PREMIÈRE PARTIE
Le savoir culinaire
CHAPITRE 1
Les « Civilités » de la table
C’est à partir de 1526, avec la publication de La Civilité puérile d’Érasme1, que les traités de savoir-vivre à l’usage de la jeunesse connurent une véritable vogue et s’imposèrent trois siècles durant sous le terme de « Civilités ». Ces petits ouvrages, qui définissent des règles dans tous les domaines de la vie, comprennent naturellement un ensemble de prescriptions sur la bonne conduite durant les repas. Ils montrent, comme cela se vérifie en général, que les habitudes alimentaires et les manières de table évoluent fort lentement. Quoique les Civilités se présentent souvent comme « nouvelles », elles témoignent en réalité d’un incontestable ressassement. Ainsi la Civilité de 1782 de Jean-Baptiste de La Salle reprend encore directement certains passages d’Érasme. Les Civilités procèdent par corrections minimes à partir d’un fonds immuable, mais ces évolutions lentes finissent par produire une profonde transformation des usages : entre la Renaissance et la fin du XVIIIe siècle, le rite du repas se définit sous tous ses aspects. À travers des générations d’enfants grondés, le corps s’ajuste et le cérémonial se précise. C’est par la dénonciation des maladresses et des actes manqués que les Civilités ont défini les éléments de la politesse à table. La spontanéité corporelle est minutieusement domestiquée : il faut apprendre à éliminer les fausses notes, à astreindre son corps à un espace contraignant et à se familiariser avec toutes les règles de la bonne commensalité qui permettront de révoquer définitivement les attitudes peu sûres et encore très approximatives de la petite enfance.
Les huit Civilités prises en compte ci-après s’échelonnent sur deux siècles et demi2. Ce sont : trois traductions de la fameuse Civilité d’Érasme (15373, 15604, 16135) ; trois Civilités du XVIIe siècle : La Civilité honnête pour l’instruction des enfants6 (1648), La Civilité nouvelle7 (1667), Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens8 (1672) ; enfin deux Civilités du XVIIIe siècle qui ont une couleur tout à la fois pédagogique et religieuse : La Civilité puérile et honnête dressée par un missionnaire9 (1749), Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne10 (1713, cité dans l’édition de 1782).
CHASSER L’ANIMAL
Avant que ne soient inculquées les règles de la politesse à table, tout un apprentissage en quelque sorte négatif est nécessaire, qui vise à éliminer préalablement les ratés de l’organisme dans la façon de manger. Pour que l’enfant se fasse une idée claire de ce qu’il ne faut pas faire, les Civilités ont recours à une série de références animales amusantes propres à stigmatiser les dysfonctionnements et les interdits. Ce bestiaire imagé est très dissuasif parce qu’il appartient au registre de la moquerie et qu’il peut ainsi d’autant mieux amener l’enfant à dominer son impulsivité. Croquer les os ou les noyaux d’amande évoque trop le chien, de même que « flairer les viandes » (1667) pour voir si elles vous conviennent. Selon la Civilité de 1613 traduite d’Érasme, on ne doit pas en buvant « pencher la tête en arrière comme les cigognes » et « il n’appartient qu’aux chats, et non pas aux hommes de lécher l’écuelle ou l’assiette dans laquelle il y aura du sucre ou quelque chose de doux ». Il est prescrit, dans le même sens, de boire « posément, sans se remplir jusques au gosier, et sans souffler, comme les chevaux font pour prendre haleine », et de manger sans « ouvrir si fort les mâchoires qu’elles sonnent haut comme celles des pourceaux ». Toutes ces images dénoncent une précipitation malséante que l’enfant devra à tout prix surmonter. Il se gardera donc de « porter le premier la main au plat » car « c’est faire comme les loups affamés ». Pour venir à bout de l’emportement boulimique, il convient avant toutes choses de temporiser :
Afin que l’enfant s’accoutume de bonne heure à commander à ses appétits, il faut qu’il s’arrête quelque temps sans toucher aux viandes. De ce conseil usa le sage Socrate qui même en sa vieillesse ne voulut jamais boire des premiers (1613).
De même qu’il faut maîtriser sa faim, il convient de savoir s’arrêter quand on est « saoul », c’est-à-dire rassasié. On ne peut passer à table qu’à la condition de dominer son appétit.
