CHAPITRE 4
Les périodiques et l’aliment
Dans la presse du XVIIIe siècle, l’aliment donne lieu à de nombreuses informations savantes venues de la sphère académique. On y trouve également toutes sortes d’annonces hétéroclites et de publicités qui, dans le lecteur de journal, ciblent déjà le « consommateur » : elles tendent à se regrouper sous des rubriques alors que se profile l’idée d’une presse qui serait spécialement vouée à la gastronomie. À cet ensemble divers et fort émietté, s’ajoute un intérêt de plus en plus marqué pour ce qu’on appelait alors « les embellissements de la ville », c’est-à-dire les projets d’urbanisation de Paris. Un des sujets les plus débattus est, par exemple, l’approvisionnement de la capitale en eau, sur quoi l’on en vient à s’interroger à partir d’autres critères en raison des nouvelles préoccupations hygiénistes. Il faut cependant reconnaître, et c’est un peu une surprise, que l’aliment est principalement évoqué, dans les périodiques, du point de vue de la question sociale des subsistances. Ce sujet extrêmement sensible soulève alors une large réflexion, à la fois économique et politique, qui est au cœur de la crise de l’Ancien Régime.
Cela tranche radicalement avec les considérations forcément euphoriques de la littérature culinaire et avec le parti pris irénique des rédacteurs de l’Encyclopédie, convaincus que les famines appartiennent à un autre âge. Lorsque Jaucourt, par exemple, décrit une allégorie de la faim dans la Grèce antique, il va de soi que, pour lui, cette image appartient au passé :
Les Lacédémoniens avaient à Chalcidique dans le temple de Minerve, un tableau de la faim dont la vue seule était effrayante. Elle était représentée dans ce temple sous la figure d’une femme hâve, pâle, abattue, d’une maigreur effroyable, ayant les tempes creuses, la peau du front sèche et étirée, les yeux éteints et enfoncés dans la tête ; les joues plombées, les lèvres livides ; enfin les bras et les mains décharnés, liés derrière le dos1.
Or cette vision de cauchemar va, contre toute attente, revenir en force au XVIIIe siècle et plus particulièrement dans les périodiques. Bien avant les médias que nous connaissons aujourd’hui, cette presse a contribué dès l’origine à focaliser l’opinion publique sur des thèmes traumatisants et générateurs d’angoisse comme celui de la disette : ainsi réapparut la peur immémoriale de la famine dans une époque qui avait pourtant vu la quasi-disparition des « années terribles ». L’échantillon de journaux consultés concerne les années 1768 et 1778 qui sont particulièrement cruciales quant à la question des « grains »2.
ÉMEUTES FRUMENTAIRES
Dans les trente années qui ont précédé la Révolution, la question des « grains » fut au centre du débat public. C’est, en effet, sur le commerce du blé que porta principalement l’expérience libérale prônée, depuis le milieu du siècle, par ceux qu’on appelait les « physiocrates ». François Quesnay, auteur d’un Tableau économique publié en 1758 et de nombreux articles dans l’Encyclopédie, était le chef de file de ce groupe qui avait conquis durablement les élites par ses conceptions économiques modernes3. La liberté du commerce intérieur des grains fut décrétée en 1763 et celle de leur exportation en 1764. Mais libéraliser le commerce du blé en en faisant un produit comme un autre, et laisser le marché se réguler tout seul, allait bien au-delà d’une simple réforme technique : c’était rompre avec la tradition séculaire d’un roi protecteur dont le premier devoir était de veiller à l’approvisionnement du peuple et d’intervenir contre la « cherté ». Ce libéralisme montant fut mis en échec dans les années suivantes parce que l’on ne parvint pas à maîtriser, en l’absence de stocks suffisants, un marché du blé qui devenait national. La loi de 1764 fut abrogée en 1770 par l’abbé Terray, le nouveau contrôleur des Finances. Puis le retour modéré du libre-échange sous Turgot, son successeur, déclencha la guerre des farines de 1775. Et l’on retrouvera avec Necker (de 1777 à 1781 et en 1789) le même mélange hésitant de paternalisme à l’ancienne et de froids calculs conformes à la nouvelle économie politique.
