Chapitre IV

CLYTEMNESTRE, ORESTE ET LA CÉLÉBRATION POÉTIQUE D’UNE VICTOIRE AUX JEUX PYTHIQUES

Est-il nécessaire de rappeler en ses traits narratifs constitutifs l’histoire d’Oreste ? En réduisant différentes versions du récit à l’action narrative qu’animent ses protagonistes principaux, le traité de mythographie post-hellénistique attribué à Apollodore rend à l’égard de ce besoin de remémoration de signalés services ; de même qu’il en a sans doute rendu dès le moment de sa rédaction et bien au-delà de la Renaissance. Ce probable manuel en mythologie résume de cette manière les différentes phases narratives de l’épisode final du destin des Atrides, illustré pour nous par l’Orestie d’Eschyle :

Dans cet exercice de mythographie, le mûthos n’est plus un mythe actif. Il est devenu un mythe au sens où Aristote le poéticien comprend le terme mûthos : agencement d’actions (he tôn pragmáton sústasis) et donc intrigue narrative. Le récit s’est métamorphosé en un texte désincarné(168). On le verra dans le prochain chapitre — tout se passe comme si le récit avait été préparé, par une très large anticipation, pour se prêter à une appréhension d’inspiration structurale : séquence d’énoncés narratifs articulant les transformations caractéristiques d’un récit centré sur son intrigue et sa logique narrative. On pourrait, par exemple, en schématiser le déroulement à l’aide des fonctions narratives proposées par Vladimir Propp dans sa célèbre Morphologie du conte. Dans cette perspective, comme on l’a proposé à la fin du chapitre II, on y retracerait aisément, en tension, les différentes phases du « schéma canonique » de la narration, avec son manque initial et ses phases successives de manipulation, de compétence, de performance et de sanction(169).

MÉTAMORPHOSES D’UN MATRICIDE

Mais, à part la puissance évocatrice de quelques noms propres, l’histoire héroïque ainsi réduite à l’enchaînement des actions qui la composent se transforme en une séquence d’adultères et de meurtres lignagiers aussi sinistre qu’insipide. Plus rien de la détermination acharnée de la Clytemnestre eschyléenne qui, d’un geste vengeur animé par le démon vindicatif des Atrides, porte elle-même l’épée contre son époux Agamemnon est coupable à ses yeux autant d’avoir sacrifié sa fille Iphigénie que d’avoir introduit dans le lit conjugal Cassandre la vaticinante. Plus rien des paroles apaisantes d’Athéna qui, au terme de l’Orestie, focalise sur Athènes l’absolution d’un Oreste qui a tranché la gorge de sa mère après avoir fait subir le même sort à son amant. Plus rien de la force purificatrice d’Apollon qui transforme en un acte civique la métamorphose des Érinyes vengeresses en Euménides bienfaisantes, introduisant la paix au sein des foyers des citoyens, dans le respect de l’ordre établi par Zeus.

Le récit du Pseudo-Apollodore ne laisse rien entrevoir non plus de la pudeur pieuse de Sophocle qui, dans l’Électre, présente le matricide commis par Oreste comme un acte conforme à la volonté prophétique d’Apollon ; appuyé par la détermination et l’amour de sa sœur, l’Oreste sophocléen place son geste sous la protection des dieux ancestraux pour en faire, comme du meurtre subséquent d’Égisthe, un acte juste et beau, légitimé à travers de longs débats juridiques. Et que dire du récit dramatique que, dans l’Électre d’Euripide, Oreste fait lui-même du meurtre d’une Clytemnestre implorante ? D’émotion, le jeune homme se voile la face tandis que sa sœur guide le glaive vers la gorge de sa mère. Dans l’Oreste du même Euripide, ce geste conduit le héros aux égarements de la folie, suscitant l’anathème du chœur : « Acte infamant que de frapper le corps de ses géniteurs d’une main gorgée au feu et de présenter aux rayons du soleil l’épée noircie par le meurtre. Un tel crime est une démente impiété, c’est la folie d’un homme qui a perdu le sens » (vers 819-824).

La tragédie n’est pas le seul grand genre poétique qui s’est prêté en Grèce ancienne au déploiement des conséquences psychiques, éthiques ou théologiques du sang familial versé, dans une interrogation sur les fondements et les limites de la condition humaine. S’accompagnant sur la lyre, Stésichore a lui aussi chanté, au rythme des pas dansés d’un groupe choral, le destin croisé de la mère et du fils, tour à tour poursuivis par l’Érinye : Clytemnestre voit en rêve le roi atride surgir de la tête d’un serpent souillé de sang tandis qu’Oreste reçoit des mains mêmes d’Apollon l’arc et les flèches susceptibles d’abattre le démon vengeur de sa propre mère.

Avant que n’intervienne le poète de Grande Grèce dans la forme probable du nome citharodique, le Catalogue des femmes attribué à Hésiode ne pouvait qu’orienter sur les figures féminines un drame que Stésichore situait quant à lui à Lacédémone. En déroulant la descendance de Léda et de ses filles, le poème en diction homérique qu’est le Catalogue, par sa forme même, réduit pratiquement le récit à son intrigue ; il anticipe ainsi le travail des mythographes. Parmi les rejetons de Clytemnestre, c’est évidemment Iphigénie qui focalise l’attention : sacrifiée par les Achéens, puis sauvée par Artémis dont elle devient l’immortelle suivante. Mais Oreste n’est pas oublié qui, adolescent, tire vengeance du meurtrier de son père Agamemnon avant de tuer sa mère d’un coup d’épée.

Finalement et en remontant dans le temps, cette entrée en poésie épique nous conduit au début de l’Odyssée, au centre du long récit qu’à Télémaque, en quête du sort de son père, le vieux Nestor fait du retour des Atrides après la conquête et la destruction de Troie. Avant de devenir mère odieuse, se laissant séduire par les mots enchanteurs d’Égisthe qui finit par l’enlever avec son consentement, Clytemnestre est, comme Pénélope, épouse divine ; Égisthe quant à lui, prétendant heureux, tue Agamemnon à son retour de Troie pour lui succéder sur le trône de Mycènes. Probablement exilé à Athènes, Oreste finit par tuer Égisthe avant de rendre à l’usurpateur et à sa propre mère les honneurs d’un repas funéraire. Manière sans doute d’esquiver la mention explicite du matricide, dans un passage odysséen controversé depuis l’Antiquité : le jeune héros qui, dans le récit de Nestor, doit apparaître comme un modèle pour Télémaque peut-il assumer un tel geste ? Quoi qu’il en soit, par le meurtre de l’assassin à l’esprit fourbe de son père, Oreste obtient la gloire épique (kléos). Quant aux imagiers, dont on aurait tort de sous-estimer les versions souvent autonomes par rapport à la tradition poétique, ils semblent faire preuve à l’égard du matricide d’une certaine pudeur, montrant plus volontiers le meurtre d’Égisthe que celui de Clytemnestre(170).

De la grande poésie de cour attribuée à l’aède Homère à la dramatisation d’une même intrigue sous les yeux des citoyens de l’Athènes classique, en passant par l’iconographie qui se focalise sur la violence du geste meurtrier à l’égard de l’amant, l’idéologie porteuse du récit a subi de profonds changements. À travers les réorientations successives qu’elle imprime à la narration, le mouvement de la représentation culturelle peut être repéré en particulier dans la fonction que le récit assume vis-à-vis de son contexte, interne puis externe. C’est d’abord, dans l’Odyssée, Oreste en tant que paradigme pour Télémaque : en train d’accéder au statut d’adulte, le fils d’Ulysse se trouve à Ithaque face aux prétendants dans une situation analogue à celle du jeune Atride face à Égisthe, parangon d’un fils qui se couvre de gloire en vengeant un père victime d’un prétendant usurpateur. Mais dans la tragédie Oreste devient l’exemple d’un jeune héros purifié du sang familial à travers une procédure judiciaire ; il est intégré dans la communauté des citoyens par la volonté conjuguée de deux divinités, l’Apollon de Delphes et l’Athéna déesse tutélaire de la cité d’Athènes.