Quelque chose d’animal et d’éminemment répréhensible se décèle également dans des regards trop agités ou dans des bruits intempestifs. Sur ces deux points, les Civilités s’emploient à définir la bonne contenance. Dès le bénédicité, l’enfant doit avoir « les yeux moyennement dressés vers le ciel » (1667) en évitant les mimiques exagérées ; puis, durant le repas, il lui faut régler « modestement » son regard sur ce qu’il fait, parce que s’occuper de deux choses à la fois, en la circonstance, comporte de grands dangers d’accidents. D’après La Salle, l’enfant qui mange ne doit pas « regarder ceux qui sont auprès pour voir si on leur présente le meilleur morceau ». Aussi ne devra-t-il considérer que ce qu’il boit ou ce qu’il mange, sans jeter les yeux alentour d’une manière égarée et sous l’effet d’une convoitise anxieuse, comme le Gnathon de La Bruyère qui « roule des yeux en mangeant », ou comme le satyre de la villa des Mystères à Pompéi, qui boit goulûment à son bol en lorgnant ailleurs et qui a le regard chaviré des ivrognes de Vélasquez et des personnages de la bambochade. C’est à cet emportement irrépressible et à l’angoisse boulimique que la Civilité se propose de soustraire l’enfant. La Salle interdit tout signe « des yeux ou des épaules » pour indiquer qu’on désire du dessert et qu’on a « de l’attache à ces sortes de friandises ». Afin de conjurer l’expression d’une gourmandise coupable, il veut en quelque sorte spiritualiser le regard et faire du repas un vrai moment de communion, sinon une messe : « Il faut recevoir avec action de grâces ce qui est présenté, en avançant l’assiette vers sa bouche, comme pour la baiser et faisant en même temps une honnête inclination. » De même pour les choses qui « peuvent se recevoir avec la main » et que l’on doit « prendre comme en baisant la main ».
L’avidité d’un convive et son manque de retenue se trahissent également (et sans doute un peu plus explicitement encore que par le regard) dans les bruits divers qu’il est susceptible de produire à table. C’est pourquoi les Civilités sont unanimes à prescrire que le corps des mangeurs se fasse le plus silencieux possible. Même en se lavant les mains, prévient La Salle, il est « incivil de faire beaucoup de bruit en les frottant fort », parce que cela annonce une disposition très relâchée. Il en va de même dans l’usage des couverts dont le bruit peut dénoter à lui seul, selon Courtin, une grande voracité :
Moins encore faut-il en se servant faire du bruit et racler les plats ou ratisser son assiette en la desséchant jusqu’à la dernière goutte. Ce sont cliquetis d’armes qui découvrent, comme par un signal, notre gourmandise à ceux qui sans cela n’y prendraient peut-être pas garde (1672).
Mais la condamnation majeure porte, bien entendu, sur les sons inopinés qui peuvent se produire lors de l’ingestion des mets. Selon Courtin, rien ne doit « résonner » et « il faut prendre garde en buvant de ne point faire du bruit avec le gosier pour marquer toutes les gorgées que l’on avale en sorte qu’un autre les pourrait compter ». Or ce bruit-là, qui concerne la profondeur du corps, n’est pas maîtrisable par l’effet de la volonté et il faut parfois tout un apprentissage pour en venir à bout.
Dans le cas du potage, La Salle prescrit d’éviter une aspiration du liquide franchement déplaisante pour l’oreille :
C’est une grande incivilité de faire du bruit avec les lèvres en retirant son vent lorsqu’on met la cuillère dans la bouche, ou d’en faire avec la gorge en l’avalant. Il faut mettre le potage dans sa bouche et l’abaisser avec une si grande retenue qu’on n’entende pas le moindre bruit (1782).
Parce que le potage ouvre le repas, on risque de céder alors au vertige de l’appétit et d’oublier toutes les bienséances en apaisant brutalement sa faim. Aussi La Salle conseille-t-il de ne laisser « paraître en cette occasion aucune avidité ni aucun empressement ». C’est cet emportement même, en effet, qui favorise ensuite les bruits intempestifs. On ne doit pas manger son potage comme le peuple mange sa soupe, c’est-à-dire dans un assouvissement muet ponctué par le seul concert des bruits de langue à la fois précipités et croissant en volume, où se révèle quelque chose d’une communion très archaïque.
La Civilité comporte aussi un cours de mastication. Manger, c’est d’abord savoir respirer comme il en va pour le chant et il ne faut jamais se hâter de manger jusqu’à en perdre haleine. Il convient donc de calculer ses bouchées et ses goulées. Pour le pain, Courtin conseille de « tailler ses morceaux petits pour ne point se faire de poches aux joues comme les singes ». La Civilité de 1560 a recours sur ce point à l’image des musiciens qui jouent des instruments à vent : elle conseille à l’enfant de ne pas « si fort remplir sa bouche que les deux joues en sortent comme celles d’un sonneur de trompette ou de cornemuse ». La Salle prévient, dans le même sens, qu’on doit apprendre à manger d’un seul côté pour ne pas « être empêché de parler s’il était nécessaire ». Mais comme le montre la Civilité de 1530, les usages varient :
Quant à la manière de mâcher, elle est diverse selon les lieux ou pays où on est. Car les Allemands mâchent la bouche close, et trouvent laid de faire autrement. Les Français au contraire ouvrent à demi la bouche, et trouvent la procédure des Allemands un peu ord [c’est-à-dire « vilaine », « sale »]. Les Italiens y procèdent fort mollement et les Français plus rondement et en sorte qu’ils trouvent la procédure des Italiens trop délicate et précieuse. Et ainsi chaque nation a quelque chose de propre et différent des autres. Pourquoi l’enfant y pourra procéder selon les lieux et coutumes de celle où il sera.
