Parmi les effets pratiques de la création symbolique et fictionnelle qu’on appelle « mythe », il en est un dont l’impact est souvent sous-estimé, sinon tout simplement oublié. Loin de se limiter à la formation d’une idéologie, loin de se borner — comme on l’a vu — à la construction d’une représentation, loin de configurer en particulier un espace où se déroule son intrigue, la légende constituée en passé d’une communauté et en mémoire collective contribue aussi à modeler matériellement l’organisation de l’espace où évolue ce groupe social lui-même : les mythes poétiques constitutifs d’une mémoire culturelle en acte déterminent l’aménagement spatial de ses institutions religieuses. Ce qui est vrai de l’Inde védique ou du Népal hindou-bouddhiste est naturellement aussi pertinent pour la Grèce ancienne(478).
Non seulement la configuration d’un panthéon civique se matérialise dans une organisation spatiale qui « dit » les relations des dieux les uns avec les autres ; mais la généalogie qui raconte l’histoire de cette constellation polythéiste marque aussi une politique architecturale, religieuse et civique. Il y a donc interaction, et interaction forte, entre l’imaginaire symbolique qui modèle l’espace des récits fictionnels par lesquels cet imaginaire se manifeste et la configuration matérielle des espaces réels, des espaces sociaux qui dépendent eux aussi de ce processus symbolique. En retour, autant la disposition des espaces dévolus aux actes cultuels que les formes architecturales qu’ils assument, souvent assorties de vastes programmes plastiques et iconographiques, évoquent les légendes qui ont orienté leur organisation pratique et matérielle.
TOPOGRAPHIE ET HISTORIOGRAPHIE
Il suffira de rappeler ici les poèmes épiques régulièrement récités auprès des tombeaux des héros homériques élevés au rang de fondateurs ou les fresques grandiloquentes qui en ornaient les murs. Ils transformaient les sanctuaires héroïques ou les espaces publics des réunions civiques en des lieux de mémoire épique et de célébration de l’histoire de la cité(479). Dans le cas particulier des édifices religieux, la légende illustrant — sous forme poétique, plastique ou imagée — la biographie de la figure divine ou héroïque qui était vénérée dans ces espaces configurés servait autant d’origine historique et de fondement idéologique que d’explication logique aux hommages cultuels qui y étaient rendus. C’est ainsi que se définit — rappelons-le — la fonction étiologique des récits héroïques et divins que nous appelons « mythes ».
Enchaînements étiologiques
Centrée sur l’événement légendaire ayant pour cadre spatial le lieu du futur culte, le récit poétique ou iconographique devient donc l’aítion des gestes rituels qui y sont accomplis année après année : inscrite dans la logique du déroulement du rite, la légende dès lors explique tout en justifiant. Prenons un exemple, porté par la forme de poème mélique et de chant choral qu’est l’épinicie :
L’honorant (Pélops), le dieu (Poséidon) lui
donna un char en or et, ailés,
d’infatigables chevaux.
Et il saisit la force d’Oinomaos et la jeune fille comme épouse :
il engendra des chefs, six, aux vertus ardentes, ses fils.
Et maintenant, aux libations de sang
splendides, il se mêle,
près du cours de l’Alphée couché,
sa tombe fréquentée tenant, près d’un très
hospitalier autel. Et la gloire
de loin brille, celle des Olympiades, dans les courses de
Pélops, où la vitesse des pieds se dispute,
et les exploits de force, aux courageux travaux :
le vainqueur, pour le restant de sa vie,
connaît une sérénité de miel,
grâce aux concours, mais à chaque fois, chaque jour, la valeur,
est le bien suprême, pour chacun des mortels. Que je couronne
celui-là, sur l’air équestre,
par un chant dansé éolien.
Pindare, Olympique 1, 86b-103
(trad. Michel Briand, Pindare, Olympiques,
Paris, Les Belles Lettres, Commentario, 2014)
Si donc « maintenant » précisément (nûn dé) les hôtes d’Olympie défilent auprès de l’autel que constitue le tombeau de Pélops, si les concours panhelléniques de course et les actes de culte qui les encadrent célèbrent la gloire (kléos) du héros, c’est parce que autrefois le jeune Lydien « colonisateur » du Péloponnèse remporta sur le souverain de l’endroit la course de char instituée par un père jaloux. C’est ainsi que, dans une joute fondatrice, Pélops gagna près d’Olympie la main de la belle Hippodamie qui lui donna une nombreuse descendance. C’est au poète, par son chant en acte, qu’il appartient d’entretenir cette mémoire étiologique(480).
À partir des poèmes de Pindare donnant une portée civique et cultuelle à la célébration des victoires aux Jeux panhelléniques, il suffit de sauter un siècle et de passer à la prose des dialogues de Platon pour établir la continuité, au sein de la culture intellectuelle grecque, dans le jeu narratif de l’aítion : si un intervalle de plusieurs jours a séparé le jugement de Socrate de sa mort — nous apprend Phédon dans le dialogue qui porte sont nom — c’est en raison de la suspension des exécutions capitales coïncidant avec l’envoi à Délos de la théorie athénienne célébrant Apollon ; et si « régulièrement et aujourd’hui encore » (aeì kaì nûn éti) on organise chaque année cette procession pour honorer le dieu, c’est en raison du vœu formulé « autrefois » (pote) par la cité : on avait promis d’envoyer une théorie à Délos au cas où Thésée et les quatorze adolescentes et adolescents destinés au Minotaure regagneraient la cité sains et saufs(481).
Pour aborder l’iconographie tout en restant dans l’Athènes classique en compagnie de son héros refondateur Thésée, faut-il encore rappeler que, dans la version moralisante que présente Plutarque de la biographie du grand roi démocrate, les honneurs rituels dont était l’objet son tombeau le 8 du mois Pyanopsion sont attachés à l’heureux retour de Crète ? De même qu’autrefois Thésée portait secours aux plus faibles, de même maintenant encore son sanctuaire, situé au « centre de la cité » auprès du gymnase, est-il un lieu d’asile pour les plus menacés. À célébrer la fonction salvatrice du grand héros athénien on pouvait admirer sur les parois du tombeau construit (ou reconstruit) après les guerres médiques une fresque due au peintre Micon ; elle dépeignait le retour de Thésée des profondeurs de la mer de Crète, avec la couronne d’or donnée par sa belle-mère divine Amphitrite, l’anti-Médée. Accompagné de deux tableaux représentant respectivement le combat du héros contre les Amazones et son intervention dans le conflit entre les Lapithes et les Centaures, cette peinture représentait Thésée en jeune homme, vainqueur de l’arrogance du pouvoir royal exercé par Minos. En faisant de Thésée le triomphateur des forces sauvages et du pouvoir arbitraire de type tyrannique, la « narration » iconographique donne donc son sens aux honneurs rituels qui, chaque année, sont rendus au héros, autour du monument permettant le déploiement de ce programme figuré(482).
C’est bien par la forme esthétique, verbale ou iconographique, que l’épisode mythique avec son sens figuré est inscrit dans la mémoire collective et culturelle de la cité, périodiquement réactivée par la pratique rituelle.
Or il s’avère que ce n’est pas par Plutarque, mais par Pausanias que nous connaissons le sujet des tableaux qui ornaient le tombeau élevé à Thésée après que les ossements du héros eurent été rapportés de Scyros, dans un geste politique et idéologique fréquent de la part des cités hellènes de l’époque classique. Certes, il arrive au voyageur savant, dans sa Périégèse de la Grèce continentale, de mentionner brièvement les gestes rituels accomplis autour de l’édifice religieux qu’il signale ; et il en donne parfois la légende de fondation. Mais dans la plupart des cas, la narration « mythique » se substitue à la description détaillée du lieu. De manière paradoxale, par exemple, Pausanias décrit le singulier sacrifice du bœuf laboureur tel qu’il est exécuté sur l’autel de Zeus Polieus à Athènes ; il précise qu’il n’en indiquera pas la raison (aitían). Mais un peu plus loin, à l’occasion de son passage auprès du tribunal du Prytanée (qui est le lieu des procès intentés par les Athéniens aux objets inanimés), le Périégète ne manque pas de donner l’origine de cette coutume : elle trouve son début (árxasthai, prôton), sous le règne du roi légendaire Érechthée, dans le premier sacrifice par le bouphónos d’un bœuf sur l’autel de Zeus et dans le premier procès intenté à la hache sacrificielle. De même qu’Hésiode plus de huit siècles avant lui, Pausanias est animé par le souci très grec de l’arkhé, du début(483).
Cette substitution à la dimension spatiale de la description discursive d’une dimension temporelle assumant la forme du récit est l’indice d’une quête des origines qui dépasse le simple intérêt de l’antiquaire pour les aítia : si la légende peut donner aux espaces, en particulier religieux, leur configuration, en retour les traces spatiales, relues à distance, deviennent histoire.
Pausanias et les lieux de mémoire
Mais Pausanias ne fait-il que décrire un espace en se concentrant, comme il le dit lui-même, sur « les objets les plus dignes de mémoire » (tà málista áxia mnémes) ? Le texte de sa Périégèse correspond-il vraiment à ce précurseur du Baedeker ou du Guide bleu qu’on a si souvent voulu voir en lui ? La controverse quant à la fonction et aux enjeux d’une œuvre que Pausanias lui-même conçoit comme lógos ou suggráphe, « récit » ou « traité », s’est rallumée ces dernières années, notamment à la faveur de l’intérêt renouvelé porté aux récits de voyage(484). On s’est en effet à nouveau demandé si Pausanias était un simple antiquaire préférant, par dédain pour l’art et l’architecture modernes, les œuvres d’art et les édifices les plus anciens ; ou s’il s’agit d’un intellectuel curieux, entendant informer un public lettré tout en le divertissant. Le Périégète est-il, en Grèce continentale, un « étranger venu d’ailleurs » ou retrouve-t-il son pays d’origine au cours d’un voyage qui prendrait ainsi la tournure d’un pèlerinage(485) ? Dans une perspective conciliatrice, on pourrait dire avec l’un de ses lecteurs récents que Pausanias, comme Hérodote, tentait de retenir la mémoire d’un passé dont il voyait les monuments se craqueler peu à peu autour de lui. En réalité, Pausanias semble proposer à son lecteur éclairé un itinéraire d’histoire politique et religieuse dans l’espace et dans le passé de la Grèce continentale qui est aussi la Grèce des origines(486).
Quoi qu’il en soit des intentions de Pausanias et de la destination de son ouvrage, la perspective énonciative adoptée ici nous commande d’être attentifs essentiellement à l’orientation que l’instance de discours imprime explicitement au texte que nous avons sous les yeux. Les lecteurs modernes de la Périégèse ont largement relevé que, quelles qu’en soient les raisons, l’attention du visiteur de la Grèce continentale est avant tout retenue par les monuments les plus anciens et, plus généralement, par le passé le plus reculé de sa propre culture. Sans doute influencé par le goût prononcé pour l’archaïsme marquant le mouvement de la Seconde sophistique, ce Grec érudit d’Asie Mineure qui, sous le règne d’Hadrien puis de Marc-Aurèle, parcourt les villes de l’Hellade s’intéresse essentiellement aux arkhaîa et aux palaítata(487).
