Chapitre X

LE DEVIN TIRÉSIAS, LA DÉESSE ATHÉNA ET LE POÈTE SAVANT D’ALEXANDRIE

Pour avoir vu Athéna au bain, Tirésias de Thèbes fut aveuglé par la déesse avant de recevoir, en compensation, le don de la divination. « Certains mythologues modernes voient précisément dans cette légende le souvenir du bain rituel d’une idole ; mais il va sans dire que Callimaque ne soupçonnait pas cette liaison possible entre l’histoire de Tirésias et une pratique béotienne de même ordre que la pratique argienne. » Tel est le problème posé par ÉmileCahen, l’éditeur des poèmes de Callimaque pour la « Collection des universités de France » ; le propos est suscité par la présentation au public francophone du cinquième Hymne du poète hellénistique, à ses heures philologue et collaborateur à la Bibliothèque d’Alexandrie.

Intitulé Pour le bain de Pallas, ce poème en rythme et diction épiques comme un poème ou un hymne homérique met en scène la légende du devin béotien(404). Comment expliquer en effet que pour rendre compte de l’origine du bain rituel de la statue d’Athéna Pallas accompli chaque année à Argos, le poète et érudit de l’époque hellénistique ait choisi le récit thébain de l’aveuglement par la déesse du futur prophète Tirésias ?

De cette aporie Cahen conclut : « C’est même le défaut de sa pièce (c’est-à-dire l’Hymne V) que les deux éléments, tableau et récit, ne sont pas bien fondus dans une même impression. » Et l’auteur d’un commentaire anglais plus récent de renchérir : « Why should an Argive ritual be accompanied by a myth set in Thebes ? To this there is no single satisfactory answer. »(405) Nous voilà donc renvoyés à la question, controversée et lancinante s’il en est en histoire des religions, de la relation entre mythe et rituel.

LES JEUX DE L’ÉTIOLOGIE POÉTIQUE

Ces interrogations ne surprendront en rien celle ou celui qui sait fort bien qu’au centre des fonctions traditionnellement attribuées aux « mythes », le récit héroïque et divin rendrait compte d’une réalité cultuelle et sociale. Cette fonction qui fait du récit légendaire le paradigme fondateur d’une réalité présente a été largement identifiée en Grèce antique, notamment dans le domaine cultuel : l’accomplissement régulier du rite est souvent justifié par un événement mythique unique ; le temps linéaire de la narration mythique débouche sur le présent, partagé entre les aléas de la condition humaine et le temps cyclique de la récurrence du rituel. Soustrait à la double temporalité du hic et nunc, l’acte narratif fondateur légitimerait donc, dans son exemplarité primordiale, l’acte rituel réitéré selon un rythme régulier dans un présent aléatoire(406). Dans une telle perspective étiologique, la conception moderne d’un temps « sacré », primordial et transcendant, qui fonderait le temps « profane », quotidien et chronologique perd de sa pertinence. Ce sont les différentes pratiques cultuelles, inscrites à la fois dans le temps du calendrier politico-religieux et dans le temps chronique de la communauté civique, que les poètes grecs mettent en rapport avec un événement divin ou héroïque ; cette action « mythique » première initie et introduit l’accomplissement du rituel : origine, cause, sinon responsabilité et culpabilité, suivant le triple sens du mot aítion évoqué dans le chapitre VI sur l’Hélène d’Hérodote. Ce terme a été tardivement repris pour désigner le mécanisme qui inscrit la logique de l’acte rituel dans la suite de la logique de l’action narrative.

Quoi qu’il en soit de la désignation de ce phénomène de justification logique et narrative, des Épinicies de Pindare (à la fin de l’époque préclassique) jusqu’aux exégètes rencontrés par Pausanias (au IIe siècle de notre ère) dans les sanctuaires qu’il visitait, on explique les pratiques cultuelles par la narration d’une « première fois » légendaire. Si à Corinthe chaque année sept jeunes gens et sept jeunes filles se consacrent au service d’Héra Acraia, c’est pour propitier la colère de la déesse et la peste subséquente ; elles furent provoquées, dans le passé héroïque, par l’acte homicide de Médée, meurtrière de ses propres enfants. Et si les adolescentes d’Athènes accomplissent auprès d’Artémis à Braurôn le service de l’ourse, c’est en vue d’éviter le fléau envoyé un jour par Artémis en raison du meurtre d’une ourse ; domestiquée dans le sanctuaire de Braurôn, elle fut abattue par les frères d’une jeune fille que l’animal avait blessée(407).

Dans toute la littérature et l’historiographie hellènes l’inscription du rituel se répétant à intervalles réguliers dans la logique d’une action narrative unique se traduit par une procédure d’explication. Di’ hó ti, « ce par quoi », dió, « c’est pourquoi », énthen ou hóthen, « de là » : ce sont les expressions qui, dans une logique causale, font du récit légendaire l’explication de l’acte cultuel. Dans un réemploi moderne du terme grec aítion, on parlera dès lors de récit à fonction étiologique. Non pas que le récit destiné à expliquer origine et déroulement du rite fournisse le paradigme de l’acte rituel. En effet, si le récit étiologique dessine un modèle de comportement, c’est en général a contrario, marqué qu’il est par le fléau suscité par une divinité punissant l’acte meurtrier qui provoque son intervention ; ce fléau ne peut être écarté que par un acte sacrificiel sanglant, qui est exigé par la divinité offensée et dont la victime est souvent humaine. Le meurtre d’Iphigénie s’inscrit dans cette logique d’un premier sacrifice humain auquel se substitue par la suite une victime animale. Cette substitution même assure l’articulation entre la « première fois » narrative et la réitération effective de l’acte dans le rituel. J’ai tenté de montrer ailleurs que, si l’on entend interpréter ce processus en termes narratologiques, le récit mythique représente la situation de manque initial ainsi que l’institution (manipulation) par un destinateur divin ou héroïque de la compétence du sujet (sémiotique) qui accomplit la performance rituelle ; celle-ci reçoit sa sanction dans la pratique sociale marquant l’ordre du quotidien, avec sa double temporalité(408).

Encore chez des « antiquaires » de l’époque impériale tels Plutarque ou Pausanias cette continuité en logique narrative et en tension rituelle entre passé et présent par l’articulation entre récit légendaire et pratique de culte est marquée par l’emploi d’expressions telles que kaì nûn éti, « et maintenant encore », ou es hêmas, « jusqu’à notre temps ». La démarche historiographique savante dès lors ne se limite pas à la récolte d’une série d’antiquités, mais elle prend la forme d’une véritable archéologie de la civilisation grecque, dans la diversité des cultures locales où elle s’est réalisée ; une archéologie où la recherche de l’origine établit une constante relation de tension entre passé éloigné et présent ; une mémoire collective et culturelle orientée sur l’actualité de la pratique politique, sociale et religieuse.

Ce mouvement de récupération érudite et de visite curieuse du passé des cités grecques se dessine à Alexandrie, à la faveur sans doute de l’accumulation impressionnante de récits légendaires et de descriptions de coutumes que provoque la constitution de la bibliothèque projetée par le premier des Ptolémée. En ce lieu géographiquement éloigné de la Grèce continentale et décentré par rapport à Athènes d’où affluent la plupart des précieux rouleaux de papyrus, l’accueil se transforme rapidement en un travail d’inventaire, de classement, puis d’édition(409).

Ce n’est donc nullement un hasard si l’on attribue au collaborateur de la Bibliothèque qu’est le poète Callimaque sous les premiers Ptolémée la fondation du genre poétique nouveau qu’est l’aítion. Callimaque en effet semble avoir pris au sérieux la fonction que lui assignait l’organisation d’une collection de textes ; en relation avec la Bibliothèque, son travail érudit reçut pour cadre une maison consacrée aux Muses et animée par un prêtre nommé par le souverain. Exemple même du littérateur érudit, ce poète de cour tire de son travail d’antiquaire philologue les ressources d’une nouvelle mémoire poétique. Sous l’inspiration explicite de la Muse, fille de Mnémosyné-Mémoire, il reformule et recrée ce qu’il a dans un premier temps « distingué » : il est le poietès háma kaì kritikós dont Philétas de Cos, auteur d’un poème élégiaque sur Déméter aussi bien que d’un recueil critique de gloses « non classées », est censé avoir initié le modèle(410).

Adoptant la forme souple du distique élégiaque, Callimaque compose donc une série de poèmes qu’il conçoit en partie comme autant de dialogues avec les Muses. Ces pièces de dimension relativement brève tendent en particulier à mettre dans la perspective du récit légendaire susceptible d’en rendre compte des pratiques rituelles et cultuelles désormais devenues incompréhensibles : changement de paradigme culturel oblige. À l’étrangeté provoquée par la distance temporelle s’ajoute d’ailleurs l’effet de l’éloignement spatial d’une Alexandrie égyptienne se trouvant à bonne distance des anciennes cités de l’Hellade. Au poète s’impose alors la nécessité — on le verra — de reconstruire par les moyens de la mimésis poétique le temps et l’espace du rite expliqué.

Dans la diversité des coutumes, des récits, des lieux revisités par un mouvement poétique qui nous ramène souvent à la cour des Ptolémée au cœur d’Alexandrie même, ces différents poèmes ont été réunis sous le titre d’Aetia : « explications » ou plus simplement « origines », tant il est vrai que l’angle sous lequel le poète recrée ces rites et légendes devenus étrangers est autant celui du « comment » que celui du « pourquoi »(411). Ainsi, dans un poème inséré dans le livre II du recueil des Aetia, le poète écoute la Muse Cliô lui raconter le récit de fondation exposant la raison pour laquelle à Zancle (l’actuelle Messine), contrairement aux autres villes coloniales grecques, on évite d’invoquer par son nom le fondateur de la cité. À la suite de ce récit sur l’aítion d’une étrange coutume le poète demande encore à son interlocutrice « comment » (kós) la petite cité béotienne de Haliartos célèbre auprès de la source Cissousa les Théodaisia, un festival d’origine crétoise, importé en Béotie par Rhadamanthys. Dans un autre de ses Aetia, Callimaque met en scène un banquet rituel (daíte) organisé par un Athénien établi en Égypte et soucieux de garder en cette terre lointaine la mémoire des festivités spécifiquement athéniennes. Le poète y partage la couche symposiaque d’un marchand originaire de la petite île d’Icos, dans les Sporades de Magnésie ; il met à profit ce voisinage d’occasion et la règle de convivialité intellectuelle du banquet pour inviter son compagnon à raconter (táde moi léxon) « pourquoi » (t]í) la tradition veut qu’à Icos on vénère Pélée, le souverain héroïque des Myrmidons, « comment » (kós) Icos peut avoir eu des relations avec la Thessalie, « pour quelle raison » (teû d’héneken) enfin une jeune fille portait un oignon à l’occasion du rituel héroïque célébrant la mémoire de Pélée(412). Légendes de fondation et récits héroïques sont donc racontés pour rendre compte de pratiques cultuelles peu connues en des lieux très exclusifs.

La logique de l’aítion focalisé sur l’origine telle que la réalise Callimaque dans son programme de création poétique critique situe donc les récits traditionnels dans une perspective nouvelle. Le choix même de légendes périphériques d’autant plus précieuses qu’elles connaissent une diffusion plus restreinte implique un nouvel usage du « mythe ». Est-ce à dire que, dans une métropole multiculturelle où le pouvoir du souverain bientôt déifié s’est substitué à l’engagement des citoyens appartenant à la communauté politique, le récit légendaire est devenu littérature au sens moderne du terme ? à la fois narration rédigée selon les règles d’une écriture qui le destine à un public de lecteurs et poésie pour le plaisir d’un art privé de toute dimension pragmatique ?