Si les règles de la politesse peuvent varier sur quelques points, il ne saurait y avoir de tolérance sur l’essentiel, à savoir la condamnation des divers accidents de parcours qui peuvent venir à chaque instant perturber une bonne déglutition. Courtin en fait la liste en ayant recours à des termes qui ne sont plus en usage de nos jours :
Quand on mange il ne faut pas manger vite ni goulûment, quelque faim que l’on ait, de peur de s’engouer […]. Il ne faut pas manger jusqu’à s’en faire venir le hoquet […]. Il faut boire d’une haleine et posément de peur de s’ennouer (1672).
Ces intéressants vieux mots (« s’engouer », « s’ennouer ») évoquent très précisément le « nœud » du gosier, c’est-à-dire ce carrefour dangereux où différentes fonctions (parler, respirer, avaler) peuvent interférer en suscitant de graves dysfonctionnements. Le plus commun est le hoquet, où La Salle voit la marque d’une « excessive intempérance ». Il conviendrait idéalement, selon les Civilités, que le corps soit régi en tous points par le seul effort de la volonté. Aussi, avant de manger, l’enfant doit-il « lâcher son vent et son eau », afin de se mettre en condition de maîtriser parfaitement les moindres mouvements de son organisme.
LE COUVERT EST MIS
Après avoir défini la bonne façon de manger, la Civilité prend en considération l’espace de la table. Sur la question du couvert, les évolutions sont particulièrement notables. Pour les Civilités du XVIe siècle, l’utilisation de la fourchette apparaît encore comme le propre de quelques efféminés influencés par la mode italienne. Dans Les Hermaphrodites, ou Île des Hermaphrodites nouvellement découverte (1605), Artus d’Embry stigmatise les conduites maniérées à table. Il voit encore dans l’usage des fourchettes la marque des tempéraments déréglés des « mignons » de la cour d’Henri III :
Aussi apportaient-ils bien autant de façons pour manger comme en tout le reste ; car premièrement, ils ne touchaient jamais la viande avec les mains, mais avec des fourchettes, ils la portaient jusque dans leur bouche en allongeant le col 11.
D’Embry se moque des minauderies périlleuses que nécessitaient pour manger les collerettes et les fraises. Deux siècles plus tard, les fourchettes n’apparaîtront plus comme une invention dénaturée.
D’Érasme à La Salle, on voit le couvert se constituer progressivement et d’autres règles s’imposer sur tel ou tel point. S’il est encore conseillé, par exemple, en 1560 de mettre la serviette « sur son bras ou épaule gauche », celle-ci change de place en 1749 : « Vous étendrez votre serviette honnêtement devant vous, en sorte qu’elle couvre jusqu’à la poitrine. » La Civilité de 1782 fait le bilan de toutes ces transformations, présentées comme des acquis définitifs :
On doit se servir à table d’une serviette, d’une assiette, d’un couteau, d’une cuillère, d’une fourchette, et d’un gobelet. Il serait tout à fait contre l’honnêteté de se passer de quelqu’une de toutes ces choses en mangeant.
