sont passés (tà genómena). Si dans un premier temps l’enquête historique a pour objet exclusif les (événements) particuliers (tà kath’hékaston), l’art poétique restitue, par l’effet de mimésis que l’on a vu, le général (tò kathólou), et cela selon le vraisemblable (tò eîkos) ou la nécessité (tò anagkaîon). Mais Aristote s’empresse d’ajouter ce que la volonté structuraliste d’opposer la poésie à l’histoire tend à effacer : le poète peut aussi soumettre à l’activité créatrice (poieîn) des genómena, des événements passés, pour autant que ceux-ci répondent au critère du vraisemblable ou à celui du possible. C’est donc, dans la perspective aristotélicienne, la mise en forme créatrice impliquée par la représentation mimétique qui fonde un art poétique compris premièrement comme « composition d’histoires » (sunístasthai toùs múthous) ; ces intrigues sont elles-mêmes organisées en des « agencements d’actions » qui suivent la logique du vraisemblable ou du nécessaire. La narration poétique peut ainsi représenter des paradigmes à valeur éducative(99).
Le vraisemblable de la fiction mimétique n’est pas simple imitation, il n’est pas uniquement semblable au vrai ; mais il surpasse le vrai en le remodelant pour agir sur lui en emportant la conviction. Le développement de la fiction requiert à la fois « poiétique » au sens grec de la création artisanale et inventio au sens latin de la mise en discours rhétorique. C’est pourquoi, à partir du concept de fiction fondé sur l’idée de la mimésis constructive et organisatrice de l’art poétique aristotélicien, il apparaîtra désormais plus approprié de parler, comme pour le muthôdes, de fictionnel plutôt que de fictif. L’emploi de ce dernier terme implique d’emblée la mise en doute de la valeur de vérité d’un énoncé ou d’un discours au contraire en relation étroite avec la réalité pour créer une vérité propre, en un régime d’intelligibilité et de croyance relatif à une conjoncture historique et culturelle particulière.
La fiction référentielle
Dans ces conditions, il n’est pas particulièrement opportun de poser le problème de la fiction littéraire en termes d’ontologie, ni d’ailleurs en termes de vérité logique et de calcul des prédicats. Sans doute le monde possible construit dans le discours fictionnel semble-t-il avoir parfois davantage de réalité que « le monde réellement réel »(100). Mais il semble plus productif d’envisager la construction fictionnelle sous l’angle de la référence, en se souvenant que dans toute manifestation langagière, sinon symbolique, le processus de la référence se déroule en une double dimension : référence interne, par des procédures, telle celle de l’anaphore, qui sont internes au tissu discursif ; référence externe par la capacité de nombreuses procédures linguistiques, notamment les gestes verbaux de désignation déictique, de renvoyer au monde extérieur, au monde extra-discursif, au-delà de la simple illusion référentielle(101). Sans qu’il ne soit en rien nécessaire de prévoir un langage spécifique qui serait le langage propre de la fiction, c’est évidemment dans l’entrecroisement de ces deux processus de référence que se tisse le rapport du discours fictionnel et de son monde du texte avec le monde naturel et social dont il est issu et auquel son audition ou sa lecture fait constamment retour. Cela par le jeu des opérateurs syntaxiques, connecteurs ou déictiques, qui assurent autant la cohésion interne du monde possible ainsi construit que la cohérence du rapport de ce discours à une réalité extra-discursive ; mais cela surtout en raison du réseau sémantique très dense que les énoncés, narratifs ou non, établissent dans le discours par l’intermédiaire du lexique employé.
D’une part, non seulement la construction verbale (ou iconographique) de la fiction, mais surtout sa réception induisent et organisent un va-et-vient constant entre l’interne et l’externe, entre le « monde du texte » et la réalité culturelle qui en constitue le contexte de production et de communication. Cette interaction référentielle tisse un simulacre langagier qui se caractérise par sa forte capacité d’évoquer, de « faire voir ». Entre fictif et factuel, entre mythe et histoire, ce « faire-voir » verbal et discursif joue un rôle essentiel notamment dans les formes historiographiques grecques ; il contribue à assurer la vraisemblance de discours que l’on considérera non pas comme fictifs, mais comme fictionnels(102). Ce concept intermédiaire permet de situer la fiction à l’écart de toute ontologie, mais aussi — comme on le proposera en conclusion — à l’écart de la fiction envisagée comme simple « feintise ludique ». D’autre part, le réseau des relations de sens construit dans l’interaction référentielle organise le monde déployé dans le discours fictionnel en plusieurs de ces lignes sémantiques que l’on appelle isotopies. Souvent en rapport métaphorique les unes avec les autres, ces isotopies articulent la matière sémantique du discours ; elles focalisent l’attention de ses récepteurs autour de thèmes centraux qui, au-delà des éléments concrets faisant appel à la vision, sont en relation avec la réalité écologique, culturelle et sociale où évoluent « auteurs » et interprètes.