Dans cette comparaison élémentaire, on est passé subrepticement du contexte interne à la référence externe et cela par l’intermédiaire de genres poétiques fort différents. Argument dans la bouche du Nestor de l’Odyssée vis-à-vis d’un Télémaque à la recherche de son propre père comme le récit de Bellérophon dans la bouche du Glaucos de l’Iliade, le récit d’Oreste devient dans la trilogie d’Eschyle exemplaire de l’idéologie civique et démocratique présentée au public athénien réuni dans le sanctuaire de Dionysos Éleuthéreus. Ce sont en effet les règles du genre qui, à l’articulation entre l’intra- et l’extra-discursif, entre régularités verbales et règles d’ordre institutionnel, sont susceptibles d’intégrer à l’intrigue reformulée les valeurs idéologiques portées par un paradigme historique et social original pour la rendre efficace dans une situation de communication, une conjoncture culturelle nouvelles.

POÈMES COMME ACTES DE CHANT

L’intrigue « mythique » reçoit donc sa configuration particulière de l’interaction constante entre l’intra-discursif et l’extra-discursif. Or il est en Grèce archaïque et classique une grande forme poétique qui trouve dans ce mouvement son fondement même. Il s’agit du mélos. Placé plus tard sous l’étiquette trompeuse de « lyrique », cet ensemble de poésie chantée réunit dans une catégorie aux contours flous plusieurs genres poétiques à fonction rituelle, voire cultuelle, tels le péan, le dithyrambe, le thrène ou l’hyménée. Qu’il soit prière à Apollon, célébration de Dionysos, chant accompagnant les funérailles ou parole marquant les différents moments de la cérémonie du mariage, le poème mélique est non seulement marqué — plus encore que la poésie épique — par une dimension pragmatique forte ; mais, dans la mesure où il décrit l’action que ses exécutantes ou exécutants sont en train d’accomplir, il est aussi l’équivalent d’une parole performative, au sens linguistique du terme. Le poème mélique se définit donc, dans sa performance même, comme un acte de chant et, souvent, comme un acte de culte. Volontiers chanté par un groupe de jeunes filles ou de jeunes gens, quand il ne s’agit pas d’un chœur mixte, le poème mélique fait partie intégrante de la célébration rituelle pour laquelle il a été composé(171). C’est en quelque sorte un acte de parole chanté et rituel.

Les avatars de la tradition de la poésie grecque font que, au sein de la production polymorphe de genres poétiques correspondant à un acte rituel, l’épinicie tient une place de choix. Composés à l’occasion des grands Jeux panhelléniques d’Olympie, de Delphes, de Némée ou de l’Isthme, ces poèmes d’éloge célébraient la victoire athlétique ou équestre de participants venus de toutes les cités de l’Hellade. Alors que leur rédaction était l’objet d’une commande auprès de grands poètes tels Bacchylide ou Pindare, leur exécution était en général confiée à un groupe choral. Cette manifestation musicale chantée et dansée formait le centre d’une célébration rituelle qui, sur place ou au moment de son retour dans sa cité, tendait à faire de l’athlète victorieux aux Jeux panhelléniques un héros digne de la gloire et de la mémoire entretenue par le chant poétique(172).

De l’énoncé de l’énonciation à la situation de communication

Dans l’échange iliadique entre Diomède et Glaucos, la forme donnée à l’histoire exemplaire de Bellérophon nous renvoyait au double contexte interne de l’argumentation déployée par l’un des deux interlocuteurs héroïques et de son insertion dans la configuration idéologique de l’action se développant dans le poème homérique. Quand Pindare se saisit du récit d’Oreste pour l’intégrer dans une épinicie et pour célébrer ainsi la victoire d’un jeune vainqueur aux Jeux pythiques, l’orientation singulière qu’il donne à l’intrigue est fortement pragmatique. Le poète insère les actes du héros fils d’Agamemnon et de sa mère Clytemnestre autant dans l’argumentation du discours d’éloge que dans la célébration festive qui en constitue le contexte rituel et donc extra-discursif. Le résultat poétique de cette insertion célébrative et fictionnelle, c’est la onzième Pythique.

Or la dimension performative de cette poésie d’action rituelle qu’est en Grèce ancienne le mélos a pour effet, dans les formes poétiques qui en relèvent, la multiplication des indices discursifs de l’énonciation : forte présence des formes pronominales du je ou du tu, nombreux repérages par rapport à un présent qui correspond au temps de l’exécution du poème, allusions déictiques à son contexte spatial, modalisations des assertions, jugements de valeur. Énoncé dans le texte, l’acte d’énonciation, avec ses protagonistes et son cadre spatio-temporel, est souvent l’objet principal du poème ; et ce même si les descriptions auto-référentielles qui le ponctuent ne sont pas forcément exhaustives : il n’est pas nécessaire de décrire dans le détail ce qui se passe sous vos yeux.

En tenant compte de ces inévitables lacunes, les marques de l’énonciation (énoncée) permettent une reconstruction partielle du contexte extra-discursif du chant du poème. Les commentateurs anciens déjà ont largement recouru à ces indices énonciatifs dans leur volonté de restituer la conjoncture de communication de la composition poétique. Mais, ce faisant, ils n’ont pas manqué de tomber dans le travers biographisant dont témoignent nos scholies. Pourtant — rappelons-le — le je / nous mélique et choral ne renvoie pas directement à l’« auteur » et les épinicies de Pindare sont portées par une remarquable polyphonie énonciative(173). Ainsi en va-t-il de la XIe Pythique qui commence par la triade suivante, composée selon la tradition d’une strophe, d’une antistrophe et d’une épode rédigées dans un rythme éolien impliquant une exécution chorale.

Filles de Cadmos, Sémélé qui habites les mêmes nues que les déesses de l’Olympe,

Ino Leucothée,

qui partages le séjour des Néréides marines,

rendez-vous avec la mère d’Héraclès, sans rivale dans sa progéniture,

auprès de Mélia, à l’inaccessible

Trésor où sont déposés les trépieds d’or, honoré entre tous par l’Oblique

 

qui l’a appelé « Isménion », véridique siège de devins.

Allez, ô filles d’Harmonie, dans ce sanctuaire,

où maintenant aussi il invite la troupe locale d’héroïnes

à venir se rassembler

pour chanter à la tombée de la nuit le droit sacré, Pytho,

et l’ombilic de la terre dont le verdict est juste,

 

en célébration de Thèbes aux sept portes

et du concours de Cirrha.

Là Thrasydaios a rappelé à la mémoire le foyer

de ses pères en y jetant une troisième couronne,

victorieux dans les riches terres de Pylade,

l’hôte du Laconien Oreste.