Mais le locuteur et narrateur ne limite pas l’ambition de son discours en empruntant à Hérodote et à Thucydide les termes mêmes par lesquels ces premiers historiographes désignaient le passé le plus reculé de leur propre histoire ; il ne se contente pas d’accentuer la focalisation de son texte sur un passé pour nous devenu « mythique » en portant son attention essentiellement aux espaces et aux édifices religieux. Mais à la description de chaque bâtiment jugé « digne de mémoire » se substitue en général une forme de narration qui permet de remonter aux origines légendaires des édifices présentés au regard de son lecteur : les monuments ne sont que les traces spatiales des traditions les plus anciennes de la culture grecque. Ainsi ce qui mérite mémoire se révèle coïncider avec tà axiologótata, avec tout ce qui est particulièrement digne de discours, tout ce qui requiert narration (aphégesis) ; la mémoire périégétique est constituée de ces lógoi, de ces récits en général narrés par les « guides » (exegetaí) du site. La mention des « choses à voir » (theorémata) débouche régulièrement sur des lógoi de même que chez Hérodote à la vue (ópsis) se substitue souvent l’audition (akoé) et par conséquent le lógos(488). En résumé, la logique du traité de Pausanias relève essentiellement du narratif.
À partir de l’espace qu’il parcourt en prêtant l’oreille aux récits des exégètes et non sans avoir consulté historiographies et ouvrages savants pour enrichir son savoir, Pausanias nous restitue des sites qu’il évoque une image sélective, focalisée sur les lieux à vocation cultuelle et orientée par les récits qui en animent la mémoire. La Périégèse est donc traversée par une perspective archaïsante ; centrée sur l’architecture religieuse, elle reconstruit une tradition que l’auteur ne manque pas, en bon historiographe grec, de reconduire jusqu’au présent de son public(489). Centrées sur les manifestations religieuses qui, par l’histoire des dieux et des héros, permettent l’ascension la plus haute dans le temps de la tradition, topographie et historiographie concourent à faire comprendre les traces constatées dans le présent ; elles font parler les lieux de mémoire que constituent pour cet ethnographe de l’intérieur qu’est Pausanias les objets et les lieux de culte des cités de la Grèce continentale. Nulle surprise dès lors à constater de notables disparités entre l’espace configuré dans le texte périégétique de l’érudit du IIe siècle ap. J.-C. et les contours du dessin spatial que permettent de tracer, sous forme de puzzle, nos pratiques modernes de l’archéologie(490).
Fréquemment relevées, abondamment déplorées, ces incohérences condamnent toute étude fondée sur la Périégèse à n’être que l’exploration d’une représentation ; à n’être que la lecture d’une interprétation indigène, à distance mesurée, de la tradition dite « mythique » de la Grèce classique ; à n’être que l’investigation de récits traditionnels encore une fois réorientés par les règles de ce genre fort original, à la fois géographico-historique et littéraire qu’est la périégèse. De fait, sous la forme d’une sorte de guide, Pausanias nous fournit un manuel de la géographie et de l’histoire essentiellement religieuse de la Grèce continentale, dans une quête de mémoire culturelle. C’est ce que l’on aimerait montrer maintenant en suivant Pausanias dans sa propre exégèse de l’organisation spatiale et donc du panthéon de la petite cité de Trézène, en portant l’attention sur les mythes impliqués, dans une pragmatique d’ordre cultuel.
LOGIQUES D’UN TEMPS LÉGENDAIRE LOCAL
Avant l’espace, le temps. Comme il le fait en abordant Le Pirée, Mégare, Corinthe et à plus forte raison Lacédémone, Pausanias commence son parcours à travers le site de Trézène en résumant l’histoire des origines de la cité : histoire des temps les plus anciens qui assume la forme d’un récit généalogique, à partir du premier habitant de la terre de Trézène ; histoire qui, en particulier par l’intermédiaire des noms propres de ses protagonistes, dessine et qualifie un espace. La terre devient territoire ; le récit généalogique transforme une surface non marquée en une géographie politique(491). Grâce aux actes fondateurs mis en scène dans cette histoire « mythique », l’espace géographique avec ses collines, sa plaine côtière, son rivage marécageux et ses îles se métamorphose en un territoire marqué par ses agglomérations civiques ; et, en retour, la succession narrative des noms et des actes attribués aux figures des fondateurs héroïques donne de cet espace organisé une représentation à la fois politique et religieuse. Cette représentation discursive sert précisément de fil conducteur à la représentation narrative qu’en guise d’introduction au parcours à travers le site, la Périégèse nous donne elle-même de Trézène(492).
De la terre au territoire : rois primordiaux et divinités
Pausanias d’emblée se réfère à la tradition locale : il s’agit de ce que prétendent (phasi : 2, 30, 5) les gens de Trézène quand ils célèbrent leurs gloires locales (tà egkhória). Le premier habitant d’une contrée qui n’est encore qu’une terre (gé), c’est donc Ôros, ou plutôt Hôros ; il en est aussi le premier roi. Hôros, doublement objet des jeux de mots par lesquels les Grecs inscrivaient dans les dénominations de leurs figures ancestrales des qualités spécifiques, faisant de leurs noms propres une ontologie(493).
Les Trœzéniens qui sont limitrophes de l’Épidaurie prétendent ne le céder à personne en antiquité. Orus, disent-ils, naquit le premier dans cette contrée ; mais Orus me paroît un nom Égyptien et qui n’a jamais été Grec. Ils ajoutent qu’il fut roi du pays, et lui donna le nom d’Orœa. Althépus, fils de Neptune et de Léïs, fille d’Orus, ayant succédé à ce prince, changea le nom d’Oræa en celui d’Althépie.
On dit que, sous son règne, Minerve et Neptune eurent une contestation au sujet de cette contrée, et finirent par la posséder en commun, Jupiter l’ayant décidé ainsi. C’est pour cela que les Trœzéniens adorent Minerve sous les noms de Poliade et de Sthéniade, et Neptune sous celui de roi ; et que leurs anciennes monnoies portent d’un côté un trident, de l’autre une tête de Minerve.
Pausanias 2, 30, 5-6
(trad. Étienne Clavier, Pausanias, Description de la Grèce,
I. Attique. Corinthie, Paris, J.-M. Eberhart, 1814)
C’est donc, dans une intervention énonciative remarquable, le locuteur lui-même qui réfère le nom du premier habitant et roi de la terre de Trézène à l’Égyptien Horus. Cette association, portée par la voix même de Pausanias, ne doit pas étonner quand on sait qu’Hérodote voit dans les dieux des Égyptiens les ancêtres directs des dieux grecs. Mais on se souviendra surtout que l’enquêteur d’Halicarnasse présente Horus, le fils d’Osiris et d’Isis, comme le dernier des dieux ayant régné sur l’Égypte avant que ne leur succèdent des hommes ; ces figures royales humaines sont incarnées dans les 345 statues colossales montrées à l’enquêteur d’Halicarnasse par les prêtres de « Zeus » à Thèbes(494). Associer le premier occupant de la terre de Trézène au dieu-roi homonyme qui assume une position charnière dans la généalogie des souverains de l’Égypte, c’est attacher sa figure aux origines divines et historiques de la civilisation grecque. Quant à la tradition locale, c’est par la toponymie qu’elle associe d’emblée le nom du premier roi de l’endroit aux valeurs de la culture : dominée par Hôros, la région de Trézène prend le nom de Oraía, ou, avec l’aspiration, Horaía. À l’origine aussi anonyme qu’elle est inculte, cette terre indique désormais par son nom la saison des récoltes et des fruits mûrs. Ce premier pouvoir politique confère donc, par ce second jeu de mot, les valeurs civilisatrices de l’activité agricole et de la maturité de ses produits à une terre qui n’a pas encore de cité(495).
Comme la plupart des souverains primordiaux des dynasties ayant établi les prémisses du développement de la civilisation dans les cités grecques, Hôros a une fille, nommée Léis. De ses amours avec Poséidon, le dieu qui maîtrise les entrailles de la terre elle-même, cette jeune « Enlevée » engendre Althépos, peut-être le « Guérisseur » (par le vin ?)(496). Par jeu étymologisant et métaphore interposés, ce sont donc probablement l’agriculture, l’élevage et la culture de la vigne que le récit généalogique installe comme premières activités civilisées sur la terre jusque là en friche de Trézène. Cette interprétation du récit généalogique pourrait recevoir une importante confirmation dans le rappel par Pausanias lui-même (2, 32, 8) de la légende attribuant précisément à Althépos la fondation du culte rendu à Déméter Thesmophoros. Quoi qu’il en soit, Althépos succède à son grand-père Hôros tout en donnant son nom à une terre désormais transformée en territoire : il appartient ainsi aux figures héroïques d’assumer cette métamorphose.
C’est donc la terre d’Althépia, marquée par une première intervention de héros, que vont se disputer Athéna et Poséidon dans un affrontement qui évoque évidemment la lutte des deux divinités pour la possession de l’Attique ; c’était sous le règne de Cécrops, le roi primordial né de la terre, un être encore mi-homme et mi-serpent. Grâce à l’arbitrage de Zeus, la terre de Trézène, de même que l’Attique, appartiendra aux deux dieux. Athéna, en tant que Polias et Sthénias, en protégera la « cité » en y exerçant un « pouvoir fort » ; Poséidon, vénéré sous l’épiclèse de Basileús, régnera en souverain sur l’ensemble du territoire. Cette collaboration divine est signifiée sur les monnaies les plus anciennes (arkhaîon ; 2, 30, 6) qui portent le trident de Poséidon sur une face et le visage d’Athéna sur l’autre(497).
Du territoire productif et donc civilisé avec les dieux qui le contrôlent, le récit généalogique devenu récit de succession nous entraîne vers les marges de la terre de Trézène. En effet, quand à Althépos succède le roi Sarôn, du centre l’intérêt se déplace vers la périphérie. Le nouveau roi se tourne vers la limite du territoire que dessine un rivage marécageux formant une lagune. C’est auprès de cette surface « Scintillante » (Phoibaía ; 2, 30, 7) qu’il élève pour Artémis Sarônis l’un de ces sanctuaires attachés à l’eau stagnante ou lacustre tels que la déesse les appréciait. Mais la suite de l’histoire du roi Sarôn représente en quelque sorte une anticipation du sort tragique que va connaître le grand héros trézénien qu’est Hippolyte. S’adonnant à la chasse dans un amour peut-être également trop exclusif pour la déesse des animaux sauvages, Sarôn va trouver la mort en se noyant dans la mer où l’a entraîné la biche qu’il poursuivait. Dès lors, dans un nouveau geste étiologique, la lagune perdra son nom de Scintillante pour prendre celui du roi qui, dévoué à Artémis, porte dans son nom une probable allusion à la chasse. L’étang s’appellera donc Saronís (2, 30, 7) tandis que Sarôn lui-même sera enseveli dans l’enceinte du sanctuaire qu’il a délimité pour la déesse(498).
Or ce vaste étang marin consacré à Artémis est évoqué aussi bien par Phèdre que par le chœur des femmes de Trézène dans l’Hippolyte d’Euripide. Il est situé non loin du rivage où le fils de Thésée connaîtra à son tour la mort ; la tragédie nous rappelle que le jeune homme est entraîné par son attelage dans la panique suscitée par la triple lame et le taureau sauvage surgis de la pleine mer, selon la volonté de Poséidon(499). Le récit local transpose en quelque sorte l’intrigue du mythe auquel la tragédie d’Euripide va donner une dimension panathénienne (sinon panhellénique) dans une dialectique qui est constitutive de la création mythologique grecque.