Ainsi, dans le développement de la mise en discours, en tant que produit du processus symbolique partant d’une réalité qui lui est extérieure pour y revenir, la manifestation de fiction acquiert une dimension pragmatique. Contrairement à ce que l’on a trop souvent affirmé, cet aspect pratique est constitutif du produit fictionnel. Le discours de fiction n’est donc pas une manière de dire que, par laquelle le locuteur se garderait de s’engager quant à la vérité des énoncés qu’il formule. En dépit de son rapport assuré avec la métaphore, le discours de fiction n’est pas non plus à envisager comme une « représentation moins que littérale de la pensée du locuteur »(103). Cette représentation d’ordre cognitif d’un locuteur que l’on semble confondre avec l’auteur (dans son identité biographique), alors qu’il correspond à une instance d’ordre discursif, est d’autant moins pertinente qu’elle est conçue en termes de ressemblance. La question pertinente est plutôt celle du rapport pragmatique de cette représentation d’ordre verbal et discursif avec le monde extra-linguistique, avec le monde fait d’un environnement physique et d’un univers de représentations culturelles.
Pour en revenir au rôle joué par les procédures de la fiction dans le discours historique, un historien de l’historiographie s’interrogeant sur l’efficacité du récit de l’histoire a pu affirmer que ce type de récit « en prétendant raconter le réel, en fabrique »(104). Le discours historique gagne son pouvoir de conviction et de connaissance dans le recours aux procédures du récit fictionnel, dans l’usage des moyens mis à disposition par la rhétorique, dans une sémantique articulée, dans l’inventio au double sens indiqué plus haut. En particulier quand elle est discours portant sur le passé d’une communauté, la fiction acquiert par sa cohérence interne et par sa rhétorique une force d’émotion et de persuasion qui va bien au-delà de l’effet d’une fiction réduite à « l’acte de feindre d’accomplir un acte illocutionnaire d’assertion sans l’intention de tromper » ! Par des moyens relevant aussi bien de la mise en discours (forme de l’expression) que des ressources sémantiques de la langue (forme du contenu), la fiction produit des effets de sens nouveaux, aptes à transformer le monde naturel et social dont elle est issue. En particulier par la rhétorique du « comme si » et du « faire voir » auquel il recourt, le discours fictionnel est pourvu d’une puissance de conviction apte à construire et à faire partager un savoir. En un mot, la fiction, à différents degrés, ne peut être que référentielle(105) !
Une telle conception discursive et référentielle de la fiction a pour conséquence première que son aspect de vraisemblance et sa force inférentielle ne peuvent l’adresser qu’à une communauté de croyance, qu’à une communauté culturelle et épistémique donnée. L’efficacité, notamment cognitive, du discours fictionnel requiert qu’il ne soit ni entièrement subjectif, ni totalement relatif ; mais il faut qu’il partage avec la communauté à laquelle il s’adresse une série de préconstruits culturels et de valeurs sémantiques permettant d’identifier et de comprendre, dans ses effets de sens, la fiction qu’il construit. Dans ce contexte d’une construction sur la base de représentations partagées, la fiction présente assurément une puissante force inférentielle. Pour le dire avec l’auteur du traité Sur le sublime dans sa tentative de définition de la phantasía, il s’agit de « placer ce que l’on dit sous le regard des auditeurs »(106). Grâce à sa faculté rhétorique de « présenter au regard », le discours fictionnel sollicite chez ses destinataires des capacités d’inférence imaginative à effet souvent cognitif. C’est dans ce cadre d’un savoir partagé par une communauté culturelle et épistémique donnée que se définissent les conditions d’acceptabilité, de compréhension et d’interprétation active et cognitive de la fiction.
Sans doute est-il difficile de suivre John R. Searle dans sa définition de la fiction comme une séquence d’actes illocutionnaires que l’auteur prétend accomplir sans les accomplir réellement. Avant d’y revenir en conclusion, on retiendra pour l’instant l’idée que de la cohérence interne de l’ontologie créée par l’auteur du discours fictionnel dépend son acceptabilité(107). Pour assurer la dimension pragmatique du « comme si » fictionnel, Deixis am Phantasma faisant appel à l’imagination et demonstratio ad oculos appuyée sur des gestes de deixis verbale se combinent donc pour faire du discours de fiction une « fiction référentielle »(108). On le sait, même en sciences exactes et sans tomber dans le relativisme le plus absolu, il existe des paradigmes sémantiques et des conceptions du monde qui, transmises par des moyens langagiers, se modifient à mesure que l’appréhension de la réalité et les connaissances sur le monde s’approfondissent elles-mêmes. La fiction et l’effet de persuasion cognitive qu’elle peut induire en raison de sa forme rhétorique, de sa cohérence interne et de son rapport avec la réalité, s’inscrivent dans cette succession temporelle ou dans cette simultanéité en l’espace intellectuel de plusieurs « régimes de vérité » ou, plus exactement, de plusieurs « régimes d’intelligibilité ». Par leur effet pragmatique, procédures discursives et procédures énonciatives contribuent en quelque sorte à stabiliser le régime de vérité construit par la fiction, avec ses effets de sens, dans un régime de vérité et d’intelligibilité extra-discursif à large spectre culturel.