On aura encore l’occasion de le répéter : tel Pausanias, les historiographes-archéologues de l’époque impériale se montreront souvent soucieux, dans leurs recherches étiologiques, de tracer la continuité du rite dont le récit mythique donne l’origine jusqu’au temps présent, jusqu’au temps de l’énonciation même de leurs suggrámmata, de leurs traités écrits. De même en va-t-il avec Callimaque qui insère chacun de ses Aetia dans un dialogue avec l’une des Muses ou dans une occasion ritualisée tel le banquet : énonciativement, la recherche archéologique de l’origine débouche bien sur le présent. Encore s’agit-il de déterminer quel type de présent est ainsi construit dans le poème !

CULTES ARGIENS ET LÉGENDES THÉBAINES

L’investigation archéologique sur des cultes rares par l’intermédiaire de la narration étiologique ne se limite pas, dans l’œuvre du poète savant Callimaque, aux seules compositions recueillies dans les Aetia. On retrouve dans la plupart des Hymnes de l’homme de lettres alexandrin les mêmes procédures de recherche des origines quant à des pratiques cultuelles devenues exotiques. L’hymne consacré au rituel du bain de la statue de Pallas ne fait pas exception à cette logique de l’étiologie.

Par l’intermédiaire de procédures énonciatives complexes sur lesquelles il faudra revenir, Callimaque, dans cet hymne exceptionnellement rédigé en distiques élégiaques et consacré à la déesse Athéna, encadre le récit de l’aveuglement de Tirésias de Thèbes par la description des préparatifs du bain rituel de la statue de Pallas à Argos. Du point de vue géographique, le poète emmène son lecteur des rives du fleuve Inachos (vers 50) dans la plaine d’Argolide vers la source Hippocrène (vers 71) située non loin du sommet de l’Hélicon ; puis il le fait revenir, en conclusion, de Béotie auprès de la cité d’Argos (vers 140).

Dans une première partie et par une double adresse d’abord aux jeunes filles versant l’eau du bain rituel, puis à Athéna elle-même, les différentes phases préparatoires de l’acte de culte sont mises d’emblée dans la perspective étiologique qui sera celle de la partie narrative à proprement parler.

Baigneuses de Pallas, toutes en cortège ! venez, venez toutes. Déjà j’entends hennir les cavales sacrées : la déesse va venir. Hâtez-vous donc, hâtez-vous, blondes filles de Pélasgos. Jamais Athéna ne baigna ses bras robustes qu’elle n’eût d’abord, du flanc de ses chevaux, chassé les souillures de la poussière ; jamais, non pas même au jour que, toute son armure flétrie d’une boue sanglante, elle revenait de combattre les violents Fils de la Terre. Mais d’abord, déliant ses chevaux du joug, elle lava aux eaux de l’Océan la sueur qui leur perlait ; elle essuya, sortant de leur bouche qui ronge le frein, le flot figé d’écume. Allez donc, Achéennes, et n’apportez ni parfums ni vases à onguents — j’entends le bruit des moyeux contre l’essieu — ; non, pas de parfums ni d’onguents pour le bain de Pallas : Athéna ne veut point des mixtures parfumées. Point de miroir non plus ; son visage est assez beau toujours. Même au temps où le Phrygien sur l’Ida jugeait la querelle divine, la grande déesse ne regarda ses traits ni dans le disque de bronze ni dans l’onde diaphane du Simoïs : elle ni Héra ; mais Cypris, bien souvent, le miroir de bronze à la main, fit et refit par deux fois la même boucle de ses cheveux. Et ce jour-là, après sa course, deux fois soixante diaules, Athéna — tels, près de l’Eurotas, les astres jumeaux de Lacédémone — oignit son corps, en athlète expert, de l’essence toute pure que donne l’arbre qui est sien, Argiennes, et une rougeur montait à ses joues, comme on voit la rose matinale, comme on voit les grains du grenadier. En ce jour non plus n’apportez pour elle rien autre que la fiole d’huile, l’huile virile, onction de Castor, onction d’Héraclès. Et portez aussi pour ses cheveux un peigne d’or, dont elle lisse ses boucles brillantes.

Athéna, viens à nous : vois ici la troupe, qui plaît à ton cœur, des vierges filles des puissants Arestorides. Athéna, vois ici porté le bouclier de Diomède : c’est l’us antique des Argiens, c’est le rite qu’Eumédès enseigna : Eumédès, ton prêtre favori, qui jadis, surprenant le dessein meurtrier du peuple contre lui, s’enfuit, emportant ton image sainte, et s’établit sur le mont, oui, sur le mont Créion ; ton idole, ô déesse, il la dressa dans les escarpements rocheux qui sont encore aujourd’hui les Pierres de Pallas.

Viens à nous, Athéna, destructrice des villes, déesse au casque d’or, déesse qui t’éjouis du fracas des chevaux et des boucliers. En ce jour n’allez pas au fleuve, porteuses d’eau ; en ce jour, Argos, qu’on boive aux sources non pas au fleuve ; en ce jour, servantes, portez vos aiguières à la source Physadia, à la source Amymôné, la fille de Danaos. Car mêlant dans ses ondes et l’or et les fleurs, l’Inachos vient des monts aux riches pâtures porter ses belles eaux au bain d’Athéna. Pélasge, garde-toi bien de la voir, la Déesse Reine, de la voir même par mégarde. Qui verra nue Pallas, qui tient la Cité, ses yeux contempleront Argos pour la dernière fois. Athéna, Vénérable, viens à nous ; cependant qu’à ces filles je ferai mon récit. L’histoire n’est pas mienne ; d’autres l’ont dite.

Callimaque, Hymne pour le bain de Pallas 1-56

(trad. Émile Cahen, Callimaque,
Paris, Les Belles Lettres, 1925)

Certes, à une première lecture, une double structure annulaire semble refermer sur lui-même, dans ses modes énonciatifs mêmes, ce développement préalable où, dans l’attente de la statue de la déesse ou de son épiphanie, différentes indications sur le rite sont formulées à l’intention des jeunes baigneuses. Au terme de ces prescriptions cultuelles et en écho aux appels du même type adressés aux jeunes Argiennes (vers 1, 2 et 13), l’ordre est encore une fois donné à Athéna d’arriver au bord de l’Inachos (le vers 55 reprend les vers 33 et 43) ; simultanément, le locuteur désigne dans le présent de l’énonciation les jeunes filles (taîsde, au vers 56 : « ces jeunes filles-ci ») qu’il a interpellées dès le début du poème. Mais voir dans ce double rappel une simple clôture serait oublier que le terme de cette première partie du poème est également marqué par une adresse directe d’ordre secondaire : non plus aux jeunes Argiennes qui doivent accomplir le rituel, ni à Athéna elle-même, mais au peuple d’Argos en général, qui descend du roi aborigène Pélasgos (vers 51-52)(413).

Cette adresse large à un Pélasge générique renvoyant au peuple d’Argos permet de formuler par anticipation ce qui sera la morale de l’histoire et la leçon tirée de la deuxième partie du poème : « qui verra nue Pallas qui garde la cité portera son regard vers Argos pour la toute dernière fois » (vers 53-54). Que le Pélasge se garde donc de porter son regard sur la déesse souveraine, même sans le vouloir, s’il entend éviter le sort qui fut celui de Tirésias, tel qu’il va être raconté dans la partie narrative du poème. Ce fut aussi — on va l’apprendre par un récit dans le récit — le sort réservé à Actéon, un autre héros d’origine thébaine. S’il en était besoin, la seule réitération de l’expression ouk ethélon (« contre son gré », aux vers 52, 78 et 113) suffirait à établir la relation d’exemplarité éthique et théologique qui unit au futur proche de la première partie de la composition poétique le passé indéterminé (marqué par le poka du vers 57) de la seconde partie ; dans ce temps du « mythe » évoluent aussi bien Tirésias qu’Actéon.

Mais la relation paradigmatique que le texte établit sans conteste entre le passé des récits héroïques et un présent de l’énonciation orienté vers le futur de l’action humaine présente-t-elle, dans le cas particulier de la composition de Callimaque, le lien de cause à effet que l’on attendrait d’une explication de type étiologique ? Est-ce parce que Tirésias a payé de l’aveuglement le regard involontaire porté sur le corps nu d’Athéna au cours de sa promenade adolescente sur l’Hélicon de Béotie qu’en Argolide les jeunes filles baignent dans l’Inachos la statue de la déesse ? Du point de vue logique, il y a en fait entre la description du rituel et la narration de ce qui pourrait en être l’aítion un décalage que souligne la manière même dont le récit est introduit. C’est dans l’intervalle (mésta, vers 55), en attendant l’arrivée d’Athéna, que le locuteur va raconter aux jeunes baigneuses un récit (mûthos au vers 56 !). Cette histoire exemplaire n’est pas la sienne, mais le locuteur / narrateur dit explicitement l’avoir empruntée à d’autres. S’il est bien en rapport thématique avec la partie rituelle de l’hymne, le récit est donc présenté du point de vue énonciatif comme une sorte d’interlude ; peut-être est-ce l’un de ces mûthoi que le Platon de la République entendait placer dans la bouche des vieilles pour le divertissement des enfants.

En nous transportant des bords de l’Inachos d’Argolide, dans le présent du chant du poème, sur la cime de l’Hélicon de Béotie, en un « autrefois » indéterminé, le récit sur Tirésias et par conséquent la partie narrative du poème, par sa durée, laisse à Athéna le temps de parvenir à l’endroit où elle est chantée. Au terme de la narration, dans une troisième et brève partie, le futur proche se transforme en présent : « Athéna vient maintenant (nûn), exactement (atrekés, vers 137) ». Aux jeunes Argiennes désormais de recevoir la déesse (dékhesthe, vers 137), de même que c’est à elles qu’en définitive le récit est adressé (vers 134). La relation forte entre le récit mythique et la pratique rituelle est marquée en particulier par le double appel aux jeunes baigneuses de Pallas (lotrokhóoi au vers 134 pour le récit ; ô kôrai au vers 138 pour le rite de réception de la déesse).

Car à Athéna, seule d’entre ses filles, ô Baigneuses de Pallas, Zeus accorda les pouvoirs mêmes de son père ; nulle mère n’enfanta la déesse, mais bien la tête même de Zeus. Et la tête de Zeus ne donne point de vain assentiment [lacune].

C’est Athéna : elle vient, tout à l’instant. Recevez la déesse, filles, vous toutes à qui Argos est à cœur ; recevez-la, avec des louanges, avec des prières, avec des clameurs. Salut, déesse, et veille sur Argos l’Inachienne. Salut, quand tu viens à nous ; salut, quand tu ramènes ton char, salut, et sauvegarde la terre Danaenne !

Callimaque, Hymne pour le bain de Pallas 132-142

trad. Émile Cahen)

Au lieu d’assumer une fonction à proprement parler explicative, l’histoire des tribulations de Tirésias en Béotie semble contribuer à l’apparition de la divinité à Argos. Sans doute les interrogations des lecteurs modernes de l’hymne quant à la curieuse relation qu’établit le chant entre le culte argien et le mythe béotien proviennent-elles de cet écart par rapport à la norme du lien étiologique attendu. Quelles sont donc les opérations discursives et textuelles auxquelles Callimaque a soumis aussi bien le déroulement du rituel que le récit traditionnel ? Pour en faire apparaître la spécificité, il n’est pas inutile d’indiquer ce que nous connaissons par ailleurs sur l’un et l’autre.

