Chapitre IX

PROMÉTHÉE ET LA JUSTICE CIVIQUE DANS LE DIALOGUE PHILOSOPHIQUE

Désormais on l’a vu : en dehors d’une intrigue assortie de quelques noms propres inscrits dans une tradition, rien de plus instable, rien de plus variable qu’un mythe grec ; et rien de plus varié que l’usage de récits qui, par l’évocation des temps où les héros mortels étaient encore proches des dieux, offrent toujours une forte dimension pragmatique — dimension pragmatique double par la référence interne au discours concerné et par la référence externe à son contexte d’énonciation. Avec sa double référence, cette pragmatique dépend fortement du caractère poiétique du mythe tant il est vrai que le récit héroïque grec n’existe pas en dehors de la forme poétique qui l’adresse à un public et une communauté politique donnés, et qui lui assure son efficacité symbolique et sociale. Mais qu’en est-il lorsqu’un philosophe se saisit d’un mythe ? Qu’en est-il plus précisément de ces récits situés au temps des héros qu’on a identifiés depuis longtemps comme les « mythes de Platon » ? L’examen d’un cas de figure singulier nous ramène essentiellement à la pragmatique interne du mythe ; quant à la pragmatique externe des dialogues de Platon, elle fait l’objet de controverses auxquelles on ne pourra que faire allusion en conclusion à ce chapitre.

LA LIBERTÉ MYTHOLOGIQUE DES POÈMES HOMÉRIQUES

Dès l’Iliade, dans le vaste domaine du déploiement de la fiction héroïque qu’est le monde de la poésie épique, les intrigues extradiégétiques sont utilisées par les protagonistes de l’action intradiégétique pour convaincre. Ainsi en va-t-il par exemple du récit de Bellérophon dans le duel verbal entre Diomède et Glaucos tel que les enjeux en ont été abordés en guise d’ouverture au présent essai. Ainsi en va-t-il également de l’usage bien connu que fait le vieux Phœnix du récit de Méléagre pour tenter de convaincre Achille de revenir sur le champ de bataille de Troie. Dans son mûthos entendu comme discours argumenté, le héros insère en conclusion le haut fait (érgon) des Étoliens pour défendre la ville de Calydon que voulaient conquérir les Courètes ; action héroïque qui relève du temps d’autrefois (pálai !) et non pas des événements récents (néon). Le protagoniste principal en est Méléagre, le fils du roi de Calydon l’Étolienne.

Tout se passe donc comme si le sage Phœnix reportait sur le temps fictionnel des héros la distinction qui sera celle adoptée plus tard par les premiers historiographes Hérodote puis Thucydide : c’est alors la guerre de Troie elle-même qui devient un palaión ou un arkhaîon, tandis que les guerres médiques s’inscrivent dans l’ordre du passé récent (néon) ou du « nouveau » (kainón)(378). Ce temps des héros correspond au Ve siècle au temps des ancêtres (hoi próteroi, etc.) ; de même Phœnix se réfère-t-il d’ailleurs, à propos du combat pour le sanglier de Calydon, aux « actes glorieux des guerriers héros » (kléa andrôn heon), qui sont des hommes d’autrefois (prósthen). C’est dire que Phœnix, dans la logique de la narration épique, se réfère au même type de passé que celui recouvrant, pour les premiers historiographes grecs, l’histoire ancienne que représentent le règne de Minos ou la guerre de Troie elle-même. Et cela dans une énonciation narrative qui se fonde sur une mémoire (mémnemai), de même que pour Thucydide la saga des Atrides repose sur la « mémoire » (mnéme)(379) — nous dirions : la tradition orale. Donc pour le protagoniste inséré dans le temps du monde homérique, le récit de Méléagre est l’exact équivalent (indigène) d’un « mythe » moderne !

Réduite à un résumé de mythographie, on connaît l’intrigue, déjà mentionnée à propos de la mort d’Héraclès telle que la met en scène Sophocle dans les Trachiniennes. Dans son courroux contre Œnée qui a omis de lui sacrifier, Artémis suscite le sanglier qui ravage les vignes du souverain de Calydon. Son fils Méléagre tue l’animal sauvage dont les Étoliens et les Courètes se disputent la dépouille. De dépit face aux malédictions de sa mère dont il a tué le frère, Méléagre quitte le combat pour reposer auprès de son épouse, la belle Cléopâtre. Repoussant les cadeaux que successivement lui proposent les Anciens pour le persuader de reprendre le combat, Méléagre finit par céder aux seules supplications de son épouse, menacée par les Courètes qui ont désormais pénétré dans les murailles de la cité de Calydon. Repris par Phœnix tentant de convaincre Achille de retourner à son tour sur le champ de bataille, le récit fonde et illustre à l’intention du héros un double argument : par le retour au combat assurer le salut des Achéens en danger, mais aussi accepter les présents offerts par ses pairs pour entretenir son honneur. Achille refuse l’offre : aux honneurs que lui rendent les hommes il préfère la gloire que lui réserve la destinée accomplie par Zeus(380).

La version du récit de Méléagre mise dans la bouche de Phœnix diverge d’autres versions poétiques sur trois points essentiels. La version iliadique omet la tentative de la mère de Méléagre d’accomplir sa malédiction en consumant le tison attaché à la destinée de son fils ; de plus, elle tait la mort successive de Méléagre par la volonté d’Apollon ; enfin, en introduisant la figure de Cléopâtre cette version homérique fait de l’éphèbe Méléagre un homme marié(381). Méléagre adulte devient ainsi, dans sa relation privilégiée avec son épouse Cléopâtre, l’homologue d’Achille dans son rapport intime avec Patrocle. L’enjeu de cette double relation semble inscrit dans les noms des deux partenaires qui sont confrontés par jeu étymologisant interposé. En effet, indépendamment de toute étymologie morphologiquement et linguistiquement fondée, la dénomination homologue de Cléopâtre et de Patrocle inscrit les deux figures héroïques dans l’ordre du « kléos des pères », soit de la gloire des ancêtres(382). C’est la gloire héroïque qui est l’enjeu aussi bien du récit allégué par Phœnix dans son mûthos que de la narration épique de la colère d’Achille elle-même.