Pindare, Pythique 11, 1-16
(trad. Gauthier Liberman, Pindare,
Pythiques, Paris, Calepinus, 2004)

Après une première victoire de son père Pythonicos à la course des Jeux pythiques, suivie d’une victoire olympique à la course des chevaux, un jeune athlète de Thèbes remporte également à Delphes, à la course sans armes, une nouvelle couronne. Dans leur tentative de situer chronologiquement cette victoire du jeune Thrasydaîos, les scholies, en attribuant à cet athlète deux victoires successives, proposent deux dates. Référée à une victoire à la course des garçons, la plus ancienne est la plus probable ; elle coïncide avec la 28e Pythiade qui, dans notre propre manière de compter le temps calendaire, avec son étrange orientation double, correspond à 474 av. J.-C., soit une quinzaine d’années avant la représentation de l’Orestie d’Eschyle(174). Remportée à Delphes, la victoire du jeune Thébain est célébrée dans sa cité, à Thèbes qui est aussi la cité du poète. À cette occasion, Pindare convoque donc les filles de Cadmos dans l’Isménion, un « sanctuaire inaccessible aux profanes où sont conservés des trépieds d’or et qu’Apollon Loxias aime entre tous » (vers 5-6).

Ce lieu de culte correspond sans le moindre doute au sanctuaire d’Apollon Isménios visité six siècles plus tard par Pausanias. Situé à l’extérieur de l’enceinte de Thèbes, le sanctuaire se trouvait non loin de la porte d’Électre où, selon la légende, Cadmos sema les dents du dragon, germes des premiers habitants autochtones de la cité. Le temple dédié à Apollon s’élevait sur une éminence qui, en tant qu’Isménion, prenait son nom de la rivière coulant à son pied. Pratiquement à l’époque de Pindare, Hérodote y admire les trépieds évoqués par le poète ; dans les inscriptions en alphabet archaïque qui ornent ces objets votifs l’enquêteur voit une preuve de l’introduction par Cadmos et ses compagnons de Phénicie des « lettres phéniciennes ». On évoquera au chapitre suivant le rôle joué dans l’organisation de l’espace grec par ce héros civilisateur, à la fois hellène et étranger. Rédigée en diction homérique, l’une de ces inscriptions en lettres cadméennes présentait le trépied qui offrait les vers gravés au regard du passant comme une dédicace consacrant une victoire athlétique précisément favorisée par Apollon(175).

Même s’il n’est pas présenté comme une légende de fondation, le récit que rapporte Pausanias à propos des honneurs rendus à Apollon Isménios met en scène plusieurs traits dessinant le profil de ce culte. Ce n’est évidemment pas un hasard si, au début de son éloge, Pindare évoque la figure de Mélia. Le Périégète raconte en effet que cette fille d’Océan fut enlevée par Apollon. Parti à sa recherche, son frère Caanthos ne parvint pas à arracher la jeune fille au dieu. De désespoir, le jeune homme mit le feu au sanctuaire d’Apollon, mais il fut abattu par les flèches du dieu pour être ensuite enterré sur la colline du futur Isménion. De son union avec Apollon, Mélia eut deux fils dont les attributs expliquent fonction et dénomination du sanctuaire : le premier, Ténéros, reçut un art de la divination auquel Pindare fait lui-même allusion (mantíon thôkon, vers 6), alors que le second, Isménos, donna son nom à la rivière d’après laquelle dieu et sanctuaire furent ensuite dénommés.

Ce récit du rapt d’une adolescente et de la mort de son jeune frère de la main d’un dieu nous renvoie à la procession de la Daphnéphorie au cours de laquelle jeunes filles et jeunes garçons portaient à Apollon Isménios des rameaux de laurier et une hampe décorée de différents éléments symboliques évoquant aussi bien une image du cosmos qu’une représentation de la féminité. Ce cortège solennel était conduit par un adolescent s’y distinguant par son origine familiale et par sa beauté ; et la procession solennelle était animée par un chœur de jeunes filles dansant et chantant l’un de ces poèmes daphnéphoriques dont Pindare lui-même fut l’un des auteurs(176).

Serait-ce à dire que la célébration cultuelle de la victoire pythique du jeune Thrasydaîos fut insérée dans l’accomplissement du rite de la Daphnéphorie dédiée à Apollon Isménios ? Cela est d’autant moins certain que le sanctuaire était le lieu d’autres actes de culte susceptibles d’accueillir une telle célébration. L’une d’elles, par exemple, devait inclure l’exécution de ce péan, composé par Pindare lui-même, qui évoque le destin de la jeune Mélia séduite par Apollon avant d’engendrer le futur prophète Ténéros. De même en allait-il probablement de cet autre péan de Pindare qui se termine avec l’évocation d’un banquet en l’honneur d’Apollon. Accompli peut-être dans l’Isménion et célébrant l’achèvement du cycle des saisons, ce rite de convivialité avait lieu chaque année et non pas tous les neuf ans comme il semble que c’était le cas pour la Daphnéphorie(177).

En convoquant les filles de Cadmos et d’Harmonie, héroïnes thébaines invoquées au début du poème, dans l’Isménion, « ici et maintenant » (éntha kaí nun ou nûn, vers 7), le prélude du poème fait d’emblée coïncider la description de ses circonstances d’énonciation (énonciation énoncée) avec son énonciation même, avec sa performance chantée et dansée. Il prive du même coup le lecteur du spectacle que son exécutant et son public avaient sous leur propre regard !

Un exemple héroïque par antiphrase ?

Mais pourquoi évoquer dans ce contexte d’une victoire aux Jeux pythiques de Delphes le double meurtre commis par un jeune héros lacédémonien au cours de la célébration cultuelle et musicale de la glorieuse victoire delphique d’un jeune athlète thébain ? Les commentateurs anciens considéraient déjà cette incursion dans la légende épique des Atrides comme une « digression hors propos » (ákairos parékbasis)(178). Voici donc le mythe dans sa version poétique contestée :

Là Thrasydaios a rappelé à la mémoire le foyer

de ses pères en y jetant une troisième couronne,

victorieux dans les riches terres de Pylade,

l’hôte du Laconien Oreste,

 

Oreste, que, pendant qu’on assassinait son père,

la nourrice Arsinoé enleva

aux mains féroces de Clytemnestre,

le soustrayant à la funeste traîtrise de celle-ci,

qui, d’un coup d’airain éclatant, envoyait

la fille dardanienne de Priam,

Cassandre, avec l’âme d’Agamemnon,

Sur la rive ombreuse de l’Achéron,

 

Femme impitoyable ! L’égorgement d’Iphigénie à l’Euripe,

loin de sa patrie,

l’a-t-elle irritée jusqu’à susciter cette colère à main lourde ?

Ou, domptée par un autre lit,

Se laissait-elle égarer par les nuits d’amour ?

C’est là pour les épouses légitimes

le plus odieux manquement, que rendent impossible à cacher

 

les langues des autres.

Les concitoyens sont médisants.

Et de fait la prospérité entraîne une envie non moindre.

En revanche, l’homme aux aspirations humbles

voit sans se faire remarquer.

Le héros fils d’Atrée, lui, mourut,

dans la célèbre Amyclées où il était avec le temps revenu,

 

et causa la mort de la jeune divineresse, après avoir

délivré de leur luxe les maisons des Troyens incendiées

pour Hélène. Quant à Oreste, il s’en alla, jeune tête,

chez le vieux Strophios, son hôte,

qui habitait au pied du Parnasse. Mais, d’un glaive tardif,

il tua sa mère et mit Égisthe à mort dans le sang.