Bains de déesses vierges

Du rite argien du bain de Pallas le scholiaste nous dit simplement qu’« à une date fixe, les femmes d’Argos avaient l’habitude de prendre la statue d’Athéna avec [le bouclier] de Diomède, de la conduire auprès du fleuve Inachos et de l’y laver : c’est précisément ce qu’on appelait le bain de Pallas »(414). Il n’y a là aucun élément d’information qui ne soit susceptible d’être tiré du poème de Callimaque. Les éventuels renseignements complémentaires à ceux donnés par l’hymne lui-même sont à chercher dans d’autres récits, qui pourraient servir de raison étiologique aux quelques gestes rituels mentionnés par le scholiaste.

D’une part, la légende argienne, par le jeu des différentes alliances matrimoniales que permet le récit généalogique, s’est approprié la figure de Diomède, le fils de Tydée, le héros homérique d’origine étolienne. Par son mariage avec Déipylé, la fille d’Adraste, Diomède devient en effet un héros actif à Argos. Dès la Petite Iliade, on lui attribue le vol du Palladion, la statue d’Athéna Pallas emportée de Troie avec l’aide d’Ulysse. Parmi les nombreuses cités qui pouvaient se vanter de détenir le vrai Palladion, Argos figure en bonne place aux côtés d’Athènes, Sparte et Rome(415). De plus, Diomède passe pour avoir fondé le temple consacré à Argos à Athéna Oxydercès. La consécration de ce sanctuaire autant que l’épiclèse de cette Athéna au regard aigu ont été mises en relation avec un épisode iliadique fameux : l’aède homérique raconte comment le fils de Tydée, blessé, fut tiré par la déesse d’un état de semi-inconscience(416). Mais Diomède ne semble disposer à Argos d’aucun tombeau ; il n’y est donc pas l’objet d’un culte héroïque.

Quant au Palladion, seule l’inférence peut, dans l’état lacunaire de nos connaissances, nous faire admettre que l’antique statue était conservée dans le sanctuaire d’Athéna Polias, sur l’acropole dite « de la Larisa »(417). Certes, une notice lexicographique mentionne encore un rite argien d’habillement de la statue d’Athéna, et un traité attribué à Plutarque, dans une liste de célébrations rituelles initiatiques attachées à des réformes musicales, cite un festival argien appelé Endumátia. Mais le lexicographe Hésychius précise que ce rituel de l’« habillement » était accompli par des femmes mûres, et non pas par des baigneuses adolescentes ; quant au traité transmis sous le nom de Plutarque, il ne donne pas le moindre détail sur le déroulement des Endymatia(418).

D’autre part, l’association du bouclier de Diomède au bain du Palladion argien ne repose que sur le texte de Callimaque et sur la scholie qui l’explicite : si, en même temps que le Palladion, les jeunes baigneuses sont également invitées à transporter le bouclier de Diomède, c’est pour satisfaire à l’« habitude » (éthos, vers 36) instituée et enseignée aux Argiens d’autrefois par Eumédès, le prêtre d’Athéna. Celui-ci fut soupçonné par les Argiens d’avoir l’intention de trahir les descendants d’Oreste qui régnaient alors sur la cité et de vouloir livrer aux Héraclides la précieuse statue troyenne d’Athéna ; il quitta donc la cité en emportant le Palladion pour trouver refuge sur le Mont Créion ou Iphéion(419). L’histoire complémentaire racontée par Plutarque dans l’une de ses Questions grecques montre qu’à Argos, comme ailleurs sans doute, le contrôle du pouvoir politique était attaché à la détention de la vieille statue troyenne d’Athéna Pallas. En effet Téménos, le célèbre héros héraclide à qui la légende attribue la conquête de la ville d’Argos, passait pour avoir engagé l’un des descendants de Diomède à voler le Palladion ; la statue fut finalement reçue par les rois de Lacédémone(420).

Quelle que soit la pertinence de ce parallèle, autant du point de vue du déroulement du rituel que de la légende le fondant, le rite du bain de Pallas aussi bien que le port à cette occasion du bouclier de Diomède ne sont attestés que dans le poème hymnique de Callimaque et dans le commentaire qui le glose. Tout en refusant de résoudre l’absence de relation explicite entre le bain du Palladion et la parade du bouclier de Diomède par l’hypothèse d’une lacune dans le texte tel qu’il nous a été transmis, un commentateur moderne du poème tente d’expliquer les silences du poète par la connaissance implicite que les destinataires de l’hymne devaient avoir du culte argien rendu à Athéna Pallas(421). Mais est-il bien raisonnable d’élargir le savoir partagé du lecteur alexandrin du IIIe siècle av. J.-C. aux détails des pratiques cultuelles et de l’étiologie d’une petite cité du Péloponnèse active à l’époque archaïque ou classique ?

Le soupçon à l’égard de l’hypothèse d’un savoir encyclopédique justifiant les non-dits du texte s’impose d’autant plus que le bain rituel de statues de divinités féminines est fort bien attesté dans d’autres cités qu’Argos(422). C’est en particulier le cas à Athènes. Grâce aux sources historiographiques dignes de foi que nous offrent Xénophon et Plutarque, on sait qu’Alcibiade aurait eu le tort de choisir pour son retour à Athènes en 408 le 25 ou le 29 Thargélion, c’est-à-dire le jour où l’on célébrait le rite des Plyntéria. À cette occasion, des prêtresses et des prêtres du clan des Praxiergidai dépouillaient de ses vêtements le vieux xóanon d’Athéna vénéré sur l’Acropole dans l’Érechthéion pour voiler la statue et la dérober ainsi au regard en un « geste rituel secret » (órgia apórreta). En se fondant sur un passage d’Aristophane, une glose lexicographique reprend le nom de cette fête de la « Lessive » pour définir en tant que pluntrídes les deux « laveuses » (loutrídes) chargées des soins à apporter à la statue d’Athéna(423). Par ailleurs, trois inscriptions éphébiques de la fin du IIe siècle av. J.-C. mentionnent un rituel au cours duquel les éphèbes apportaient leur contribution au cortège nocturne organisé par les « membres d’un clan » : à la lueur des torches, on emmenait la statue de Pallas (et non pas celle de Polias…) au Phalère avant de la reconduire en son sanctuaire. Déjà au IVe siècle, l’atthidographe Philochore mentionnait une procession conduisant le xóanon d’Athéna Pallas « au bord de la mer »(424).

Il serait tentant d’inscrire ces deux gestes cultuels dans la même célébration et d’identifier le « lavage » de la statue d’Athéna dans l’Érechthéion à l’occasion des Plyntéria avec la procession vers le Phalère où le vieux xóanon aurait été lavé dans la mer. Néanmoins une importante différence d’inscription dans le calendrier a invité de nombreux interprètes à distinguer les deux rites. Le second pourrait dès lors trouver son aítion dans l’une des nombreuses versions de la légende qui raconte, tout en la justifiant, l’appropriation par les Athéniens du Palladion rapporté de Troie par Diomède : soit que le fils de Thésée, Acamas, ait trouvé la statue troyenne après que ses détenteurs argiens, pris par les Athéniens pour des voleurs, eurent été massacrés à l’occasion de leur passage nocturne au Phalère ; soit que son frère Démophon, le successeur de Thésée sur le trône d’Athènes, ait lui-même dérobé la statue d’Athéna après avoir tué plusieurs des ennemis qui entendaient la défendre. Une scholie à Démosthène raconte même qu’après avoir ramené de Troie le Palladion enlevé par Diomède et ses compagnons argiens, Démophon l’Athénien aurait apporté la statue vers la mer pour l’y purifier du sang versé à l’occasion de la rapine. Lu dans une perspective étiologique, ce récit pourrait également rendre compte de l’institution du tribunal dit « au Palladion », avec les crimes de sang dont il devait connaître à l’instar de l’Aréopage(425).

Quoi qu’il en soit de l’identification du bain rituel du Palladion d’Athènes au Phalère avec le lavage de la statue d’Athéna consacrée dans l’Érechthéion, les statues de nombreuses divinités féminines, vierges ou épouses, étaient l’objet dans de nombreuses cités de pratiques analogues. Que l’on réfère le lavage et le bain cultuels à un rituel de purification en relation avec la virginité de la divinité concernée ou au contraire à une pratique de renouvellement de la puissance de fécondité d’une divinité protégeant le mariage, la fonction particulière d’un geste rituel aussi répandu ne peut être définie que dans le double contexte de la figure de la déesse honorée avec ses fonctions et du culte qui lui est rendu.

Versions du « mythe » de Tirésias

En l’absence d’attestations dans d’autres documents et en raison de l’extrême diffusion des parallèles offerts par d’autres cités, le rite argien du bain de Pallas tel que Callimaque le met en discours hymnique ne renvoie en définitive qu’à lui-même. Recevra-t-il dès lors un éclairage plus précis de la légende thébaine que raconte le poète afin de conférer à ce culte argien une dimension étiologique ? Ici encore il convient de passer par l’extérieur du poème pour parcourir les différentes versions du « mythe » de Tirésias à la disposition d’un Callimaque toujours à la recherche de la curiosité exclusive.

Désormais l’analyse structurale tendant à classer en versions et en variantes de ces versions le corpus des récits centrés sur un acteur constant a atteint des limites qu’elle ne peut plus cacher. En limitant l’investigation sémantique des récits, réduits à des textes écrits, au dessin d’une séquence de « thèmes », d’« éléments » ou de « fonctions » communs ou divergents (avec les éventuelles oppositions binaires qui leur seraient sous-jacentes), l’approche structurale s’est révélée incapable de rendre compte des procédures de la mise en discours. Par conséquent elle reste insensible aux relations complexes que la fiction narrative, dans sa configuration variant à chaque nouvel acte de narration, entretient avec le monde dont elle provient et sur lequel elle agit ; et elle ignore les formes poétiques qui réalisent ces récits et qui en assurent la pragmatique avec ses effets esthétiques, affectifs et socio-culturels. En revanche, elle a prouvé sa fécondité opératoire dans le processus de classement qui fonde toute démarche analytique. Avec une étude s’inspirant précisément des principes d’une analyse structurale qui procède par confrontation, comparaison, contraste et détermination de traits distinctifs, l’effort classificatoire contemporain tend à réduire les très nombreux récits mettant en scène la figure du devin Tirésias et sa biographie en trois catégories ou « versions »(426).

Dans la première de ces versions, qui pour nous remonte à la Mélampodie attribuée à Hésiode, Tirésias de Thèbes, ayant blessé des serpents qu’il surprit dans les montagnes d’Arcadie en train de copuler, fut métamorphosé en femme. Après s’être uni sous cette forme nouvelle à un homme et — ajoutent certaines variantes — en suivant le conseil formulé par l’oracle d’Apollon, il se tourna vers les mêmes serpents pour retrouver son statut primitif. À la suite de cette expérience de travestisme, Tirésias fut appelé pour arbitrer la querelle opposant Zeus à son épouse Héra à propos de la jouissance éprouvée respectivement par l’homme et la femme dans leurs rapports sexuels. Interrogé, Tirésias le mortel prétendit que la femme ressentait un plaisir sexuel de neuf fois supérieur à celui de l’homme. Cette réponse provoqua la colère d’Héra qui aveugla le héros thébain. Pour compenser la peine infligée, Zeus lui offrit le don de divination ; il y ajouta une vie qui, d’une durée de sept générations, rapprochait le nouveau devin de la condition divine(427).