La liberté poétique de l’aède est donc large d’orienter et de recréer le récit inscrit dans la tradition du passé héroïque non seulement pour l’adapter à un contexte d’énonciation particulier, mais aussi pour lui conférer, dans cette situation particulière, une efficacité argumentative singulière, dans une pragmatique dont l’issue reste naturellement incertaine.

LES « MYTHES » DE PLATON : ASPECTS ÉNONCIATIFS

Les Mythes de Platon : le titre d’un recueil francophone récent des récits insérés dans les dialogues de Platon est en somme trompeur. Non contents d’avoir des contenus qui ne correspondent pas à notre définition encyclopédique du mythe, ces récits ont différents locuteurs (Thrasymaque dans la République pour le « mythe de l’anneau de Gygès » ou Aristophane dans le Banquet pour le « mythe des androgynes ») ; ceux-ci s’expriment dans différents contextes (le « mythe du règne de Cronos » évoqué par l’Étranger d’Athènes face à ses interlocuteurs de Crète et de Sparte dans l’interrogation sur la meilleure constitution politique qui ponctue les Lois ou, par référence au même âge de Cronos, le « mythe du jugement des âmes » attribué à Homère et raconté par Socrate au cours de son entretien avec Calliclès sur la vie juste dans le Gorgias) ; et ils racontent en se situant à différents niveaux de stratification énonciative à effet polyphonique : tels le récit de la généalogie d’Éros raconté par Diotime à Socrate qui le rapporte aux convives du Banquet, ou mieux encore le récit de l’Atlantide raconté par les prêtres égyptiens à Solon, qui le rapporte aux Athéniens parmi lesquels Critias l’Ancien que Critias, le protagoniste du Timée, a entendu tout jeune pour le raconter à son tour à Socrate et à Hermocrate tout en invoquant, comme un poète, l’autorité de Mnémosyné(383) !

Ces remarquables décalages énonciatifs engagent à lire les récits que Platon place dans la bouche des protagonistes de ses dialogues pas uniquement dans leur logique interne, d’ordre à la fois syntaxique et sémantique, ou dans les réorientations qu’ils présentent de ces deux points de vue par rapport à d’autres versions de la même intrigue narrative. Mais il convient aussi de suivre des stratégies énonciatives qui nous renvoient, du point de vue pragmatique, au contexte de l’intervention du protagoniste qui l’allègue ; par-delà, elles réfèrent au contexte argumentatif et thématique de l’ensemble du dialogue, sinon à son contexte philosophique et social extérieur. Il ne s’agit pas, dans une telle démarche, de juger uniquement de l’efficacité du « mythe », mais d’en évaluer les effets de sens au sein d’un réseau de lignes sémantiques et de représentations culturelles particulièrement riche.

C’est ainsi à nouveau sur le mythe grec un propos croisant analyse des discours et perspective anthropologique que j’aimerais illustrer à l’aide du traitement que Platon réserve au « mythe de Prométhée » dans le Protagoras. Le dialogue lui-même nous y invite en quelque sorte puisque Protagoras, en introduisant son récit, demande explicitement à ses interlocuteurs s’ils préfèrent une illustration démonstrative par le biais d’un mûthos ou une exposition sur le mode du lógos ; la majorité d’entre eux lui laissant le choix, le sophiste se décide à raconter un récit (mûthon légein). Le critère du contraste entre mûthos et lógos est uniquement de l’ordre du charme exercé par le premier ; rien à voir avec une quelconque forme de rationalité(384). Rapide, la lecture proposée ici adoptera successivement quatre angles de vue : l’analyse narrative interne portera sur la logique sémantique du récit ; puis une étude de comparaison différentielle avec une autre version du récit en fera apparaître les spécificités ; l’étude énonciative en contexte immédiat permettra de donner à ces particularités narratives et sémantiques une première raison ; enfin la perspective contextuelle large assurera le passage de l’étiologie à la pragmatique dans la mise en scène et le déploiement argumentatif du dialogue. En guise de conclusion sera brièvement formulée une hypothèse sur la pragmatique externe d’un dialogue à la hiérarchie énonciative particulièrement sophistiquée.

LE RÉCIT DE PROMÉTHÉE DANS LE PROTAGORAS : LOGIQUES NARRATIVE ET SÉMANTIQUE

Dans un premier temps, suivons le déroulement du récit dans sa logique narrative et dans son développement sémantique pour en relever les remarquables spécificités(385).

Une mise en récit argumentative

D’abord un cadre spatio-temporel : « autrefois », dans le passé indéterminé où ne vivaient que les dieux, « à l’intérieur » d’une terre qui correspondra à la terre habitée ; et par nécessité les seuls protagonistes que sont les dieux. Puis une première étape narrative, marquant un premier changement d’état : à partir d’un mélange de feu et de terre, création par les dieux des êtres mortels. Il appartient à Épiméthée, premier protagoniste dénommé, de les parer de qualités distinctives, selon un principe de distribution compensatoire : donc pas de sélection naturelle pour des êtres vivants qui seront pourvus, selon un principe fonctionnel, des organes permettant de répondre de différentes manières aux menaces de l’environnement (sabots, pelage, cuir épais, etc.).