Ni langue, ni discours du mythe
En retournant non seulement au discours fictionnel sur le passé, mais aussi plus spécifiquement à ce discours portant sur un temps indéfini et irréel que nous dénommons mythe, la conception sémantique et pragmatique de la fiction qui vient d’être rapidement esquissée implique, comme seconde conséquence, que toute tentative de distinction entre discours mythique et poésie ou littérature est vouée à l’échec. En tant que produit du processus symbolique, comme produit du poieîn créateur de mondes fictionnels, tout récit à nos yeux mythique est aussi un récit poétique. En Grèce antique comme dans d’autres cultures, le mythe n’existe que dans les formes narratives et poétiques qui constituent le mode de réalisation nécessaire d’intrigues sans statut d’ordre ontologique autre que discursif(109). Pas de monde possible du mythe, pas de pragmatique, pas d’effet esthétique et émotionnel du récit « mythique », pas d’effet de croyance ni d’action culturelle sans la forme discursive et, singulièrement, la forme poétique.
Il est de ce point de vue particulièrement significatif que toute la polémique animée par Platon dans la République à l’égard des mûthoi de la tradition est étroitement liée au statut et à l’activité de poètes tels Homère ou Hésiode. Pour les Grecs eux-mêmes, il ne saurait y avoir de distinction nette entre la création de mûthoi d’un côté et l’activité à la fois inspirée et artisanale des poètes épiques ou des auteurs tragiques de l’autre. Rappelons que la Poétique d’Aristote donne le mûthos, compris en tant que composition d’actions, comme l’élément fondamental de toute tragédie(110).
Pour évoquer à nouveau Isocrate, si les exploits des héros de la guerre de Troie sont exemplaires, c’est parce que, pour l’orateur rival de Platon, ils sont chantés par des poètes tels que Homère. En faisant l’éloge funèbre d’Évagoras, le fameux souverain de Salamine de Chypre qui parvint à se distinguer contre l’Asie tout entière, le rhéteur déplore quant à son propre art un double handicap : d’une part il doit s’en tenir à la vérité des faits connus par un public qui en a une connaissance directe ; d’autre part, il ne dispose pas pour les glorifier des moyens de la poésie chantée (humneîn), caractérisés par la performance musicale. Le modèle reste donc celui de l’expédition des héros grecs contre les Troyens ; célébrés dans « hymnes » et tragédies, leurs exploits parviennent à enchanter un public qui, sans doute, ignore tout de leur existence empirique. Conscient de la question de la vérité historique du passé épique, l’orateur du IVe siècle reconnaît néanmoins l’extraordinaire pouvoir de conviction d’un passé héroïque dont l’aspect fictionnel est consubstantiel à la fabrication poétique, à la « poiétique »(111).
APPROCHE ÉNONCIATIVE ET PRAGMATIQUE
Grâce à l’aide d’Émile Benveniste en particulier dans le domaine francophone, on a redécouvert que les textes et en particulier les textes grecs, dans leur apparente immanence, sont en fait l’objet d’une mise en discours et par conséquent les produits d’une pratique empirique, d’ordre culturel(112). Mais il convient aussi de ne pas oublier l’influence de la traduction, fort tardive en français, des œuvres de Mikhaïl Bakhtine qui, en 1929 déjà, montrait que « la langue vit et évolue historiquement dans la communication verbale concrète, non dans le système linguistique abstrait des formes de la langue, non plus que dans le psychisme individuel des locuteurs »(113). Empirique, le processus de la mise en discours correspond à l’activité intellectuelle et sociale d’ordre symbolique qui, le plus souvent par les moyens offerts par la langue, organise le passage de l’extra- à l’intra-discursif. Le point focal de ce processus complexe de « discursivisation » se révèle être le je. Non pas un « je/moi » personnel promu comme sujet psycho-social, non pas un « Je » philosophique conçu en tant qu’« ego » cartésien, mais un je transcrit sans majuscule et en italique.
Ce je est à considérer d’abord comme simple instance d’énonciation puisqu’il se manifeste essentiellement à nous, qui sommes confrontés pour les mythes grecs plus à des textes qu’à des images, comme forme linguistique. Opérateur de l’articulation entre domaine extra- et domaine intra-discursif, et notamment entre l’extra- et l’intra-linguistique pour ce qui concerne les manifestations verbales, ce je linguistique, en tant qu’instance d’énonciation, oriente constamment le discours qu’il construit. En retour, la manifestation discursive présente les marques de cette orientation énonciative : interventions directes par les formes du je et du tu, usage des temps et des déictiques de l’hic et nunc, modalisations de l’énoncé par différentes procédures énonciatives, définition de différentes positions et stratégies énonciatives transformant la voix du locuteur-narrateur, à travers plusieurs points de vue, en une véritable polyphonie énonciative.