Des frontières au centre politique : souverains héroïques
Après une solution de continuité imposée par l’ignorance même des Trézéniens quant à leur propre tradition narrative, on assiste à l’installation des deux souverains Hypérès et Anthas. Comme à Sparte, on voit la dyarchie se substituer à la monarchie. Fils de Poséidon et d’Alcyoné, elle-même la fille d’Atlas, les deux nouveaux rois reportent leur action civilisatrice sur la khôra (2, 30, 8). Territoire désormais voué à différents types de cultures et délimité en ses confins marins, la khôra de Trézène, en tout cas dans le récit à l’évidence résumé que reproduit Pausanias, n’a pas encore de centre urbain. Dans un acte de toponymie fondatrice fréquent, Hypérès et Anthas établissent les deux cités (póleis) d’Hypéréia et Anthéia. Ils sont sans doute d’autant plus susceptibles d’assumer cette fonction de dénomination fondatrice que leur ascendance en confirme la légitimité. En effet, leur mère Alcyoné n’est autre que l’une des sept filles d’Atlas dont Diodore de Sicile a bien vu qu’elles engendrent toutes des dieux ou des héros fondateurs de peuples ou de cités. Cela est tellement vrai — note l’historien — que parmi les barbares comme parmi les Grecs la plupart des héros les plus anciens se réclamaient d’une ascendance atlantide. Parallèle à la légende trézénienne, un récit généalogique de Béotie donne à Alcyoné en particulier deux fils qui deviennent, comme à Trézène, les héros éponymes de deux cités : nés de la fille d’Atlas, Hyrieus et Anthas donnent leurs noms à Hyria et Anthédon(500). Encore une fois la toponymie narrativisée et figurée dans le récit (mythique).
De plus, un fragment de la Constitution des Trézéniens attribuée à Aristote et citée par Plutarque rapporte un oracle de Delphes recommandant de boire du vin avec sa lie quand on n’habite ni Anthédon, ni la sainte Hypéra où l’on aurait bu du vin clair. Le dit pythique semble se référer à la fois à l’existence d’une bourgade de Béotie qui, portant le nom d’Anthédon, était connue pour être riche en vignes, et à l’intervention fondatrice d’Anthas et d’Hypérès dans la région de Trézène. Une anecdote rapportée par le grammarien Mnésigéitôn raconte d’ailleurs qu’Anthos (une variante pour Anthas ?) se serait égaré, encore tout enfant, et que son frère Hypérès l’aurait retrouvé beaucoup plus tard à Phérai auprès d’Acastos ou d’Adraste où il était employé comme échanson. Or le rapport d’Anthas ou Anthos avec le vin est apparemment si fort qu’Athénée, en citant le même oracle, n’hésite pas à faire des toponymes attachés aux noms des deux frères des noms de plants de vigne : comme un Althéphias, on pourrait également déguster un Anthédonias et un Hypéréias(501) !
Mais pour Plutarque les deux noms d’Anthédonia et d’Hypéréia ne seraient que les dénominations données par les colons accompagnant Anthas et Hypérès sur l’île de Calauréia, en face de Trézène. Correspondant à l’actuelle Poros, cette île s’appelait originairement Eiréné, selon le nom d’une fille de Poséidon et de Mélanthéia, elle-même la fille d’Alphée ! Ainsi cette configuration légendaire d’une part associe la consommation du vin clarifié avec les bourgs d’Anthéia ou d’Anthédon et d’Hypéréia ; d’autre part, elle situe ces deux lieux sur l’île de Calauréia qui, historiquement, fit partie du territoire de Trézène jusqu’à la fin de l’époque classique.
Apparaissent ainsi les valeurs que noms des fondateurs et toponymes semblent attribuer à cette partie insulaire de la khôra de Trézène. Du côté d’Hypérès, il est à la rigueur possible d’alléguer l’utilisation du toponyme Hupéreia pour désigner un lieu marqué par une source ; l’Iliade situe ce lieu-dit en Thessalie, non loin de Phérai où la légende place le service d’Anthas comme échanson. Par ailleurs, Anthas et Anthéia pourraient fort bien renvoyer, par le sens étymologique de leur commune dénomination, à la floraison de la ville, tant il est vrai que leurs deux noms rappellent celui de Dionysos Euanthès(502). Avec un horizon d’attente marqué par les recherches récentes sur le partage communautaire et mesuré du vin grec, l’interprète contemporain est engagé à lire dans cet épisode du récit généalogique de succession l’institution, avec la fondation de deux póleis, d’une première forme de vie civique autour du vin clair coupé d’eau pure.
Mais la région de Trézène, à en croire au moins le récit proposé par Pausanias, ne possède pas encore de centre politique. La narration va l’instituer par un processus successif d’unification du pouvoir royal, puis d’apport extérieur. Anthas et Hypérès n’ont qu’un seul successeur : Aétios, le fils du premier et le neveu du second ; il présente peut-être dans son nom propre le terme signifiant l’aigle, symbole du pouvoir royal exercé et contrôlé par Zeus. Aétios commence par rendre hommage à son grand-père Poséidon en dénommant Poseidoniás l’une des deux póleis fondées à la génération précédente. Tout en réservant la dénomination Poseidonía à la ville même de Trézène, une autre tradition légendaire ajoute qu’à la suite d’un oracle, Poséidon céda Delphes à Apollon en échange du Cap Ténare désormais consacré au dieu de la mer ; Délos est alors cédée à Létô, la mère d’Apollon, en échange de Calauréia où le dieu de la mer fut honoré en un sanctuaire entretenu par une importante amphictyonie. C’est en tout cas dans ce sens que Strabon interprète un oracle cité par Éphore et repris par Pausanias à l’occasion de sa propre visite de Calauréia (2, 33, 2) ; concentré sur l’île et son sanctuaire de Poséidon, le Périégète réduit l’échange à une transaction entre Apollon et Poséidon à propos de Delphes et de Calauréia(503). Mais Aétios doit partager le pouvoir avec deux fils de Pélops, Troizên et Pittheus. La même tradition parallèle fait venir ces deux souverains de Pisatide où leur père se distingua dans la fameuse course fondatrice contre Oinomaos. Leur installation en Argolide orientale marque l’intégration de la région dans le Péloponnèse organisé et civilisé par le Lydien ou le Phrygien Pélops(504).
Analogue à celle connue pour un temps par Argos (2, 18, 4), la triarchie trézénienne n’est que passagère(505). Aétios disparaît de la scène politique, dominée par les deux fils de Pélops et, après la mort de Troizên, Pittheus entreprend de réunir les habitants de la région en une seule cité ; il lui donne le nom de son frère défunt et la petite cité devient Trézène. Avec la fusion d’Hypéréia et d’Anthéia (et l’abandon de Calauréia ?), le territoire de Trézène acquiert un centre civique unique, construit sur le continent. Dans cette opération de synécisme qui évoque celle de son petit-fils à Athènes, Pittheus apparaît comme le Thésée de Trézène(506).
Deux indices réfèrent le synécisme de Trézène à l’achèvement de sa configuration territoriale, ou, plus exactement, de la représentation que donne la légende de cette configuration. D’une part, le récit de succession lui-même montre que le centre civique est désormais assez affirmé pour servir de point de départ, à son tour, à des entreprises de fondation coloniale. Les descendants d’Aétios, le fils d’Anthas, fondèrent en effet en Carie Halicarnasse et Myndos (apóikisan ; 2, 30, 9). D’autre part, récit et marques énonciatives se combinent pour mettre en relief l’émigration en Attique des deux fils de Troizên, Anaphlystos et Sphettos ; chacun d’eux donna son nom à l’un des dèmes où ils s’établirent (metoíkousin). L’instauration de cette première relation avec l’Attique de la ville de Trézène, qui est encore la cité « actuelle » (nûn), dispense le narrateur d’ajouter (ou grápho : « Je n’écris pas ») les nombreux épisodes qui font intervenir à Trézène le petit-fils de Pittheus, Thésée(507).
Pour rattacher l’histoire la plus ancienne, celle des dieux, à l’histoire légendaire, celle des héros, il suffit à Pausanias de rappeler qu’après le retour des Héraclides, les habitants de Trézène accueillirent des Doriens d’Argos, une cité dont ils étaient déjà les sujets ; et d’évoquer, avec le « Catalogue des vaisseaux » de l’Iliade, la participation de Trézène aux côtés d’Argos à l’expédition en Troade. En même temps qu’elle a rejoint le temps des héros de l’histoire, la partie narrative de l’exposé du Périégète sur Trézène insère la tradition locale (tà egkhória ; 2, 30, 5) dans la tradition panhellénique de la guerre de Troie. Comme pour Plutarque quand il entreprend de reconstruire et de narrer la biographie légendaire de Thésée, il s’agit bien pour Pausanias d’un travail d’enquête (historía ; 2, 30, 10) qui revient donc à une reconstitution d’ordre « historique »(508). Désormais, de l’histoire l’exposé (epéxeimi) peut se reporter sur la disposition de tout ce qui s’offre à « l’exhibition » (es epédeixin), en se focalisant une fois encore sur les sanctuaires (hierá). Dans son ambition temporelle comme dans son parcours spatial, l’exposé est traversé par les relations avec les divinités.
DÉVELOPPEMENT DE LA REPRÉSENTATION D’UN ESPACE CULTUEL
De toute cité classique le centre topographique et politique n’est plus l’acropole, mais l’agora. Aussi est-ce sur l’agora locale que Pausanias commence sa visite, et par conséquent sa description de l’espace trézénien, de même que son parcours dans Athènes, qu’il a abordée par le Céramique, connaît son premier déploiement sur l’Agora. D’emblée le décor est posé : tout se passe comme si le noyau économique et civique de la petite ville de Trézène n’était marqué que par des sanctuaires. Dans cet espace architectural religieux se profile ainsi un premier panthéon. Mais si son dessin suit la logique de l’itinéraire adopté par Pausanias, sa configuration et sa profondeur sémantiques réservent quelques surprises, aussi agréables qu’instructives. La bonne méthode de l’anthropologie historique moderne de la religion grecque voudrait qu’en abordant un lieu de culte avec la divinité qui y est honorée, on s’attache à définir cette figure divine à travers son champ d’action et ses modes d’intervention avant d’en saisir les contours à travers les pratiques rituelles qui lui sont destinées. Il en va de la cohérence des renseignements à donner au lecteur auquel on aimerait faire partager la logique, l’articulation sémantique et les fonctions sociales d’un système polythéiste.
Voilà tout ce que j’ai à dire des Trœzéniens, en laissant de côté les villes dont ils se disent les fondateurs. Je vais passer maintenant à la description de leurs temples et des autres objets qu’ils montrent aux étrangers.
On voit sur la place publique de Trœzène le temple et la statue de Diane Sotéira. On dit que Thésée érigea ce temple et donna ce nom à la déesse à son retour de l’île de Crète où il avoit vaincu Astérion, fils de Minos. De tous ses exploits celui-là lui paroissoit le plus mémorable : non, ce me semble, que cet Astérion fût plus vaillant que les guerriers jusqu’alors tués par Thésée, mais parce que la difficulté de sortir du labyrinthe et de se retirer sans qu’on s’en aperçût autorisèrent à dire que Thésée et ses compagnons devoient leur salut à la protection spéciale des dieux.
On voit dans ce temple les autels des divinités qui passent pour régner sous la terre. Ce fut par là, dit-on, que Bacchus fit sortir Sémélé des Enfers, et qu’Hercules en amena le chien. Mais on ne me persuadera jamais que Sémélé ait pu mourir, étant épouse de Jupiter ; quant au chien des Enfers, je dirai ailleurs ce que j’en pense.