Mais Épiméthée, dont le nom dit la pensée de l’après-coup, n’a pas la sagesse de son frère Prométhée, que son nom dote, étymologiquement, de prévoyance. Dans son souci d’équilibre distributif, le quasi-sophós oublie les êtres humains qui, à leur apparition à la lumière du jour, restent totalement dépourvus. Intervient donc une seconde phase narrative dont l’acteur principal est Prométhée. Pour tirer les hommes de leur situation d’aporie, Prométhée vole à Athéna les savoir-faire artisanaux (éntekhnos sophía ; 321d), et à son comparse Héphaïstos l’art du feu sans lesquels les autres techniques ne sont rien. Deuxième changement d’état : dans le passage de l’aporía à l’euporía (321e), l’homme possède désormais toutes les ressources de la vie : habitat, vêtement, aliments. S’y ajoutent les relations avec les dieux que permettent à l’homme sa part divine et la communication par le langage articulé.

Néanmoins, autant dans leurs relations avec les animaux que dans leurs rapports avec leurs semblables, les hommes restent totalement dépourvus, ignorant toute vie en communauté, incapables d’appliquer à la vie en cités leur savoir-faire technique (he demiourgikè tékhne ; 322b). Il revient désormais à Zeus d’intervenir pour parfaire, en une troisième étape, la civilisation des hommes. Le maître des dieux demande donc à Hermès de transmettre aux mortels pudeur et justice qui sont créatrices des liens de confiance réciproque de la philía — ce que nous appellerions sans doute « le lien social ».

Les hommes vivaient à l’origine dispersés, et il n’y avait pas de cités ; ils succombaient donc sous les coups des bêtes féroces, car ils étaient en tout plus faibles qu’elles, et leur art d’artisans, qui constituait une aide suffisante pour assurer leur nourriture, s’avérait insuffisant dans la guerre qu’ils menaient contre les bêtes sauvages. En effet ils ne possédaient pas encore l’art politique, dont l’art de la guerre est une partie. Ils cherchaient bien sûr à se rassembler pour assurer leur sauvegarde en fondant des cités. Mais chaque fois qu’ils étaient assemblés, ils se comportaient de manière injuste les uns envers les autres, parce qu’ils ne possédaient pas d’art politique, de sorte que, toujours, ils se dispersaient à nouveau et périssaient. Aussi Zeus, de peur que notre espèce n’en vînt à périr toute entière, envoie Hermès apporter à l’humanité la Vergogne et la Justice, pour constituer l’ordre des cités et les liens d’amitié qui rassemblent les hommes. (… à Hermès) Zeus répondit : « Répartis-les entre tous et que tous y prennent part ; car il ne pourrait y avoir de cités, si seul un petit nombre d’hommes y prenaient part, comme c’est le cas pour les autres arts ; et instaure en mon nom la loi suivante : qu’on mette à mort, comme un fléau de la cité, l’homme qui se montre incapable de prendre part à la Vergogne et à la Justice. »

Platon, Protagoras 322ad

(trad. Luc Brisson, Platon,

Œuvres complètes, Paris, Flammarion, 2011)

Ainsi, au contraire des arts techniques qui sont l’apanage de quelques spécialistes, retenue et justice seront également réparties entre tous. La loi de Zeus sera donc que tout homme qui enfreindra ces deux principes fondamentaux de la vie en société sera puni de mort.

On le constate, la version du récit de Prométhée tel qu’il est repris par Protagoras pour soutenir son propos n’obéit ni à une logique d’intrigue narrative achevée, ni à une logique de récit généalogique ; on n’y trouve ni la sanction narrative que représenterait la punition de Prométhée avec le retour à l’équilibre narratif attendu de tout « mythe » (l’homme est toujours menacé d’enfreindre les deux principes de la retenue et de la justice), ni l’établissement d’un ordre diversifié résultant de l’application de la figure narrative de l’engendrement. Mais le récit est animé par une logique cumulative qui, par les techniques artisanes fournissant les ressources de la vie et favorisant les relations avec les dieux, permet aux hommes dépourvus de survivre avant que Zeus ne leur accorde les deux principes fondant l’art politique et donc la vie en société, tout en envisageant de punir ceux qui y faillissent.

Idéologie trifonctionnelle ?

Il est sans doute aussi vain de vouloir retrouver dans ce récit fondateur les trois fonctions de l’idéologie indo-européenne que de tenter de réduire sa matière sémantique à un enchaînement d’oppositions structurales(386). D’une part, s’il est sans doute possible de faire correspondre l’art politique à la fonction de souveraineté et de réunir « arts démiurgiques » et agriculture sous l’étiquette de la fonction de production, l’art militaire est explicitement subordonné par Protagoras à la première fonction. D’autre part si, en adoptant une perspective structuraliste, la technique politique semble bien s’opposer aux savoir-faire artisanaux, l’être humain n’est pas structuralement opposé aux dieux puisqu’« il a part à la condition divine ». De plus si, à côté de l’action ambivalente d’Épiméthée, le vol des techniques de l’artisanat par Prométhée au profit des hommes contraste bien avec le don du savoir-faire politique par Zeus (via le dieu passeur qu’est Hermès), les unes ne sauraient s’opposer « radicalement » à l’autre. En effet, non seulement les arts démiurgiques autant que l’art politique sont fournis à l’homme, de manière générale et universelle, mais les deux valeurs fondant le savoir-faire politique s’avèrent finalement ne pas pouvoir être assumées par tous les hommes, en dépit de leur distribution universelle.

C’est que, dans la logique de son déroulement en trois étapes, le récit connaît en tout cas deux glissements qui le soustraient au binarisme structural : d’une part, envisagés tous deux dans un premier temps comme sophía et tékhne donnés à l’homme en général dans une répartition universelle, art démiurgique et art politique finissent par se distinguer en ce que les techniques artisanales, par le passage du singulier au pluriel, deviennent le fait des seuls spécialistes ; d’autre part, la participation à la retenue et à la justice, qui fondent le lien social et qui sont universellement « placées » parmi les êtres humains, semble en conclusion dépendre de l’homme lui-même. Ni les savoir-faire des maîtres artisans, ni l’art politique avec son corollaire militaire ne sont définitivement inscrits, par l’action des êtres divins, en l’homme mortel. On aura à revenir sur ces décrochements et inconséquences dans une syntaxe narrative dont l’aboutissement, du point de vue sémantique, semble impliquer un processus d’éducation.