Les dysfonctionnements que les réformes libérales causèrent dans l’approvisionnement, à quoi s’ajoutèrent une série de mauvaises récoltes et donc une très grave crise des subsistances (à partir de 1765), plongèrent l’opinion dans le doute, et cette incertitude provoqua un peu partout sur le territoire ce qu’il est convenu de désigner par le terme d’« émeutes frumentaires ». Les nouvelles règles du jeu étaient accueillies avec beaucoup de suspicion parce que l’on y voyait plutôt une occasion de fraudes et de trafics supplémentaires. On ne savait à quoi imputer les causes de la disette, ce qui favorisait le processus néfaste des rumeurs. De nombreux journaux les colportèrent et s’en firent même les organes en dénonçant les « enlèvements de grains » opérés par ceux que l’on stigmatisa, durant toutes ces années, sous le nom de « monopoleurs ». Ces périodiques se montraient prompts à sonner l’alarme en se confinant dans la perspective du temps court qui privilégie le fait divers. Ce fut le cas, par exemple, du Courrier du Bas-Rhin, en 1768, alors que le prix du blé flambait dans les généralités du Nord : au lieu de privilégier l’analyse économique, le journal préfère rendre compte de l’effervescence sociale en faisant appel aux bonnes volontés pour l’assistance aux pauvres et en réclamant des solutions politiques.
Le Courrier du Bas-Rhin accrédite l’idée d’un embrasement général par des annonces d’enchérissement du pain et de manque de blé partout en Europe. Au-delà de ces dépêches récurrentes, le journal évoque plus longuement une série d’émeutes que la pénurie provoque en France même. Dans ce climat d’insécurité, le pays n’est plus sûr, comme en témoignent « quelques traits lamentables » dus à « l’excès de l’indigence et du désespoir ». Ainsi à Melun :
Une pauvre femme venait le samedi 2 juillet [1768] au marché. Un malheureux l’arrête : dans son effroi, au défaut d’argent, elle lui offre quelques comestibles qu’elle apporte pour vendre à la ville ; il répond qu’il meurt de faim, et n’a besoin que du morceau de pain noir qu’elle mangeait en ce moment pour son déjeuner ; il le prend et s’enfonce dans le bois. Depuis ce temps, les gros fermiers qui reviennent du marché, ont-ils obtenu de se faire escorter par des gens de la maréchaussée qu’ils paient.
C’est en faveur des « gros fermiers », des producteurs, que les physiocrates avaient principalement conçu leurs réformes. Pour venir à bout des troubles, le journal ne voit de remède que dans l’Administration, c’est-à-dire les gouverneurs et les intendants des provinces. Très vite, c’est le plus haut sommet de l’État qui se trouve mis en cause à travers le roi lui-même.
Le Courrier du Bas-Rhin se plaît à mettre en scène la confrontation directe du monarque et de sa famille avec la misère qui sévit alors. On annonce que, « de toutes parts, les peuples gémissants tendent leurs mains vers le trône, et dans le besoin qui les presse, implorent l’assistance du père commun de la patrie4 ». On assure que les carrosses des « dames de France » ont été « entourés de femmes, qui se sont prosternées par terre et ont crié : famine, famine ». En choisissant de montrer la monarchie au cœur de la mêlée, le journal veut rappeler que le roi se montrera toujours un bon père et il signale, en s’en félicitant, que « la cour, toujours sage et prévoyante, a fait suspendre l’exportation des blés dans tous les ports ». L’opinion voyait alors dans l’« exportation » la cause de tous les maux, de la pénurie comme de la hausse des prix. Le monarque est désigné par le Courrier du Bas-Rhin comme le seul recours face aux agissements des accapareurs, dont les économistes sont présentés comme les mauvais génies :
On attribue ces calamités à quelques particuliers fort entendus dans le commerce des grains. Ces messieurs ont fait des enlèvements et magasins de blé très considérables : ils avaient, disaient-ils, en vue de réaliser le système des économistes, secte nouvelle, qui prétend que les périodes de splendeur et d’opulence d’un état agricole, dépendent d’un certain taux où doit être le blé5.
L’idée d’un roi secourable était particulièrement appropriée à la sensibilité du temps et, par exemple, aux canons du drame bourgeois alors en vogue, où l’on mettait souvent en scène de belles actions de charité. Cette imagerie morale était surtout ancrée dans une tradition d’assistance que l’expérience libérale venait brutalement remettre en question avec les effets que l’on sait jusqu’à la Révolution6. Le peuple se révoltait parce qu’il ne comprenait pas pourquoi la monarchie avait soudain décidé de ne plus prendre de mesures quand le prix du pain dépassait un certain seuil.