Procédés de mise en discours
Au-delà de l’énoncé et de l’assertion pure et simple (récit ou « histoire » en ce qui concerne la narration et donc le mythe), les marques énonciatives renvoient, par la médiation de l’énonciation énoncée et par conséquent incorporée au texte (le « discours »), à une situation de communication ou, plus simplement, de mise en discours singulière. Par une sorte de mise en scène narrative et discursive de l’énonciation, ces marques renvoient, hors du texte, au monde des représentations et à la situation sociale et institutionnelle de l’énonciateur (qui apparaît dans son discours comme locuteur et narrateur) ; mais elles se réfèrent également à la mémoire sociale et culturelle, au système des représentations partagées de l’énonciataire et destinataire du discours. La transformation du monde extérieur en discours et en texte, avec ses marques énonciatives, dépend donc lourdement de l’ensemble de représentations et de la configuration idéologique qu’implique la situation d’énonciation. Dans ce contexte, c’est grâce aux procédures de la mise en discours, avec les stratégies de lecture et d’interprétation qu’elles inscrivent dans le texte, mais aussi en raison du consensus énonciatif sur lequel elle repose que la fiction peut déployer ses effets inférentiels ; c’est ainsi qu’elle agit sur l’imagination de son public, dans un régime d’intelligibilité et de croyance situé dans l’espace et dans le temps.
C’est dire que, dans cette mesure, chaque version ou formulation de ce que nous appelons un mythe doit être considérée comme le résultat d’une mise en discours singulière et spécifique, en relation avec une situation d’énonciation précise, une situation dans laquelle la narration fictionnelle réalise ses effets de sens et sa dimension pragmatique. Par les procédures de la mise en discours sur la construction de la fiction, la manifestation discursive que nous nommons mythe est en quelque sorte traversée par le processus d’énonciation et de communication. Sur cette base énonciative et par les procédures de la mise en discours, le monde possible construit dans la fiction est configuré selon les paramètres essentiels du temps, de l’espace et des figures (souvent anthropomorphes) qui y véhiculent, par l’action narrée, différentes valeurs sémantiques.
En ce qui concerne la configuration temporelle du récit poétique grec, il convient assurément de tenir compte de la différence essentielle qui vient d’être esquissée entre l’énoncé de l’énonciation dans le discours et la situation empirique de « performance » et de communication. Mais il faut y ajouter la distinction tracée, du point de vue intra-discursif, entre énoncé ou assertion et modalisations de l’énoncé par les procédures de l’énonciation inscrites dans le texte. C’est dire que, au-delà de la distinction classique que l’on reconnaît entre erzählte Zeit et Erzählzeit, entre temps raconté et temps de la narration (dans l’ordre du « récit »), l’organisation et la cadence rythmant le temps (extra-discursif) de la performance et de la narration empiriques ne sont pas les mêmes que ceux animant la temporalité (intra-discursive) de l’énonciation énoncée (de l’ordre du « discours »). La cadence de l’acte empirique de l’énonciation est évidemment différente du rythme textuel que l’on peut reconstruire grâce aux marques temporelles de l’énoncé (intra-discursif) de l’énonciation.
C’est dire aussi qu’en ce qui concerne la partie narrative proprement dite des poèmes recourant au récit fictionnel, le temps raconté (erzählte Zeit), qui est également le temps de l’intrigue, ne correspond jamais au temps et aux modes de sa narration (Erzählzeit), avec les brusques accélérations, les focalisations sur les moments clés, les retours en arrière ou les projections dans le futur par analepses et prolepses interposées qu’ils agencent de manière intra-discursive ; de plus, ces mouvements narratifs sont portés par la dynamique de l’énonciation (énoncée). En particulier en Grèce antique, cette temporalité qui organise autant la narration du récit que l’énonciation énoncée, toutes deux en étroite interaction, est moins orientée sur le moment axial de son origine chronologique que sur le moment (extra-discursif) du hic et nunc de la performance poétique elle-même(114) : question d’efficacité de la mise en discours !
De plus, dans la mesure où les mûthoi poétiques des Grecs narrent une histoire, le déroulement de leur temps raconté suit le développement de leur logique narrative. Avec de nombreuses variations, celle-ci noue l’intrigue selon le schéma de succession et de causalité d’une séquence que l’on peut articuler, autour de l’idée de transformation narrative, en quatre moments : manipulation (rendue nécessaire par un déséquilibre ou manque initial), compétence (instituée pour le Sujet principal de l’action narrative), performance (par le Sujet narratif), et sanction (par le Destinateur de l’action, auteur à l’égard du Sujet de la phase initiale de manipulation)(115). D’autres versions sont naturellement possibles pour rendre compte de la logique minimale d’une intrigue narrative.
Cela dit, dans les récits hellènes sur les palaiá, la narration peut également prendre la tournure du récit généalogique. Dans une logique qui n’est plus forcément celle de la transformation d’état, mais une logique de l’accumulation, par la figure de la production arborescente d’états nouveaux, le récit généalogique contribue souvent au déploiement et au dessin sémantique d’un espace. Le processus de temporalisation de la fiction narrative peut donc contribuer à sa spatialisation. Par l’intermédiaire de la mise en discours, l’espace construit dans le texte se trouve en relation étroite non seulement avec les représentations de l’espace géographique, politique et social de la communauté de croyance à qui est destiné le discours fictionnel, mais cet espace d’ordre discursif est aussi configuré et orienté selon l’espace empirique dans lequel évolue cette communauté culturelle. Cet espace empirique est d’ailleurs lui-même un espace construit, objet à son tour de représentations. Parallèlement à la focalisation de la temporalité narrative sur le « maintenant », l’aspect temporel de l’énonciation énoncée contribue à mettre en relation l’espace de l’énoncé avec l’« ici » de la mise en discours et de l’accomplissement discursif(116).