Après plus de deux siècles de flottement et d’approximation, voilà donc le couvert mis. Cette panoplie d’ustensiles obligés isole désormais les convives et vient rompre l’ancien partage communautaire. « Manger au plat » est encore la règle dans les Civilités traduites d’Érasme. Cependant, si l’enfant peut « tremper » sa viande ou son pain dans les sauces, il ne doit pas « gadrouiller12 » dans le plat, ni utiliser un morceau de pain dans lequel il « aura une fois mordu » (1560). Il convient, en effet, d’éviter tout contact direct entre la bouche d’un convive et le plat. Cette prescription ne fera que se radicaliser par la suite. Courtin prévient, en ce sens, un siècle plus tard : « Si vous serviez quelque chose où il y eût de la cendre, comme quelquefois sur des truffes [pommes de terre], il ne faut jamais souffler dessus, mais il faut les nettoyer avec le couteau, le souffle de la bouche dégoûtant quelquefois les personnes. » Le même auteur conseille de ne prendre du sel qu’avec son couteau et de ne jamais remettre dans le plat une cuillère dont on se serait déjà servi, parce qu’il y a « des gens si délicats qu’ils ne voudraient pas manger du potage où vous l’auriez mise après l’avoir portée à la bouche ». Il suggère donc d’essuyer la cuillère ou plutôt d’avoir recours à une cuillère réservée au service. La Civilité de 1782 entérine cette proposition en signalant qu’on doit « mettre le potage dans un plat et mettre des grandes cuillères à côté qui servent à distribuer la soupe à tous les convives ». On se montre donc de plus en plus intransigeant sur la question de l’hygiène. Un siècle plus tôt, l’auteur de L’Art de bien traiter recommandait déjà expressément que les couteaux ne « servent qu’à couper le pain et les viandes » dans la pièce où l’on mange, et qu’ils ne soient jamais utilisés indifféremment « de la salle à la cuisine, de la cuisine à la chambre, et de la chambre à l’écurie »13. L’obligation de se servir des couverts répond à la nouvelle requête des convives, qui rejettent de plus en plus viscéralement tout contact alimentaire. Par là s’est ouverte l’ère de la portion individuelle qui a relégué définitivement dans le passé la franchise de l’ancienne communauté de bouche en renvoyant le mangeur à la solitude de son assiette.
Montaigne mangeait encore avec ses doigts, ainsi que le jeune Louis XIV. Le duc de Montausier utilisait des fourchettes, ce qui faisait dire à Saint-Simon qu’il était d’une « propreté redoutable ». En 1674, il ne semble pas qu’on mange encore très proprement, puisque L’Art de bien traiter donne le conseil de changer de serviettes et de nappes au dessert parce que « le premier linge étant imbibé des sauces et ayant reçu la fumée des viandes sentirait encore ce goût de galimafrée qui fait malaisément union avec la délicatesse et la propreté d’un dessert, et qui veut être mangé bien moins goinfrement que les services précédents14 ». Dès la fin du XVIIe siècle, on ne doit plus se « graisser les doigts » en mangeant, car, comme le remarque Courtin, cela amène à s’essuyer fréquemment les mains à la serviette, qu’on salit « comme un torchon de cuisine, en sorte qu’elle fait mal au cœur à ceux qui la voient porter à la bouche pour s’essuyer ». La main n’aura plus dès lors de contact qu’avec certains aliments bien précis que la Civilité de 1749 recense : le pain, les fruits, les œufs frais et les « écailles », c’est-à-dire les coquilles d’huîtres. Cela transforme l’usage de la serviette et, les mains n’étant plus salies, le rite du lavage au sortir de la table devient purement formel.
LEÇON DE MAINTIEN
Le dernier point de l’apprentissage concerne la bonne attitude à table. Pour répondre aux divers impératifs de la politesse, l’enfant doit vaincre son instabilité native. Il ne pourra trouver sa place dans le rituel du repas qu’à la condition de devenir parfaitement immobile comme l’annonce la Civilité de 1537 : « L’enfant tiendra son corps droit avec une juste et honnête mesure. » Il ne placera pas ses mains sur son « giron » ni ses coudes sur la table et évitera tout mouvement inconsidéré comme « donner du coude à celui qui est proche » ou « donner du pied à celui qui est à l’opposite ». Cette contenance assagie est d’autant plus requise que les convives ne disposent parfois que d’un espace très restreint. La Civilité de 1782 indique ce qu’il convient alors de faire :
Et s’il arrive qu’on soit serré, il est à propos de se retirer un peu en arrière, pour se mettre plus au large ; on doit même se presser et s’incommoder pour accommoder les autres.
Il semble, en effet, que la place à table ait été parfois très réduite dans cette période-là. Dans Le Maître d’hôtel français, Carême fait un « parallèle de la cuisine ancienne et moderne » dont il conclut qu’on a désormais beaucoup plus de place et que l’espace est plus aéré. Pour signaler « le peu de distance que l’on mettait pour le placement des convives à table », il se fonde sur un dessin tiré du Cuisinier français de Vincent La Chapelle (1732) : « D’après les données du diamètre des assiettes telles qu’elles étaient posées, il n’existait que dix-huit pouces [45 cm] pour le placement de chaque personne15. » Les gravures d’Abraham Bosse montrent, au XVIIe siècle, des tables de famille où l’on se serre en s’asseyant de biais. Il en va de même dans des gravures du siècle suivant et, par exemple, dans celles qui illustrent plusieurs scènes de repas dans les romans de Rétif de La Bretonne.