Ce que l’on retiendra en revanche et d’emblée, c’est l’isotopie qui traverse le récit tout en assurant sa cohérence du point de vue sémantique. En contraste avec les différentes espèces animales qu’Épiméthée pourvoit de capacités (dunámeis), le genre humain bénéficie quant à lui non seulement de relations rituelles avec les dieux et d’un langage articulé, mais aussi, par l’entremise de Prométhée puis d’Hermès, d’arts techniques (tékhnai) qui s’inscrivent dans l’ordre du savoir-faire (sophía). Ce sont des arts qui relèvent tous, du métier du forgeron à l’art politique en passant par le langage, les arts plastiques et l’agriculture, de l’intelligence artisane qu’est la mêtis (un terme qui, curieusement, n’apparaît pas dans le récit prononcé par Protagoras). Si par le biais de la justice la sagesse sociale dépend en dernier ressort de Zeus, les autres tékhnai sont l’apanage de l’intelligente Athéna, née de la tête de son père Zeus, et du boiteux Héphaïstos, le maître des arts du feu et de la forge. La mention de la collaboration de ces deux divinités contribue à centrer implicitement le récit sur Athènes(387). De plus, les modes d’action des trois figures divines qui interviennent comme intermédiaires entre les êtres vivants et les dieux dans les trois phases du mûthos s’inscrivent à leur tour dans l’ordre de la mêtis : Épiméthée par sa sophía, même si elle est partielle, Prométhée par la ruse et le vol, Hermès par son rôle de communicateur et de passeur. Tous trois sont des dieux qui agissent par le moyen d’expédients, avec l’ambiguïté que les Grecs classiques attribuaient à toute action placée sous le signe de l’intelligence ingénieuse et artisane.

Quels sont donc les enjeux de ce récit sémantiquement cohérent, mais narrativement boiteux ?

COMPARAISON DIFFÉRENTIELLE : LE PROMÉTHÉE D’ESCHYLE

De la prestation de Prométhée enchaîné en héros tragique sur un rocher dans une région désertique et liminale de la froide Scythie, déjà abordée à propos de la narration du parcours d’Iô, on ne retiendra ici que ce qui a trait aux tékhnai, inventées à l’intention des hommes mortels. On le sait, tout dans le texte du Prométhée enchaîné tel qu’il nous est parvenu est sujet à controverse, de son attribution à Eschyle à sa place dans la trilogie consacrée au destin connu par le Titan(388). À titre de terme de comparaison (contrastive et différentielle) avec le récit de Protagoras dans le dialogue homonyme, on se focalisera essentiellement sur la scène où Prométhée énumère les différents arts qu’il a conçus pour les donner à des êtres humains originairement dépourvus(389). Le héros énonce ces mots célèbres face au groupe choral des filles d’Océan pleurant le sort du malheureux Titan.

D’entrée de jeu est mentionné le vol d’un feu qui est qualifié de fondement de toute technique (pántekhnos) ; Prométhée doit en être puni, dans le respect du pouvoir « tyrannique » de Zeus. Volé par excès d’amour pour les hommes mortels, le feu se révèle être — selon les mots mêmes récités par Prométhée — « le maître de tout art, un expédient puissant »(390). Le récit que fait le héros enchaîné par la volonté de Zeus (avec l’aide de Pouvoir et de Violence) du don aux mortels des arts qu’il a inventés est divisé en deux moments. Dans un premier état de leur existence, les hommes, doués de la vue et de l’ouïe, étaient aveugles et sourds ; comme des fourmis ils vivaient au fond de grottes obscures, « pareils aux formes des songes », agissant dans la confusion la plus totale, sans discernement. Or c’est précisément parce qu’ils sont présentés comme des arts permettant de distinguer que les tékhnai offertes par Prométhée aux hommes contribuent à l’avènement d’un second état : celui de la civilisation.

En général fondés sur des signes à déchiffrer dans le monde environnant, ce sont des arts sémiotiques et interprétatifs : lecture du mouvement des astres pour l’anticipation des saisons et la planification des travaux agricoles, herméneutique des songes pour deviner l’avenir, interprétation des chants et des comportements des oiseaux pour la mantique, lecture des signes présentés par les viscères de l’animal sacrifié aux dieux et par la flamme qui en consomme les chairs comme présages, mais aussi des systèmes de signes plus abstraits, tels les nombres, la combinatoire des lettres de l’alphabet « mémoire de toute chose, artisane mère des Muses » ou des moyens de technique artisanale tels le harnais et le joug propres à soumettre l’animal à la pratique de l’homme, les médicaments pour le rétablissement de la santé, la voile pour la pratique du commerce, et finalement les arts de la métallurgie, « bronze, fer, argent et or ». Ces arts sont compris soit en tant que mekhanémata, soit comme sophísmata. Ce sont des expédients artisanaux et des savoir-faire de l’ordre de cette adresse ingénieuse et herméneutique que l’homme partage désormais avec le héros Prométhée.

Sans doute ces arts techniques sont-ils des ophelémata ; ils sont les sources d’un profit qui correspond à la philanthropie affichée par le Titan. Mais en tant que telles, les tékhnai prométhéennes exposent les êtres humains, désormais civilisés, au risque implicite de dépasser à leur tour les limites qui sont assignées à l’homme mortel. Revenant à son propre destin, Prométhée l’affirme clairement au terme de sa longue tirade : par-delà le pouvoir et la volonté de Zeus, il y a la puissance du Destin, à laquelle le maître des hommes et des dieux est lui-même soumis ; dans cette mesure « la tékhne est beaucoup plus faible que la nécessité ». La hiérarchie dans l’action de l’homme mortel est celle de la théologie traditionnelle, déjà largement représentée dans l’Iliade : l’action assumée par l’homme est soumise à la volonté des dieux qui contribuent eux-mêmes à accomplir la moîra, la part échue à chacun.