Pausanias 2, 30, 10-31, 2
(trad. Étienne Clavier)
Ainsi, dès le premier temple abordé sur l’agora de Trézène, Pausanias ne nous donne de la divinité qui y est vénérée que le nom et l’épiclèse : Artémis Sôtéira, Artémis du Salut. Plutôt qu’aux fonctions et au champ d’exercice de la déesse, le Périégète porte immédiatement son attention sur le moment de la fondation du temple et sur la dénomination particulière de cette Artémis. C’est dire qu’à la description attendue se substitue d’emblée un récit : « on racontait que » (elégeto ; 2, 31, 1). De ce récit l’intrigue est à peine esquissée puisqu’il est connu de tout lecteur grec cultivé, mais ce récit combine acte de fondation et explication : donner à l’épiclèse Sóteira sa raison, c’est évoquer le récit de fondation du sanctuaire. Dénomination et fondation sont donc à rattacher au retour de Thésée de Crète, après sa victoire sur le fils de Minos — Minotaure qui reçoit ici le nom d’Astérion. La focalisation narrative se porte sur le jeune héros et sur son action fondatrice.
Pausanias ne se montre apparemment intéressé ni au fait qu’aucune autre version de la légende ne fait passer par Trézène le retour victorieux de Thésée, ni au rôle non seulement mineur, mais surtout contraire que joue Artémis dans la légende du héros athénien. On se souviendra en effet que la déesse n’intervient guère que dans la version homérique de la légende de Thésée. Loin d’y assumer un quelconque rôle salvateur, c’est elle qui atteint de ses flèches Ariane, dénoncée par Dionysos qui aperçoit le couple à son passage sur l’île de Naxos, de retour de Crète. Par la suite, Artémis disparaît de la légende athénienne qui devient à l’évidence la version canonique(509). En revanche, dans une évaluation énonciative d’un poids inhabituel chez lui, le narrateur intervient dans le récit rapporté pour adopter la position de son protagoniste principal. C’est Thésée lui-même qui aurait jugé le combat contre Astérion « le plus mémorable » (axiologótaton) parmi ses propres exploits.
Non content d’attribuer au héros le jugement que le terme employé pour le formuler réfère de fait au locuteur, Pausanias fait assumer indirectement au protagoniste de son récit la motivation fondant l’évaluation : entreprise digne d’être rapportée moins en raison de la valeur masculine attribuée à un Minotaure représenté sous les traits d’un héros historique qu’en raison de la « providence divine » (pronoíai theíai, au datif) ayant assuré le salut du héros et de ses compagnons. Cette divine providence non seulement nous reconduit à l’explication de l’épiclèse de Salvatrice attribuée à l’Artémis vénérée sur l’agora de Trézène, mais elle confère également une vraisemblance (eikóta) au récit de la sortie du Labyrinthe. L’avis de Thésée (édoxen hoi) sur son propre exploit n’est autre que celui du locuteur et narrateur (emoí dokeîn) sur le discours (lógos) qui raconte l’exploit(510). Belle manière pour Pausanias de donner en quelque sorte une légitimité héroïque à sa propre voix !
L’agora et ses figures civiques
Par ce prélude, le ton de la visite de Trézène est donné. On s’arrêtera donc essentiellement devant les monuments à fonction cultuelle. L’esquisse du panthéon de la cité qui va se dessiner ainsi, dans la succession des étapes de cet itinéraire, sera focalisée davantage sur les actes des fondateurs héroïques que sur les divinités elles-mêmes ; et l’ensemble de la description, en versant dans la narration héroïque, devra répondre à une logique de la vraisemblance qui associe au narrateur les protagonistes mêmes des récits rapportés.
Partant du sanctuaire consacré à Artémis Sôtéira (probablement situé sur le côté est de la place), le parcours autour de l’agora est entièrement traversé par la perspective héroïque. Si l’on mentionne encore dans le temple d’Artémis les autels consacrés aux divinités chthoniennes, c’est pour signaler la bouche de l’Hadès par laquelle, selon la légende locale, Dionysos aurait ramené des Enfers sa mère Sémélé, puis Héraclès le chien Cerbère ; deux légendes d’ailleurs rapportées non sans précautions critiques : « je n’en suis pas convaincu », « il me semble » (oudè peíthomai, puis moi dokeî ; 2, 31, 2)(511). Sans mettre en doute ni l’immortalité de l’âme, ni sa survie dans l’au-delà, Pausanias n’est plus prêt à admettre l’image topographique d’un lieu unique où convergeraient tous les morts. De Sémélé la mortelle, qui ne serait pas morte par la volonté de Zeus, et du chien Cerbère, le monument funéraire qui se trouve derrière le temple d’Artémis la Salvatrice nous fait passer au culte héroïque rendu à Pittheus, le roi légendaire initiateur du synécisme ; fils de Pélops, lui-même fondateur du Péloponnèse, il est un roi justicier qui était honoré en même temps que ses deux collègues. C’est surtout un roi dont on retrouve la figure dans le sanctuaire voisin, consacré aux Muses ; il était probablement situé sur le côté méridional de l’agora.
Dans la présentation qu’en fait Pausanias, ce sanctuaire s’inscrit entièrement dans la logique de l’établissement héroïque et du culte rendu au héros fondateur. Non seulement le lieu de culte dédié aux Muses aurait été créé par Ardalos, le fils d’Héphaïstos, non seulement Ardalos lui-même, toujours selon la tradition locale, serait à la fois l’inventeur de la flûte et le héros éponyme de l’épiclèse des Muses Ardalides vénérées à Trézène(512), mais Pittheus, le roi héroïque de la cité, y aurait enseigné un premier art oratoire (lógon tékhne ; 2, 31, 3). En alléguant sa lecture personnelle du traité d’art rhétorique attribué à Pittheus, Pausanias dessine par la légende de fondation le passage d’une tradition orale et poétique à une pratique de l’écriture en prose.
Si la dénomination des Muses Ardalides peut évoquer les guildes de poètes se réclamant d’un héros musicien ou chanteur tels les Homérides de Chio, l’art de la rhétorique attribué à Pittheus doit être référé à l’autorité de la parole d’ordre poétique que détiennent les souverains juges d’Hésiode : comme eux, le roi héroïque de Trézène passait apparemment pour rendre des sentences justes par une parole placée sous l’égide des Muses. Dans le prélude de la Théogonie — rappelons-le — on voit les neuf Muses évoquées par Hésiode verser sur la langue du roi qui les honore une douce rosée ; elle rend sa parole justicière aussi infaillible qu’apaisante. Mais Pittheus est aussi bien un souverain qu’un fondateur héroïque. On se rappellera donc à ce propos la version locale de la légende de la fondation de Cyrène, la florissante colonie grecque de Libye dans laquelle Battos, le héros fondateur dont le nom dit le bégaiement, devient, dès qu’il est roi, un anèr rhetorikós(513). Pour couronner ce complexe architectural consacré aux Muses et visité dans sa dimension historique, il y a finalement, dans le voisinage du Mouséion, cet autel consacré par Ardalos lui-même non seulement aux Muses, mais également à Hypnos. Comme Éros ou la Mort, Sommeil règne pour les Grecs sur un état second où l’homme est hors de lui-même. Par ce biais, le mortel est susceptible d’entrer en contact avec le monde divin de même que lorsqu’il est inspiré par les Muses(514).
À suivre le regard et surtout l’ouïe de Pausanias, c’est donc en définitive moins Artémis que Pittheus qui règne sur la partie orientale et méridionale de l’agora de Trézène. Quand le Périégète d’est nous fait passer en ouest, la figure héroïque domine à nouveau sur la divinité — narrativement du moins. En effet, après avoir simplement mentionné l’existence d’un théâtre, Pausanias approche le temple d’Artémis Lycéia en portant d’emblée son attention sur son fondateur : Hippolyte. Et d’évoquer, en l’absence d’informations de la part des « exégètes », différentes hypothèses personnelles pour expliquer, comme dans le cas d’Artémis Sôtéira, l’épiclèse de la déesse. Mais que le terme Lùkeia soit mis en rapport avec les loups (lúkoi ; 2, 31, 4) ou avec une dénomination d’Artémis en faveur chez les Amazones, le jeu étiologique proposé par le locuteur se focalise toujours sur la figure d’Hippolyte(515) : soit qu’il appartienne au jeune homme d’avoir libéré le pays de Trézène de ses loups et d’apparaître ainsi en héros civilisateur, soit que son ascendance maternelle établisse la relation indiquée avec les Amazones.
Quoi qu’il en soit des hypothèses étiologiques de Pausanias, le panthéon local de Trézène apparaît comme dominé par deux figures héroïques : Pittheus, le fils de Pélops, le créateur de la pólis de Trézène, et Hippolyte, son arrière-petit-fils par sa fille Aithra et son petit-fils Thésée qui, avant d’épouser Phèdre, passe pour avoir eu une relation avec l’Amazone Antiope(516). Mais au souverain promoteur du synécisme de Trézène et à l’adolescent adepte par trop exclusif d’Artémis, l’organisation théologique de l’agora de la cité ajoute Oreste, le jeune Argien purifié à Trézène du meurtre de sa mère Clytemnestre. Attachée à une pierre « sacrée » sur laquelle se seraient assis les neuf citoyens de Trézène appelés à purifier le jeune homme, la version légendaire locale transfère donc dans la petite cité du Péloponnèse le processus dramatiquement mis en scène par Eschyle à Athènes même, avec ses trois phases : purification proprement dite à Delphes par la volonté d’Apollon, période d’exil destinée à annuler les dangers de la contamination, procès devant l’Aréopage d’Athènes(517).
La cité : valeurs héroïques
Désormais, plus que les dieux, ce sont bien les héros qui dominent la scène descriptivo-narrative dressée sous nos yeux par la rhétorique de Pausanias. Déterminant le profil du système polythéiste de Trézène, la constellation des héros vénérés dans la petite cité est marquée, dans la perspective de l’histoire des palaiá développée dans la Périégèse, par les figures de Pittheus, Hippolyte et Oreste. De manière plus ou moins explicite, tous trois sont mentionnés dans la partie conclusive du résumé d’histoire des origines par lequel Pausanias ouvre son parcours à travers le territoire de Trézène : Pittheus, en raison du rôle qu’il a joué dans la fondation de Trézène même comme pólis (2, 30, 9) ; Hippolyte, en tant que fils d’un Thésée pour lequel Pausanias se réfère au savoir qu’il a consigné par écrit (grápho ; 2, 30, 9) à l’occasion de sa visite de l’Attique ; et finalement Oreste, parce qu’il est le successeur des Doriens d’Argos reçus à Trézène comme « cohabitants » (súnoikoi ; 2, 30, 10) à l’occasion du retour des Héraclides.
Pittheus, le roi juge et rhéteur
Pittheus d’abord, toujours dans le voisinage du temple d’Artémis Lycéia, et par conséquent encore sur le côté occidental de l’agora. À côté d’un autel consacré à un Dionysos « Sauveur » dont l’épiclèse très particulière ne reçoit que l’esquisse d’une explication étiologique, Pittheus passe pour avoir fondé un autre autel ; on y honorait le droit divin qu’incarnent les Thémides. Cette consécration héroïque confirme le rôle du souverain-juge donné à la figure du roi fondateur de la cité : l’autorité d’une parole oratoire inspirée par les Muses garantit l’efficacité dans l’argumentation des sentences et dans l’administration d’un droit coutumier qui, dans une tradition encore orale, est légitimé par la divinité(518).
