Conclusion
RÉALITÉS VIRTUELLES ET FICTIONS RÉFÉRENTIELLES
« Qui aurait cru il y a dix ans encore que l’on pourrait faire un usage sérieux de l’expression en oxymore la réalité virtuelle ? » — me demandais-je en rédigeant au tournant du siècle la première version de la présente conclusion. Qui aurait pu imaginer que la notion d’une réalité purement virtuelle puisse entrer si rapidement dans le savoir partagé de notre société, désormais mise au service de la technologie numérique la plus sophistiquée et des profits colossaux que l’on en retire ? Pourra-t-on désormais prétendre que la fiction, dans sa création et son usage, est détachée de toute référence extérieure, de tout rapport avec le monde ? La fiction littéraire ou cinématographique peut-elle être réduite à la « feintise ludique » ?
L’expérience de la génération du Nasdaq, fascinée par la manipulation de Command and Conquer, de Myst, ou de Legacy of Time, devrait nous tenir définitivement à bonne distance de la superbe d’une critique littéraire focalisée sur les renvois intratextuels et intertextuels de manifestations symboliques envisagées comme textes. Ces textes seraient devenus, à travers l’« illusion référentielle », purement autotéliques : « effet de réel » sans le moindre effet sur le réel(558). Mais suffit-il d’écarter d’un revers de la main la notion de l’immanence (sémantique) du texte, chère à la critique structurale des années 60 et 70 du siècle dernier ?
En contraste rappelons que la philosophie du langage, représentée en l’occurrence par John R. Searle, propose de réduire le critère de distinction entre le factuel et le fictif aux seules conditions de création et de réception des récits, en particulier ceux que nous plaçons sous l’étiquette du mythe. Dès lors seraient déterminantes les inférences que permet le texte de fiction, selon l’intention de l’auteur : puisqu’« il n’y a pas de propriété textuelle, syntaxique ou sémantique qui permette d’identifier un texte comme œuvre de fiction », seule compterait « la posture illocutoire que l’auteur prend par rapport à elle ». Pure feintise, la fiction narrative relèverait de l’ordre du ludique : force illocutoire d’un côté, dépendant du contexte et des conventions « horizontales » qui président à l’acte de parole ; force perlocutoire de l’autre, relative à la réception du texte de fiction(559).
S’il est vrai que les conditions d’acceptation de la fiction jouent un rôle déterminant dans sa réussite pragmatique, la question de savoir si « les Grecs croyaient à leurs mythes » a toute sa pertinence. Mais le recours au concept de feintise ludique (partagée), dans une fonction de satisfaction esthétique(560), est-il suffisant pour rendre compte de l’extraordinaire déploiement des mythes grecs, dans une créativité poétique polymorphe et un éventail de circonstances institutionnelles tout à fait exceptionnels ? En guise de conclusion, la question offre l’occasion du bref retour critique sur les concepts modernes auquel nous invite le regard anthropologique décentré sur une culture différente, sur une culture éloignée.
Retournons donc rapidement à la théorie et à la poétique indigènes. La célèbre palinodie sur Éros et la beauté que Platon fait prononcer au Socrate du Phèdre débute — on s’en souvient — par un éloge de la folie. La manía est considérée comme le plus grand des biens dans la mesure où, don des dieux, elle nous met en contact avec le divin. Tel est le prélude à la démonstration sur le caractère immortel de l’âme. Après la mantique (mantiké) et ses affinités étymologiques et sémantiques avec la folie (maniké), après les rites de purification et d’initiation, une troisième forme de possession divine est envisagée, dans ses effets positifs.
La troisième forme de possession et de folie est celle qui vient des Muses. Lorsqu’elle saisit une âme tendre et vierge, qu’elle l’éveille et qu’elle la plonge dans une transe bachique qui s’exprime sous forme d’odes et de poésies de toutes sortes, elle fait l’éducation de la postérité en glorifiant par milliers les exploits des anciens. Mais l’homme qui, sans avoir été saisi par cette folie dispensée par les Muses, arrive aux portes de la poésie avec la conviction que, en fin de compte, l’art suffira à faire de lui un poète, celui-là est un poète manqué ; de même, devant la poésie de ceux qui sont fous, s’efface la poésie de ceux qui sont dans leur bon sens. Tu vois tous les beaux effets — et ce ne sont point les seuls — que je suis en mesure de mettre au compte d’une folie dispensée par les dieux.