Si le Prométhée enchaîné débouche sur l’intervention du tonnerre de Zeus destiné à anéantir la faconde arrogante d’un héros tragique qui déplore encore une fois l’injustice dont il est la victime, nous ignorons tout du terme de la trilogie et donc de l’ensemble de l’intrigue. On ne peut que supposer que la troisième tragédie s’achevait sur le mode étiologique, avec l’institution du rituel des Prométhia. Célébrée à Athènes, cette course aux flambeaux prenait son départ auprès de l’autel consacré au héros Titan à l’Académie ; elle était accompagnée de chants choraux, exécutés par des adolescents et des hommes adultes(391). De manière plus articulée que dans les Trachiniennes de Sophocle, la mise en scène tragique du déploiement des savoir-faire inventés par Prométhée semble avoir débouché sur la légitimation d’un culte rendu au héros civilisateur.

Ainsi la version qu’Eschyle prête à Prométhée des dons techniciens faits aux hommes se distingue de la version réécrite par Platon, pour être placée dans la bouche d’un Protagoras fictionnel, sur trois points essentiels. Contrairement à la version platonicienne où les hommes dépourvus bénéficient d’emblée de la civilisation de l’intelligence artisane qui a été introduite par Prométhée et sans laquelle ils ne pourraient survivre, le genre humain chez Eschyle connaît un premier stade de vie animale. Par ailleurs, si les arts de Prométhée sont dans les deux versions pensés en termes de tékhnai et de sophía, ni Athéna, ni Héphaïstos ne sont mentionnés dans le mûthos mis en scène par Eschyle ; la tragédie déploie ces arts en un éventail beaucoup plus large que ceux centrés sur l’utilisation artisane du feu et sur les ressources alimentaires et vestimentaires. De plus, tout se passe comme si aux nombreux arts de la divination et de la prévision allégués par le Prométhée d’Eschyle se substituait en quelque sorte dans le dialogue de Platon la part divine échue à l’homme en contraste avec les autres êtres vivants. Enfin, pas un mot de la part du Prométhée d’Eschyle sur l’art politique et les deux qualités de retenue et de justice qui le fondent, sinon que le conflit du héros avec Zeus s’inscrit entièrement, par l’acte de vol, dans l’ordre du respect de la díke.

On assiste à des différenciations importantes dans la dimension divine de l’épisode héroïque. Dans la version eschyléenne, toute l’action dramatique est admise au pouvoir et à la volonté de Zeus ; dans cette mesure elle est orientée davantage sur la pragmatique externe de la narration rituelle par la tragédie. Dans le récit de Platon, Zeus intervient en quelque sorte pour compléter par le savoir-faire politique les dons de Prométhée ; la narration insérée dans le dialogue est dès lors focalisée sur la pragmatique interne.

STRUCTURE ÉNONCIATIVE ET GLISSEMENTS SÉMANTIQUES : LE CONTEXTE IMMÉDIAT

Indépendamment du genre discursif concerné (tragédie d’un côté, dialogue philosophique de l’autre), l’un des traits fondamentaux à différencier le récit d’Eschyle de celui de Platon est d’ordre énonciatif. Du point de vue du repérage spatio-temporel, si le récit par Prométhée tragique du don aux hommes des différentes tékhnai civilisatrices nous réfère à un passé relativement proche et à un cadre spatial valable pour tous les hommes, la narration par Protagoras du même récit situe l’action du Titan dans un passé « mythique » où seuls existaient les dieux et dans un espace implicitement orienté sur Athènes. Mais la grande différence porte sur le sujet de l’énonciation : récit en je par la dramatisation eschyléenne, récit en il pour le dialogue platonicien. Avec cet effet narratif secondaire que, saturé de formes en je, le récit de Prométhée enchaîné sur scène par Eschyle est référé directement, par son locuteur, à la situation (dramatique) présente. Au contraire, en raison de la forme presque mythographique conférée au récit du Prométhée laissé libre par Platon(392), il appartient à Protagoras, en tant que protagoniste du dialogue, de le reconduire au temps et au lieu présents de son énonciation (dans le dialogue).

Nous sommes ainsi renvoyés au contexte immédiat de la narration « mythologique ». Chez Eschyle il s’agit de la défense d’une action dont Prométhée, en pleine clairvoyance, analyse lui-même la triple motivation en termes tragiques : volonté tyrannique de Zeus, force de la Moira avec la nécessité qu’elle impose, et finalement faute pleinement assumée par le héros — « de plein gré, oui de plein gré, j’ai commis une faute », déclare Prométhée. Sur le mode du je poétique, la voix de Prométhée qui s’adresse aux membres du chœur et par cet intermédiaire aux spectateurs induit une référence pragmatique directe(393). Dans le dialogue de Platon, il appartient à Protagoras, par l’intermédiaire d’une adresse renouvelée à Socrate, d’inscrire le récit dans une perspective explicitement étiologique. La référence pragmatique est dans ce second cas indirecte.

En effet c’est dans la situation présente, imaginée et mise en scène pour le dialogue, que l’intrigue déployée dans le récit de Platon trouve sa phase de sanction narrative et par conséquent sa raison : il s’agit de donner à la fois l’origine et la cause (aítia ; 323a) d’un état présent(394). De là la logique cumulative du récit lui-même. Par le biais étiologique, la narration est focalisée non seulement sur le temps de l’entretien autour de Protagoras, mais aussi sur Athènes : « C’est ainsi et pour ces raisons que tous les hommes et en particulier les Athéniens… » (322d). L’effet pragmatique du récit est explicité : le récit rend compte du présent tout en le légitimant. Quant à la valeur-areté, il convient de distinguer entre les capacités artisanes en général qui, telle l’architecture, sont le fait de spécialistes et la vertu politique à laquelle tous doivent avoir part pour que la vie en cité soit possible. Athènes certes, mais l’Athènes fictionnelle qui appartient au monde du texte, à l’espace et au temps construits dans le dialogue de Platon, avant de renvoyer à l’Athènes de son temps. En contraste la tragédie d’Eschyle est représentée en performance rituelle dans l’Athènes du Ve siècle.