C’est également à Pittheus qu’est attribuée la fondation du sanctuaire voisin en l’honneur d’Apollon Théarios. Que cet Apollon semble tirer son épiclèse de la « théorie » qu’en particulier les Athéniens envoyaient à Delphes ou à Délos pour célébrer le dieu dans les grands festivals qui lui étaient consacrés n’est pas ce qui intéresse le Périégète(519). En revanche, il ne manque pas de signaler qu’à « sa connaissance », il s’agit du temple le plus ancien qu’il ait vu (esti hôn oîda palaiótaton ; 12, 31, 6), plus antique encore (arkhaîos) que le temple d’Athéna des Phocéens en Ionie, plus vieux (arkhaîos) que celui d’Apollon Pythien à Samos. Et de mentionner le nom du sculpteur trézénien de la statue qu’abrite cet édifice ancien. Cet Hermon de Trézène est aussi l’auteur pour les Dioscures de xóana qui nous réfèrent par leur facture au même temps des antiquités. Ce temps correspond pour nous à celui de la légende, au temps du mythe(520).
Mais l’explication recourant à la focalisation de l’énonciation sur le temps des palaiá est-elle suffisante ? À côté de l’autel dédié, selon la tradition locale, par Pittheus aux divinités du Droit, Pausanias voit encore l’autel consacré à Hélios Éleuthérios. À nouveau préoccupé par la cohérence de son discours, il assume lui-même la vraisemblance (eikóti lógoi dokoûsí moi ; 2, 31, 5) d’un récit qui fait référence au temps des guerres médiques ; en effet ce lógos étiologique met la dédicace de l’autel à Soleil le Libérateur en rapport avec le fait que les Trézéniens auraient échappé à l’esclavage imposé par Xerxès. C’est au même événement que Pausanias réfère aussi le portique qui fermait l’agora sur son côté nord. Il y voit les statues des femmes les plus en vue et des enfants que les Athéniens confièrent aux Trézéniens à la veille de la bataille de Salamine, au moment où ils décidèrent de suivre le conseil de Thémistocle et d’évacuer la ville dès lors livrée au pillage par les Perses(521).
Qu’il s’agisse d’un document né de l’événement ou créé a posteriori un bon siècle plus tard, le texte épigraphique de ce qu’on a appelé le Décret de Thémistocle a été retrouvé précisément à l’angle nord-ouest de l’agora de Trézène ; il atteste de l’intégration du refuge accordé aux citoyennes d’Athènes et à leurs enfants dans l’histoire officielle de la petite cité du Péloponnèse(522). En reprenant le texte de la proposition faite par Thémistocle aux Athéniens d’abandonner leur ville pour se défendre sur mer et en consacrant ce texte sur l’agora, l’épigraphe réécrit et insère dans l’histoire de Trézène un chapitre d’autant plus étonnant que l’alliance de la cité de l’Argolide orientale avec Athènes ne fut que passagère. Sans doute cette insistance sur les traces archéologiques des relations éphémères de Trézène avec la cité qui a néanmoins profondément marqué la légende de ses origines peut-elle être un effet du texte de Pausanias. Sa Périégèse ne passe-t-elle pas pour être traversée par une très nette tendance philo-athénienne(523) ?
L’« atticisme » attribué à Pausanias n’explique cependant pas tout. Il convient en effet de ne pas oublier que, dès le IVe siècle, les guerres médiques sont mises sur le même plan que la guerre de Troie. Comme l’expédition des héros homériques, elles font partie de ces mûthoi, de ces récits qui, sous une forme prévue pour séduire un public d’auditeurs, racontent des événements d’autant plus exemplaires qu’ils sont anciens. Dès Thucydide, les combats contre les Perses s’inscrivent sans solution de continuité dans l’histoire des palaiá, dans l’histoire épique d’un passé héroïque dont les duels et mêlées sous les murs de Troie sont le parangon(524). On retrouve ainsi dans l’histoire grecque telle que la conçoit Pausanias cette représentation des guerres médiques qui, sous l’égide d’Athènes, définissent une identité grecque face à l’invasion d’un étranger lui-même identifié avec le barbare.
Oreste et la relation avec Argos
À côté de Pittheus, le vrai roi héroïque de la cité, Oreste est donc le second héros à dominer l’agora de Trézène. Déjà évoquée devant le temple d’Artémis Lycéia par la pierre sacrée (hierós, 2, 31, 4) où le jeune Argien aurait été purifié du meurtre de sa mère par neuf Trézéniens, sa mémoire était entretenue devant le temple d’Apollon Théarios, dans un édifice appelé « la Tente d’Oreste » (2, 31, 8). La tournure du récit à fonction explicative (gár) par lequel Pausanias présente cet édifice étrange n’est pas sans rappeler l’une des versions de l’accueil à Athènes du jeune meurtrier frappé par la souillure. Selon un atthidographe, Oreste aurait reçu l’hospitalité de la part du roi d’Athènes Démophon, l’un des fils de Thésée. Pour éviter toute contamination avec le héros qui n’avait pas encore été jugé, il ordonna qu’à l’occasion des repas rituels organisés en particulier sous l’égide de Dionysos Lénaios chaque convive boive le vin versé d’une petite cruche individuelle ; de là, dans l’habituelle perspective étiologique, le rite des choès, intégré au festival athénien des Anthestéries(525). Les Trézéniens quant à eux évitèrent la même contamination en tenant l’Argien impur à l’écart des foyers domestiques et en nourrissant le jeune homme en ce lieu d’isolement où il fut confiné jusqu’au moment de l’acte de purification.
Non content d’en faire un récit étiologique, Pausanias tire de cet épisode héroïque, qui fonde l’amitié entre Trézène et Argos, une double relation avec le présent : encore du temps du locuteur (kaì nûn éti ; 2, 31, 8) les descendants des purificateurs d’Oreste prennent des repas rituels communs ; d’autre part, à l’emplacement où furent enterrés les instruments de la purification surgit de terre un laurier — l’arbre dédié à Apollon — qui a apparemment survécu jusqu’au temps de la visite du Périégète (es hemâs)(526).
De plus, la légende locale de la purification d’Oreste fournit le prétexte à une autre incursion dans le passé héroïque. Le jeune meurtrier aurait en effet été lavé de sa souillure en particulier grâce à l’eau d’une source du Cheval (Híppou kréne ; 2, 31, 9) ; cette source, Pégase, le cheval divin de Bellérophon, l’aurait fait jaillir d’un coup de son sabot de même qu’il fit surgir l’Hippocrène sur l’Hélicon, en Béotie. Bonne raison pour rappeler qu’en cherchant à concilier les deux versions étiologiques locales, les Béotiens racontent qu’en fait Bellérophon serait passé à Trézène pour obtenir la main d’Aithra, la fille de Pittheus(527). Par l’intermédiaire de Bellérophon, le jeune Corinthien fils de Sisyphe, le lecteur est donc ramené à Pittheus, le souverain fondateur de la cité de Trézène.
Dionysos Saôtès comme Apollon Théarios sont donc vite oubliés. De même n’est-ce guère qu’en passant que Pausanias mentionne une statue d’Hermès « aux nombreux liens » ; par la narration étiologique (phasin ; 2, 31, 10), il rattache cette statue d’un dieu à la figure héroïque d’Héraclès et à sa massue en bois d’olivier. Il y ajoute, toujours bien rapidement, un sanctuaire de Zeus Sotêr qui se révèle non seulement assurer le débit constant de la rivière du « Courant d’or » et donc la fertilité du sol de la chôra, mais qui est aussi dit avoir été fondé par le fils d’Anthas, Aétios. Rappelons qu’il s’agit du roi aborigène auquel se joignent Pittheus et Troizên et qui porte peut-être dans son nom une allusion étymologisante à l’aigle de Zeus(528).
Hippolyte et le paradigme athénien
Aussi bien la nouvelle allusion à Pittheus et à sa fille Aithra que l’orientation prise par l’itinéraire proposé par Pausanias nous conduisent désormais vers le troisième héros qui semble déterminer la vie cultuelle des Trézéniens. Après avoir consacré un temple à Artémis Lycéia (2, 31, 4), Hippolyte apparaît lui-même comme le destinataire de l’un des sanctuaires les plus célèbres de Trézène ; un sanctuaire incluant un temple ainsi qu’une statue particulièrement ancienne (arkhaîon ; 2, 32, 1).
Les Trœzéniens possèdent une très-belle enceinte consacrée à Hippolyte, fils de Thésée, avec un temple et une statue fort ancienne : c’est Diomèdes, disent-ils, qui a rendu tous ces honneurs à Hippolyte, et qui lui a, le premier, offert des sacrifices. Le prêtre d’Hippolyte, chez les Trœzéniens, l’est pour sa vie, et lui offre tous les ans des sacrifices. Outre cela, chaque fille, avant de se marier, coupe une boucle de ses cheveux et va la porter en offrande dans son temple. Les Trœzéniens ne veulent pas qu’Hippolyte soit mort traîné par ses chevaux, et ils ne montrent pas son tombeau, quoiqu’ils le connoissent bien. Ils prétendent que les dieux l’honorèrent en le plaçant dans le ciel, et qu’il est la constellation qu’on nomme le conducteur de chars.
Dans l’intérieur de cette enceinte se trouve le temple d’Apollon Épibatérius, que Diomèdes érigea lorsqu’il eut échappé à la tempête qui dispersa les Grecs au retour de Troie, et ils disent que Diomèdes célébra le premier les Jeux pythiques en l’honneur d’Apollon. Quant à Damie et à Auxésie (car les Trœzéniens leur rendent aussi un culte), ils ne racontent pas leur histoire de la même manière que les Épidauriens. C’étoit, suivant eux, deux vierges venues de l’île de Crète ; étant arrivées à Trœzène, au moment où tous les habitants de cette ville étoient divisés en factions, elles furent tuées à coups de pierres, par un des partis, et l’on célébre en leur honneur une fête appelée Lithobolie (Lapidation).
Vers l’autre partie de l’enceinte, est un stade, qui porte le nom d’Hippolyte, et au-dessus duquel est élevé le temple de Vénus, surnommée Catascopia (qui observe), parce que c’étoit de là que Phèdre déjà éprise d’Hippolyte le regardoit lorsqu’il se livroit aux exercices de la Gymnastique. C’est là que se voit le Myrthe qui a toutes ses feuilles percées, et dont déjà j’ai parlé. Phèdre, dans son désespoir, et ne pouvant trouver aucun soulagement à sa passion, s’en vengeoit sur les feuilles de ce myrthe.
On vous montre aussi le tombeau de Phèdre, il n’est pas très-éloigné de celui d’Hippolyte, qui est une butte de terre élevée exprès à peu de distance du Myrthe. La statue d’Esculape est l’ouvrage de Timothée ; les Trœzéniens disent que c’est Hippolyte et non Esculape. J’ai vu aussi la maison d’Hippolyte, devant laquelle est une fontaine qui porte le nom d’Hercules, parce qu’elle a été découverte par ce héros, à ce que disent les Trœzéniens.
Pausanias 2, 32, 1-4
(trad. Étienne Clavier)
Sans même nous signaler qu’en abordant cet illustre sanctuaire on a non seulement quitté le périmètre de l’agora, mais aussi l’enceinte de la cité, à nouveau Pausanias dirige immédiatement l’attention de son lecteur sur le récit de fondation d’un périmètre cultuel essentiellement consacré à Hippolyte(529).