Platon, Phèdre 245ab
(trad. Luc Brisson, Platon,
Phèdre, Paris, Flammarion, 1989)
L’objet de la vraie poésie, l’objet des chants (oidaí) émanant du poète saisi par les Muses, ce sont donc les actions héroïques des Anciens (tôn palaiôn érga) ; et par des moyens esthétiques (kosmoûsa) qu’il met en œuvre, la fonction de l’art poétique inspiré est d’ordre éducatif (paideúei). Disposant du pouvoir divin conféré par les Muses, le poète inspiré laissera loin derrière lui l’homme de métier fondant son savoir sur la seule tékhne, sur la seule technique poétique. Ainsi, un peu plus avant dans le discours, quand Socrate offre une classification hiérarchisée des hommes selon que leur âme a partagé avec plus ou moins d’intensité la vie des dieux et qu’elle se souvient avec plus ou moins de fidélité de la part de vérité divine entrevue à cette occasion, le mortel animé par la Muse ou par Éros figure au premier rang : c’est le philósophos, amateur de sagesse et de beauté. Le poète quant à lui, associé à l’art de la mímesis, ne figure qu’au sixième rang, après le devin ou le maître d’initiation et avant l’artisan ou l’agriculteur. Par l’intermédiaire de cet ordre hiérarchique, la mímesis poétique apparaît comme relevant de la pure technique ; elle relègue le maître de l’art au rang de l’artisan, alors que le poète inspiré est élevé au rang suprême qu’occupe le philosophe(561).
C’est la raison pour laquelle, dans l’utopie qu’imagine la République, les poètes ne sauraient être entièrement écartés de la pólis idéale. Certes, considérés comme des imitateurs (mimetaí), les poètes sont, dans un premier temps, crédités d’œuvres qui sont des représentations imitatives au troisième degré ; ce sont de pures apparences (phantásmata), de simples images (eídola). On finit néanmoins par reconnaître à la poésie une place au moins subsidiaire. Limitée aux hymnes adressés aux dieux et aux chants d’éloge destinés aux hommes, la poésie se voit attribuer un accessit de civisme dans la mesure où elle est susceptible de se rendre utile par le plaisir (hedoné) qu’elle suscite(562). Solution de compromis, pacte tout provisoire pour apaiser le conflit entre philosophie et art poétique.
On en revient ainsi à la question de fond : celle des moyens techniques — des moyens discursifs, dirions-nous — pour organiser une manifestation poétique qui dépasse suffisamment l’aspect artisanal de la fabrication d’un objet d’art pour emporter une adhésion d’ordre aussi bien esthétique que sémantique, dans le registre de l’émotion suscitée et du point de vue du contenu transmis. Par la mise en œuvre combinée de procédures artisanales et de capacités créatrices et spéculatives, il s’agit de réaliser l’effet pragmatique de toute manifestation symbolique. Sans doute, en créant le terme de poietés, le « fabriquant », les poéticiens du Ve siècle athénien ont-ils cherché à distinguer dans la création poétique la dimension de l’inspiration divine et le rôle de la fabrication artisanale alors que l’une et l’autre apparaissent comme complémentaires dans la poétique des chants homériques(563). Platon en a, en quelque sorte, réalisé la réconciliation tout en se distançant, par la notion d’une mímesis simulatrice et créatrice d’apparences, d’un art poétique qu’Aristote envisage de manière beaucoup plus positive ; cela en raison même des aspects pragmatiques et moraux d’un art poétique essentiellement compris comme un art de la narration et de la dramatisation.
À ce jeu de la simulation représentative et créative combinant habileté artisane et invention inspirée, les modèles figurés d’actions humaines que sont les récits de la tradition acquièrent, au long de l’histoire de la culture grecque tout au moins, une fonction éducative fondamentale ; elle est constamment réaffirmée, de la poésie mélique de la période préclassique aux manuels d’éloquence de l’époque impériale dénommés Progymnasmata. Cette dimension d’ordre pédagogique laisse aux récepteurs et interprètes des récits « mythiques », avec leurs protagonistes héroïques et divins, le soin d’opérer le retour à la réalité du monde et de l’ordre social qu’induit leur capacité référentielle. Par conséquent, pas de « mythologie » sans manifestation poétique (ou « poiétique »), pas de distinction possible, en ce qui concerne les mythes grecs, entre storytelling et poetry ou singing(564) ; mais une tradition sur le passé héroïque des cités qui est restée constamment active parce qu’elle n’a jamais existé que réalisée dans le respect créatif des régularités verbales et des règles institutionnelles de formes poétiques qui en ont successivement organisé les différentes mises en discours. C’est par la forme poétique, par la forme discursive, par le « genre » et par sa réalisation « en performance » qu’est établie une relation particulièrement forte entre l’intra- et l’extra-discursif.