Enfin, du point de vue sémantique, les qualités de l’action narrative animée par la mise en discours de même que celles attribuées à ses protagonistes contribuent à la construction et à la configuration des valeurs véhiculées par le récit. Affirmées à travers le déroulement de la temporalité de l’intrigue et de la narration, souvent situées les unes par rapport aux autres grâce à l’espace que dessine le récit fictionnel, ces valeurs sémantiques traversent en général toute la manifestation symbolique. Elles dessinent ainsi à travers le discours ces lignes sémantiques qu’on appelle volontiers isotopies et qui sont souvent en rapport métaphorique les unes par rapport aux autres. Les figures qui inscrivent ces valeurs dans l’action et ses acteurs contribuent largement au « faire voir » de la rhétorique de la fiction, tandis que les rapports métaphoriques des isotopies organisant la matière sémantique du discours fictionnel et symbolique induisent l’effet cognitif de la manifestation verbale ; le monde possible ainsi construit par les moyens du langage poétique s’articule avec les figures et les représentations qui animent mémoire culturelle et idéologie extra-discursive(117).
Formes discursives
À l’occasion de ce passage de l’organisation interne du discours fictionnel au monde extérieur dont ils dépendent, on ne soulignera jamais assez le rôle central joué par les règles du genre (discursif, poétique). En général implicites et la plupart du temps non écrites, ces constantes langagières sont néanmoins organisées en constellations marquées par une certaine stabilité pour s’inscrire dans une tradition. Constituées en différents ensembles en général flous, elles assument une valeur de convention et de norme socialement et culturellement acceptées ; les règles implicites des genres poétique et discursif conditionnent donc le processus de la mise en discours par un poète singulier. Il s’agit donc autant de règles linguistiques déterminant certains usages internes de la langue par une figure créatrice que de conventions d’ordre social et institutionnel liées, de manière externe, aux circonstances d’énonciation du discours. En tant que classe ou catégorie empirique (catégorie du « niveau de base »), de même que le mythe, le genre se définit donc de deux manières : comme l’ensemble des régularités linguistiques qu’en puissance peuvent présenter toutes les réalisations discursives subsumées par le genre concerné ; et comme la constellation pratique des conventions sociales et sémantiques qui, autour d’une sorte de consensus culturel et d’une tradition poétique, dessinent les conditions d’acceptabilité d’une création verbale (souvent fictionnelle) et d’une réalisation discursive particulières. Se situant à l’articulation entre l’intra- et l’extra-discursif (de même que l’instance de discours), les règles du genre représentent donc des ensembles flous de potentialités de mise en discours ; elles conditionnent sans la contraindre la création (langagière et sociale), l’exécution et la réception de manifestations verbales qui, dans le cadre de la production fictionnelle et symbolique, assument par l’esthétique une pragmatique complexe(118).
Les règles des genres inscrivent ainsi chaque mise en discours spécifique dans les conventions et la tradition d’une institution qui, en Grèce ancienne, correspond souvent à celle d’une festivité ou d’un culte particuliers. Mais par les procédures discursives qu’elles règlent, elles contribuent aussi à stabiliser le discours fictionnel pour en fixer la vraisemblance à l’égard de la communauté culturelle et épistémique à qui est destinée cette manifestation discursive et symbolique. Cela signifie d’une part que, par le genre auquel il appartient, le poème en Grèce ancienne peut devenir dans son exécution un véritable acte de culte. Sa dimension pragmatique se réalise alors en un acte de langage de l’ordre du performatif : de manière auto-référentielle le chanteur ou le groupe de choreutes qui exécutent le poème décrivent en je / nous l’acte chanté dans lequel ils sont engagés. Scandé par le rythme gestuel et rituel d’une performance musicale dansée et inséré dans une séquence de gestes rituels adressés à une divinité, l’acte de chant devient acte de culte(119). D’autre part, en ce qui concerne le discours fictionnel en général, le genre explique aussi le consensus qui peut s’établir autour du monde possible créé dans la fiction, dans le cadre d’un certain régime de vérité et d’intelligibilité. Actif dans une constellation de genres différents aux mains de poètes au profil bien marqué, le genre est en retour appelé à subir les modifications imposées autant par ses utilisateurs que par les changements historiques auxquels est soumis le régime culturel d’intelligibilité dont dépendent ses règles.
Forcément porté à son public par un genre particulier dont les conventions sont soumises au changement historique et culturel, le récit hellène que nous percevons comme mythique ne peut être que poésie au sens grec du terme. Comme on aura l’occasion de le préciser encore, qui dit « poiétique » en Hellade classique dit en général poésie d’éloge ; c’est dans cette classe générique très large qu’ont été choisis les genres particuliers et les récits fictionnels placés au centre des chapitres à suivre.