Si l’on a adopté pour présenter cette première version de l’aveuglement légendaire de Tirésias les procédures du résumé chères à la mythographie antique, c’est que ce récit ne nous est connu, si ce n’est chez Ovide, que par des textes tardifs qui réduisent le récit « mythique » à son intrigue. Il en va de même de ce que l’on peut appeler la troisième version du « mythe » de Tirésias : résumé à la Apollodore recueilli par le savant évêque de Thessalonique Eustathe dans son commentaire à l’Odyssée ; récit attribué à un certain Sostratos qu’on a voulu identifier avec le polygraphe Sostratos de Nysa, auteur au Ier siècle av. J.-C. d’un Recueil d’histoire mythique (Muthikês historías sunagogé). L’incertitude même de cette attribution porte à voir dans cette version une création tardive, mais non moins significative(428). Le récit, qui aurait son origine dans un poème élégiaque hellénistique, racontait donc que Tirésias fut d’abord une très jeune fille qui suscita le désir d’Apollon. Quand le dieu, en échange de ses faveurs, lui eut enseigné la musique, l’enfant devenue adulte se refusa à lui ; Apollon métamorphosa la jeune femme en homme pour qu’à son tour elle puisse ressentir les effets du pouvoir d’Éros. À partir de cette première métamorphose et après avoir été l’arbitre de la querelle opposant Zeus à Héra à propos de la jouissance sexuelle, Tirésias ne subit pas moins de six passages d’un sexe à l’autre. Tout en assumant dans chaque cas une fonction étiologique, chacune de ces métamorphoses transsexuelles se révèle attachée à l’une des transitions d’une étape à l’autre de la vie de la jeune fille devenue devin, depuis son enfance jusqu’à l’âge de la vieillesse.

Sans doute l’accumulation autour de la seule figure ambivalente de Tirésias de transformations transsexuelles d’ordinaire attribuées à différents héros éveille-t-elle à raison le soupçon à l’égard de cette troisième version. Il n’en reste pas moins que Callimaque a repris quant à lui, dans un poème hélas inconnu, la première version du récit de Tirésias, une version qui semble remonter au moins à Hésiode. Le poète alexandrin ne semble avoir été nullement gêné par la différence essentielle qui sépare ce récit peut-être hésiodique de la deuxième version, qui est celle mise en scène dans l’Hymne pour le bain de Pallas. En effet la version racontée par Callimaque dans l’hymne qu’il consacre à Athéna reconduit l’aveuglement de Tirésias et son don divinatoire non pas à la querelle entre Zeus et Héra avec le travestisme qui a permis son arbitrage, mais à la colère d’Athéna, surprise nue au bain. Nos textes font remonter cette version du récit à l’historiographe classique Phérécyde d’Athènes, et la Bibliothèque attribuée à Apollodore oppose explicitement ce récit à la version qui trouverait son origine dans la Mélampodie d’Hésiode(429).

Présentant les Labdacides et plus généralement les descendants de Cadmos comme les destinataires explicites des prophéties de Tirésias (vers 125-126), le récit de Callimaque insiste sur le caractère spécifiquement béotien de la version choisie dans l’hymne. Cette version situe de plus l’action de la légende sur l’Hélicon alors qu’à une exception près, les variantes de la première version placent sur le Mont Cylléné d’Arcadie la transgression du futur devin. Mais toutes deux font de Tirésias le fils d’Euérès (vers 81), et Euérès n’est autre, lui-même, que le fils d’Oudaios, l’un des cinq Spartes ayant survécu au massacre des guerriers nés des dents du dragon et surgis du sol de Thèbes ; lui-même fut tué par Cadmos, le héros fondateur de la cité de Béotie(430).

Cet aperçu sur l’origine de l’histoire de Thèbes nous invite à revenir désormais à l’ensemble du poème de Callimaque puisque, de la version thébaine comme du rite argien, il est le premier à nous fournir une mise en discours active.

FICTIONS POÉTIQUES ALEXANDRINES

La version singulière de l’épisode central de la biographie du devin thébain Tirésias telle que la narre Callimaque est donc portée, comme c’est en général le cas en Grèce antique, par une forme poétique définie.

Précisément à l’époque hellénistique, de par la nécessité éditoriale de classer en différentes catégories poétiques l’œuvre des grands poètes de la tradition, l’hymne, comme d’autres formes poétiques, devient un genre au sens quasi littéraire du terme. Comme tout genre, cette catégorie poétique se présente comme une constellation de règles discursives et extra-discursives qui ne font pas forcément l’objet d’une codification explicite. Platon a vraisemblablement été le premier à utiliser le terme húmnos, qui se référait à l’origine à toute espèce de chant, dans un sens précis. Ce terme désigne chez lui les poèmes d’éloge qui, doublés d’une prière, sont adressés à une divinité. Reprenant dans une perspective structurale cette définition relative à la fois à l’énonciation, à la fonction et au contenu de l’hymne grec pour la préciser, des études récentes ont porté l’attention essentiellement sur le recueil des poèmes épiques particuliers que sont les Hymnes homériques(431). Il est alors apparu que ces compositions partagent avec la prière une structure commune, une structure qui, du point de vue extra-discursif, les destine à des circonstances cultuelles précises.

Ainsi la plupart des hymnes présentent une première partie d’invocatio où la divinité est appelée par son nom et une série de qualifications qui en définissent champs et modes d’intervention. Davantage narratifs et rédigés en diction épique, les Hymnes homériques, souvent inspirés par les Muses, se limitent à évoquer la figure divine qui fait ensuite l’objet de l’éloge de l’aède ou du rhapsode (evocatio).

Puis, par un pronom relatif dit « hymnique », est introduit un développement descriptif et / ou narratif qui peut être, dans les Hymnes homériques, l’objet d’extensions considérables (epica pars). Dans cette partie descriptivo-narrative, la voix individuelle ou chorale qui chante l’hymne tend à définir une fonction particulière de la divinité évoquée, en relation avec son domaine d’exercice. S’inscrivant dans les modes et le champ d’intervention du dieu objet de l’éloge hymnique, ce trait singulier est souvent présenté de manière narrative ; dans une perspective d’emblée étiologique, le poète choisit volontiers dans la biographie du dieu l’épisode mettant en scène l’attribution de cette qualité distinctive et de la fonction correspondante. La louange hymnique passe donc souvent par un récit explicatif qui narre comment un « honneur » (tíme) singulier est échu à la divinité chantée et comment elle a exercé pour la première fois la fonction nouvelle dont la vie cultuelle assurera la pérennité et l’efficacité.

Trait distinctif du dieu évoqué, cette tíme coïncide donc souvent avec la qualité divine que le chanteur ou le groupe choral sollicite dans la troisième et dernière partie de l’hymne : prière à proprement parler où, dans une adresse directe, on appelle l’intervention de la divinité, sinon son épiphanie (preces). En échange, le dieu est invité à se réjouir de l’offrande que représente l’exécution de l’hymne lui-même. Dans l’établissement d’un contrat de réciprocité selon le principe du do ut des, l’hymne d’éloge devient prière ; offrande musicale, il devient acte de culte(432).

C’est précisément en tant qu’acte de culte que la forme hymnique grecque, au-delà d’une structure commune, d’un contenu théologique partagé et d’une diction qui est apparentée à la diction homérique, peut être adaptée à différentes circonstances d’énonciation rituelle. La réalisation cultuelle de l’hymne se marque essentiellement dans trois dimensions formelles : dans la couleur dialectale qui peut référer le poème à un espace politique précis ; dans le rythme métrique qui renvoie à un type particulier d’exécution chantée et dansée ; dans le cadre énonciatif qui façonne une relation rituelle singulière avec une divinité particulière. On passe ainsi des Hymnes homériques, avec le dialecte et le rythme homériques assortis d’une structure énonciative qui en font les proèmes rituels à des récitations de poèmes épiques, aux hymnes dits « épigraphiques » que leur forme dialectale, rythmique et énonciative identifie souvent à des genres cultuels choraux tels le péan ou le prosodion ; ces chants de culte sont en général l’objet d’une seconde consécration rituelle par l’inscription et l’exposition de leur texte dans un sanctuaire. Sans oublier les hymnes d’une Sappho ou d’un Pindare démontrant qu’en Grèce archaïque et classique la création poétique est indissociable de la « performance » rituelle(433).

Ce sont ces variations possibles de la forme hymnique, entre composition anonyme et affirmation de l’autorité d’un poète, que va exploiter Callimaque pour créer en quelque sorte un genre nouveau — l’hymne « mimétique ».

Variations hymniques

Muse harmonieuse, fille du grand Zeus,

chante-moi la Mère de tous les dieux et de tous les hommes,

elle qui prend plaisir au son des crotales et des tambourins,

au gémissement des flûtes, aux cris des loups et des lions

aux yeux brillants,

aux échos dans les montagnes et les vallons boisés.

Ainsi, toi aussi, réjouis-toi avec toutes les déesses de mon

chant.

Hymne homérique 14

(trad. Jean Humbert)

Comme d’autres chants inclus dans la collection des Hymnes homériques dans leur version la plus brève, ce poème traditionnel en diction homérique présente la structure tripartite qui caractérise cette forme poétique : evocatio, epica laus, preces(434). Par l’intermédiaire d’une adresse à la Muse, le locuteur évoque la Mère des dieux. En introduisant l’action de la déesse par un relatif hymnique, il décrit le plaisir qu’elle prend aux sons d’une nature, d’animaux et d’instruments de musique définissant le domaine du sauvage. Enfin, en relation avec cette qualité d’écoute, postulée chez la divinité et s’appliquant à un domaine bien délimité, le locuteur s’adresse directement à la déesse pour lui demander de se réjouir de son propre chant : offrande musicale.

Evocatio et appels mimétiques

En dépit d’une couleur dialectale bien différente de celle attachée à la diction épique et malgré le rythme élégiaque adopté, l’hymne de Callimaque reprend la même structure d’ensemble. Mais il présente des variations tout à fait significatives, en particulier dans la première partie de la composition, celle de l’evocatio. Certes, on retrouve dans les premiers vers du poème de Callimaque la relation entre les trois personnes grammaticales qui marque les préludes des Hymnes homériques, avec les trois figures qui occupent ces positions « actantielles » : un groupe de jeunes chanteuses invoquées à la deuxième personne (en tant qu’interlocuteur ou narrataire), le locuteur et narrateur présent qui assume le je, et, à la troisième personne, la déesse objet de l’éloge hymnique — tel est le « casting » énonciatif de l’hymne de Callimaque.

À la place des Muses, ce sont donc des jeunes Argiennes qui sont invoquées non pas pour entonner le chant assumé par le poète, mais pour accomplir le rite du bain de Pallas. Au lieu de chanter, le je est à l’écoute des hennissements des juments sacrées annonçant l’arrivée de la déesse. Et la déesse, évoquée à la troisième personne, est décrite non pas par l’une de ses épiclèses qualifiantes, mais dans son action : on évoque précisément son épiphanie, toute prochaine (vers 1-4). Le locuteur et narrateur apparaît dès lors non pas dans la fonction habituelle de l’aède qui s’apprête à chanter la déesse, mais comme une sorte de maître de cérémonie qui donne aux jeunes baigneuses indications et ordres pour accomplir le rituel visant à faire apparaître Pallas. Dans un poème mélique archaïque, ce je poétique assumerait la position du chorège.

Les écarts vis-à-vis de la forme d’evocatio propre aux Hymnes homériques pourraient éventuellement renvoyer à la tournure initiale qui caractérise l’hymne dit « clétique » : hymne d’appel à une divinité pour provoquer son épiphanie, hymne dont la forme se confond souvent, dans l’invocation directe du dieu, avec celle de la prière(435). Par ailleurs, l’adresse directe aux exécutants du poème rappelle la forme qu’assume l’exorde des nombreux textes hymniques de culte consacrés dans un temple et transmis sous forme épigraphique(436). L’évocation de la divinité à la troisième personne dans la partie initiale de la composition de Callimaque interdit pourtant le premier rapprochement alors que la présence forte du je rend difficile le second.