Cette relation pragmatique assurée par la forme po(i)étique et discursive est d’ordre esthétique, éthique, religieux, politique et finalement culturel. Qu’on le veuille ou non, pace Searle, ce rapport référentiel d’ordre pragmatique dépend autant de la cohérence sémantique du monde possible créé par des moyens verbaux et poétiques que des procédures énonciatives inscrites dans le déploiement narratif de ce monde, entre « récit » et « discours », entre Deixis am Phantasma et demonstratio ad oculos. À réaliser concrètement cette relation dans des conditions de performance et de réception données, les formes poétiques jouent un rôle central, partagées qu’elles sont entre d’une part les règles d’usage d’une langue et d’une rhétorique relatives à une certaine conjoncture culturelle et d’autre part les règles institutionnelles dépendant d’une situation politique et sociale à saisir dans son historicité.
Dans le sens du regard décentré et critique que les pratiques poétiques d’une autre culture nous invitent à jeter sur nos propres conceptions, les formes de modélisation fictionnelle que représentent les poèmes grecs ne sauraient être réduites à des moyens d’immersion dans les univers de fiction que seraient les mythes. Si dans un premier temps l’approche de la fiction proposée par Searle nous invite à mettre entre parenthèses la question du pouvoir référentiel et en définitive du statut ontologique de la fiction, les mythes grecs tels qu’ils sont chantés ou dits en Grèce antique nous contraignent à réintroduire la question d’une sémantique pratique(565). Mimésis fictionnelle sans doute dans le poieîn poétique, mais mimésis représentationnelle aussi de l’action humaine avec des protagonistes imaginaires, que l’on tient cependant pour historiques : en définitive Sinn ET Bedeutung pour reprendre la distinction opérée par Gottlob Frege entre « sens » et « dénotation ». C’est ainsi que l’on plaidera pour une « fiction référentielle » dont les conditions de véridiction dépendent d’un paradigme historique et culturel donné.
Ainsi la confrontation avec les mythes grecs envisagés dans les formes poétiques qui les réalisent pour un public particulier situe en quelque sorte la fiction entre d’une part la conception cognitive qui la réduit à la capacité mentale de feintise ludique et d’autre part une conception constructiviste qui la limite à l’élaboration d’un monde possible, imaginaire(566). Cet entre-deux attribue à des récits à considérer dès lors non pas comme fictifs mais comme fictionnels une échelle variable de référentialité. S’y ajoute une dimension pragmatique qui, par le biais esthétique et émotionnel, par l’exécution souvent rituelle et par l’intermédiaire cognitif, confère au récit une certaine efficacité : parole efficace du point de vue éthique, politique, religieux et culturel en ce qui concerne la Grèce classique, en prise sur le réel. Sans doute est-ce la combinaison entre degré de référentialité et portée pragmatique qui fait que le récit agissant comme véridique dans une conjoncture culturelle donnée peut apparaître comme fictif ou carrément mensonger dans un autre espace culturel ou dans un autre moment de développement d’une même culture.
Dans cette perspective le problème logique de la véridiction, situant la fiction entre vérité et mensonge, se pose en termes de vraisemblance comme nous y invitent aussi bien Aristote que Sextus Empiricus. Sans doute Aristote affirme-t-il dans un passage souvent allégué de la Poétique que si à l’historien échoit le particulier, au poète est réservé le général ; au premier par conséquent les actions advenues (tà ginómena), au second ce qui pourrait advenir dans l’ordre de la vraisemblance et de la nécessité, par effet de l’art poétique, par l’effet de la mímesis narrative. Mais Aristote s’empresse d’ajouter que le poète peut intégrer à sa narration des actions advenues pour autant qu’elles s’inscrivent dans l’ordre du vraisemblable ou du possible. Donc les catégories du récit historique et celle du récit mimétique et poétique peuvent se recouvrir selon un critère qui n’est pas celui du fictif opposé au factuel, mais celui du vraisemblable. Par ailleurs, plus de cinq siècles plus tard, le philosophe sceptique Sextus l’Empirique introduira finalement le critère du vrai opposé au faux pour départager l’histoire comme exposition de faits vrais parce que advenus (gegonóta) du mythe (mûthos) en tant qu’exposition d’actions non advenues et par conséquent mensongères. Mais — comme on l’a vu au chapitre II — l’apparente opposition de type structural entre récit factuel et récit fictif est assortie d’un troisième terme : le plásma ; c’est-à-dire la fiction au sens étymologique du terme, de pláttein, « modeler ». Entre histoire et mythe, la « fiction » correspondrait dès lors au récit d’actions non pas advenues, mais ressemblant aux faits, par une fabrication d’ordre mimétique(567). Dans ces deux concepts précurseurs de la fiction moderne sont impliquées d’une part l’action narrative et d’autre part une narrativité de l’ordre de la fabrication mimétique.