DÉMÉTER ET CORÉ AU SERVICE DE L’EFFICACITÉ RITUELLE
Sans doute ces quelques considérations de méthode, animées par la tentative d’offrir de nouvelles voies de lecture, impliquent-elles en conclusion un bref retour sur le récit du rapt de Perséphone et de la quête de sa mère Déméter. L’approche interactive proposée ici dans le dialogue avec les cultures des voisins, même si la distance temporelle qui nous sépare de la Grèce antique interdit toute réaction directe, invite à porter le regard d’abord et à nouveau sur les interprétations indigènes. Cela pour remarquer qu’avant l’intervention des stoïciens, ce sont moins les actions narratives dans lesquelles sont engagées les deux déesses que les qualités attribuées à ces deux figures divines qui ont retenu l’attention des Anciens. Par l’intermédiaire de la farine et du pain, Perséphone est alors associée à tout le processus de la production céréalière et de l’alimentation végétarienne tandis que Déméter est comprise comme une figure de la Terre-Mère. Il semble qu’il faut attendre le travail des mythographes pour que les lecteurs de l’histoire de Perséphone puissent voir dans l’action narrative l’allégorie de la disparition du grain avant sa résurrection au printemps, en concomitance avec le rythme cyclique de l’alternance des saisons.
C’est dire que le travail scripturaire de réduction des différentes versions de l’enlèvement de Coré à une intrigue unique a probablement eu une influence déterminante sur une lecture de type allégorique. Tout se passe en somme comme si la réduction du récit fictionnel, tel qu’il est réalisé dans différentes formes génériques, à l’état de « mythe » avait entraîné l’interprétation de figures anthropomorphes en termes de forces de la nature ou d’éléments cosmologiques. Le processus de schématisation se poursuit dans l’herméneutique moderne : le postulat d’un « mythe », unique et essentialisé, du rapt de Perséphone conduit à interpréter la trame narrative qui fait interagir les deux figures divines comme cycle de la végétation, processus de la psychologie des profondeurs ou résistance féministe contre le pouvoir patriarcal.
Au-delà donc des interprétations indigènes ou modernes, le récit ne peut être étudié que dans l’une de ses manifestations sous une forme discursive particulière. Par l’attention portée aux marques de la mise en discours, on pourra restituer les valeurs peu à peu construites dans le développement de la narration fictionnelle, avec sa pragmatique. Du résumé de mythographie que donne par exemple Diodore de Sicile de l’enlèvement de Coré, il convient donc de se porter vers la réalisation narrative autonome que présente l’Hymne homérique à Déméter. Cette composition poétique est d’autant plus intéressante qu’elle représente, par sa référence et son adresse à la divinité, un proème cultuel à la récitation rituelle d’un poème épique. Dans la perspective de la logique et de la sémantique du récit raconté dans cet hymne, lui-même en diction épique, on relèvera en particulier le statut intermédiaire gagné par Perséphone dans la phase de sanction de la narration, de par la volonté conjuguée de Zeus et de son frère Hadès. Coré est à la fois fille de sa mère sur l’Olympe et épouse (mais dans un mariage sans enfant) du maître des Enfers.
Alors Zeus dont la vaste voix gronde sourdement leur envoya pour messagère Rhéa aux beaux cheveux, afin de ramener Déméter voilée de noir vers la race des Dieux ; il promit aussi de lui donner les privilèges qu’elle choisirait parmi ceux des Immortels. Il voulut bien que, du cycle de l’année, la fille passât le tiers dans l’obscurité brumeuse, et les deux autres auprès de sa mère et des Immortels.
Hymne homérique à Déméter 441-447
(trad. Jean Humbert, Homère, Hymnes, Paris, Les Belles Lettres, 1936)
Ce statut mixte ne saurait correspondre à celui auquel conduit un rituel d’initiation tribale. Mais du point de vue narratif, il doit être mis en relation avec l’institution d’un premier rituel à mystère par Déméter elle-même ; sous l’aspect énonciatif, ce double statut coïncide avec la double formule de macarismos qui, par les mots « bienheureux celui qui », précède immédiatement la conclusion de l’hymne. La démonstration par la divinité en personne des órgia kalá, rites respectables qu’il est d’emblée interdit de divulguer ou de transgresser et dont la célébration est confiée aux maîtres d’Éleusis, est intégrée au récit. Cette action finale non seulement en représente la deuxième phase de sanction, mais, en combinaison avec la formule d’adresse indirecte aux mortels bienheureux qui conduit la composition à sa conclusion, ce dernier acte narratif de la déesse s’inscrit dans la perspective étiologique qui traverse tout le poème : le récit du rapt de Perséphone rend compte de l’institution des rites accomplis chaque année à Éleusis.
Puis Déméter s’en fut enseigner aux rois justiciers — à Triptolème, à Dioclès, le maître de char, au puissant Eumolpe et à Célée, chef du peuple — l’accomplissement du ministère sacré ; elle leur révéla {à tous} (— à Triptolème, à Polyxène, et à Dioclès encore —) les beaux rites, les rites augustes qu’il est impossible de transgresser, de pénétrer, ni de divulguer : le respect des Déesses est si fort qu’il arrête la voix.
Heureux qui possède, parmi les hommes de la terre, la Vision de ces mystères ! Au contraire, celui qui n’est pas initié aux saints rites et celui qui n’y participe point n’ont pas le semblable destin, même lorsqu’ils sont morts dans les moites ténèbres.