Dans le poème alexandrin, il s’agit de présenter au regard d’un lecteur les gestes du rituel que le public d’un chant « en performance » voyait se dérouler sous ses yeux. Devenu « voix insubstantielle », le locuteur et poète recompose le déroulement d’un rituel qui n’était plus réellement accompli. Si, en tant que je, il assume bien la position du chorège d’un poème mélique, en tant qu’homme il ne saurait participer à un rite explicitement réservé à des jeunes filles ! Du chant de culte ou de proème rituel à une récitation épique à l’occasion d’une festivité, la composition hymnique devient un hymne « mimétique », comme de nombreux lecteurs modernes de Callimaque l’ont montré et répété(437). Du poème à dimension pragmatique forte on est entraîné dans un scénario énonciatif fictionnel, sinon fictif.

Insertions étiologiques

Même détournée au profit d’un appel mimétique aux jeunes laveuses destinées à accomplir le bain rituel de la statue de Pallas, la première partie du poème de Callimaque, en tant qu’evocatio / invocatio, devrait déboucher immédiatement sur la partie descriptive et narrative de l’hymne — la pars epica. C’est en tout cas l’attente d’un lecteur qui a fréquenté les plus longs parmi les Hymnes homériques. Or, dans le chant de Callimaque, les adresses se prolongent jusqu’au vers 55, couvrant plus d’un tiers de toute la composition. Cette longue partie introductive, dont on a analysé la structure énonciative d’ensemble, est néanmoins entrecoupée d’intermèdes narratifs dont l’énonciation est typiquement marquée par l’usage exclusif de la troisième personne et des temps du passé. Mais, à nouveau contrairement à l’horizon d’attente du lecteur des Hymnes homériques, ces brèves parties narratives, au lieu d’être introduites par l’habituel pronom relatif « hymnique », sont initiées par un marqueur temporel : non pas « je commence à chanter Pallas Athéna, la protectrice de la cité, la terrible déesse qui, avec Arès, aime les actions guerrières », ni « dis-moi, Muse, les œuvres d’Aphrodite couverte d’or, la déesse de Chypre, qui suscite auprès des dieux le doux désir d’amour », mais « hâtez-vous maintenant, hâtez-vous, blondes filles de Pélasgos ; jamais (oú poka, vers 5) Athéna n’a lavé ses bras puissants avant d’avoir écarté la poussière du flanc de ses chevaux ; jamais, même lorsque (oud’ hóka, vers 7) […] elle retourna du combat contre les Fils de la Terre sans loi »(438).

En décrivant la manière dont la déesse, à son retour du combat mené contre les Géants, l’armure couverte de boue, lave d’abord le flanc de ses chevaux, cette brève partie narrative ne rend compte d’aucune qualité spécifique de la déesse — sinon dans une allusion générale à sa fonction guerrière ou dans une référence tout à fait indirecte, par la qualification de la bouche de ses chevaux rongeant leur frein, à l’intelligence artisane de la déesse maîtresse du mors. Quant à la relation étiologique qui pourrait faire de ce bain des chevaux d’Athéna, au retour du combat contre les Géants, l’épisode « mythique » fondant le rituel du bain de Pallas tout juste évoqué par la dénomination des jeunes baigneuses, elle est tout à fait imprécise. Si le lavage des chevaux de la déesse aux eaux du fleuve Océan est bien compris comme une « toute première fois » (polù prátiston, vers 9), ce geste n’est jamais repris dans l’évocation de la scène cultuelle où l’on ne fait que mentionner les cavales de la déesse sur le point d’apparaître (vers 2) ; et les ablutions de la déesse elle-même sont présentées de manière négative(439). Dans ces conditions, l’explication étiologique attendue se révèle être pour le moins floue.

Même quand, dans la seconde adresse aux jeunes Argiennes filles des Achéens, le rapport entre le geste rituel et l’épisode narratif qui pourrait le justifier est plus explicite, la relation étiologique continue à être formulée de manière négative ; ou plus exactement la forme énonciative choisie est celle du preambulum, qui nie pour mieux affirmer. Pour le bain rituel de Pallas, les Achéennes d’Argos, dans un appel typiquement cérémoniel, sont invitées à n’apporter ni parfums, ni alabastres, ni miroir pour le rituel ; car le spectacle de beauté offert par la déesse suffit. De même (oud’ hóka, vers 18), dans les préparatifs du concours de beauté qui sur le Mont Ida offrait les trois déesses au choix de Pâris, le miroir fut-il réservé à Aphrodite. Dans un jeu intertextuel extrêmement subtil avec l’Épithalame à Hélène de Théocrite, Athéna est au contraire présentée sous les traits de l’athlète modèle que représentent les frères de la Lacédémonienne Hélène, Castor et Pollux. Au corps de la jeune fille s’exerçant à la course, tout de même délicatement marqué par la rougeur des premiers émois, ne convient que l’huile de l’onction athlétique ; l’huile tirée de ces olives que protège Athéna elle-même, cela va sans dire(440).

La relation étiologique peut être désormais explicitée. Maintenant également, dans le temps du rituel (kaì nûn, vers 29), les jeunes Argiennes sont invitées à apporter l’huile dont s’oignent (khríetai, au présent !, vers 30) Castor ou Héraclès. Fort subtilement, ces jeunes filles (ô kôrai, vers 27) sont l’objet d’une première adresse de la part du locuteur et narrateur déjà à la fin de ce bref développement narratif, interne à la première partie du poème. En ce point et en complément avec l’aspect athlétique du corps de la déesse implicitement dénudée, on évoque d’Athéna la beauté marquée par le désir érotique que symbolisent rose et grenade : manière indirecte de décrire la tendre beauté des baigneuses dans la fleur de l’âge. De même, dans le retour au présent de l’exécution (mimétique) du poème, on demande aux jeunes exécutantes d’apporter le peigne qui permettra à Athéna une coiffure qui semblait l’apanage d’Aphrodite, sinon d’Héra, si l’on songe à la scène iliadique de séduction de Zeus que ce passage délicatement parodie(441). Si le développement narratif met en valeur les qualités athlétiques d’Athéna en contraste avec les atours de la séduction dont se pare Aphrodite, le retour à l’accomplissement du rituel détourne la beauté masculine de la déesse vierge pour la parer des charmes d’une fleur de la jeunesse qui est également celle des baigneuses de sa statue.

Formes performatives et distances énonciatives

C’est ce moment de fine allusion à la grâce d’une déesse vierge au retour d’un premier combat militaire, puis d’un culte athlétique, que Callimaque choisit pour créer la surprise énonciative relevée désormais par de nombreux interprètes modernes du poète alexandrin. Après cette double incursion étiologique et par un renversement dans les positions actantielles attesté également dans certains hymnes de culte, le locuteur ne s’adresse plus aux jeunes baigneuses, mais directement à Athéna ; désormais explicitement désignées dans leur statut de vierges (parthenikaí, paîdes, vers 34), les descendantes d’Arestôr, le beau-fils d’Inachos et le père d’Argos, sont mises à la distance énonciative qu’implique la troisième personne. C’est donc Athéna qui domine le second développement de cette longue partie d’evocatio et désormais d’invocatio hymnique : Athéna est appelée au début, au centre et au terme de ce mouvement d’invocation, par un triple éxithi (vers 33, 43 et 55) : « viens » (après avoir quitté le lieu où tu te trouves). Cet appel reprend — on l’a signalé — le double éxite (vers 1-2, cf. vers 13) adressé aux jeunes baigneuses d’Argos tout en articulant ce mouvement discursif en une double structure annulaire. À ce triple appel correspond, à la fin du poème, la venue « réelle » (érkhet’… atrekés, vers 137) de la déesse. Le poème nous invite par conséquent à assister à son épiphanie(442).

Dans le premier « cercle » qui articule ce développement invocatoire est mentionné le mystérieux transfert rituel du bouclier de Diomède. Attestée comme on l’a dit dans ce seul texte de Callimaque, cette nouvelle indication sur le déroulement du rituel est à nouveau assortie d’une incursion narrative. Celle-ci établit une double relation étiologique : en référant le port du bouclier héroïque à la fuite du prêtre argien d’Athéna avec le Palladion dans les replis du Mont Créion, et en expliquant ainsi la dénomination des Roches dites « Pallatides ». Étrange aítion, introduit par un relatif hymnique se référant non pas à Athéna, mais à son prêtre (hós poka, vers 38), dans une narration incluant constamment la déesse à la deuxième personne (teín, vers 37 ; teòn hiròn ágalma, vers 39 ; sè dè daîmon, vers 41) ; étrange aítion pour un geste rituel — il faut le rappeler — attesté dans ce seul texte de Callimaque : son accomplissement spatial ne présente aucune homologie avec la fuite d’Eumédès, lui aussi un héros inconnu par ailleurs(443). L’allusion narrative et étiologique au bouclier de Diomède permet de revêtir Athéna de ses armes ; la déesse apparaît dans cette première adresse directe à nouveau comme la déesse qui prend plaisir au choc des boucliers et des sabots des chevaux. Mais comme dans le double appel adressé précédemment aux baigneuses argiennes, un doute plane sur l’objet de l’épiphanie à venir(444) : Pallas, et donc le Palladion (vers 1), ou la déesse elle-même (ha theós, vers 3) ? la statue d’Athéna (ágalma, vers 39) ou Athéna en personne (daîmon, vers 41 ; voir aussi vers 33 et 43) ?

Tout en fermant le premier cercle, l’appel à Athéna sous forme de refrain ouvre le second qui réserve lui aussi une surprise énonciative remarquable. Si cette seconde structure cyclique se clôt bien sur une troisième invite à la déesse à « sortir » (sù mèn éxithi, vers 55), il contient en lui-même une série d’appels secondaires impliquant un nouveau changement dans la position de l’interlocuteur : ni Athéna, ni ses baigneuses, mais les hydrophores, et rapidement toute la communauté d’Argos. En ce jour de célébration rituelle (sámeron, vers 45 et 47), elle est invitée, en même temps que les servantes porteuses d’eau, à éviter l’Inachos pour se diriger vers l’eau des sources qui ont fait la célébrité de la cité et de sa tradition légendaire(445). La raison immédiate de cette nouvelle prescription cultuelle n’est apparemment plus à chercher dans le passé, mais dans le présent : il s’agit d’éviter que les hommes d’Argos, désignés par leur ancêtre commun Pélasgos, n’aperçoivent subrepticement la déesse souveraine au bain, dans sa nudité. À elle seule l’assertion répétée et déjà relevée du caractère involontaire qu’assume le spectacle d’Athéna au bain (ouk ethélon ídei, vers 53, 78 et 113) montre que l’étiologie à proprement parler de cette ultime indication rituelle doit désormais être trouvée dans la seconde partie du poème — dans la pars epica qui raconte la légende de l’aveuglement de Tirésias.

La transition entre cette longue première partie d’évocation puis d’invocation, consacrée au rituel, et la deuxième partie, narrative, du poème est d’une habileté étourdissante. Cette nouvelle énonciation d’une prescription rituelle sous la forme d’un interdit permet au narrateur et locuteur non seulement de focaliser ses adresses et donc l’attention du lecteur sur des citoyens qui doivent rester extérieurs au rite, mais aussi de prendre lui-même une certaine distance par rapport à l’action rituelle décrite. Ce sentiment est renforcé par le triple usage de la forme oísete, « vous porterez » (vers 17, 31 et 48), dans l’adresse aux baigneuses de Pallas, puis, dans un habile glissement, aux porteuses d’eau : non pas une forme de l’impératif, mais un emploi de l’indicatif futur auquel on se gardera d’attribuer la valeur auto-référentielle et performative que ce type de forme acquiert volontiers dans le contexte du chant cultuel(446). Ce n’est pas celle ou celui qui chante le poème qui va accomplir le rite, mais les jeunes Argiennes auxquelles le locuteur doit rester extérieur, ne serait-ce que par son sexe et l’interdit qui le frappe dans le cas du bain rituel du Palladion. Cette distance énonciative effective ne fait que renforcer la distance d’une description entièrement mimétique.