Le lecteur de gazettes qui, avant de se mettre à table, prenait connaissance des nouvelles dans son salon, découvrait que l’on souffrait de la faim dans bien des endroits et qu’il en résultait des séditions sanglantes. Tous ces maux, qui étaient restés jusque-là sans écho, vinrent désormais troubler les consciences et les obséder d’une foule de faits anxiogènes. Dans le débat sur les subsistances, la presse joua un rôle de plus en plus important. Elle annonçait des disettes et des émeutes un peu partout (à Londres, La Haye, Catane, Tanger, Alep, etc.), en imputant le manque de blé aux mauvaises récoltes et à la complexité du marché, mais surtout aux accapareurs. À ces vampires qui étaient censés agir de même dans tous les pays, on se plaisait à opposer de belles actions philanthropiques. En signalant une « famine qui menace la Syrie », la Gazette des Deux-Ponts commence par accuser les « riches particuliers » qui ont fait provision de blé et qui « le gardent soigneusement, ou le vendent à un prix excessif »7 ; puis le journal confronte leur attitude égoïste à celle d’un paysan secourable qui a « distribué son grain au plus nécessiteux » à un prix modéré. Au fil des ans, l’information change de nature. Les périodiques ne sont plus de simples fournisseurs de dépêches, mais se révèlent progressivement comme des organes de l’affrontement politique. À travers les lettres envoyées aux journaux, s’opèrent, en effet, toutes sortes de manipulations. Avant de s’imposer durant la Révolution comme un quatrième pouvoir redoutable, la presse de ces années-là commence à être secrètement instrumentalisée par différents groupes d’action. Cela se vérifie plus particulièrement dans la façon dont on relate les émeutes frumentaires.
Un cas très représentatif est l’émeute qui eut lieu à Toulouse en juin 1778. Durant ce mois, le prix du blé connut dans la région son taux de loin le plus haut8. Le pain, qui n’avait pas augmenté dans les mêmes proportions à la ville, y avait attiré toute une population réduite à la mendicité. Le 4 juin, les capitouls9 décident d’augmenter le pain de 2 sols. Le 10, une émeute durement réprimée fait plusieurs morts et de nombreux blessés. Parce que l’événement met en jeu des responsabilités multiples, certains notables ont alors recours à la presse pour accréditer leur version des faits. C’est ainsi qu’un nommé Rosel envoie, de Toulouse, une lettre à divers journaux ; datée du jour des événements sanglants, elle est extrêmement discrète sur ceux-ci : « Nous avons été menacés du désordre le plus fâcheux ». Par cette dépêche, il s’agit manifestement d’anticiper sur d’autres témoignages. On occupe au plus vite le terrain pour minimiser les faits et en donner une version édulcorée qui blanchisse les capitouls et évite aussi que le clergé, en la personne de l’archevêque Loménie de Brienne, ne soit lui-même mis en cause. Des groupes de pression s’étaient depuis longtemps exprimés à Toulouse en faveur des réformes libérales. Cependant, de violentes émeutes avaient déjà éclaté, en 1773, en raison de la disette et le marché des grains avait été pillé. L’abbé Terray, alors contrôleur des Finances, avait promis aux capitouls qu’il ne laisserait pas leur ville manquer de blé.
La Gazette de La Haye du 29 juin 1778 évoque les débordements de la « populace », qui en dépavant la place et en jetant les pavés dans « les vitres du Capitoulat » l’ont contraint « à tirer sur le peuple ». Même point de vue dans une lettre publiée par le Courrier de l’Europe10. On note la « prudence des magistrats de police » dans l’augmentation du prix du pain à laquelle ils ont été contraints par la « crise instante ». On célèbre la charité des curés qui ont distribué « les billets pour le supplément de deux sols par marque » (ce qui permet de compenser l’augmentation du prix du pain de 2 sols décidée par les capitouls), une « bonne œuvre », dit-on, qui « excita un attendrissement général »11. L’émeute elle-même devient un épisode annexe, dissocié de la situation générale, et l’on prend soin de bien distinguer les fauteurs de troubles des « familles indigentes, mais laborieuses, dont la détresse est occasionnée par le malheur des temps et non par l’inconduite, le vice ou la corruption ». Par cette lettre, l’Administration tend à prouver qu’elle s’est montrée tout autant secourable que le clergé. Mais ces précautions n’ont pas suffi à conjurer le désaveu du roi et à empêcher la démission des capitouls en exercice le 17 juillet 1778. On trouve un son de cloche bien différent dans le « Journal de Pierre Barthès », où l’accent est mis sur les victimes collatérales lors de « cette affreuse boucherie qui tenait du despotisme le plus marqué12 ».