Situé à un kilomètre environ au nord-ouest de la ville, ce grand sanctuaire accueillait donc les honneurs cultuels rendus au héros fils de Thésée et de l’Amazone ; il trouve son héros fondateur en la personne de Diomède, l’Argien fils de Tydée. La tradition locale fait passer le héros à la fois comme le concepteur du sanctuaire et comme l’auteur du premier sacrifice à Hippolyte. Diomède — rappelons-le — est le chef grec qui conduisit sous les murs de Troie le contingent des guerriers d’Argos avant de s’y illustrer notamment dans son combat contre Énée puis contre Aphrodite, dans son expédition rusée en compagnie d’Ulysse ou dans son échange rhétorique avec Glaucos. La présence de ce grand héros de la panhellénique guerre de Troie auprès du sanctuaire du héros local de Trézène est particulièrement significative. Elle s’inscrit dans la volonté de chaque cité grecque, aborigène ou coloniale, de rattacher son passé héroïque aux exploits épiques de la guerre de Troie et des héros homériques. Cette intention idéologique trouve un écho dans le récit de la généalogie de la cité où Pausanias met en relief la participation de Trézène, aux côtés des Argiens, et sous la conduite de Diomède, à l’expédition contre Troie (2, 30, 10)(530).
Curieusement, Pausanias ne juge pas nécessaire de donner la raison de l’acte fondateur et premier accompli par Diomède. En revanche, il ne peut s’empêcher de mentionner, à côté de sacrifices annuels accomplis par un prêtre nommé à vie, le rite prématrimonial offert au jeune Hippolyte. Déjà le second Hippolyte d’Euripide mettait en scène son institution par la volonté d’Artémis intervenant en dea ex machina ; elle marquait l’héroïsation du jeune homme victime de son amour exclusif pour la déesse vierge et, en conséquence, de son mépris pour les séductions d’Aphrodite. En consacrant à Hippolyte au seuil de leur mariage une boucle de leur chevelure et des danses chorales, les jeunes filles de Trézène montraient qu’elles étaient prêtes à assumer rituellement le passage que l’adolescent de la légende, qui se comporte comme une parthénos, se refusait tragiquement d’accomplir.
Mais tout en attribuant à Hippolyte un tombeau dont l’emplacement est tu (comme c’est par exemple le cas pour le tombeau réservé à Œdipe à Colone), la tradition locale préfère à la mort du héros entraîné par un attelage emballé une version plus allégorique. Le jeune héros aurait été métamorphosé par les dieux dans la constellation de l’aurige. Comme c’est souvent le cas dans le mythe grec, la métamorphose ne fait que reproduire métaphoriquement les modalités de la disparition du héros ou de l’héroïne coupable d’une erreur vis-à-vis d’une divinité du panthéon — en l’occurrence Hippolyte, le jeune homme qui refuse les liens de l’amour et le joug du mariage imposés par Aphrodite et qui meurt enlacé dans les rênes d’un attelage qu’il ne peut plus maîtriser. On peut se demander si cette version locale de la légende ne tend pas à légitimer la transformation des honneurs héroïques dédiés à Hippolyte en un culte célébrant une figure vénérée à l’égal d’un dieu(531). Quoi qu’il en soit, l’utilisation étiologique du récit héroïque pour légitimer un culte tout en lui donnant son sens est ici à nouveau patente.
L’ampleur et la portée du culte extra-urbain rendu à Hippolyte se manifestent aussi dans la constellation très riche de divinités qui faisaient elles-mêmes l’objet d’un culte à l’intérieur du périmètre consacré au fils de Thésée, héros vénéré comme un dieu. À l’occasion du festival dit du « Jet de pierre » (Lithobólia ; 2, 32, 2), on y célébrait les divinités d’Épidaure Damia et Auxésia que la tradition locale s’imagine être des jeunes filles venues de Crète et que la légende d’Épidaure attache à la fertilité du sol(532).
D’autre part, l’enceinte consacrée à Hippolyte incluait aussi un temple dédié à Apollon « de l’Embarquement » ou « du Retour » (Epibatérios : 2, 32, 2) ; ce temple passait pour avoir été fondé lui encore par Diomède, en reconnaissance pour le nóstos heureux connu par ce héros au retour du champ de bataille de Troie. Par ailleurs, en relation plus étroite avec Hippolyte, le périmètre dédié au héros comprenait encore un stade. Ce champ de courses peut être mis en relation autant avec une adolescence héroïque consacrée à la chasse et à la course auprès de la lagune consacrée à Artémis Sarônis déjà mentionnée qu’avec la légende attribuant à Diomède la première institution des Jeux pythiques en l’honneur d’Apollon à Delphes(533).
De plus, le stade était dominé par un temple d’Aphrodite « l’Espionne » (Kataskopía ; 2, 32, 3), une épiclèse expliquée par l’amour héroïque de Phèdre pour Hippolyte que l’épouse de Thésée observait dans ses exercices au gymnase ; une épiclèse en relation avec un amour incestueux dont le myrte encore en place au temps de la rédaction de la Périégèse (égrapsa) gardait la mémoire. Proche de l’arbre à myrrhe aux yeux des Grecs, l’arbrisseau du myrte évoquait par son odeur les séductions d’Aphrodite(534). Au myrte miraculeux l’espace visité par Pausanias associe aussi bien la tombe de Phèdre que le mnêma d’Hippolyte. Il faut y ajouter la maison du héros que Pausanias, en un jeu de mot étymologisant repris par les modernes, dit « connaître par le regard » (idòn oîda ; 2, 32, 4). Devant cette demeure se trouvait une source « héracléenne », du nom du héros fondateur et civilisateur par excellence, inventeur de l’eau selon la tradition locale.
D’autre part, toujours dans la proximité du stade, le visiteur de Trézène signale à son lecteur la présence d’une statue d’Asclépios. L’hésitation des Trézéniens qui, à ce qu’affirme le Périégète, préféraient voir dans cette image celle d’Hippolyte est sans doute significative de la probable substitution au héros-dieu local, pourvu de capacités de guérison, du dieu Asclépios avec sa diffusion panhellénique. Mais, quoi qu’il en soit d’une substitution ou d’une complémentarité qui pourraient remonter à la fin du Ve ou au début du IVe siècle, on retiendra ici le silence de Pausanias. En effet, probablement en raison d’une attention entièrement focalisée sur la figure du jeune Hippolyte, le Périégète omet de mentionner et de décrire le vaste sanctuaire où était localisée la statue évoquant, aux yeux des gens de Trézène, le héros local. Fouilles et inscriptions en ont pourtant révélé l’importance, en relation probable avec l’Asclépiéion voisin, à Épidaure(535).
La lecture sélective que fait Pausanias de l’espace religieux consacré à Hippolyte frappe d’autant plus qu’à Athènes le sanctuaire dédié à Hippolyte présentait une configuration divine analogue à celle qu’il offrait à Trézène. Située sur la pente méridionale de l’Acropole et décrite par Aphrodite elle-même dans le second Hippolyte d’Euripide, cette enceinte sacrée comprenait un temple d’Aphrodite ; passait pour avoir été fondé par Phèdre, en raison de l’amour de l’épouse du roi Thésée pour son jeune beau-fils. De plus, dès la fin du Ve siècle, s’y élevait également un sanctuaire consacré à Asclépios(536).
L’homologie entre l’organisation cultuelle des deux espaces, à Trézène et à Athènes, est indiquée dans le texte même de la tragédie d’Euripide. Dans le prologue du récit héroïque dramatisé, la déesse Aphrodite ne cache pas sa volonté de punir Hippolyte de son mépris à son égard ; elle inspirera donc à Phèdre la passion que l’on sait. S’exprimant dans le théâtre-sanctuaire de Dionysos Éleuthéreus, la déesse précise que, de ce flanc sud de l’Acropole, le regard peut se porter jusqu’à la terre de Trézène. Tout en établissant par sa morphologie une sorte d’effet de miroir entre les deux cités, le terme katópsion placé par Euripide dans la bouche de Cypris n’est pas sans rappeler l’épiclèse de Kataskopía que porte la déesse dans son « observatoire » situé auprès du stade d’Hippolyte à Trézène !
Les pentes de l’acropole et la chôra : valeurs agricoles
À suivre l’itinéraire tracé dans la Périégèse, la vie religieuse de la cité de Trézène et de sa chôra semble donc s’organiser autour de deux pôles cultuels — l’agora et l’enceinte sacrée dédiée à Hippolyte. Le premier est dominé par Artémis, le second par des figures qui se partagent les valeurs défendues par Apollon d’un côté et par Aphrodite de l’autre. Il faut se laisser entraîner par Pausanias jusque sur les pentes raides de l’acropole qui domine la ville puis redescendre avec lui sur la route d’Hermioné, hors les murs, pour trouver ceux qui sont apparus dans un premier temps comme les dieux tutélaires de la cité, à l’imitation d’Athènes, soit Athéna et Poséidon.
C’est donc là où on l’attend, sur l’acropole, qu’était vénérée, en son temple, Athéna Sthénias. Tout en oubliant de préciser, comme il le fait pourtant dans la partie historique de son parcours, que cette Athéna de la cité est aussi Polias (2, 30, 6) et sans plus s’intéresser à la lutte de la déesse avec Poséidon pour le contrôle de l’Althépia, Pausanias se concentre essentiellement sur le xóanon (2, 32, 5) de la divinité tutélaire. Cette antique statue de bois, attribuée au sculpteur Callôn d’Égine dont est donnée l’ascendance artistique, sollicite l’habituel intérêt du Périégète pour les monuments les plus anciens(537). Sur les pentes de l’acropole, on passe beaucoup plus rapidement auprès du sanctuaire consacré à Pan et attaché à la peste qui dévasta également Athènes au début de la guerre du Péloponnèse ; puis auprès d’un temple d’Isis dont l’introduction ne peut être qu’hellénistique et dont la statue aurait été consacrée par les Trézéniens eux-mêmes ; enfin, non loin, devant l’édifice consacré à Aphrodite Acraia et construit par les gens d’Halicarnasse qui, selon la légende rappelée dans le prélude à la visite du site (2, 30, 9), considéraient Trézène comme leur métropole : les sanctuaires comme lieux de mémoire — mémoire historique, religieuse et culturelle, cela s’entend(538).
Quant à Poséidon, on le trouve « hors les murs », en un espace consacré et sous une épiclèse qui évoquent la colère du dieu contre les Trézéniens, probablement à la suite de sa dispute avec Athéna, et la stérilité dont il frappe le sol de la chôra en y infiltrant de l’eau de mer. Néanmoins, grâce aux sacrifices et aux prières qu’adressèrent à leur futur dieu tutélaire les gens de Trézène, reconnaissant ainsi son autorité, la terre de Trézène se couvrit à nouveau de fruits. Pausanias trouve ainsi dans la (fausse) étymologie qui rattache l’épiclèse de ce Poséidon Phytalmios à l’eau de mer (hálmei 2, 32, 8) une confirmation de la légende étiologique proposée par les gens de Trézène.