Pour en finir avec les maladresses du jeune âge, l’enfant est sommé de se familiariser avec toute une série de conduites appropriées au bon déroulement du repas, à commencer par la façon de se laver les mains en n’éclaboussant personne. Une fois à table, on veillera à ne jamais rien empoigner (ni couteau, ni fourchette, ni verre) et à tout prendre avec seulement deux doigts. Quant au pain, il doit être traité avec respect. Il nécessite une discipline précise parce que l’enfant a trop tendance à jouer avec lui16 et, par exemple, à « l’écroûter ». Selon la Civilité de 1782, on ne saurait attenter à l’intégrité du pain en le lacérant ou en l’émiettant :
On peut commettre plusieurs incivilités en coupant du pain, dont les enfants particulièrement doivent se donner de garde. Il est, par exemple, très malhonnête de creuser le pain, en ne prenant que la mie ou de séparer les deux croûtes, en le coupant en longueur ; ou de l’écorcher pour ainsi dire en ôtant la croûte tout autour ; ou de le couper par tout petits morceaux comme on fait le pain bénit, et le laisser ainsi sur la table, ou, en le coupant, de laisser tomber beaucoup de miettes sur la nappe.
L’apprentissage du bon geste passe par d’autres aliments qui ont, eux aussi, une valeur de test, et plus particulièrement par l’œuf à la coque qui apparaît comme l’écueil de toute enfance. Aussi les Civilités lui accordent-elles une grande place. En 1560, on conseille à l’enfant de faire des « apprêts » et de ne point nettoyer l’œuf avec les doigts, mais de le manger avec les « dits apprêts ». La Civilité de 1667 est plus catégorique :
Au reste, on connaît un lourdaud à manger un œuf à la coque. Voulant donc le manger, et non humer, il faut avoir fait ses apprêts devant que de le casser, attendu que la main gauche étant occupée de le tenir, la droite seule ne pourrait suffire à couper le pain. Il se rompt avec le couteau pour l’ordinaire par le bout le plus menu ; après cela on ôte le germe, et une partie du blanc d’alentour, détrempant le reste avec le jaune, un peu de sel pris avec la pointe du couteau, puis on le prend tout ainsi avec les apprêts.
L’œuf à la coque demande de la méthode, des gestes précautionneux. Avec lui, l’enfant fait ses premières gammes dans l’art de bien manger et peut enfin prouver qu’il a progressé dans son apprentissage. Le jeune Louis XIII était expert dans l’art de préparer des mouillettes et Louis XV, dont on admirait la dextérité, ouvrait d’un coup de fourchette son œuf à la coque. C’est sans doute pour toutes ces raisons qu’on a continué d’offrir à l’occasion des baptêmes, jusqu’au milieu du XXe siècle, de jolis coquetiers pour engager l’enfant à s’initier plus tard aux bonnes règles de la conduite à table.
Une des toutes premières recommandations des Civilités est de ne jamais céder au premier mouvement et de dominer certains dégoûts chroniques ou inopinés. Il est enjoint de se faire violence la plupart du temps, mais il y a des accidents où cela se révèle impossible, comme lorsqu’on se brûle. Courtin indique la règle à suivre dans cette occasion exceptionnelle :
Si par malheur on s’était brûlé, il faut le souffrir patiemment et sans le faire paraître ; mais si la brûlure était insupportable comme il arrive quelquefois, il faut promptement et avant que les autres s’en aperçoivent prendre son assiette d’une main et la porter contre sa bouche et se couvrant de l’autre main remettre sur l’assiette ce que l’on a dans la bouche et le donner vitement par-derrière à un laquais. La civilité veut que l’on ait de la politesse mais elle ne veut pas que l’on soit homicide de soi-même (1672).
Il est précisé, pour une autre circonstance du même ordre, que « s’il arrive qu’on ait quelque chose dans la bouche que l’on soit obligé de rejeter, il serait fort incivil de le laisser tomber de haut en bas sur son assiette comme si l’on vomissait ». La Civilité de 1749 indique, par exemple, que si l’on « trouve quelques cheveux, charbon ou autre chose dégoûtante dans les viandes, il faut le cacher adroitement aux autres ». Il s’agit là de certains cas de force majeure pour lesquels les Civilités adoptent une position souple, mais en prescrivant toujours d’étouffer au mieux l’incident, ce qui demande à vrai dire une grande maîtrise de soi dont seuls les adultes peuvent se rendre capables.
Il en va bien différemment de certaines autres répulsions qui sont incontestablement de l’ordre du caprice et qui tiennent encore à l’enfance. Courtin s’insurge contre tout entêtement sur ce point :
C’est une faiblesse très malséante de dire hautement : je ne mange pas de ceci, je ne mange pas de cela (rôti, lapin, poivre, muscade, oignon). Comme ce ne sont qu’aversions imaginaires, que l’on pourrait corriger facilement, si l’on eût eu dans sa jeunesse quelque bon ami […], il ne faut jamais que de telles répugnances soient connues (1672).