En revanche, face à l’ultime appel direct à Athéna qui clôt en structure annulaire à la fois l’ensemble de la partie d’invocatio et le développement consacré spécifiquement à la déesse, la persona cantans procède à une auto-affirmation inhabituelle dans un hymne. En contraste avec la forme tù mèn éxithi (vers 55, en écho aux vers 2, 13, 33 et 43), l’egó du poète apparaît comme le sujet d’une forme verbale pleinement performative : eréo, « je vais raconter » (vers 56). Tout en gardant l’illusion mimétique puisque son récit « performatif » (mûthos, vers 56) sera adressé aux jeunes baigneuses qu’il a présentées au regard du lecteur (taîsde, vers 56 ; forme reprise par l’adresse paîdes au vers 57, au début du récit lui-même), le poète annonce l’action verbale dans laquelle il va s’engager dès le prochain vers : la narration, à la troisième personne et au passé, de la légende du Thébain Tirésias(447).

Mais, dans le plus pur goût alexandrin, l’auto-référence performative de l’acte de parole est immédiatement assortie d’une nuance : l’affirmation de l’autorité de la parole du narrateur quand il s’agit de raconter n’est pas entière puisque, comme chez un Hérodote, le récit est celui raconté par d’autres : « le récit n’est pas mien, mais il est autre » (mûthos ouk emós, all’ hetéron, vers 56) ; non pas « je vais dire », mais « je vais raconter ce que d’autres rapportent »(448). Le maître de cérémonie devient désormais un maître du récit ; un maître du récit dont la voix n’est plus inspirée par les Muses, comme c’était le cas de ses collègues de l’époque archaïque, mais qui se réfère à un « ailleurs » autorial pour le moins imprécis… Hérodote, en premier historiographe, nous avait déjà initiés, à l’occasion d’un chapitre précédent, à ces références autoriales formulées en termes très généraux : « on raconte que », « les lógioi des Perses disent que », « tel est le lógos de ». On y reviendra en conclusion à ce chapitre.

Voix poétiques et prophétiques

Mais il est nécessaire de revenir au « mythe ». Peut-être est-ce précisément la référence à une source autoriale externe qui laisse au locuteur et narrateur la liberté d’une conduite du récit tout à fait singulière. La mise en discours à laquelle est soumise l’intrigue de la version remontant sans doute à Phérécyde d’Athènes donne au récit thébain de Tirésias une tournure qui se démarque fortement de quelques-unes des conventions de la narration grecque traditionnelle. À cet égard, on sera attentif à trois phénomènes sémio-narratifs particuliers.

Espaces des Muses

Pour commencer, la narration met en place, tel un récit de Balzac, le décor de l’action à venir. Dès le premier vers et avant même que la nature de la relation entre Athéna et la nymphe Chariclô ne soit précisée, Thèbes la capitale de la Béotie, puis, en direction de l’ouest, l’antique cité de Thespies, le bourg de Haliartos et finalement la cité de Corônéia avec sa rivière, le Couralios, toutes deux déjà chantées par le poète Alcée — tels sont les lieux de Béotie, proche de Thèbes, vers lesquels en alternance la déesse vierge lançait, en un passé indéterminé (poka, vers 57), son attelage. Tous des hauts lieux du culte rendu à Athéna en Béotie — a-t-on généralement affirmé. Mais en adoptant cette perspective, un ancien aurait sans doute ajouté Alalcoménai (non loin de Corônéia) avec son culte connu dès l’Iliade, et un archéologue moderne aurait probablement fait figurer Tanagra dans cette liste des cités ayant consacré à Athéna sanctuaire et culte. De fait, dans l’état actuel de nos connaissances, seules Thèbes, avec son culte rendu à Athéna Onca et célébré par Eschyle, et Corônéia, avec le complexe cultuel consacré à Athéna Itônia et mentionné aussi bien par Alcée que par Bacchylide, méritent de passer pour des cités particulièrement attachées aux honneurs dédiés à Athéna(449).

En revanche Thespies, Haliartos et Corônéia, comme le remarquait déjà Strabon pour cette dernière, se trouvent toutes trois au pied de l’Hélicon(450) ; et c’est précisément vers l’Hélicon que se dirige l’attelage d’Athéna quand de l’action répétée (pollákis, vers 65) le récit de Callimaque nous fait passer à l’action unique qui en constitue l’intrigue ; celle-ci se déroule elle aussi dans le même temps passé indéterminé du « il était une fois » (poka au vers 70, reprenant le poka du vers 57 au tout début du récit). Encore tout jeune garçon, Tirésias s’adonnait comme tous les adolescents grecs à la chasse dans les replis boisés de l’Hélicon quand il surprit, sans le vouloir (ouk ethélon, vers 78), la déesse auprès de la source Hippocrène ; au passage Callimaque, par le procédé de la tmèse, donne l’évidente étymologie (híppo epì kránai, vers 71).

Or, située près du sommet de l’Hélicon et identifiée avec l’actuelle source de l’Eau fraîche (Kriopigádi), l’Hippocrène est l’une des sources mentionnées par Hésiode quand, au début du prélude de la Théogonie, il évoque les Muses : elles lavent leur tendre corps à l’eau pure des ruisseaux de la divine montagne avant de former des danses chorales éveillant le désir et de chanter les dieux immortels(451). Et faut-il rappeler que c’est auprès de la source Hippocrène, jaillie d’un coup du sabot du cheval divin de Bellérophon, que Pausanias vit la copie des Travaux et les Jours, gravée sur une tablette de plomb et consacrée en cet endroit hanté par les Muses ? On sait par ailleurs qu’en correspondance avec la scène de l’inspiration par les Muses du jeune Hésiode paissant ses agneaux au pied de l’Hélicon, l’ensemble de la montagne sainte appartenait aux filles de Mnémosyné. Du premier sacrifice dédié aux Muses par les fondateurs légendaires d’Ascra, la patrie d’Hésiode, au festival organisé en leur honneur par la cité de Thespies, du sanctuaire où étaient honorées les Muses aux statues des poètes légendaires qui y étaient vénérés tel Hésiode, au sein du célèbre Val des Muses, l’ensemble de la montagne de Béotie était consacré au culte des divinités de l’inspiration poétique(452).

Ainsi, dans la version de la légende béotienne retravaillée par le poète Callimaque pour l’insérer dans son hymne au bain argien de Pallas, Athéna lave son corps de vierge, dont on ne mentionne plus les qualités athlétiques et masculines, à la source même où se purifiaient les neuf jeunes Muses avant de danser et d’inspirer les aèdes tel Hésiode d’Ascra.

Mais par la bouche d’Athéna, la mise en discours choisie par Callimaque implique l’insertion d’une seconde légende qui se présente ainsi comme un récit dans le récit. Pour tenter de consoler sa compagne Chariclô de l’aveuglement de son fils, Athéna, après avoir évoqué le caractère inéluctable du fil de la vie mortelle tiré par les Moires, s’appuie sur la légende d’Actéon. Fils unique d’Aristée et d’Autonoé, elle-même la fille du fondateur de Thèbes Cadmos, Actéon est un autre jeune chasseur thébain ; il est aussi l’involontaire victime (ouk ethélon, vers 113, en écho avec les vers 52 et 78) d’avoir vu une déesse vierge au bain. Mais pour Actéon l’aveuglement eût été une bénédiction en comparaison du destin qui l’attendait. Fils d’un héros pâtre et chasseur compagnon inséparable d’Artémis la chasseresse, le jeune homme d’ascendance cadméenne connaîtra, tel Hippolyte, la mort à laquelle sont destinés dans la légende les jeunes gens qui, soit par refus, soit par excès, enfreignent la loi du mariage. Dévoré par ses propres chiens de chasse, Actéon sera la victime des animaux symbolisant le domaine même où se déploient ses amours par trop exclusives et assurément hors de propos(453). Prétendant épouser sa tante Sémélé, l’aimée de Zeus, ou se vantant, selon les versions les plus anciennes de la légende, d’être un chasseur plus adroit qu’Artémis elle-même, Actéon connaît donc la destinée tragique de ces héros adolescents qui ne parviennent pas à respecter les règles du passage à l’âge adulte et qui payent de leur vie leur acte d’hybris.

La légende telle qu’on la trouve reformulée dans le poème de Callimaque a connu une fortune si grande que, par la suite, elle semble avoir effacé les versions pour nous plus anciennes. On s’est dès lors demandé, avec raison, si la légende des ablutions thébaines d’Artémis n’était pas de l’invention du poète alexandrin, soucieux de justifier par ce moyen narratif sa version singulière du bain d’Athéna Pallas. En effet seul le bain rituel, et non pas légendaire, de la statue de la déesse chasseresse est bien attesté. Mais on a aussi émis l’hypothèse que l’étrange version du mythe de Tirésias racontée par Callimaque, avec son Athéna assimilée à une nymphe, avait à son tour été l’objet d’une reformulation à partir de la légende d’Actéon(454) ! Quoi qu’il en soit, le récit mis en abyme par Callimaque pour la mettre au service de l’argumentation que développe Athéna face à Chariclô éplorée nous transporte implicitement de l’Hélicon sur le Cithéron. À l’écart de l’espace politique de la cité et du domaine cultivé de la chôra, ces deux montagnes se trouvent aux marges du territoire de la Béotie. Mais en contraste avec le mont habité par les Muses où a lieu l’initiation d’Hésiode, de berger métamorphosé en aède, la grande montagne de Béotie offre dans la représentation grecque le caractère de sauvagerie qui convient à l’exposition, puis à l’exil d’Œdipe ou aux danses orgiaques des Bacchantes animées par Dionysos et par conséquent aux chasses en compagnie d’Artémis(455). La surprise, Callimaque la réserve à son lecteur en transportant sur un mont marqué par le culte rendu aux divinités de la poésie une chasse et un bain que la légende situe d’habitude en des régions qui ne sont pas touchées par la civilisation des hommes.

Rôles sociaux d’adolescents

On l’a compris, Athéna n’est pas seule à procéder, dans les eaux fraîches jaillissant de la source Hippocrène héliconienne, aux ablutions purificatrices familières aux Muses de Béotie. Elle est accompagnée de Chariclô, la mère de Tirésias, mais aussi la plus chère parmi ses compagnes. Dès les premiers vers de la narration, les termes du paradoxe sont donnés. La compagne d’Athéna est une nymphe (númpha, vers 57). C’est dire que pour la légende, et contrairement à la pratique sociale où ce terme désigne le statut très particulier de la jeune épouse avant la naissance de son premier enfant, Chariclô est une jeune fille susceptible d’inspirer par la fleur de sa tendre beauté le désir des hommes et des dieux(456). De plus, la nymphe partage avec Athéna l’une de ces relations d’amour fiduciaire (phílato, vers 58) qui, à l’époque préclassique, unissait un adolescent et un jeune adulte, souvent du même sexe, et qui était doublée d’un rapport érotique en général asymétrique. Chariclô est ainsi engagée vis-à-vis d’Athéna dans un rapport de « compagnonnage » rappelant celui qui attachait Sappho à ses « élèves » et souligné par le quadruple emploi du terme hetaíra (vers 58 et 69 en structure annulaire ; vers 95 et 119) tout au long du récit(457). Mais en même temps la très jeune femme est la mère d’un fils (matéra Teiresíao, vers 59), à son tour représenté en adolescent. C’est en tant que mère qu’elle en pleure la disparition face à la déesse vierge qui s’adresse à elle en la traitant comme une femme adulte (dîa guné, vers 103). De manière fort ambiguë, Chariclô est d’ailleurs introduite dans le dialogue avec la divinité en tant que númpha (vers 85), avec une implication sémantique proche du sens de « jeune mariée » qu’assume en général ce terme dans son emploi social.