Pindare,
Pythique 11, 15-37 (trad. Gauthier Liberman)

Les interprètes modernes ont rivalisé d’astuce pour tenter d’attribuer au récit du matricide d’Oreste une fonction au sein de l’éloge rituel du jeune Thrasydaîos. La figure du jeune héros reçu à Delphes avant de venger son père constitue-t-elle un exemple de comportement pour l’athlète thébain ou s’insère-t-elle dans une argumentation narrative a contrario ? Oreste représente-t-il le paradigme héroïque de Thrasydaîos parce que Delphes reçoit l’un et l’autre en tant qu’hôtes (xénos, au vers 16 et au vers 34) ? ou parce que la victoire à la course à pied rappelle la course de quadrige que Sophocle dans son Électre attribue à Oreste quand le pédagogue appuie son récit mensonger sur la participation du héros aux Jeux de Delphes ? ou encore parce que Oreste et Thrasydaîos dans leurs actions respectives démontrent tous deux la même relation de dévotion filiale(179) ? Ou bien, en relation avec une éventuelle présence d’Oreste dans la légende locale thébaine, convient-il de donner au récit une signification plus politique, sinon biographisante, en y lisant une condamnation du pouvoir tyrannique, cela en relation avec l’éventuelle tentative d’instauration d’un régime oligarchique à Thèbes même, à l’issue des guerres médiques ? Ou encore, dans ses aspects tyranniques, la famille d’Oreste ne représenterait-elle pas simplement l’exemple politique à ne pas suivre, en contraste avec l’éloge de la « classe moyenne » qui conclut le poème(180) ?

La formulation de ces propositions, on le constate, fait largement intervenir la référence au contexte externe, d’ordre politique et social, pour rendre compte d’une relation relevant de la référence interne. Sans doute la prudence de méthode interprétative impose-t-elle de suivre d’abord le déroulement du récit lui-même, avec le jeu complexe d’entrelacs structural et sémantique propre à la narration pindarique, avant d’aborder sa relation avec l’ensemble du poème dont les marques d’énonciation nous renverront finalement à ses circonstances de mise en discours et d’exécution.

 

Les lecteurs de la XIe Pythique l’ont déjà remarqué, en partie du moins : en contraste avec le déroulement linéaire du temps raconté et avant tout retour au temps de l’énonciation (énoncée), le temps (intra-discursif) de la narration referme sur elle-même l’organisation temporelle et spatiale du récit d’Oreste par Pindare en un grand cercle(181). Le parcours qui engage le récit lui-même est d’ordre essentiellement géographique : de l’Isménion près de Thèbes aux sept portes, les vers qui achèvent la première triade du poème nous transportent à Delphes ; ayant accueilli la victoire de Thrasydaîos dans le présent, son territoire correspond dans le temps du passé héroïque aux « riches campagnes » du royaume de Strophios, le père de Pylade et l’hôte d’Oreste le Laconien (vers 9-16). Cette relation spatiale se double d’une relation filiale, propre à engager la narration de la légende elle-même, au début de la deuxième triade : si Thrasydaîos vient d’évoquer à Delphes la mémoire du foyer de son père (vers 14) en remportant une troisième couronne, Oreste y a trouvé le salut en échappant aux plans échafaudés par Clytemnestre et au sort réservé à son propre père (vers 17).

De l’épisode de la fuite du jeune enfant à Delphes, organisée par sa nourrice, la narration héroïque remonte dès lors le temps : l’évocation du meurtre d’Agamemnon par une épouse impitoyable entraîne celle de la mort de Cassandre, la fille de Priam (kóran, vers 19). Du ressentiment de Clytemnestre et de son double crime, deux explications sont avancées, sur le mode interrogatif : ils peuvent avoir été provoqués par le sacrifice de sa fille Iphigénie ou par son amour adultère pour un Égisthe qui ne sera nommé qu’au terme du récit (vers 22-25 ; cf. vers 37). Le retour narratif au moment où Oreste enfant gagne Delphes ne s’amorce pas avant que l’adultère de Clytemnestre, plus encore que son double meurtre, n’ait fait l’objet d’un commentaire moral et donc d’une intervention énonciative de la part du locuteur-narrateur : acte exécrable pour les jeunes épouses ou les épouses légitimes, selon le texte adopté ; un acte qui n’échappe pas à la rumeur ; un acte exposé à la parole de citoyens (polîtai) prompts à dénoncer les mauvais. L’évocation de ces membres de la communauté civique renvoie plutôt aux contemporains de Pindare et donc à la situation d’énonciation extra-discursive du chant du poème qu’au temps et à la communauté héroïques. De même est d’ailleurs exposée à la rumeur publique la prospérité (ólbos) qui éveille une jalousie équivalente (vers 26-30).

Ce jugement éthique, d’ordre énonciatif puisqu’il est assumé par le locuteur et narrateur, nous conduit à la mort violente que le héros Agamemnon trouve à son retour à Amyclées, près de Sparte. Son meurtre entraîne la mention de celui de la prophétesse Cassandre, non sans que soit évoquée brièvement, avec le combat pour reprendre Hélène, la cause de la destruction de Troie. L’ascension puis le retour dans le temps héroïque, dans une structure en anneau qui embrasse l’ensemble de la narration, nous reconduisent dès lors à l’hospitalité que Strophios, le père de Pylade, accorde à Oreste au pied du Parnasse à Delphes(182). C’est l’occasion de mentionner, sous l’égide d’un temps qui s’accomplit par la volonté d’Arès au-delà du séjour d’Oreste à Delphes, le terme de la phase de performance du récit : au meurtre du père et de sa concubine troyenne de la main de la mère répond le double meurtre par le fils de la mère et de son époux Égisthe. Si ce n’est dans l’évaluation énonciative qui marque le centre du récit et le mouvement de retour dans le temps raconté, la narration déployée par Pindare ne présente pas la phase de sanction que fait attendre le schéma canonique du récit. Sans doute le récit parvient-il à son équilibre narratif du point de vue de la simple phase de performance : au double meurtre de Clytemnestre répond celui de son fils Oreste ; ce n’est néanmoins pas le cas dans la perspective englobante de la phase de compétence (narrative) qui institue le héros en agent narratif. Quid du destin d’Oreste ?

S’il est vrai que les interprètes du récit reformulé par Pindare n’ont pas manqué de mettre en relation la jeunesse d’Oreste (néa kephalá, vers 35) avec le jeune âge de Thrasydaîos, le fils de Pythonicos, ils ont été moins sensibles à l’effet sémantique de l’organisation spatio-temporelle de ce récit. En effet, la structure annulaire qui déploie le temps et l’espace de la narration focalise l’attention sur les figures féminines ; elle les situe au centre du récit. Ainsi mises formellement en valeur on trouve d’abord les deux jeunes épouses (néais alókhois, vers 26, selon la leçon des manuscrits) que sont Clytemnestre et Hélène ; s’y ajoutent Arsinoé la nourrice d’Oreste (vers 17), puis les deux jeunes filles que sont Cassandre la vierge prophétesse (mántin kóran, vers 33 ; cf. vers 19) et Iphigénie sacrifiée loin de la terre de son père (vers 22). Et c’est le double crime des deux femmes infidèles qui déclenche les remarques gnomiques marquant le point culminant du retour dans le fil du temps raconté. À l’écart de toute malédiction pesant génération après génération sur la descendance des Atrides, le double acte meurtrier d’Oreste (en phonaîs, vers 37) quant à lui ne fait que répondre, encore une fois en structure annulaire, à l’assassinat de son père (phoneuoménou patrós, vers 17), mentionné dès le début de la narration.