Si ces dégoûts étaient insurmontables, il est conseillé de « faire semblant de rien, laisser le morceau sur l’assiette, manger d’autre chose et quand on n’y prend pas garde se faire desservir ce que l’on a aversion de manger ». La Civilité de 1782 ajoute à ces recommandations un programme assez surprenant. Elle propose en quelque sorte, dans son style religieux bien particulier, des exercices de mortification propres à vaincre les lubies alimentaires auxquelles l’enfance est sujette :
On pourrait s’en corriger facilement [de ces sortes d’aversions], si on voulait se faire un peu de violence […]. On doit aussi prendre garde de ne pas tant rechercher ses appétits, mais il faut, autant qu’il est possible, s’accoutumer à manger de tout, et pour cela se faire souvent servir des viandes pour lesquelles on a de l’aversion, et particulièrement après avoir été quelque temps sans manger. À moins que de prendre ces sortes de précautions, on se met dans le cas lorsqu’on est à table d’être bien incommode aux autres, surtout à ceux qui traitent, et d’avoir la confusion de passer pour une personne trop délicate et qui ne sait pas se mortifier.
On retrouve ici, à travers l’expression « personne délicate », la stigmatisation des manières efféminées et d’une façon de manger qu’affectent parfois les femmes. Sur ce point, elles ne sont pas des exemples à suivre. La Civilité prétend, en effet, détourner l’enfant d’une certaine pente anorexique avec toutes les aberrations alimentaires qui l’accompagnent. Aussi Courtin conseille-t-il de « ne pas faire, comme l’on dit, la petite bouche, mais de manger honnêtement et selon son besoin ». La Civilité fait ici référence aux précieuses ou aux dévotes, pour lesquelles manger est une incongruité insoutenable qui produit des syncopes et des vapeurs. C’est ainsi que Marivaux a représenté les demoiselles Habert dans Le Paysan parvenu. Quant à Rousseau, il explique que chez Mme de Warens « il fallait rester très longtemps à table » :
Elle supportait avec peine la première odeur du potage et des mets. Cette odeur la faisait presque tomber en défaillance, et ce dégoût durait longtemps. Elle se remettait peu à peu, causait et ne mangeait point. Ce n’était qu’au bout d’une demi-heure qu’elle essayait le premier morceau. J’aurais dîné trois fois dans cet intervalle : mon repas était fait longtemps avant qu’elle eût commencé le sien17.
La femme, selon Rousseau, ne mange pas. Elle grignote, elle picore. Le petit déjeuner ou le goûter lui conviennent mieux que les vrais repas, comme on peut le voir dans La Nouvelle Héloïse. Entre la boulimie rustique et cette anorexie bizarre, la Civilité définit pour l’enfant la bienséance du juste milieu.
LES RÈGLES DE LA CONVIVIALITÉ
Les éléments de la politesse comprennent toute une part d’initiation aux règles de la préséance. Ainsi l’enfant attendra-t-il toujours qu’on le place, ou bien il s’installera d’emblée au « bas bout » de la table. On doit observer l’ordre hiérarchique dès le début du repas, lors du lavage des mains et du bénédicité, comme le demande, après toutes les autres, la Civilité de 1782 : « C’est sur les mains de la personne la plus considérable de la compagnie qu’il faut commencer à verser de l’eau. » La serviette ne devant jamais demeurer entre les mains « d’une personne d’une qualité plus élevée », on doit d’autre part veiller à bien tenir celle-ci « par le bout ». Il ne faut pas non plus incommoder les convives en la mouillant tellement que « les autres ne puissent plus y trouver un endroit qui soit sec ». Pour les santés, Courtin rappelle qu’on ne doit pas « boire à une personne de condition » directement, c’est-à-dire qu’il est inconvenant de prendre à « témoin la personne qualifiée ». Quant à la façon de dire la prière avant le repas, les Civilités varient. En 1560, on prie Dieu assis ou debout, « cela est indifférent ». Courtin indique un siècle plus tard qu’il faut être découvert et debout. La Civilité de La Salle s’attarde évidemment sur cette question du bénédicité, en prévenant expressément que ne pas « bénir les viandes », « c’est se conduire comme les bêtes ». En 1782, le rite du bénédicité « n’est plus en usage que dans les couvents, monastères et pensions », comme le constate Louis Sébastien Mercier dans son Tableau de Paris18. La Salle souhaite, en outre, que l’on respecte toujours, quand s’en offre l’occasion, une prérogative naturelle du clergé : « Lorsqu’il y a quelque ecclésiastique dans la compagnie, il est de son devoir de donner la bénédiction avant le repas, et ce serait faire une injure à son caractère si un laïc, de quelque qualité qu’il fût, osait entreprendre de bénir les viandes en sa présence. »
À partir du XVIIe siècle, d’après toutes sortes d’ouvrages sur l’art du service, il est requis que l’enfant soit préparé à y prendre sa part. Ainsi la Civilité de 1667 comprend-elle un chapitre sur « ce que l’enfant observera lorsqu’il servira à table » et toutes les Civilités ultérieures vont dès lors préciser le rôle de l’enfant en ce domaine. Il lui faut savoir comment on place les plats, connaître leur succession, éviter de présenter à boire du côté gauche, de servir par-dessus l’épaule, d’offrir du vin juste après le potage, etc. Il devra surtout être initié à la technique du découpage du rôti. La Civilité de 1613 accorde une grande place à l’art de trancher :
Il faut apprendre aux jeunes enfants dès leur jeune âge la manière de couper et tailler les viandes, sans beaucoup de cérémonie comme font plusieurs, mais d’une façon civile et qui soit facile.