L’interprète moderne, quant à lui, n’évoquera pas seulement la version athénienne du récit mettant en scène la lutte entre Athéna et Poséidon pour la possession de l’Attique ; il songera en particulier à l’épisode complémentaire racontant le dépit du dieu de la mer qui, à la suite du verdict des douze dieux, commença à inonder la plaine agricole de Thria, près d’Éleusis, jusqu’à ce que Zeus lui ordonne de cesser(539). Mais le lecteur contemporain se souviendra aussi qu’à son entrée à Athènes, le jeune Thésée fut purifié du sang versé dans sa lutte contre les monstres rencontrés sur la route de Trézène par le génos des Phytalides, non loin du lieu où Déméter fit don du figuier à Phytalos, le héros éponyme et fondateur de ce clan athénien(540).
Or, à Trézène même, Pausanias n’oublie pas de signaler que le temple élevé à Déméter Thesmophoros se situait précisément dans les parages du sanctuaire dédié à Poséidon Phytalmios. Il rappelle à cette occasion, en fermant sa description narrative en une structure quasi annulaire avant de quitter le territoire de la cité elle-même, que ce temple de Déméter fut fondé par le probable héros de la vigne et roi primordial que fut Althépos ; il est le fils de Poséidon et de Léis, elle-même la fille du roi aborigène Hôros (2, 30, 5) rencontré plus haut(541).
Avec Poséidon Phytalmios et la Déméter de la production agricole qu’est Déméter Thesmophoros, on revient donc au temps des origines marqué par l’établissement d’une terre productive, et donc civilisée. Auparavant et dans le voisinage immédiat des sites occupés par ces deux divinités, Pausanias a encore signalé deux lieux de mémoire attachés à la légende de Thésée, le père d’Hippolyte : d’une part l’autel dédié à Zeus Sthénios et devenu la pierre dite « de Thésée » depuis que le jeune héros réussit à la soulever pour y trouver les sandales et l’épée qu’avait cachées son père Égée ; d’autre part le sanctuaire d’Aphrodite la Jeune Épouse (Númphia ; 2, 32, 7), édifié par le même Thésée à l’occasion de son union avec Hélène(542). De manière significative, Pausanias reviendra, en des termes analogues, sur le mémorial du « Rocher de Thésée » au moment de quitter la cité de Trézène pour sa voisine Hermioné ; il adresse ainsi une sorte de dernier salut aux « signes de reconnaissance » (gnorísmata ; 2, 34, 6) qui permettront au héros d’être reconnu par son père mortel Égée et finalement de lui succéder sur le trône d’Athènes.
La périphérie : lieux et rites du passage
Ainsi avec la visite du sanctuaire de Poséidon Phytalmios, attaché à la légende de la lutte entre le dieu et Athéna pour la possession de la terre de Trézène, et avec la mention du temple de Déméter Thesmophoros fondé par l’un des premiers souverains de la région, c’est le retour aux temps des origines. On rejoint donc le début du récit généalogique par lequel Pausanias a présenté Trézène tout en suivant les étapes du processus de civilisation de son territoire, puis de sa cité.
Avec une logique sans doute moins cohérente que dans ce premier développement consacré à la géographie politico-religieuse de la ville, Pausanias poursuit sa visite par une double excursion hors du territoire de la cité proprement dite.
D’abord, en direction de la mer et du port de Trézène, une brève excursion, guidée encore une fois par la légende de Thésée. Après la « Pierre de Thésée » et les signes de la reconnaissance paternelle qu’y trouve le héros, après l’allusion à l’union du jeune homme avec Hélène, la fille de Léda et de Zeus ou de Tyndare le Spartiate, on approche le lieu de la naissance du petit Thésée. Ce lieu-dit « de la Naissance » (Genéthlion ; 2, 32, 9) évoque dans sa dénomination même le Poséidon Généthlios vénéré à Sparte ou le Poséidon Génésios, objet d’un culte à Lerne en Argolide(543). S’il y a peut-être dans le nom du lieu-dit mentionné par Pausanias le rappel du géniteur divin de Thésée, le Périégète n’hésite pas à présenter le combat du héros contre les Amazones, évoqué dans le sanctuaire voisin qui était consacré à Arès, comme une sorte de reflet de la légende athénienne : à Trézène également le roi d’Athènes aurait affronté quelques-unes des femmes guerrières venues du pays scythe pour attaquer l’Attique(544).
Après Thésée, le même itinéraire vers la mer nous conduit à son fils Hippolyte. L’explication étymologisante donnée à un olivier sauvage appelé localement « buisson tordu » (rhâkhos streptós ; 2, 32, 10) entraîne Pausanias à évoquer la légende du char d’Hippolyte : celui-ci se serait retourné au moment où les rênes du héros en fuite se prirent dans les branchages de cet arbrisseau. Encore une fois le mythe s’inscrit dans la géographie et sa toponymie. Spatialement nous nous trouvons donc non loin de la « Lagune Scintillante » ou « Lagune Saronide » auprès de laquelle se dressait le sanctuaire dédié à Artémis Sarônia(545). En une nouvelle structure annulaire qu’il explicite en quelque sorte par une référence interne, Pausanias revient, en conclusion de sa première excursion aux limites de la région de Trézène, à ce qu’il disait d’Artémis Sarônia dans la partie généalogique de sa visite de Trézène (2, 30, 7) où il racontait la noyade du roi chasseur Sarôn, une figure héroïque dont l’amour de la chasse, la vénération pour Artémis et la mort ne sont pas sans rappeler la carrière d’Hippolyte. Naissance de Thésée, agonie d’Hippolyte, mort de Sarôn : tout en développant l’isotopie héroïque qui traverse la mise en discours descriptive et narrative de la visite périégétique, on parvient à la frontière du territoire, en ces lieux des eskhatiaí, confins qui invitent aux passages.
L’autre excursion de Pausanias hors de la cité et de sa chôra nous entraîne sur deux îles ayant appartenu aux Trézéniens. Ici encore l’attention se porte essentiellement sur les lieux de culte. La perspective étiologique qui en anime une fois encore la visite focalise l’intérêt pour l’histoire héroïque sur les gestes rituels. À nouveau, en ces deux terres insulaires aux confins du territoire de Trézène, il s’agit de passages ritualisés. Mais aux passages que marquent la naissance ou la mort se substituent sur ces îles des rites prématrimoniaux tendant à assurer la transition des jeunes filles de l’adolescence à l’âge adulte.
Les Trœzéniens ont plusieurs îles dont l’une est si près du continent qu’on peut y passer à pied. On la nommoit d’abord Sphærie, parce qu’elle renferme le tombeau de Sphærus, qui passe pour avoir été le conducteur du char de Pélops : elle prit le nom d’Hiéra, et voici à quelle occasion. Æthra, d’après quelque songe venant de Minerve, y passa pour offrir des libations sur le tombeau de Sphærus, et c’est là, dit-on, que Neptune eut commerce avec elle. Elle y érigea, par cette raison, un temple à Minerve Apaturia (trompeuse), donna le nom d’Hiéra à l’île au lieu de celui de Sphærie, et ordonna qu’à l’avenir les filles de Trœzène iroient, avant de se marier, consacrer leur ceinture à Minerve Apaturia.
Les Trœzéniens disent que Calaurie étoit anciennement consacrée à Apollon, du temps que Delphes l’étoit à Nepture, et que ces dieux firent un échange. Ils le disent encore, et citent l’oracle suivant : qu’importe d’habiter Délos ou Calaurie, la sainte Pytho ou l’orageux Taenare ? Neptune a dans cette île de Calaurie un temple très-vénéré. La prêtresse est une jeune fille qui conserve sa place jusqu’à ce qu’elle soit en âge de se marier.
Pausanias 2, 33, 1-2
(trad. Étienne Clavier)
Sur l’îlot de Sphaira, tout d’abord, on visite donc le monument funéraire (mnêma ; 2, 33, 1) de Sphairos ; selon la tradition locale, ce héros est l’aurige de Pélops, le père des deux rois dont l’un est l’éponyme et le fondateur de la cité de Trézène. Ce Sphairos pourrait représenter le substitut local du cocher du roi Oinomaos de Pisa en Élide. Dans la version péloponnésienne, c’est en effet à Myrtilos qu’il appartient d’apporter par la ruse une aile qui permet au jeune Pélops de vaincre celui qui devait être son beau-père et de gagner ainsi la main de la fille du roi, la belle Hippodamie(546).
Mais Pausanias résume un deuxième mythe qui, avec la même fonction étiologique, explique pourquoi l’île de Sphaira fut par la suite dénommée Hierá, la Sainte. Ce serait en ce lieu en effet qu’Aithra, la fille de Pittheus, venue offrir des libations au héros Sphairos, aurait été séduite par Poséidon. Avant de donner naissance à Thésée, elle aurait fondé en cet endroit un temple à Athéna Apatouria. Passant de la légende à l’acte du culte, le discours étiologique adopté par Pausanias s’achève alors pour expliquer qu’Aithra assortit la fondation du temple de l’institution d’une coutume rituelle ; celle-ci veut qu’avant leur mariage les jeunes filles de Trézène offrent à Athéna la ceinture qu’Aithra avait elle-même implicitement déliée pour s’unir à Poséidon. Dans la double évocation de l’épiclèse d’Athéna vénérée sur l’îlot de Sphaira, Pausanias nous reconduit une fois encore — ici par l’intermédiaire du rituel — à Athènes même où était célébré l’important festival des Apatouries(547). On sait qu’en particulier à Athènes, on célébrait un festival des Apatouries dont l’étymologie était référée non pas à apáte, « la tromperie », mais à apátores, « sans père » ; au cours de cette célébration rituelle jeunes filles et jeunes gens étaient inscrits sur les listes des phratries.
De plus, à côté de la petite Sphaira, se trouve Calauréia, l’actuelle île de Poros. Après avoir mentionné dans la partie consacrée au temps des origines la fondation sur l’île des bourgades d’Anthéia et d’Hypéréia (2, 30, 8), Pausanias ne pouvait pas manquer d’y signaler le vénérable (hágion ; 2, 33, 2) sanctuaire consacré à Poséidon(548). Le Périégète reprend à ce propos, brièvement, la double perspective étiologique déployée dans la description de Sphaira : d’une part la substitution « historique », annoncée par un oracle, de Poséidon à Apollon pour la possession de l’île que le second de ces deux dieux échange avec Delphes ; d’autre part la prescription rituelle qui veut que le sacerdoce de ce temple de Poséidon soit assumé par une jeune fille, jusqu’au moment de son mariage(549) !
Du point de vue rituel et plus généralement religieux, le déplacement en deux excursions vers les limites du territoire de Trézène signifie donc un mouvement vers des lieux de culte qui légitiment et assurent différents types de passage. Tout se passe donc comme si, indépendamment de la perspective particulière que Pausanias donne à sa description narrative, il y avait une homologie entre la localisation des sanctuaires concernés aux confins du territoire et la nécessité dans tout rite de transition et de changement de statut de se soumettre à une période rituelle de marge. Mais en contraste autant avec ce mouvement qu’avec la narration étiologique de Pausanias qui se focalise sur l’histoire héroïque de la cité visitée et qui, parfois en structure annulaire, se réfère aux premiers temps évoqués dans le prélude généalogique, le récit, en parvenant au terme de la visite, semble tourner le dos au temps des dieux et à celui des héros.