Ce qui est en question dans le récit de Pindare c’est moins le crime d’Oreste que celui commis par sa mère, la femme impitoyable et rusée qui, en contraste avec le destin de deux jeunes filles tombées en victimes sacrificielles, suscite le grondement du reproche. Dans ces conditions, simple vengeance sanguinaire par le sang versé, le double meurtre commis par Oreste ne semble pas requérir, comme c’est pourtant le cas dans d’autres versions de la légende, d’acte purificatoire. Plutôt qu’un « mythe d’Oreste », la XIe Pythique met en scène un « mythe de Clytemnestre ».

Figures féminines et processus d’héroïsation

Même si elle reste problématique, la relation des actes d’Oreste avec l’éloge de Thrasydaîos est sans doute plus apparente que celle de la figure de Clytemnestre avec le même environnement textuel. En tant que jeune homme, hôte à Delphes et fidèle à la gloire d’un père qui s’y est lui-même illustré, l’Oreste lacédémonien de Pindare contribue incontestablement — comme on le voit — à l’héroïsation de l’athlète thébain Thrasydaîos. Reste néanmoins posée la question de l’étrange équation que ces similitudes nous invitent à établir entre la victoire pythique du jeune coureur, qui rappelle les succès paternels, et le meurtre que doit commettre le héros de Sparte pour venger son propre père.

Quoi qu’il en soit, il faut revenir de la logique temporelle de la narration telle que la conçoit Pindare à son organisation spatiale. De ce point de vue, l’exemple d’Oreste se limite à tracer une relation forte entre Sparte, le lieu de résidence des Atrides, et Delphes, le lieu de la victoire de Thrasydaîos, dans l’accomplissement d’un premier rite. Quant à la relation entre la Sparte héroïque et Thèbes où se déroule, dans le présent du rituel, la célébration cultuelle du haut fait athlétique, il appartient aux figures féminines de la tisser. Plus encore qu’à Clytemnestre, Hélène ou Arsinoé, femmes mariées, c’est aux deux victimes adolescentes du « récit d’Oreste » qu’il revient précisément d’inscrire dans la narration la célébration à Thèbes de la victoire delphique. En effet, en tant que kórai innocentes, Cassandre et Iphigénie évoquent la figure des filles de Cadmos et d’Harmonie (Kádmou kórai au vers 1 ; paîdes Harmonías au vers 7), apostrophées dès le début du poème. Sémélé et Leucothéa sont invitées à rejoindre, en compagnie de la mère d’Héraclès, la nymphe Mélia dans le sanctuaire thébain d’Apollon Isménios pour y chanter l’éloge de la victoire pythique de Thrasydaîos.

L’adresse à ces deux figures évoque assurément les noces paradigmatiques de Cadmos et d’Harmonie, les héros fondateurs de Thèbes ; mais le poète insiste sur la divinisation dont ont bénéficié aussi bien Sémélé « voisine des Olympiens » qu’Inô « admise dans la demeure des Néréides » (vers 1-2). Leur association initiale à la nymphe Mélia pourrait rappeler les trois Grâces, parfois convoquées par Pindare dans ses poèmes comme divinités inspiratrices(183). On remarquera à ce propos qu’en rapport avec « Thèbes aux sept portes », Delphes est identifiée uniquement par l’intermédiaire des figures féminines que sont Thémis (qui y détenait l’oracle avant Apollon), Pythô, la terre avec son nombril « aux justes oracles », et la cité voisine de Cirrha (vers 9-12).

Le contraste est évidemment fort entre d’une part ces figures de jeunes filles divinisées ou ces figures de femmes garantissant par l’oracle l’accomplissement de la justice et d’autre part la jeune Troyenne frappée à Sparte par une épouse grecque elle-même animée soit par le désir de venger le sacrifice de sa propre fille, soit par un amour adultère. Au vu de cette opposition, avec son écho spatial, on s’étonnera moins de voir Apollon, qui règne en maître et à Thèbes et à Delphes, disparaître de la scène spartiate pour y laisser la place au seul Arès. La XIe Pythique présente en effet la seule version du récit d’Oreste où le héros n’est pas accompagné et justifié dans son geste meurtrier par le dieu de Delphes(184). C’est dire que le récit tel qu’il est raconté par Pindare ne comporte pas — comme on l’a signalé — de sanction narrative ; il ne parvient pas à l’équilibre logique et sémantique qui marque la fin de tout récit.

Aucun lecteur des Épinicies de Pindare n’ignore désormais que le passage par le « mythe » a pour fonction essentielle d’assimiler l’athlète vainqueur aux Jeux panhelléniques à un héros de la grande saga épique(185). Ce processus d’héroïsation se fonde sur une configuration temporelle qui, à l’écart de toute marque chronologique, insère le présent dans le passé héroïque, dans un temps de la guerre de Troie qui assure à l’athlète, avec l’éloge du poète, une mémoire assumée collectivement. C’est donc Oreste qui réalise la relation avec le passé héroïque de la victoire remportée à Delphes par Thrasydaîos, dans une convergence temporelle soulignée par la coïncidence spatiale du séjour des deux héros au pied du Parnasse. Mais, même si l’évocation d’Oreste établit un lien étroit entre l’athlète chanté et le passé héroïque, même si le jeune héros a été reçu à Delphes comme le sera plus tard le jeune Thrasydaîos, le héros spartiate ne saurait représenter point par point le modèle du vainqueur thébain, ce vainqueur dont l’exploit doit être inséré dans le passé héroïque chanté par les poètes épiques. Mais on a signalé qu’il appartient en fait aux jeunes filles divinisées quelques générations auparavant de recevoir à Thèbes l’athlète vainqueur, et leur rôle devra être encore précisé.

Quoi qu’il en soit, au rituel du concours athlétique à Delphes correspond à Thèbes, toujours sous le contrôle d’Apollon et dans l’un de ses sanctuaires, le rite héroïsant de la célébration chantée de la victoire pythique. Dans la mesure même de cette correspondance, il appartiendra à la longue partie conclusive de la composition poétique de revenir et de donner un sens à la nature de cette relation.

Ai-je eu le tournis, ô mes amis, au croisement

où la voie bifurque

moi qui suivais un chemin droit

jusque là ? Ou quelque vent m’a-t-il jeté

hors de la route, tel qu’un canot en mer ?

Muse, il t’incombe, puisque tu as passé contrat

pour prêter contre rétribution

ta voix recouverte d’argent, de la mettre en branle tantôt ici, tantôt là,

 

aujourd’hui en l’honneur ou bien du père, Pythonicos,

ou bien de Thrasydaios,

dont la joie et la gloire s’embrasent.

D’un côté ils furent victorieux jadis à la course de chars,

et à Olympie, dans les célèbres Jeux,

ils acquirent une lumière rapide avec les chevaux,

 

et à Pytho, entrant dans la course simple nue, ils firent honte

à la Grèce assemblée,

grâce à leur vélocité. Je désire les succès

qui proviennent des dieux

en poursuivant ce qui est possible dans ma classe d’âge.

Car, observant, dans la cité, que le milieu fleurit

d’une plus durable prospérité, je blâme le régime des tyrannies.

 

Mon effort a pour objet les excellences d’intérêt commun.

Les envieux ne sont pas écartés,

mais l’homme qui emporte le plus haut prix

et, vivant posément, évite

la terrible arrogance, celui-là atteint une fin

plus belle en la noire mort, en donnant à sa très douce descendance

le plus précieux des biens, la grâce d’un bon renom.