Courtin, soixante ans plus tard, considère de même que l’enfant doit savoir découper au cas où « une personne qualifiée » lui demanderait quelque chose, mais il ne veut pas entrer lui non plus dans trop de détail et de raffinement. Aussi renvoie-t-il sur le point du découpage des viandes aux ouvrages spécialisés :
L’on ne prescrit pas la manière de les couper parce que c’est un sujet dont on a fait des livres exprès où même toutes les pièces sont en figure (1672).
On voit par là que les Civilités commencent à se référer, dans la seconde partie du XVIIe siècle, à d’autres ouvrages qui donnent eux aussi des préceptes de savoir-vivre à table, comme Le Maître d’hôtel de Pierre David de 1659, « qui apprend l’ordre de bien servir sur table et d’y ranger les services », ou La Maison réglée d’Audiger de 1692, qui comprend un chapitre sur « le devoir de tous les officiers et autres domestiques en général », sans compter les manuels de cuisine19 qui donnent souvent des éclaircissements sur la nouvelle ordonnance des services. L’enfant doit connaître les premiers rudiments de ce nouveau savoir popularisé par les ouvrages d’économie domestique et les livres de cuisine. La Civilité de 1749 conseille de bien connaître les meilleurs morceaux « pour les tourner et les placer vers le haut bout de la table » et donne des éléments de présentation qui pourraient figurer dans la littérature culinaire à la mode dans ces années-là :
Les fruits extraordinaires qui accompagnent le rôti se tranchent et servent diversement ; les melons se partissent en long, les oranges de travers, les olives se servent au plat, les câpres au plat ou avec la cuillère […]. Les fruits à noyaux se présentent avec le plat. Les pommes et les poires se pèlent et se présentent avec le couteau, étant proprement revêtues de leurs pelures ; et si elles sont grosses, on peut les couper par la moitié. Le fromage se présente par petits morceaux avec la pointe du couteau, après être pelé ; les dragées se distribuent avec la cuillère.
Les Civilités n’oublient pas tout ce qui tient à la sociabilité et à la politesse à table. La réussite ou l’échec d’un repas dépendent principalement, en effet, de l’atmosphère qui y règne et de la tonalité des conversations. Selon la Civilité de 1613, l’enfant doit se rendre à table dans une certaine disposition d’esprit :
En lavant tes mains, rejette au loin toutes sortes de tristesse qui te pourraient travailler l’esprit ; car il ne faut étant à table être mélancolique, ni attrister et ennuyer les autres.
La gaieté est certes de mise, mais sans abandon et sans qu’elle soit entièrement franche, car il convient d’être toujours sur ses gardes pour ne point contrarier ses hôtes en s’oubliant sur quelque point. Le repas doit se dérouler impérativement dans le calme. Aussi faut-il éviter tout incident, comme, par exemple, disputer ses domestiques ou tenir des propos qui pourraient être désagréables à quiconque. Selon la Civilité de 1537, « il ne faut rien dire à table qui trouble la bonne chère. D’y toucher la renommée d’autrui, c’est très mal fait. Et n’y faut renouveler sa douleur à personne ». S’il arrive que des choses désobligeantes soient dites, on ne doit pas être un hôte « mémoratif », mais noyer dans le vin tout « ce qui s’est dit ou fait ».
Le plus important sans doute pour l’histoire de la cuisine tient à ce que les Civilités s’accordent généralement pour révoquer dans les propos de table tout commentaire sur le repas et toute allusion à ce qu’on mange :
Blâmer ou louer les viandes (quand on reçoit ou qu’on est reçu) est incivil (1537).