La légende de Tirésias telle qu’elle est reformulée par Callimaque est donc traversée par une double isotopie que l’on retrouve dans le récit enchâssé racontant le destin exemplaire d’Actéon. La ligne sémantique de l’adolescence non seulement présente comme des jeunes personnes s’ébattant dans un paysage de montagne la nymphe Chariclô, Tirésias à la barbe naissante et Actéon le jeune pubère (hebatán, vers 109), mais invite aussi à voir inscrit dans deux au moins des toponymes évoqués le nom grec du jeune homme ou de la jeune fille. Koroneía avec son fleuve le Kourálios (vers 63-64) rappellent dans leur morphologie la jeune pousse qui, par métaphore, désigne l’un et l’autre : kóre et koûros. De même qu’au vers 85, Tirésias est un kôros, mais de même aussi que les jeunes baigneuses de Pallas sont invitées à accomplir le rituel en tant que kôrai, cela aussi bien au début qu’à la fin du poème (vers 27 et 138). D’autre part, la qualification répétée de Tirésias et d’Actéon en tant que paîdes (vers 82, 87, 92, vers 109 pour Actéon) assure l’articulation avec l’isotopie de la filiation. Avec son double sens d’« adolescent » et de « fils » (voir le vers 99), ce terme désigne aussi les deux jeunes gens dans la relation de filiation qui les réfère à leur mère respective. Pour Chariclô, Tirésias est un « enfant » (téknon, vers 87 ; cf. vers 98) ; pour Autonoé, Actéon est un « fils » (huiós, vers 115).

Une fois encore la désignation des protagonistes principaux du double récit comme paîdes reprend la qualification des jeunes baigneuses censées accomplir le rite pour Pallas : rappelons qu’elles sont invitées à prêter attention à la narration en tant que paîdes (vers 57). Dans ce cas, l’isotopie du jeune âge se combine avec l’isotopie de la filiation qu’impliquent également pour les baigneuses des désignations comme « descendantes de Pélasgos » (Pelasgiádes au vers 4) ou « filles des Arestorides » (paîdes Arestoridân au vers 34) : il s’agit là d’un trait qui caractérise souvent la désignation d’un groupe choral, qu’il soit formé de jeunes gens ou de jeunes filles(458). L’isotopie de l’adolescence traverse ainsi l’ensemble de la composition de Callimaque, dans sa partie narrative centrale, aussi bien que dans ses deux parties « rituelles ».

C’est dire que, sur le modèle de Nausicaa entourée de ses compagnes que l’Odyssée compare à Artémis dansant au milieu de ses nymphes, la divine compagne que l’on attend aux côtés de Chariclô est plutôt Artémis qu’Athéna ; Artémis que Callimaque lui-même associe à tour de rôle à la nymphe Britomartis la tueuse de faons qui suscite le désir de Minos, à Cyréné sa compagne, à sa camarade de chasse Procris la fille de Déion, à la belle Anticlée que la déesse aimait (philêsai) « comme ses yeux », à la jeune chasseresse Atalante. Ce sont toutes des nymphes dont la légende fait des héroïnes, toutes compagnes (hétairai) aimées (phileîn) d’Artémis qui fréquente les régions montagneuses de Grèce, toutes de jeunes vierges fuyant l’amour des hommes que par ailleurs elles provoquent. Probablement par analogie avec son propre groupe de jeunes filles, Sappho elle-même fait de Létô, la mère d’Artémis, et de Niobé des phílai hétairai(459).

Les lecteurs de l’hymne de Callimaque ont été très sensibles à l’aspect affectif de la relation de la déesse Athéna avec sa compagne Chariclô en rapport, naturellement, avec l’amour que celle-ci porte à son propre fils(460). Mais ce tour affectif donné à la légende, typique du goût alexandrin, est-il suffisant pour rendre compte de la métamorphose d’Athéna, sur l’Hélicon, en une nouvelle Artémis ? En fait, avec leur entrée sur l’Hélicon, les trois protagonistes de la version légendaire choisie et redite par Callimaque pénètrent dans le domaine de la musique et du chant. Athéna parce qu’elle se plaît aux danses chorales (khorostasíai, vers 66) des nymphes conduites par Chariclô qui apparaît ainsi dans un rôle de chorège(461) ; Chariclô elle-même non seulement en tant que leader d’un chœur de jeunes filles, mais aussi parce que sa plainte est comparée à celle du rossignol, faisant de la jeune nymphe une « mère en deuil » (tout en justifiant peut-être l’emploi du rythme élégiaque, inhabituel dans un hymne)(462) ; Tirésias finalement que l’aveuglement transforme non pas en poète, mais en devin.

Le jeune Thébain deviendra un « voyant » : non seulement il « lira » l’avenir dans le vol des oiseaux, laissant la vue physique des apparences pour la vision intellectuelle du savoir divin comme le Tirésias de l’Œdipe roi de Sophocle ; mais, de même que l’Hélène de l’Iliade évoquée au terme du chapitre précédent, il sera chanté (aoídimos, vers 121) par les générations à venir. Au-delà de l’aveuglement symbolique signifiant l’accès des mortels au savoir de vérité des dieux et exprimé dans le poème de Callimaque par l’oxymore tuphlòn idésthai (vers 109), on sait les affinités très nombreuses qui, dans la représentation grecque classique, associent par l’inspiration divine la figure et la fonction de l’aède-poète à celles de l’oracle-devin(463). Mais avant que cette association nous invite à porter l’attention sur la partie conclusive du poème, il faut remarquer que, du point de vue de la mise en discours, la métamorphose de Tirésias en devin et son intronisation en sa nouvelle fonction sont présentées au futur.

Du récit à l’acte de parole

Ce procédé d’ordre linguistique nous conduit à la troisième remarque que suscite la partie narrative de l’hymne de Callimaque. Elle concerne donc la conduite énonciative du récit de Tirésias tel que la réalise le poète, et par conséquent son processus de temporalisation. Le temps raconté est ici soumis à un processus de mise en discours tout à fait particulier. La narration commence donc — on l’a dit — par un appel inhabituel aux jeunes filles qui sont censées accomplir le rite pour Athéna (paîdes, vers 57). En correspondance avec l’isotopie de l’adolescence qui assure du point de vue sémantique la cohérence du récit à venir, cette invite aux baigneuses de Pallas se substitue au pronom relatif hymnique qui, dans les hymnes de type homérique, engage l’epica pars, c’est-à-dire la partie centrale de la composition poétique(464).

Après cette première intervention de l’ordre de l’énonciatif la narration suit dans son cours les règles du récit, avec des temps verbaux alternant entre formes de l’imparfait et formes de l’aoriste. Comme c’est le cas dans les récits que nous appréhendons en tant que « mythes », ces formes verbales se réfèrent à des actions décrites à la troisième personne et dans une géographie identifiée (la région de Thèbes, à partir du vers 57), mais dans un temps passé chronologiquement indéterminé(465). Les formes négatives exprimant toutes les activités auxquelles Athéna ne saurait s’adonner sans son inséparable compagne Chariclô semblent discrètement rappeler les formulations négatives repérées au début du poème (voir par exemple oupoka aux vers 5 et 59). Mais l’intervention de la déesse, en réponse à la plainte funèbre que la nymphe-mère adresse autant à Athéna (potnia, vers 86) qu’à l’Hélicon (óros, vers 90), marque un tournant décisif dans la conduite, notamment temporelle, du récit.

En effet, après avoir expliqué à Chariclô, à la manière de l’étiologie (tò prâton, « tout d’abord » au vers 105), que les Moires avaient tissé le destin de son fils dès le moment où elle l’avait engendré, Athéna s’adresse brusquement à Tirésias lui-même. La déesse demande au jeune Thébain d’accepter le payement de sa dette pour avoir enfreint les lois établies par Cronos. Dès lors, dans un mouvement qui nous fait passer de l’origine (tò prâton, vers 105) au moment de l’énonciation (nûn dé, « mais maintenant » au vers 105), puis au futur (es hústeron, « ensuite » au vers 107), l’exemple du destin réservé à Actéon est présenté comme une prédiction. De même, dans le retour à l’action principale et à travers la forme du macarismos dans lequel la divinité présente sa compagne comme la plus heureuse des femmes, l’intervention d’Athéna se poursuit au futur : promesse pour Tirésias du don de la divination et, par conséquent, du renom auprès des générations à venir (aoídimon essoménoisin, vers 121) ; mais aussi don du bâton qui permettra à Tirésias de prononcer des paroles divines pour Cadmos et pour tous ses descendants, les Labdacides ; et don d’une longévité qui confère au devin un état proche de l’immortalité(466). L’emploi réitéré des formes du futur performatif (thesô, vers 121 ; dosô, vers 127-128) fait des promesses de la déesse autant des prédictions que des actes de parole.

Ce mode du performatif va dès lors dominer les quelques vers de conclusion de cette epica laus donc du récit de Tirésias tel que le reformule Callimaque au centre de son hymne. Le caractère performatif de cette phase de sanction narrative se marque non pas dans l’usage des temps verbaux qui réintègrent les formes de l’imparfait et de l’aoriste propres au récit, mais sur le plan sémantique lui-même. C’est Athéna en personne qui, en raison de la puissance que lui a déléguée son père Zeus, réalise (entelés, vers 131) d’un geste d’approbation les promesses qu’elle vient d’énoncer : Tirésias sera donc le devin des Béotiens, de Cadmos et des Labdacides. Le mouvement énonciatif de la narration nous conduit ainsi non seulement à la phase de sanction et de conclusion du récit, mais il prépare la conclusion du chant lui-même en annonçant le troisième développement constitutif de toute composition hymnique — les preces ou prières.

PAROLES INSPIRÉES ET PAROLE DU POÈTE

La partie narrative de l’hymne de Callimaque s’achève comme elle a commencé : par une adresse directe aux jeunes filles appelées à exécuter le rituel pour Pallas. Ces adolescentes sont ici désignées dans leur fonction de verser l’eau du bain (lotrokhóoi, vers 134). Cette adresse reprend en écho l’appel aux paîdes du vers 57, au début de cette deuxième partie du poème, mais elle évoque aussi l’appel du vers 15 et surtout celui qui, au vers 1, ouvrait la première partie de la composition hymnique. Il s’agit d’attirer l’attention sur une nouvelle et discrète explication d’ordre étiologique : si Athéna, dans son assentiment et la réalisation efficace de sa promesse, dispose de l’autorité de Zeus, c’est qu’elle est née de la tête même de son père. Cette naissance implique de plus l’absence de toute intervention maternelle, en contraste avec la relation que le poème vient de tisser entre le futur devin Tirésias et sa mère Chariclô. On peut ainsi tirer la morale du récit, à nouveau focalisé sur Athéna. En correspondance avec le chef de son père dont elle a surgi tout armée, la fille ne saurait accorder son assentiment performatif à des mensonges (pseúdea, vers 136)(467).