Pindare, Pythique 11, 38-58

(trad. Gauthier Liberman)

Face à cette longue conclusion à caractère énonciatif, on y relèvera pour l’instant l’un des mouvements propres à la poésie de Pindare : s’il y a héroïsation par l’éloge poétique, il y a aussi critique des valeurs héroïques. Sans qu’Oreste puisse être considéré comme l’exemple par antiphrase qu’incarne Clytemnestre face aux jeunes héroïnes thébaines, l’appel aux destinataires du poème qui clôt la partie narrative nous reporte à l’énoncé de l’énonciation pour mettre en cause la conduite même de la narration héroïsante : « Quelque vent m’a-t-il détourné de mon trajet, telle une barque sur la mer ? » (vers 39-40). Cette intervention énonciative bien marquée se substitue de fait à la sanction narrative attendue au terme du récit d’Oreste tel que le déroule Pindare.

Tel Glaucos à la fin de son récit sur la destinée de Bellérophon, le narrateur s’interroge. Parvenu à un carrefour, se serait-il éloigné du droit chemin ? Un vent intempestif l’aurait-il détourné de son itinéraire(186) ? Questions rhétoriques adressées à d’énigmatiques « amis » (phíloi, vers 38). De même que le récit se clôt de manière annulaire par l’évocation de l’hospitalité dont Oreste le futur matricide a bénéficié non loin de Delphes, de même le retour à la célébration présente de Thrasydaîos est-il marqué, en structure annulaire, par l’idée du droit chemin (orthàn kéleuthon, vers 39) qu’entend suivre le poète. Ce droit chemin est en correspondance avec la droite justice (orthodíkan, vers 9) régnant sur le site de Delphes. Ainsi est annoncée la position que le locuteur et narrateur, que l’on identifie volontiers avec le poète, va assumer à l’égard du récit qu’il vient de raconter.

De la référence interne qui distingue l’athlète thébain du jeune Oreste tout en lui attribuant une qualité héroïque, l’adresse aux phíloi (vers 38), auditeurs du chant d’éloge, ainsi que les questions formulées par le narrateur au terme de son récit nous font définitivement passer au processus de la référence externe du poème. À partir du contexte intra-discursif de l’ode, il convient de s’interroger sur le contexte extra-discursif de sa « performance ».

Poétique de l’éloge et du reproche

En effet, la double question rhétorique qui conclut, par l’adresse aux phíloi, la narration de la légende racontée dans la XIe Pythique se substitue à l’habituelle phase de sanction qui, selon le schéma canonique du récit, comble le manque initial en marquant par conséquent le retour à l’équilibre narratif. Nous privant de la légitimation par Apollon du double meurtre commis par Oreste telle que la présentent les autres versions du récit, parmi lesquelles Les Euménides d’Eschyle, cette intervention énonciative contribue autant à mettre en question l’orientation éthique du récit qu’à revenir à la célébration du jeune athlète thébain Thrasydaîos ; par cet intermédiaire nous sommes reconduits à l’énoncé des circonstances festives de la communication du poème d’éloge.

L’incertitude du narrateur dans cette transition provoque un appel à la Muse d’autant plus remarquable qu’il ne se situe pas au début du poème. Dans une procédure rappelant comme dans la Pythique X la règle de la variation thématique prévue dans le contrat qui lie le poète à son commanditaire, cette adresse à l’instance inspiratrice permet le retour au « maintenant » (tó gé nun, au vers 44). On en revient ainsi à la relation filiale qui unit Pythonicos, le « vainqueur pythique » au nom prédestiné, à son fils Thrasydaîos ; de là une réjouissance qui est l’égale de celle que connaissent les dieux et l’éclat de la réputation (dóxa, vers 45) entraînée par les trois victoires successives de ces deux athlètes.

Mais en face de la Muse, instance inspiratrice de la poésie, s’affirme le je de l’instance d’énonciation. Le je poétique nous renvoie-t-il à la personne du poète ? L’écart de la voie droite est assumé par un je singulier (edináthen, vers 38 ; me, vers 39) et semble, dans cette mesure, nous engager à accomplir ce passage interprétatif de l’énoncé de l’énonciation à la situation historique et biographique de la communication rituelle du poème d’éloge. L’invitation semble d’autant plus pressante que ce je assume également les réflexions gnomiques suscitées par les victoires de ses destinataires : appels à limiter ses aspirations aux capacités de l’âge tout en se réjouissant des biens accordés par la divinité ; invitation à viser les valeurs communes (xunaîsin amph’aretaîs, vers 54), reconnues par le citoyen moyen en opposition à la démesure des tyrannies. Centrées sur la mesure (tà mésa, vers 52) et sur la prospérité de la cité, ces valeurs partagées par l’ensemble de la communauté civique s’opposent explicitement au pouvoir des tyrans et implicitement aux actes héroïques déployés dans la partie narrative de l’ode. Allusion à la situation politique qui a précédé la composition et la performance de l’épinicie en 474 ? Seul Thucydide, dans un discours qu’il met dans la bouche des Thébains, fait une allusion au régime d’oligarchie non isonomique qu’aurait connu Thèbes à la veille de la bataille de Platées en 479. Le pouvoir politique aurait été aux mains d’une « clique oligarchique », mais au départ du Mède (entendez Xerxès), Thèbes aurait retrouvé ses lois(187).

Indépendamment de toute éventuelle allusion à une tentative historique de prise de pouvoir oligarchique d’inspiration tyrannique dans le passé proche de la Thèbes de Thrasydaîos, indépendamment de la condamnation implicite d’un tel régime par le citoyen thébain qu’est Pindare, le problème qui se pose ici est celui de l’exécutant du chant(188) : le poète lui-même, comme engageraient à le penser les conseils éthiques et politiques prodigués à la première personne du singulier ? ou un groupe choral, selon l’invitation que formulent la structure strophique et triadique d’un poème dansé et chanté ainsi que les rituels choraux dont l’Isménion était en général le lieu ?

Composée pour le roi Arcésilas IV de Cyrène et tendant elle aussi à l’héroïsation d’un vainqueur aux Jeux de Delphes, la Ve Pythique offre un processus d’énonciation complexe qui renvoie à une exécution chorale ; certainement chantée dans la colonie grecque de Libye par un groupe de jeunes gens sans doute à l’occasion de la fête des Carnéia célébrée pour Apollon le fondateur, cette épinicie offre un bon parallèle pour la Pythique XI(189). Dans ce poème, l’emploi d’une forme collective du verbe aller (sun-ímen, vers 8) invitant, comme c’est souvent le cas dans la poésie mélique, les jeunes divinités invoquées au début du poème à rejoindre la troupe des héroïnes dans le temple thébain d’Apollon renvoie sans doute à une exécution chorale. L’adresse initiale aux filles de Cadmos ainsi que le parallèle offert par le chœur féminin célébrant pour Apollon Isménios la Daphnéphorie conduisent à se représenter un chœur de jeunes filles. Mais l’âge même du vainqueur célébré par Pindare et celui du héros Oreste, combinés avec des conseils qui prennent en compte précisément l’âge des citoyens (vers 51), dirigent l’interprète de préférence vers un groupe choral formé de néoi, de jeunes citoyens de Thèbes ; à moins qu’il ne s’agisse, comme souvent en Grèce archaïque, d’un groupe choral mixte, partagé entre jeunes filles et jeunes gens.