Après avoir fondé tous les rites, la divine Déesse s’en fut vers l’Olympe rejoindre l’assemblée des Dieux. C’est là que demeurent, auprès de Zeus qui aime la foudre, ces Déesses augustes et vénérées : grand est le bonheur de celui qu’elles daignent aimer, parmi les hommes de la terre ! Elles envoient aussitôt dans sa vaste demeure — et installent à son foyer — Ploutos, qui donne la richesse aux hommes mortels.
Hé bien ! vous qui possédez la terre odorante d’Éleusis, et Paros ceint par les flots, et la rocheuse Antrôn — toi, Déô, noble souveraine qui donnes les beaux présents des saisons ainsi que la très belle Perséphone, ta fille — accordez-moi avec bienveillance, pour prix de mes chants, une vie selon mon cœur ! Et moi, je penserai encore à toi dans d’autres chants !
Hymne homérique à Déméter 472-495
(trad. Jean Humbert)
Le récit hymnique du rapt de Coré par Hadès de la surface terrestre, du séjour de sa mère auprès des souverains mortels d’Éleusis, puis du retour partiel de la jeune épouse sur l’Olympe est en effet ponctué d’épisodes qui évoquent les gestes rituels accomplis dans la célébration cultuelle instituée par Déméter elle-même. Ces actes de culte constitueront les Mystères d’Éleusis dès qu’Athènes aura pris le contrôle politique et religieux de la cité voisine ; l’Hymne homérique lui est sans doute antérieur. C’est le cas par exemple de l’abstinence à l’égard du nectar et de l’ambroisie que Déméter s’impose dans sa colère ; cette abstinence rappelle le jeûne suivi par les futurs initiés. Il en va de même des torches tenues par la déesse dans la quête de sa fille ; elles évoquent les flambeaux éclairant rituellement la cérémonie de l’initiation elle-même. Il est de plus légitime de mettre en relation le rôle de nourrice que la mère de Coré assume vis-à-vis de Démophoon, dans sa tentative d’immortaliser le jeune enfant, avec la fonction équivalente attribuée aux deux déesses à l’égard des initiants. De même en est-il encore des railleries et gestes obscènes de Iambé que l’on peut mettre en rapport avec les injures rituelles qui ponctuaient la procession vers Éleusis, ou de la préparation de la mixture de farine d’orge, d’eau et de menthe offerte à Déméter sur ses propres indications évoquant le breuvage qui deviendra la boisson rituelle des néo-initiés.
Ainsi en va-t-il a fortiori de tous les gestes explicites d’institution ou de fondation qui marquent la deuxième partie de la composition hymnique : construction d’un temple et d’un autel consacrés à Déméter au pied de l’acropole d’Éleusis ; institution par la déesse elle-même des órgia, sacrifices et offrandes promis à Perséphone pendant son séjour dans l’Hadès où elle régnera sur tous les êtres mortels ; transformation d’Hécate en suivante de Coré ; enseignement par Déméter des procédures rituelles à suivre dans la célébration des órgia, c’est-à-dire les futurs Mystères d’Éleusis(120).
La narration du séjour infernal de Perséphone telle qu’elle est conduite dans l’Hymne homérique trouve donc sa dimension pragmatique dans la relation étiologique que le récit établit de manière constante avec le rituel auquel est destinée son exécution. Il y a en effet tout lieu de croire qu’en relation avec la célébration des Mystères, la composition hymnique dont nous avons le texte était chantée à l’occasion des Jeux d’Éleusis. Attestés pour nous dès la fin du VIe siècle av. J.-C., ces jeux incluaient certainement un concours d’aèdes ou de rhapsodes. Les récitations épiques de ces récitants homériques étaient introduites par les offrandes chantées aux dieux que représentent les compositions poétiques et narratives assumant la forme de l’Hymne homérique(121). Dans ce contexte rituel, et par le passage (intra-discursif) du récit à l’énoncé de l’énonciation, du passé à l’hic et nunc (en je et en tu), le double macarismos qui conclut le poème offre une double adresse de qui chante le poème aux initiés en général. Par la promesse d’une destinée meilleure dans leur vie sur et sous terre, cette procédure énonciative renforce la valeur performative du poème comme acte de culte. Par le moyen de différentes stratégies énonciatives, non seulement l’hymne est offert à la puissante et généreuse Déméter ainsi qu’à sa fille Perséphone en échange d’une vie prospère accordée à un poète qui inscrit son chant dans la logique du do ut des propre à la prière cultuelle ; mais le poème proclame également le bonheur et la prospérité des mortels qui ont accompli les pratiques rituelles instituées par Déméter elle-même.