Paradoxalement, une telle conclusion correspond à l’hypothèse avancée par Socrate, à l’exemple du peuple athénien, dans l’intervention qui précède et provoque le récit de Protagoras sur Prométhée. Sans doute peut-on affirmer que les Athéniens comme les autres Grecs disposent de savoirs (sophoí ; 319b). Néanmoins, réunis en assemblée, ils n’hésitent pas à faire appel à des spécialistes dès que se pose une question impliquant une pratique d’artisan, c’est-à-dire une pratique qui s’apprend et qui s’enseigne ; en revanche, quand il s’agit de l’administration de la cité, chacun entend prendre part au débat, indépendamment de son statut, indépendamment aussi de la technique artisane qu’il a apprise. Conclusion : la valeur (areté ; 319e) n’est pas objet d’enseignement, ni dans les affaires communes, ni en privé. Socrate illustre son propos par deux exemples : celui des deux fils de Périclès confiés à un maître pour toute chose sauf pour la vertu ; celui de Clinias, le jeune frère d’Alcibiade, déclaré intraitable par son maître, le frère de Périclès ! Aux exemples tirés du présent du dialogue quant au caractère non enseignable de la valeur, Protagoras répond par la « démonstration » déclamatoire (epídeixis ; 320b) que va constituer, au sens littéral du terme, la narration du récit de Prométhée(395).

Serait-ce à dire que le récit « mythique » n’est que la simple confirmation du propos de Socrate quant au caractère non enseignable de la valeur ? À l’issue de la narration en style mythographique, la distinction première opérée par Socrate entre les savoir-faire démiurgiques et l’areté s’est métamorphosée en un partage entre techniques et tékhne politiké (322b). Par ailleurs, les valeurs de base de cette technique particulière ont été précisées : ce sont pudeur et justice. Enfin ces deux valeurs, en tant que garantes du lien social, sont placées sous la haute juridiction de Zeus. L’ordre hiérarchique qu’établit le mythe, du point de vue de la justice aussi bien distributive qu’égalitaire, entre Zeus, Hermès, Prométhée et Épiméthée est frappant : cet ordre de justice évoque davantage le Zeus maître de la diké dans les cités tel que le met en scène Hésiode dans les Travaux que le Zeus tyran et jaloux de la philanthropie du Prométhée tel que le conçoit Eschyle.

Mais dans le commentaire étiologique de Protagoras, la « technique politique » distribuée par Zeus à tous les hommes par l’intermédiaire d’Hermès devient politikè areté (323a) ; quant à ses valeurs fondamentales díke et aidós, elles sont devenues dikaiosúne et sophrosúne. Ainsi, en aval, l’apologue des dons successifs d’Épiméthée, de Prométhée et de Zeus peut apparaître comme une illustration narrative (mûthos !) de l’affirmation initiale de Socrate : « Quant à moi, Protagoras, si je regarde ces exemples, j’estime que la vertu (areté ; 320b) ne peut pas s’enseigner. » Par l’intermédiaire du premier glissement lexical et sémantique indiqué, Protagoras admet qu’il convient de distinguer, du point de vue de l’enseignement, entre les techniques dépendant des savoir-faire artisans (donnés par Prométhée dans le récit) et la vertu désormais restreinte à la valeur politique (encore tékhne sous le contrôle de Zeus dans le mythe). D’autre part, en amont et par le second glissement signalé, la définition en termes abstraits des deux fondements de la valeur prépare l’échange qui conclut le premier échange quant à l’unité de la vertu et quant au caractère relatif du bien.

PRAGMATIQUE APORÉTIQUE DANS LE CONTEXTE ÉTENDU

L’articulation pragmatique du récit de Protagoras sur les arts prométhéens aussi bien avec l’avant que l’après immédiats de son contexte d’énonciation est une invitation à rechercher dans l’ensemble du dialogue quelques-uns des fils tissés avec son argumentation narrative figurée.

Plusieurs études ont enfin reconnu l’importance de la mise en scène dont le dialogue platonicien en général est l’objet pour son déploiement à la fois argumentatif et sémantique(396). Tout en construisant un contexte de performance interne et fictionnel, ces mises en scènes initiales, avec leurs différents décrochements énonciatifs, assument une fonction analogue à celle des préludes de la grande poésie narrative de type homérique ; à la définition de la posture énonciative de l’auteur s’ajoute une indication sur le thème du récit poétique : les implications de la colère d’Achille ou les tribulations du retour d’Ulysse par la voix divine qui s’exprime par la bouche inspirée de l’aède dans le cas des poèmes homériques.

Dans l’introduction du long prologue du Protagoras, c’est précisément Homère que Socrate convoque pour confirmer l’effet de grâce provoqué par la tendre beauté de jeunes gens comme Alcibiade ; manière de transférer sur la qualité de sage (tò sophótaton ; 309c), incarnée par Protagoras, le charme (kháris ; 310a) exercé par la beauté physique d’un jeune homme. La question se pose alors de savoir ce qu’est un sophiste. Tel sera l’objet thématique de la suite du prélude qui a pour fonction énonciative de subordonner à la rencontre de Socrate avec un ami tout le récit de l’échange avec Protagoras ; ce biais énonciatif fait de Socrate l’« auteur » et le metteur en scène de l’ensemble du dialogue(397) ! Dans la droite ligne de la tradition des entretiens symposiaques et comme dans d’autres dialogues, le thème proposé est donc d’ordre définitoire : « Qu’est-ce qu’un sophiste ? »