Quoi qu’il en soit de la composition exacte du groupe choral appelé à chanter dans l’Isménion consacré à Apollon l’ode composée par Pindare, il est certain que la performance de la Pythique XI nous place devant un cas de délégation de la voix du poète au chœur analogue à celui que présentent, à plus forte raison, les Parthénées composés par le poète Alcman pour des groupes choraux d’adolescentes dans la Sparte de la fin du VIIe siècle(190). Dans ces chants destinés à être exécutés lors de festivités à caractère initiatique, le poète, par le jeu des pronoms, prête en quelque sorte sa voix aux jeunes filles qui chantent et dansent sa composition. De même, dans les Épinicies, Pindare donne-t-il en général sa voix et son autorité au groupe choral qui le représente dans la célébration rituelle et cultuelle de la victoire aux Jeux panhelléniques. Ainsi en va-t-il en particulier dans la XIe Pythique. Les remarques évaluatives assumées par le je du locuteur et narrateur doivent être référées à l’autorité du poète auquel est peut-être associé son destinataire. Cette autorité poétique est d’une part déléguée à la voix d’un groupe choral ; d’autre part, elle est adressée à un groupe de phíloi (vers 38) qui correspond sans doute aux concitoyens thébains du poète. Ce chœur est formé de jeunes gens ou d’adolescents des deux sexes, en correspondance avec le jeune âge des deux héros chantés, Oreste dans le passé, Thrasydaîos dans le présent, et des différentes figures de jeunes héroïnes évoquées.

Dans la triple référence extra-discursive à celui qui a composé le poème, à ceux qui l’exécutent et à leur public (parmi lesquels le vainqueur), c’est donc le locuteur-je en relation avec son interlocuteur-tu qui assume les remarques évaluatives tenant lieu de phase de sanction pour le récit d’Oreste et de Clytemnestre. Après la mention renouvelée des victoires du fils et du père avec la réputation qui en découle, la partie à proprement parler gnomique de l’ode est entièrement animée par l’opposition entre l’éloge et la critique. À la louange des valeurs civiques moyennes succède le blâme (mémphomai, vers 53) du destin connu par les tyrans, selon la dialectique qui marque toute la poétique grecque dès la poésie épique. Ce destin, le cours en est décrit dans les vers qui suivent : une prospérité hors du commun peut provoquer le dépassement des limites (húbrin, vers 55) tout en suscitant l’aveuglement des envieux ; et seul connaîtra une mort plus belle celui qui saura éviter ce double danger en transmettant à sa postérité une précieuse renommée(191).

Ces réflexions générales font écho à l’avertissement analogue qui marque le récit d’Oreste et de Clytemnestre : un homicide tel que celui commis par une épouse infidèle ne peut que provoquer les commentaires d’autrui ; mais, face à des citoyens prompts à la critique et dénonçant volontiers les méchants, même la prospérité (telle celle de Thrasydaîos) peut susciter de la part de ceux qui grognent dans l’ombre une jalousie, et donc des reproches qui ne sont pas inférieurs (vers 26-30). Au destin des héros épiques que seul le trépas (si souvent évoqué dans les tragédies contemporaines) peut soustraire au blâme suscité par leur démesure s’opposent donc les exploits athlétiques des citoyens qui, à l’écart de toute tentation oligarchique, acquièrent un renom héroïsant, par ailleurs lui aussi susceptible de provoquer envie et critique.

Le récit de Clytemnestre et d’Oreste ainsi que les commentaires qu’il suscite contribuent donc à modifier les valeurs héroïques de la poésie épique, avec leur incitation au dépassement des limites assignées à l’homme mortel qu’est l’húbris, pour les insérer dans la sagesse delphique propre à l’idéologie des cités du Ve siècle. Dans un jeu qui est souvent aussi le fait de la tragédie attique classique, la narration et son évaluation réorientent ces valeurs pour les adapter à la configuration éthique qui est celle du citoyen moyen, et donc du destinataire du chant d’éloge, Thrasydaîos de Thèbes(192). Par l’intermédiaire du chant cultuel qui s’inscrit dans la poétique de l’éloge et du reproche, la référence interne se développe en référence extra-discursive. En particulier l’adresse directe aux citoyens ainsi que l’évocation des valeurs « communes » indiquent dans ce passage un changement de paradigme idéologique. Le récit mettant en scène les derniers Atrides permet de rehausser la gloire du haut fait de l’athlète tel qu’il est célébré dans le poème, tout en faisant appel aux valeurs partagées par la communauté des citoyens assistant réellement à l’exécution du chant de louange, en contraste avec les valeurs claniques du génos.

UNE MÉMOIRE POÉTIQUE ACTIVE

Quant au récit héroïque tel qu’il est développé dans le poème, la question de sa fonction reste posée. C’est en effet uniquement par contraste, sinon par antiphrase, que l’évocation narrative de la séquence des meurtres provoqués ou commis par Agamemnon, Clytemnestre et leur fils Oreste peut contribuer à l’héroïsation de la victoire athlétique du jeune Thébain. Le processus d’héroïsation n’est guère assuré que par la tension poétique entre mômos, reproche, et épainos, éloge. S’en tenir à ce contraste, ce serait néanmoins omettre les autres grandes figures héroïques évoquées en conclusion au poème : Iolaos, le fils d’Iphiclès, mais également Castor et Pollux, qui héroïsés passent alternativement une journée à Thérapné, près de Sparte, et le lendemain sur l’Olympe. Ainsi les vers de conclusion formant l’épode de la quatrième et ultime triade strophique du poème :

C’est elle (i. e. la grâce d’un bon renom) qui fait parler

du fils d’Iphiclès, Iolaos,

objet d’hymnes, et du puissant Castor

et de toi, Seigneur Pollux, ô fils de dieux,

qui un jour habitez la demeure de Thérapné

et le lendemain dans l’Olympe.

Pindare, Pythique 11, 59-64
(trad. Gauthier Liberman)

D’Iolaos, tout citoyen thébain digne de ce nom connaissait — ne serait-ce que par les poèmes de Pindare lui-même ! — le culte rendu, à Thèbes même, à ce neveu d’Héraclès. Ces rites héroïques se déroulaient autour du tombeau où le héros reposait après l’avoir élevé lui-même pour honorer son grand-père Amphitryon.

Pour nous en tenir aux poèmes de Pindare, Iolaos est selon la XIe Pythique l’auteur du meurtre d’Eurysthée, le roi de Mycènes qui imposa à Héraclès les douze travaux et persécuta les descendants du héros dans toute la Grèce : meurtrier légitime de même qu’Oreste. Le jeune héros fut aussi le remarquable aurige que Pindare chante dans la première Isthmique en même temps que Castor, unissant ainsi dans la gloire des jeux athlétiques la Thèbes de Cadmos et la Lacédémonienne Thérapné, métonymie pour Sparte ; l’éloge héroïque contribue à la célébration d’un autre athlète thébain, vainqueur à la course des quadriges aux Jeux de l’Isthme. Les commentateurs de Pindare n’ont pas manqué d’ajouter que le culte thébain rendu à Iolaos était marqué par un festival gymnique dénommé Iolaéia ; cet ágon se déroulait non loin de l’hérôon consacré au neveu d’Héraclès, dans un gymnase et un stade également appelés de son nom et visités par Pausanias. Héros adolescent, le jeune Iolaos passait enfin, dans la légende plus tardive, pour être l’amant d’Héraclès et c’est précisément auprès de sa tombe que les érastai et les erómenoi se prêtaient serment de fidélité mutuelle(193).