À l’égard de toutes celles et de tous ceux qui n’ont vu dans le récit de Déméter et de Coré que le drame de la végétation mourante puis renaissante, l’histoire de l’institution pour les humains de la civilisation céréalicole ou le destin psychique de la fille à la recherche de son identité sexuelle, on pourra relever la remarquable correspondance qu’offre la version du mythe narrée dans le poème hymnique entre le statut très singulier de Perséphone, qui se partage finalement entre Olympe et monde infernal, et le destin de l’homme mortel. Par le rituel initiatique, celui-ci peut souhaiter prolonger sa vie sur terre, puis connaître après son trépas un sort plus heureux aux Enfers ; dans une forme d’éternité, il peut espérer connaître la vie d’un dieu. Du point de vue de l’espace dessiné dans le récit, la position intermédiaire des mortels est marquée par le double séjour de Perséphone, dans le ciel et aux Enfers, après qu’elle a été enlevée de la surface terrestre. Condamnés par leur mortalité à séjourner sur terre, les humains ne peuvent qu’espérer obtenir par les moyens de l’acte de culte une vie dans l’abondance qui les rapprocherait du monde divin et une mort qui ne les condamnerait pas à l’inconsistance des défunts.
Au-delà du processus de spatialisation du récit, cette correspondance métaphorique entre le statut divin construit dans la narration fictionnelle et la destinée rituelle des initiés est inscrite dans sa temporalité. La phase de sanction du récit décrit, à l’aoriste, la révélation par Déméter des pratiques rituelles à accomplir dans la célébration des futurs Mystères ; elle débouche sur un premier macarismos annonçant au présent le bonheur obtenu par celui qui les a vus. Marquant également à l’aoriste la fin de la phase de sanction, le retour des deux vénérables déesses sur l’Olympe conduit non seulement au séjour des deux divinités auprès de Zeus, mais aussi au second macarismos : au présent, sont vantés le bonheur et la richesse provoqués pour les mortels et leur maisonnée par l’amour que peuvent leur porter Déméter et Coré. Cette seconde adresse au genre humain en général débouche sur la partie à proprement parler performative du poème : par le moyen des formes impératives ou intentionnelles du futur proche, l’aède ou le rhapsode, en locuteur et narrateur, offre son propre poème en échange de la prospérité demandée aux deux déesses. Ainsi, grâce aux traces énonciatives laissées par une mise en discours qui subordonne toute la narration aux adresses et aux vœux concluant le poème, le chant devient prière ; il devient acte de culte.
Si les figures féminines de la mère et de la fille portent assurément l’essentiel de l’action racontée dans une narration orientée vers la célébration rituelle, l’appel à la prospérité sur lequel récit et rite débouchent s’adresse donc, à travers l’initiation aux pratiques sacrées, à « tous les hommes qui vivent sur la terre ». Et si la culture céréalière, présente dès le début du poème, joue en effet un rôle déterminant dans les relations que Déméter entretient avec les mortels, le déploiement narratif de cette fonction divine est doublement complété : par la tentative partiellement réussie de retirer Perséphone des Enfers et par l’échec de l’essai d’associer au monde des dieux le jeune Démophoon. Les mortels resteront toujours des mortels. On remarquera d’ailleurs à ce propos que le fait même que l’exercice de l’activité agricole est assumé dans la réalité essentiellement par des hommes — petits propriétaires, ouvriers agricoles et esclaves — interdit toute homologie terme à terme entre pratique sociale et monde des représentations symboliques et fictionnelles.
La phase de sanction du récit confirme donc la position des mortels, les deux sexes confondus, dans l’entre-deux : non pas entre dieux et bêtes (celles-ci sont, sinon sous la forme des êtres vivants dont les humains font partie, totalement absentes du récit), mais entre monde d’en haut et monde d’en bas, entre divinités olympiennes sous le contrôle de Zeus le père et âmes des défunts placées sous le pouvoir de son frère Hadès. Quand ils sont favorisés par Déméter la nurse et la nourricière, le travail et la production agricoles comme les Mystères ne peuvent qu’accroître la prospérité d’humains de toute façon destinés à la mortalité, sans différence de sexe.
Notamment par un double et subtil processus de spatialisation et de temporalisation narratives, la fiction du rapt de Coré sur une prairie de séduction, de la colère de Déméter se retirant auprès des mortels tout en les privant des produits de la terre, et de l’établissement de Perséphone comme jeune épouse encore sans descendance entre son oncle dans l’Hadès et sa mère (et son père) sur l’Olympe, renvoie à une importante configuration culturelle et idéologique. Dans la représentation grecque classique et par métaphore interposée, le processus social du mariage est associé de manière polymorphe à la production céréalière ainsi qu’à un premier état de civilisation(122).
Mais autant en raison des valeurs intermédiaires que le récit attribue au statut final de la jeune Perséphone que par les stratégies énonciatives que développe le discours fictionnel en suivant les règles génériques de l’hymne de type homérique avec sa conclusion performative, la narration du destin de Coré trouve sa raison d’être dans la pratique rituelle, puis dans la conduite sociale visant à obtenir aisance matérielle ici-bas et survie dans l’au-delà. La performance narrative et hymnique, présentée dans l’adresse finale comme une offrande aux deux divinités, doit y contribuer, pour le bénéfice des hommes en général, et pour celui de l’aède ou rhapsode homérique en particulier. La construction fictionnelle et symbolique d’un poète anonyme, par les moyens des potentialités de la langue et des règles du genre, réalise ainsi pleinement sa dimension pragmatique, sinon cognitive. Le récit du rapt de Perséphone tel qu’il est orienté et développé par l’hymne aédique ou rhapsodique se présente comme un chant louant et effectuant dans et par le rituel le « Greek way of life ».