La question de la définition du sophistés conduit à celle du contenu du savoir détenu par l’expert en « choses savantes » (ho tôn sophôn epistémon ; 312c) et de la possibilité de le transmettre : les sophá sont-ils des mathémata au même titre que les arts du peintre ou du charpentier ? Avec ce premier rapprochement du savoir du sophiste avec les techniques de l’artisan, la réponse est suspendue avant que Protagoras, au terme du prologue, ne prenne lui-même la parole ; le sophiste compare alors son art avec celui des poètes, des maîtres d’initiation, des prophètes ou des maîtres de musique et de gymnastique. La comparaison tend à rendre floue, une fois encore, la distinction entre l’art du sophiste et les arts des autres sophoí. En effet, dans leur visée éducatrice, les arts d’Homère, d’Hésiode ou de Simonide, d’Orphée ou de Musée, d’Hérodicos ou d’Agathoclès ne sont que des « masques » (próskhema ; 316d) de la sophistikè tékhné !

Du contenu on est insensiblement passé à la question de la forme et à celle de la fonction. Par anticipation, Socrate avait déjà comparé aux effets envoûtants (kelôn ; 315b) de la voix d’Orphée le charme exercé sur ses adeptes par le sophiste Protagoras. Aucune surprise donc à voir le Protagoras raconté par Socrate préférer dans un premier temps le mûthos narratif et illustratif au lógos argumenté : raconter (légein !) un « mythe » est bien plus agréable (khariésteron ; 320c) ! Il en va encore une fois de la forme poétique attachée à la narration, avec ses effets esthétiques. La dimension esthétique de la pragmatique narrative est essentielle

On parvient ainsi à l’introduction de la première « manche » d’un entretien qui en comporte trois. Après s’être présenté lui-même en tant que sophiste et éducateur des hommes, Protagoras définit l’objet de son enseignement (máthema ; 318e) comme l’administration éclairée de la maison et des affaires publiques, par la parole et par la pratique. Comptent donc autant le contenu du savoir du sophiste que sa fonction et son effet par l’enseignement. C’est alors que Socrate — comme on l’a vu — n’a aucune peine à dénommer l’art du sophiste politikè tékhné (319a), tout en prétendant que, portant en définitive sur la valeur, ce savoir ne saurait s’enseigner ! De là une version du mythe de Prométhée qui, même si elle est prononcée par Protagoras, finit par apporter en quelque sorte une confirmation à l’hypothèse contradictoire de Socrate. Le dieu Titan a apporté aux hommes toutes les techniques de l’intelligence artisane, subtilisées à Héphaïstos et Athéna, mais il appartient à Zeus de leur distribuer l’art politique : une tékhne, qui devient areté (323a) dans le commentaire même de Protagoras. Comme on en a fait l’hypothèse, tout se passe comme si les réorientations constatées dans la conduite narrative du mythe plaçaient en définitive le récit dans la perspective développée par Socrate ! En contraste avec les autres arts, tous les citoyens ont part à la vertu (politique) qui, du point de vue de la tradition mythique, est un don de Zeus au genre humain en général.

« Avoir part à la justice (dikaiosúne ; 323c), c’est le propre de l’humanité », conclut Protagoras avant de proposer à nouveau qu’une telle valeur peut être néanmoins l’objet d’un enseignement ! Pour défendre cette position contradictoire, le sophiste passe du mode de l’epídeixis à celui de l’apódeixis (apodeîxai ; 323c ; cf. 324c)(398) ; et passer du mode de l’illustration déclamatoire par le récit traditionnel à la démonstration reposant sur des arguments signifie dans le cas particulier s’appuyer sur l’opposition entre l’inné et l’acquis. Aux défauts tels que la laideur, la petitesse ou la faiblesse qui sont effet de la nature ou du hasard (phúsei è túkhei ; 323d) s’opposent l’injustice et l’impiété qui suscitent punition et exhortation et qui relèvent ainsi de l’exercice et de l’enseignement dont la politikè areté (323e) est l’objet.

Le passage du mode du mûthos à celui du lógos (324d) entraîne alors, dans la bouche de Protagoras, un élargissement sémantique de la vertu politique à la valeur en général ; elle inclut désormais dikaiosúne, sophrosúne ainsi que le respect des dieux (tò hósion ; 325a). Dans une envolée digne du plaidoyer de la République quant à la nécessité de l’éducation musicale, poètes épiques et poètes méliques sont convoqués pour éduquer le corps et la pensée (diánoia, 326b) du jeune enfant, par le rythme et l’harmonie, à la parole et à l’action dans le respect de la justice. En retour, par référence implicite au récit de Prométhée et de Zeus, aucun homme n’est étranger à l’areté. Ainsi se dilue la distinction posée entre l’inné et l’acquis ; tout homme est susceptible de devenir meilleur sous l’effet de l’éducation. En définitive, mûthos et lógos (328c) concourent à la même conclusion : « la valeur est chose enseignable et c’est l’avis des Athéniens ». La conclusion n’est plus personnelle, mais son énonciation est élargie à l’autorité générale des Athéniens pour en faire une « on-vérité ». Les Athéniens de la fiction du dialogue, mais peut-être aussi les Athéniens élèves de Platon.

De manière significative de ce point de vue, l’exemple conclusif choisi par Protagoras n’est plus celui allégué par Socrate juste avant la narration du récit de Prométhée : non plus les fils de l’homme politique qu’est Périclès, le sophós en areté (320a), mais celui des deux fils du sculpteur Polyclète, d’ailleurs déjà mentionné par Socrate dans la scène de prélude comme exemple d’artisan, enseignant salarié, aux côtés du médecin Hippocrate de Cos (311b). Les rejetons du célèbre sculpteur ne sont pas davantage comparables à leur père que ne le sont les enfants de l’éminent homme politique. Du point de vue de l’enseignement, la différence entre les techniques artisanes, données à l’homme par Prométhée, et la valeur distribuée dès l’origine par Zeus à tous les hommes est apparemment effacée !