Il est très malséant pendant le repas ou de critiquer les viandes et les sauces ou de parler sans cesse de mangeaille, cela dénote une âme sensuelle et basse (1672).
Au cas où l’on serait interrogé sur cette question, la Civilité de 1667 conseille de donner son avis avec « modestie et prudence », en disant que les « viandes sont parfaitement bonnes et bien assaisonnées ». La Civilité de 1749 prescrit de répondre « le plus avantageusement qu’il vous sera possible sans faire aucune plainte ». Il s’agit avant tout de ne pas choquer son hôte ; mais on retrouve aussi dans ce quasi-tabou une règle beaucoup plus générale issue de la tradition ascétique de l’Antiquité dont a hérité la morale chrétienne. Comme on le sait, Montaigne critique au cours de son voyage en Italie le cuisinier du cardinal Caraffa qui lui fait un discours sur la « nouvelle science de la gueule ». Dans Les Caractères, La Bruyère stigmatise, à travers le portrait de Cliton, tous ceux qui parlent de ce qu’ils mangent, parce que c’est totalement incivil. Rousseau ironise à son tour sur ceux qui se passionnent un peu trop pour la cuisine (ces « enfants de quarante ans »), parce que ce sont des « cœurs sans étoffe »20. C’est dire que le gourmet n’a pas encore sa place à table.
Parce que les Civilités sont des petits traités pédagogiques destinés à l’enfance, elles n’adoptent pas un point de vue général sur la question de l’alimentation. Mais on y voit se dessiner des thèmes qui prendront ensuite de l’importance dans d’autres sortes d’ouvrages. Elles témoignent à leur façon d’une lente transformation de l’ancienne convivialité festive. Muret s’interroge sur cette évolution dans son Traité des festins de 1682. S’il condamne les excès de table, il exprime déjà une nostalgie pour un ancien et joyeux désordre. Aux banquets de l’art flamand succèdent, comme on peut le voir en peinture, des scènes plus confinées et plus domestiques. Un tout autre cérémonial commence, il est vrai, à s’instaurer avec des tables d’une quinzaine de couverts seulement. C’est dans cet espace restreint, marqué par une élégance et un raffinement nouveaux, que va pouvoir se refonder la tradition culinaire. Mais cette nouvelle culture gastronomique peinera à s’imposer comme telle et à pleinement s’épanouir. Longtemps, en effet, continuera de peser sur elle un des interdits majeurs des Civilités : on ne doit jamais parler « mangeaille ».
1. De civilitate morum puerilium libellus.
2. Pour renvoyer à ces différents textes, on indiquera le plus souvent leur date de parution entre parenthèses.
3. La Civilité d’Érasme, traduite en français par Pierre Saliat en 1537, in Alfred Franklin, La Vie privée d’autrefois, 1889, t. Vl.
4. La Civilité d’Érasme traduite en français par Claude Calviac en 1560, La Vie privée d’autrefois, op. cit.
5. La Civilité d’Érasme traduite en français par Claude Hardy en 1613, La Vie privée d’autrefois, op. cit.
6. La Civilité honnête pour l’instruction des enfants, 1648, La Vie privée d’autrefois, op. cit.
7. La Civilité nouvelle, 1667, La Vie privée d’autrefois, op. cit.
8. Antoine de Courtin, Nouveau traité de la civilité qui se pratique en France parmi les honnêtes gens, 2e édition, Paris, chez Josset, 1672.
9. La Civilité puérile et honnête dressée par un missionnaire, 1749, La Vie privée d’autrefois, op. cit.
10. Jean-Baptiste de La Salle, Les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne [1713], édition de 1782, La Vie privée d’autrefois, op. cit. Jean-Baptiste de La Salle est le fondateur des Frères des écoles chrétiennes.
11. Artus d’Embry, Description de l’île des Hermaphrodites nouvellement découverte, Cologne, 1724, p. 104.
12. Ce terme familier n’est pas attesté dans les dictionnaires. Il désigne apparemment quelque chose comme tremper le pain dans les sauces maladroitement et en insistant d’une manière inconvenante.
13. L.S.R., L’Art de bien traiter, Paris, 1674, p. 21.
14. Ibid., p. 346.
15. Antonin Carême, Le Maître d’hôtel français, 1822, t. 1, p. 7.
16. Voir sur ce point le brillant essai de mon ami Allen S. Weiss Métaphysique de la miette (Argol éditions, 2013) et ses étonnantes révélations sur la persistance des conduites enfantines dans le rapport au pain.
17. Confessions, livre III, op. cit., p. 183.
18. Louis Sébastien Mercier, Tableau de Paris, « Le Bénédicité », Paris, Mercure de France, 1994, t. II, p. 1547.
20. Jean-Jacques Rousseau, Émile, ou De l’éducation, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 410.