De plus, est-il bien nécessaire de rappeler que dès Alcman les Dioscures de Lacédémone sont chantés pour leur qualité de dompteurs de cavales émérites ? Faut-il ajouter que textes épiques et iconographie concordent pour faire de Castor, le fils de Tyndare, le modèle de l’aurige, alors que Pollux, le fils de Zeus, est présenté comme le maître du pugilat ? Dans la Xe Néméenne, Pindare lui-même raconte que Castor le mortel fut tué dans le combat contre les Apharétides tandis que Pollux fut enlevé sur l’Olympe pour finir par partager avec son frère alternativement immortalité et mortalité(194). Frères jumeaux par Léda de Clytemnestre et d’Hélène, les Tyndarides, contrairement à leurs deux sœurs, mènent un combat qui les immortalise après qu’ils y ont démontré leur force athlétique. Ils représentent l’exemple même du néos, du jeune citoyen athlète qui met ses qualités au service du pouvoir politique et qui y trouve une mort héroïsante.

C’est aux Dioscures donc autant qu’à Iolaos que le jeune Thrasydaîos peut espérer ressembler si, après sa victoire à la course des adolescents à Delphes, il suit les conseils de modération civique prodigués au cours de la célébration cultuelle de son exploit. L’évocation finale de ces jeunes athlètes est ainsi susceptible d’achever le processus d’héroïsation épique de l’athlète thébain, non plus dans le geste meurtrier, mais par la victoire au cours d’un ágon gymnique. En se substituant à l’acquisition du kléos dans un haut fait héroïque qui est lié à la mort, la victoire athlétique s’insère aussi dans le changement de paradigme idéologique, à la fois social et culturel, déjà indiqué.

 

D’une part, du point de vue de la narration mettant en scène les héros épiques, la mention finale d’Iolaos et des Dioscures, au-delà de l’évaluation gnomique assumée par le locuteur et déléguée au groupe choral, prolonge en quelque sorte la phase de sanction d’un récit héroïque laissé en suspens — comme on l’a dit — après les actes meurtriers de Clytemnestre et du jeune Oreste. Sur le plan spatial en particulier, la conjugaison du héros local thébain avec les Tyndarides spartiates contribue à rétablir la relation entre la cité du destinataire du chant et celle de ses modèles héroïques : Thèbes peut désormais trouver des paradigmes également à Lacédémone. Sans doute n’est-ce pas un hasard si c’est le thème de la renommée perdurant après la mort (euónumon, etc., vers 58) qui introduit le bref éloge final des héros thébain et lacédémoniens. Cette renommée est aussi celle d’Iolaos et des Dioscures : il appartient au chant de la propager (humnetón, vers 61).

Car, d’autre part, seul le chant est susceptible de garantir à la gloire du haut fait athlétique héroïsant transmission et diffusion ; seul l’éloge poétique est capable d’assurer métaphoriquement aux mortels l’immortalisation que les dieux accordent « réellement » aux héros quand ceux-ci sont leurs propres fils. L’effet performatif du poème en tant qu’éloge rituellement chanté et dansé confère à la figure de l’immortalisation une dimension pragmatique essentielle. C’est dans cette perspective qu’il convient de comprendre ces deux phénomènes énonciatifs que sont l’évocation au présent de la diffusion de la gloire d’Iolaos (diaphérei, vers 60) et l’adresse directe au seigneur Pollux (se, vers 62), au terme du chant. D’un côté, l’emploi du présent grammatical tend à assimiler au présent de l’énonciation et de la communication le passé héroïque d’Iolaos. De l’autre, tout en mettant en évidence l’Olympe qui correspond au dernier mot du poème, l’appel final au fils d’un dieu ne fait que reprendre en écho annulaire l’adresse aux deux filles de Cadmos qui ouvre l’ode. Pour les associer à la mère d’Héraclès (qui est aussi la grand-mère d’Iolaos) et à la nymphe Mélia, Pindare a précisément choisi, dans la nombreuse descendance du fondateur de Thèbes, les deux jeunes filles qui ont bénéficié de l’immortalisation(195). On se rappellera que si la seconde, Inô, réside pour l’éternité dans la mer, auprès des Néréides, la première, Sémélé, séjourne parmi les Olympiens.

Le terme même de Olumpiádon (vers 1) qui ouvre le poème, avec son allusion aux Olympiens, initie une nouvelle structure annulaire ; elle embrasse l’ensemble de l’épinicie, tout en transportant dans la demeure des dieux ses protagonistes principaux : d’abord les jeunes héroïnes, qui sont appelées à assister à la cérémonie de célébration de la victoire de Thrasydaîos, comme celles qui ont subi, telles Iphigénie ou Cassandre, une mort violente ; puis les jeunes gens, peut-être Oreste, en tout cas l’athlète lui-même et ses mentors, Iolaos ainsi que Castor et Pollux, invoqués au terme du poème(196). Au-delà de l’intrigue narrative, au-delà de l’épisode mythique, c’est cette rencontre de figures héroïques empruntées à différents ensembles narratifs qui concourt à l’éloge poétique et efficace du vainqueur, de sa famille et de sa cité.

Dans cette tension entre jeunesse féminine et jeunesse masculine, dans cette tension aussi entre les héros meurtriers et les héros aux qualités athlétiques, le poète peut déléguer sa voix, sous le contrôle de la Muse, au chœur de néoi ou au groupe choral mixte qui chantait le poème dans le sanctuaire d’Apollon Isménios — un Apollon lui-même associé à la jeunesse. Cela à d’autant plus forte raison que l’Isménion est précisément, comme le temple de Delphes dont l’oracle fut dans un premier temps contrôlé par Thémis, « le siège véridique des prophètes » (vers 6) ; auprès du nombril delphique de la terre, ces prophètes prononcent de justes arrêts. Sans doute maître de la vérité héroïsante, le poète est aussi, par la voix prophétique du chœur, maître de la justice glorifiante. Chanté et dansé au cours d’un culte rendu à Apollon, le poème institue en exemple la victoire pythique du jeune athlète dont la mémoire, par la référence au passé héroïque, deviendra active auprès des citoyens assistant à sa célébration, s’inscrivant dans la mémoire culturelle de la cité.

Grâce à l’effet eulogisant du chant choral de victoire et grâce au rituel qui réalise la performance, le récit véhiculé par le poème est institué en une mémoire pratique et ritualisée. Dans ce mouvement de mémoire poétique et prophétique à dimension pragmatique, la relation meurtrière d’Oreste avec Clytemnestre sa mère fait du jeune homme un modèle de comportement héroïque, avec toute l’ambiguïté que comporte le statut du héros épique et les mises en garde qu’il implique. Contrairement à la poésie homérique qui chante les héros qui ont trouvé dans la mort au combat un kléos impérissable, Pindare offre une gloire active du vivant du vainqueur aux Jeux panhelléniques.

Avec les Épinicies de Pindare, l’axiologie épique devient politique, de même que dans la tragédie. Cette métamorphose d’ordre pragmatique provoque une reconfiguration idéologique des valeurs homériques en relation avec le changement de paradigme civique de l’époque classique. Par la voix rituelle du chœur qui chante le poème, l’autorité morale du poète s’affirme publiquement, à l’occasion d’une cérémonie cultuelle qui transforme le risque du reproche et de la mauvaise réputation en un éloge prophétique. On sait les affinités que partagent en Grèce ancienne les figures du poète et du prophète. Pindare lui-même s’y réfère à plusieurs reprises(197). Dans la Pythique XI, la parole prophétique agencée par le poète, proférée par le chœur et adressée au public des citoyens, est d’autant plus puissante qu’elle s’insère dans une célébration rituelle dédiée à Apollon, le maître des prophètes. Les figures d’héroïnes et de héros protagonistes, à nos yeux, de mythes y trouvent une efficacité politique et religieuse remarquable.