Face à cette remarquable convergence entre la narration mythique et le discours argumenté(399), Socrate préfère laisser prudemment le champ miné de la pédagogie pour reprendre, toujours dans une perspective symposiaque de définition mais selon le mode dialectique, la question de l’unité de la valeur et de ses composantes dans leurs relations réciproques : dikaiosúne, sophrosúne, hosiótes (329c) ; ces qualités ont été mentionnées successivement et dans le récit et dans le discours de Protagoras. On se rappelle sans doute le dialogue de sémantique lexicale qui s’engage dès lors, sur un mode très sophistique, pour conduire à la question de la relation entre le bien et l’utile. À cet égard, en bon sophiste, Protagoras ne peut adopter au terme de son développement qu’une position relativiste ; à l’exemple des usages différents et contrastés que l’on peut faire de l’huile, il conclut : « Le bien (agathón ; 334b) est quelque chose de si varié et de si divers que, pour l’homme, ce qui est bon pour l’extérieur du corps est très néfaste à l’intérieur. »

POUR CONCLURE : LA PRO-MÉTHEIA

Cela pour la première section du dialogue, dans laquelle est intégré le récit de Prométhée. Il faudrait naturellement poursuivre l’enquête à travers la seconde « manche » qui se déroule entièrement sur le mode dialectique. À la narration d’un mûthos, Socrate va substituer, pour appuyer son argument, l’exégèse d’un célèbre poème mélique de Simonide. Ce sera le prétexte pour revenir sur la question de l’éducation et du bien ; d’une part dans une nouvelle discussion d’ordre linguistique sur la différence sémantique entre « être (bon) » et « le devenir » (émmenai / eînai et genésthai ; 340b), d’autre part par l’introduction de la question du rôle joué par la volonté non pas uniquement dans l’accomplissement de la bonne action, mais dans la louange que le poète peut faire de toute action qui n’est pas laide(400). On remarquera que, dans le découpage qu’il opère dans le poème mélique de Simonide pour en intégrer les arguments éthiques à sa propre démonstration, Socrate évite les exemples héroïques que devait nécessairement comporter un poème rédigé en rythme éolien et composé pour une performance chantée.

C’est ainsi que dans le troisième débat peut être reprise la question de l’unité de la valeur en relation en particulier avec le courage (andreía, qui est ajouté à sophrosúne + sophía, dikaiosúne et hosiótes ; 349b), une vertu à laquelle Socrate finit par attribuer le statut de savoir (epistéme), ce qui implique qu’elle peut être enseignée. Dans une dernière mise en abyme, Socrate convoque son propre discours, parvenu comme une tragédie à son éxodos (361a), pour lui prêter voix et l’inviter à renvoyer dos à dos et son auteur et Protagoras : le premier parce qu’en soutenant que la vertu avec ses différentes parties est une science, il implique qu’elle peut s’enseigner, en contradiction avec l’affirmation d’origine ; le second puisqu’il se contredit à son tour en niant que la vertu est une science alors qu’au début de l’entretien il avait soutenu qu’elle s’enseigne. À Socrate donc le dernier mot par un retour au mythe : « Quant à moi, à Épiméthée (qui nous a négligés), je préfère le Prométhée du mûthos (sic !) ; en suivant son exemple, plein de prévoyance (promethoúmenos, 361d) dans toute la conduite de ma vie, je m’applique à ces sujets. »(401)

Les derniers mots du dialogue sont pour la figure héroïque et donc pour le mythe ! Et cela quand bien même, dans le commentaire du poème de Simonide, toute mention du temps paradigmatique des héros avait été évitée.

La question n’est plus désormais celle de l’enseignement d’un savoir, mais celle de la conduite pratique de sa propre vie. Le retour est sans doute probable à la conclusion du récit de Prométhée dans la version qu’en a exposée Protagoras : il s’agirait de prendre part à la retenue et à la justice pour éviter d’être mis à mort, en tant que « maladie de la cité », selon la loi civique établie par Zeus. Quoi qu’il en soit, autour d’un noyau narratif permanent et de quelques noms propres de figures héroïques inscrites dans une tradition, le récit « mythique » a montré, une fois encore, sa plasticité syntaxique et sa polyvalence sémantique ; au point que dans le contexte fictionnel dessiné par le dialogue, il a pu être détourné au profit des positions les plus antithétiques ; si la version du récit de Prométhée mise en scène dans le dialogue suit bien le modèle sophistique de récits mythiques en prose, elle est sans doute animée par l’ironie de Platon qui en est en définitive l’auteur(402). Les récits que nous concevons comme mythiques sont riches de cette polysémie ; par la dimension pragmatique de sa réalisation narrative et discursive, cette polysémie du récit héroïque grec est actualisée dans un contexte polyphonique qui la situe à l’opposé de toute prétention à l’univocité du sens. C’est elle qui suscite en définitive nos propres usages du mythe grec.

Ne serait-ce que par les références génériques aux Athéniens, rien n’empêche de penser qu’en définitive la mise en scène dialogique imaginée par Platon, avec sa polyphonie énonciative, renvoie à la lecture et à la discussion dont ses dialogues étaient l’objet au sein de son École. Si du point de vue temporel il y a une certaine distance entre le temps du dialogue et le nunc de sa composition et de sa communication, du point de vue spatial il y a pratiquement identité entre l’espace de la scène narrative et le lieu de sa communication. De plus, les positions énonciatives assumées par les différents protagonistes du dialogue de même que la pragmatique interne de leurs différents lógoi, parfois adossés à des mûthoi, induit sans doute la pragmatique du dialogue lui-même, dans sa « performance » dramatique. La légende ne faisait-elle pas dormir le philosophe avec le livre des Mimes de Sophron sous l’oreiller(403) ?