Une épiphanie poétique

Cette évocation étiologique de la naissance singulière de la déesse provoque son épiphanie : « Athéna vient maintenant » (érkhet’ Athanaía nûn, vers 137). Après les différents appels invocatoires dont elle a été l’objet dans la partie d’evocatio invocatio du poème, elle arrive sur le mode qu’impliquent sa naissance de la tête de Zeus et son assentiment d’autorité : avec assurance et exactitude (atrekés, vers 137), et non pas — paradoxalement sans doute — sur le mode de la vérité révélée(468). L’épiphanie d’Athéna confirme donc pratiquement la légende de sa naissance et les promesses faites à Tirésias. Il ne reste plus aux jeunes Argiennes, appelées une dernière fois (ô kôrai, vers 138), qu’à recevoir la déesse avec les chants rituels qui accompagnent tout acte de culte (ololugaîs, vers 139). L’effet (mimétique) du poème s’est pleinement réalisé : le bain de la statue de Pallas s’est transformé en l’épiphanie d’Athéna elle-même : non plus le xóanon, l’image, mais la déesse en personne.

C’est là l’effet pragmatique du récit « mythique » dans le poème : Athéna se manifeste désormais en écho avec la manière dont elle est apparue autrefois à Tirésias, dans ce silence de midi que les Grecs estimaient favorable aux apparitions divines. La déesse apparaît dans cette torpeur méridienne qui est également celle entourant l’apparition soudaine sur le chemin de Cos du chevrier destiné, dans un cheminement initiatique, à engager le premier dialogue de poésie bucolique dans l’Idylle VII de Théocrite(469). Comme c’est souvent le cas dans la forme hymnique, le récit légendaire narré dans la pars epica sert d’argument pour la formulation de la prière dans la partie finale du chant.

La partie conclusive de la composition de Callimaque prend alors le tour que fait attendre la structure générale des Hymnes homériques. La double formule de « salut » adressée à la déesse, dans un ultime changement d’interlocuteur, doit être prise, ici aussi, au sens propre : la déesse a d’autant plus de raisons de « se réjouir » (khaîre, vers 140 et 141) qu’elle est accueillie par les chants rituels des jeunes baigneuses d’Argos. En échange, et selon la logique du do ut des, le locuteur et narrateur demande à Athéna d’étendre sa protection sur Argos et sur tout le pays des Danaens, tout en appelant, selon la forme traditionnelle, son retour sur les bords de l’Inachos(470). L’épiphanie est ainsi appelée à se répéter.

Le caractère en quelque sorte assertorique de l’épiphanie d’Athéna confirme la fonction « autoriale » de la déesse née directement de la tête de Zeus, son père et le père des dieux olympiens. L’affirmation narrative puis rituelle de cette fonction divine prolonge l’isotopie de la musique ; élargie à la parole inspirée, cette ligne sémantique traverse tout le récit de Tirésias en lui conférant sa cohérence sémantique. Pour tout auditeur ou lecteur lettré, le don par Athéna au futur devin du long bâton destiné à diriger ses pas ne pouvait, dans le contexte de l’Hélicon, qu’évoquer la scène de l’initiation d’Hésiode sur cette même montagne. Pour marquer la capacité qui sera celle du poète de Béotie de chanter d’une voix inspirée la race des dieux bienheureux et par conséquent la Théogonie, les Muses donnent à Hésiode le rameau de laurier fleuri qui lui servira de sceptre — un sceptre qui est l’instrument de héraut, du prêtre, du roi et donc de la parole d’autorité notamment dans les assemblées homériques ; consacré à Apollon, ce laurier est parfois associé à la profération des oracles et le bâton (rhábdos) des rhapsodes en est fait(471). Dès l’Odyssée le pouvoir de la parole divinatoire que détient Tirésias est symbolisé par le sceptre qu’il porte même aux Enfers ; il s’ajoute à l’intelligence exclusive (nóon pepnûsthai) qui restera celle du devin thébain auprès d’Hadès, dans l’Odyssée comme dans le poème de Callimaque (pepnúménos, vers 129). Ce bâton d’autorité devient, dans la version transmise par Phérécyde d’Athènes, un bâton de cornouiller, substitut de la vue que le héros thébain a perdue au profit d’une ouïe lui permettant de saisir « la voix » des oiseaux. Or l’on sait que, dans toute la poésie préclassique, les mélodies des différents chants des oiseaux sont une source essentielle de l’inspiration musicale et poétique(472).

Par sa mise en discours bien singulière, la version béotienne de la légende de Tirésias reformulée sous une forme hymnique par Callimaque permet de mettre en rapport l’épiphanie d’Athéna avec l’autorité de la voix divine. Cette voix, dont le mythe fait remonter l’origine et la source à la tête même de Zeus, est portée vers les mortels par le poète ou par le devin. Elle correspond à celle du je poétique qui adresse un mûthos (vers 56) à de jeunes Argiennes censées accomplir un rite dont il est lui-même par définition exclu. Si ce n’est dans l’allusion à l’Inachos et à un érgon (vers 138) très général, l’accomplissement du rituel a pratiquement disparu de la partie performative du poème que constitue la prière finale : les baigneuses de Pallas (vers 134) ne sont plus que des jeunes filles (vers 137) à qui l’on demande acclamations, prières et refrains chantés ; leur rôle rituel devient donc essentiellement vocal. En correspondance avec la voix de la déesse qui assume l’accomplissement du récit dans sa sanction, la voix des jeunes filles accompagnant l’épiphanie de la déesse est orchestrée par celle du poète ; par ses appels répétés (éxite, éxithi) aux unes et à l’autre, la voix du je autorial a recréé le rituel, en mímesis poétique. Comme dans d’autres parmi les Hymnes de Callimaque, la « performance » divine recoupe la « performance » poétique(473).

L’effet mimétique de la création poétique est même si fort que l’on est en droit de se demander si le rituel attesté uniquement dans la composition hymnique de Callimaque et manifesté sous nos yeux surtout par une série d’interdits n’est pas seulement fictionnel, mais finalement purement fictif. De ce point de vue, il est significatif que la relation étiologique explicite avec la légende thébaine censée fonder le rite passe moins par l’acte féminin du bain d’Athéna que par la transgression masculine involontaire de Tirésias ; il passerait par la voyance qui est la conséquence d’un aveuglement propre à la fois au prophète et à l’aède. Les ablutions légendaires de Pallas dénudée ne sont donc pas la cause directe de la célébration année après année de son bain rituel.

Un hymne mimétique

Grâce à l’espace habité par les déesses qu’il permet d’évoquer, grâce à l’activité musicale et poétique qui le traverse, grâce à une conduite narrative qui finit par attribuer à Athéna également une voix d’autorité, la légende béotienne de Tirésias transforme un rituel argien purement mimétique en une réflexion sur la parole et l’intelligence poétiques. Comme d’autres Hymnes de Callimaque, le chant d’éloge adressé à Athéna devient une sorte de manifeste poétique.

Ce qu’un poète alexandrin peut retenir de la riche tradition narrative thébaine, ce n’est pas le destin tragique des Labdacides, mais c’est la géographie poétique que dessinent sur l’Hélicon les légendes attachées aux figures d’Hésiode, le poète inspiré par les Muses, et de Tirésias, le devin éclairé par Athéna. On comprend désormais mieux le sens de la précaution oratoire prise dans la formulation de l’acte de langage qui introduit le récit sur Tirésias. En attendant l’épiphanie d’Athéna (éxithi, vers 59), le narrateur dit son intention de raconter (eréo, vers 56 ; forme du futur performatif, comme on l’a dit) une histoire aux jeunes baigneuses qu’il vient de présenter ; néanmoins on l’a vu assumer ce récit (mûthos, vers 56) en tant que je uniquement dans la mesure où il reproduit celui raconté par d’autres. Ne s’agit-il pas d’une variation sur la célèbre affirmation, malheureusement livrée sans contexte, où le même locuteur dit son désir de ne rien chanter qui ne soit attesté (amárturon oudèn aeído)(474) ? Quoi qu’il en soit, la version que donne Callimaque de la légende de Tirésias permet précisément d’introduire dans un paysage habité par les Muses et traversé par l’inspiration divine l’intelligence illuminée d’une lumière intérieure : c’est celle accordée au devin thébain par la perspicace Athéna. Pour le poète alexandrin, la poésie inspirée par les Muses est devenue une poésie animée par la réflexion savante.

 

Mais — se demandera-t-on en tentant finalement de passer du contexte intra-discursif aux circonstances extérieures de la mise en discours de la composition hymnique de Callimaque — quelle est en définitive la situation d’énonciation d’un poème aussi sophistiqué ? Quant aux règles du genre, il fait peu de doute qu’elles ont été réorientées au profit de l’exposition d’une poétique. Dans ce détournement de la forme hymnique mise au service des qualités littéraires d’une voix prophétique et en raison des jeux énonciatifs à effet mimétique qui réalisent ce programme poétique, la relation étiologique que le chant établit entre un rituel peut-être inventé et une version rare de la légende a toutes les chances d’être à son tour non seulement fictionnelle, mais tout simplement fictive.

Dans la fabrication de cet artéfact de fiction par les moyens de la mimésis poétique, l’étrange complémentarité que le poème construit entre un rite argien et une histoire thébaine pourrait renvoyer à la complémentarité épique du cycle troyen et du cycle thébain formant tous deux le cercle de la poésie héroïque. De manière sans doute plus subtile, le fleuve Inachos d’Argolide décrit dans la partie rituelle et cultuelle de la composition hymnique pourrait être opposé à la source Hippocrène rencontrée sur l’Hélicon dans la partie narrative du chant. Dans ce cas, l’ensemble de la structure étiologique de l’hymne de Callimaque serait à comprendre comme une sorte de métaphore pour l’opposition entre une composition épique « fluviale », dérivant de la tradition homérique, et un poème rare assimilé aux gouttes pures tombant d’une source inspirée telle que la met en scène l’apologue concluant l’Hymne à Apollon(475).

Mais ce ne sont sans doute là que quelques spéculations suggérées par la tournure énonciative très singulière du poème hymnique de Callimaque. La fonction extra-discursive n’en est pas particulièrement apparente : proème comme un Hymne homérique ? hymne clétique ? hymne de culte ? Par les jeux énonciatifs et discursifs que l’on a décrits, les références à l’énonciation du poème se révèlent être régulièrement intra-discursives. Cela signifie que son exécution est entièrement mise en scène et manipulée par le poète et narrateur, en tant que maître de cérémonie. C’est lui qui provoque l’épiphanie d’Athéna, une épiphanie qui reste textuelle et poétique. La mimésis poétique alexandrine n’est plus dramatique, elle devient textuelle. Par la transformation des lois d’un genre qui tend à devenir autoréférentiel, la narration poétique est devenue littérature, au sens étymologique du terme. Un mythe poétique désormais sans pragmatique ? Ce serait oublier que les poèmes hymniques de Callimaque étaient sans doute destinés aux poètes et savants intellectuels réunis dans le Mouséion pour rendre un culte poétique aux divinités de l’inspiration. En correspondance avec le savoir divinatoire que — à ce que dit le mythe — le jeune Tirésias gardera même dans l’Hadès, aveuglé qu’il fut d’avoir vu Athéna au bain, l’épiphanie hymnique de la déesse devient en quelque sorte la métaphore d’une poétique envisagée dans son efficacité(476).

Rappelons simplement pour conclure que sur la stèle qui le représente surgissant comme un vieillard du sol et en référence à Hésiode qui l’a chanté en même temps que les Muses dans « ses plus beaux hymnes », l’Hélicon lui-même est doué de parole : versé dans l’art des Muses, il profère un oracle(477) !