En effet, arrivé dans le sanctuaire de Poséidon à Calauréia et après avoir mentionné l’oracle décidant de l’acte de sa fondation, Pausanias donne un récit inhabituellement détaillé des circonstances expliquant la présence dans l’enceinte sacrée du tombeau (mnêma ; 2, 33, 3) de Démosthène. Dans une intervention énonciative où il dit sa volonté de dire le récit en détail (tò hústeron lekhthèn epéxeimi : 2, 33, 4-5), Pausanias tente de laver le grand orateur athénien, qui se suicida à Calauréia en 322 à l’issue de la défaite d’Athènes durant la Guerre Lamiaque, de tout soupçon de corruption(550). Cette incursion dans l’histoire plus récente conduit le Périégète à un troisième et ultime déplacement sur la presqu’île de Méthana. Il ne fait que signaler dans la bourgade correspondante un temple d’Isis ainsi que, sur l’agora, une statue d’Hermès et une effigie d’Héraclès. En revanche, le Périégète s’étend plus longuement sur les bains chauds dont l’aítion ne remonte qu’à l’époque du règne d’Antigone Gonatas, le fils de Démétrius Polyorcète. On apprend en effet que c’est en ce début du IIIe siècle seulement qu’à la faveur d’une éruption volcanique l’eau chaude jaillit « pour la première fois » (tóte prôton ; 2, 34, 1). Dans la vraie continuité temporelle qu’établit l’étiologie même quand l’événement d’origine est beaucoup plus récent, le débit de la nouvelle source dès lors ne tarit plus jusqu’au moment de la visite de Pausanias (es hemâs). Sans doute le discours du Périégète prend-il ici enfin la tournure du guide touristique qu’on a trop régulièrement voulu lui attribuer ; sans doute cette attitude est-elle renforcée par la mise en garde contre les requins qui infestent la mer voisine(551) ! Néanmoins, qu’il s’agisse du passé héroïque que nous plaçons sous l’étiquette du mythe ou qu’il s’agisse d’événements plus récents qui pour nous relèvent de l’histoire, la tension temporelle configurée par le discours est la même entre le moment axial de l’origine et le temps présent qui correspond au temps de l’énonciation en je (ou en nous)(552).
Ce retour au présent se confirme pleinement dans le dernier trait saillant caractérisant la péninsule de Méthana. Le locuteur présente en effet cette particularité géographique comme le fruit de son expérience personnelle (ethaúmasa ; 2, 34, 2), qu’il se contente de transcrire (grápso) en un acte performatif non pas de parole, mais d’écriture. Pausanias semble en effet avoir lui-même ressenti les effets particuliers du vent du sud-ouest qui, à Méthana, sèche le raisin tout en protégeant au moins l’un des neuf îlots voisins de la pluie quand le temps a changé. Si le Périégète n’hésite pas à exprimer quelques doutes à l’égard de ce dernier phénomène (« si cela est tel, je ne le sais pas », toûto ei toioûtón esti ouk oîda : 2, 34, 3), en revanche il se limite à inclure dans le même étonnement que celui provoqué par le « vent de Libye » les pratiques rituelles propitiatoires que ce vent suscite en vue de protéger les vignes de son effet desséchant(553). Il n’y a finalement que la dénomination des îlots épargnés à tour de rôle par la pluie, avec une référence au héros fondateur Pélops, pour évoquer l’éventuelle dimension épique et héroïque du présent. Ce temps présent inclut ici les pratiques de la magie locale, avec ce coq aux ailes blanches dont on promène les deux moitiés autour des vignes menacées avant de les enterrer ; mais il comprend également les interventions énonciatives particulièrement denses ponctuant tout ce passage fort singulier.
TEMPORALITÉS D’UN ESPACE CULTUEL
La promenade à laquelle nous invite le súggramma de Pausanias à travers la cité de Trézène jusqu’aux confins de son territoire est donc soumise à une mise en discours qui articule la description narrative correspondante en deux volets : au prélude généalogique qui l’introduit répond le parcours à proprement parler spatial avec sa tournure d’ailleurs essentiellement narrative. Or, en plus des quelques échos en structure annulaire qui mettent ces deux parties en résonance, en plus de la dimension héroïque qui les traverse toutes deux, un grand mouvement organisé en forme de chiasme les inscrit dans la même logique tout en les situant en contraste.
En effet, si dans la première partie de l’exposé les noms mêmes des souverains primordiaux transforment la terre de Trézène en un territoire civilisé avant que n’interviennent les rois fondateurs de son centre politique, la conduite de la seconde partie nous emmène de la cité, avec le centre politique et religieux que représente l’agora, vers les régions les plus périphériques de son territoire. Indépendamment de la double orientation, en sens contraires, qui marque le relation entre ces deux parties, l’homologie qu’établit la mise en discours de Pausanias entre parcours temporel et itinéraire spatial évoque les réflexions sur les fondements de l’historiographie formulées par Plutarque au début de sa Vie de Thésée ; on y a fait allusion en guise d’introduction à cet ouvrage.
Rappelons qu’afin de justifier l’ascension dans le temps qu’implique sa recherche sur un héros légendaire, le moraliste romain n’hésite pas à comparer son travail à celui du géographe. De même que celui-ci dans son enquête finit par parvenir aux confins de la terre habitée qu’il décrit comme des régions désertes, sauvages ou glacées, de même l’historiographe (un enquêteur lui aussi) parvient-il dans son travail sur les Vies parallèles aux limites du temps connu : au-delà, c’est le temps des actions merveilleuses ou tragiques, domaine des poètes ou des conteurs d’histoires. Néanmoins les qualités exemplaires de certains des protagonistes de ce temps du muthôdes, entendu comme le domaine du récit poétique, permettent de faire de l’enquête qui tente de le saisir par la raison une histoire des antiquités ; elle est dénommée arkhaiología(554). Pausanias quant à lui, dans sa description de Trézène, part d’Hôros, le premier homme et roi à naître sur ce qui n’est encore qu’une terre, pour achever son itinéraire — d’historique devenu spatial — sur la presqu’île de Méthana avec les îlots qui l’entourent. Mais du point de vue historique et de manière assez inhabituelle, son parcours spatial vers les confins du territoire de Trézène s’achève dans le temps de l’expérience personnelle de l’auteur, qui est aussi celui de l’énonciation.
La configuration polythéiste qui se construit à travers ce double parcours ne laisse pas de surprendre. Certes, au point de l’articulation narrative entre l’un et l’autre de ces deux itinéraires, qui coïncide spatialement avec le centre civique de la ville qu’est l’agora, on trouve la dyade divine représentée par Artémis et Apollon. Autant le dédoublement du culte rendu à Artémis Sôtéira sur un côté de l’agora et à Artémis Lycéia sur son autre flanc que la vénération de la déesse dans son sanctuaire extra-urbain de la Lagune Saronide portent à faire de la déesse archère une divinité tutélaire de la cité, à côté d’Athéna et de Poséidon.
Mais on a vu le peu d’attention accordé par Pausanias à ces deux divinités, honorées par les Trézéniens en tant qu’Athéna Sthénias sur l’acropole et Poséidon Phytalmios en son sanctuaire hors les murs, non loin de celui consacré à Déméter Thesmophoros. De même en va-t-il de Zeus, essentiellement mentionné à propos du « Rocher de Thésée », sinon dans un sanctuaire dont on n’indique que le fondateur, ou d’Aphrodite dont temple et culte semblent subordonnés à l’espace et aux rites voués à Hippolyte. Même si la constance de certaines épiclèses, telle celle de Sauveur, permet d’adjoindre Dionysos à Artémis et à Zeus tout en accentuant la cohérence de ce panthéon local, ce sont les héros qui, dans la cité comme en son extérieur, semblent dominer le panthéon de Trézène tel qu’il est décrit et reconstruit discursivement à travers l’enquête historique et géographique de Pausanias.
Curiosité de l’antiquaire ? Tendance archaïsante induite par le contexte intellectuel de l’époque ? Volonté de faire du súggrama un guide pour touristes grecs de l’extérieur ? Histoire lettrée de la Grèce des premiers temps ? Acte de piété envers les origines d’une religion toujours pratiquée ? Quoi qu’il en soit de la visée de cette collection raisonnée de theorémata relevant essentiellement de ce que nous appelons le religieux, l’espace décrit s’y trouve fortement temporalisé, en particulier par le jeu du récit étiologique(555). Ce processus de temporalisation polymorphe transforme les descriptions qu’on a attribuées au goût de l’ékphrasis en un discours narratif intégré, mettant en relation passé éloigné et présent de l’énonciation.
Une lecture sémiotique et énonciative de la construction de l’espace politico-religieux d’une cité et de sa chôra à travers la mise en discours périégétique devrait être à même de renverser quelques-unes des idées reçues aussi bien sur l’œuvre de Pausanias que sur la configuration d’un panthéon d’une communauté politique en régime polythéiste. D’un côté, c’est la tension établie par le discours entre le passé le plus reculé de la Grèce continentale avec le présent de l’énonciation qui frappe, animée qu’est cette tension par les différents jeux sur temps raconté et temps du raconter imbriqués dans le temps de l’énonciation énoncée. De l’autre côté, la dimension héroïque d’un panthéon dominé par les récits, si elle n’est pas le seul effet du discours de Pausanias, conduirait à corriger l’idée d’une religion grecque essentiellement fondée sur les pratiques cultuelles. Si d’un côté la convergence de « mythe » et « histoire » dans un passé héroïque appelé, encore au IIe siècle de note ère, à déterminer le présent marque la volonté étiologique et antiquaire qui traverse la Périégèse, de l’autre l’ensemble des rituels qui fondent la pratique et par conséquent la configuration d’un panthéon semble nourri des récits en général héroïques qui les justifient tout en les inscrivant dans la mémoire « historique » et culturelle de la communauté civique.
Dans la reconstruction d’une identité grecque classique à travers les monuments du passé et les récits qui en constituent la mémoire(556), Pausanias organise une image topographique à travers un exercice de classement des différents lógoi héroïques subordonnés aux sanctuaires divins qu’il présente à nos yeux. Le discours de l’enquêteur se présente donc comme une « mise en espace », religieuse et discursive, du passé épique de la Grèce continentale. C’est cette histoire fictionnelle des traditions théologiques et héroïques locales qu’il offre à un public auquel il ne s’adresse jamais directement. On ne peut donc guère formuler que des conjectures sur le contexte extra-discursif de cette mise en discours et sur sa pragmatique. Sans doute ce manuel d’histoire géographique de la religion des cités grecques du continent était-il destiné à susciter l’intérêt des cercles d’intellectuels résidant dans les villes grecques romanisées d’Asie Mineure : intérêt encyclopédique pour l’histoire religieuse des cités de l’origine hellène, dans une quête identitaire de mémoire culturelle.
Indépendamment de la configuration spatio-temporelle secondaire opérée par la mise en discours de l’itinéraire de Pausanias à travers les lieux de culte et de mémoire de Trézène, l’espace de la cité dans sa configuration architecturale est habité par les récits mettant en scène divinités et figures héroïques. Pour nous des mythes, ces récits non seulement réfèrent aux pratiques cultuelles avec lesquelles ils sont en relation étiologique, mais ils constituent une mémoire qui est partagée par les membres de la communauté civique fréquentant ces lieux de culte. Hommes et femmes, ils accomplissent les gestes cultuels dont ces récits déploient narrativement, dans le temps passé des héros, l’acte de fondation. Par le récit et par la pratique rituelle, la mémoire collective, avec ses dimensions politique, religieuse et culturelle, est activée par les individus. Dans cette mesure, il est impossible, en régime polythéiste, de chercher à départager la « polis religion » d’une religion individuelle et personnelle qui correspond en fait à un concept de la modernité chrétienne(557).