Or cette fictionnalité du récit ne renvoie ni à une compétence psychologique, ni à une capacité neuronale, ni non plus à une éventuelle compétence représentationnelle et fictionnelle. Mais, selon Aristote, l’« imitation » (tò mimeîsthai) serait inscrite dans la nature même de l’homme, dès son enfance, et c’est pourquoi l’être humain est le plus « mimétique » de tous les êtres vivants. Sans doute cette tendance à représenter est-elle animée par un principe de plaisir. Mais ce qui pourrait être interprété comme une capacité de feintise ludique correspond aussi à un mode de l’apprentissage(568). Par le plaisir que procure la réalité transformée par la poésie mimétique dans ses différentes formes on apprend à connaître. Mímesis ludique sans doute, mais douée d’une forte dimension d’ordre pédagogique, cognitif et donc pragmatique.
C’est ainsi la Poétique d’Aristote qui nous reconduit aussi bien au narratif qu’au pragmatique. C’est là que se situe le double non-dit du débat contemporain sur la fiction, entre fictif et factuel : la question de la fiction est en général limitée à l’ordre du récit, coupé de son contexte d’énonciation et coupé d’une forme qui fait de la narration une action chantée et, en Grèce classique, une action rituelle(569). Nous voici donc de retour au concept moderne du mythe pour être confrontés à une nouvelle série de questions : de l’action pratique de l’homme ou de l’action narrative et fictionnelle, laquelle est première ? laquelle inspire l’autre ? l’action articulée selon une intrigue et l’action concrète, dépendant d’un dispositif neuronal et cognitif qui orienterait l’une aussi bien que l’autre ? Relatif à la structure du cerveau humain, ce dispositif serait-il universel ? Serait-il dès lors passible d’une approche inspirée par les sciences cognitives(570) ?
Le parcours proposé ici s’est voulu un dialogue, à partir de nos propres présupposés culturels, avec les mondes possibles déployés dans une série de créations fictionnelles et symboliques de la culture grecque, mais aussi et finalement avec la théorie indigène suscitée par ces créations. En dépit des obstacles élevés par la distance historique et idéologique qui nous sépare de la culture hellène, en dépit d’une asymétrie herméneutique constitutive, ce dialogue devrait permettre d’engager un autre dialogue, critique, avec les lecteurs modernes, en général érudits, de ces manifestations discursives. Animé par une volonté sans doute un peu pédante de méthode, l’itinéraire suivi s’inscrit en opposition à l’éclectisme néo-libéral à la mode, avec ses dérives déconstructionnistes, textualistes, relativistes, voire désormais cognitivistes dans la mesure où elles peuvent induire une nouvelle forme de naturalisme. C’est en particulier contre cet éclectisme qu’ont lutté, par exemple, les plus politisés parmi les représentantes et représentants des « cultural studies », dans leur tentative de concevoir et de promouvoir une compréhension relationnelle et sociale de la culture(571).
Le double regard oblique auquel nous invitent aussi bien les mythes grecs que les formes discursives les réalisant nous contraint à historiciser, dans une perspective d’anthropologie culturelle et d’ethnopoétique, autant leur pragmatique indigène que les usages herméneutiques, esthétiques et culturels que nous en faisons. On est désormais à nouveau conscient que les manifestations culturelles dépendent de processus de signification, de constructions symboliques et de représentations de nature idéologique ; ces processus d’ordre symbolique avec les représentations figurées qui en découlent sont socialement et historiquement marqués comme le sont aussi notre perception et notre appréhension de praticiens des sciences humaines(572). C’est donc intentionnellement que d’emblée j’ai écarté toute confrontation avec les théories philosophantes « du » mythe proposées, en contexte hégélien, par Ernst Cassirer ou, plus récemment, par Hans Blumenberg.
Dans la profusion de leurs versions sans cesse revisitées, par une plasticité qui relève d’une poétique touchant formes et contenus, les mythes grecs continuent à nous offrir non seulement des scénarios d’action, mais aussi des figures d’une extraordinaire épaisseur humaine, emportés que sont les protagonistes des mythes grecs par passions et destinées de mortelles et de mortels éphémères. Il appartient aux formes poétiques, par leur pouvoir de métaphorisation du réel, par leur esthétique figurative colorée et par leur pragmatique rituelle, sociale et culturelle d’en assurer la force, dans une postérité toujours agissante, entre fictif et factuel. Les mythes grecs, dans leurs versions les plus poétiques, nous invitent à poursuivre notre vie en compagnie de figures divines et héroïques qui, dans leur humanité affective et intellectuelle, nous restent par bonheur très proches.