LA PSYCHOSE DES « GRAINS »
Loin de privilégier exclusivement le temps court, les périodiques s’efforcèrent de fournir des analyses de fond et de rendre compte des ouvrages les plus en vue à propos des « grains ». Dans le célèbre article « Blé » de son Dictionnaire philosophique (1764), Voltaire se moqua gentiment du long et formidable engouement de l’opinion publique pour ce thème :
Vers l’an 1750 la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, d’opéra, de romans, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, et de disputes théologiques sur la grâce et sur les convulsions, se mit enfin à raisonner sur les blés.
On oublia même les vignes pour ne parler que de froment et de seigle. On écrivit des choses utiles sur l’agriculture : tout le monde les lut, excepté les laboureurs. On supposa au sortir de l’opéra-comique que la France avait prodigieusement de blé à vendre. Enfin le cri de la nation obtint du gouvernement, en 1764, la liberté de l’exportation.
Malgré cette présentation ironique et son scepticisme souvent affiché, Voltaire restera favorable (à la différence de Diderot) aux thèses des physiocrates. Lors de la guerre des farines de 1775, il dénonça résolument les « horreurs » commises par des mutins qui n’étaient à ses yeux que « des automates ivres ». Si l’économie fut alors tellement à la mode, c’est que les physiocrates s’employèrent à faire connaître leur programme sans relâche ce qui était, en effet, un point essentiel de leur démarche. Alors que Diderot leur avait accordé une grande place dans l’Encyclopédie, ils tâchèrent ensuite de susciter une presse qui leur soit acquise13. Malgré tous ces efforts, ils ne parvinrent pas à rallier vraiment l’opinion à leur cause. Turgot dut finalement reconnaître qu’ils s’étaient aliéné le public par l’« air de secte » et par le « ton d’enthousiasme » qu’ils avaient pris « assez maladroitement »14.
Quoi qu’il en soit, les périodiques rendirent longuement compte des ouvrages les plus importants sur la question des « grains », comme celui de Louis-Paul Abeille, paru en avril 1768 sous le titre Faits qui ont influé sur la cherté des grains en France et en Angleterre. De l’analyse historique d’une série de crises, l’auteur tente de tirer des lois économiques. Il se fonde sur le fameux Traité de la police15 (1705-1738) de Nicolas Delamare, qui fournit des renseignements sur une série de disettes (1660, 1662, 1692, 1694, 1709). De ses analyses, il déduit la notion de disette fictive. L’éclairage est mis sur les faits de spéculation et surtout sur les interventions royales en 1660 et en 1709. Abeille n’en plaide pas moins pour la « liberté entière » du commerce. Autres temps, autres mœurs. Si, en 1709, le roi était le garant du « juste prix », la mode, en 1768, est au « Laissez faire, laissez passer ». Aux options dirigistes succède une politique libérale qui fait de la concurrence le seul régulateur du marché. À l’exception du Courrier du Bas-Rhin, qui dénonce les accapareurs et réclame une intervention de l’État, les périodiques sont généralement acquis aux thèses libérales.
Un autre ouvrage important, paru la même année et dont la presse rend compte également, est l’Avis au peuple sur son premier besoin, ou Petits traités économiques par l’auteur des « Éphémérides du citoyen ». L’abbé Baudeau y présente une sorte de catéchisme physiocratique. Son ambition est de conjurer tout ce qui est de l’ordre de la psychose économique, en plaidant pour la réconciliation sociale. Il veut dévoiler les vraies raisons de la cherté pour lutter contre le préjugé et les rumeurs de tous ordres. Par cette même passion d’expliquer, on alla jusqu’à faire prêcher dans les églises sur la liberté du commerce des grains. Il s’agissait d’utiliser tous les moyens de faire circuler l’information : les académies, les livres, la presse et toutes sortes de tribunes. Comme l’écrit Turgot, « il faut que les vérités fondamentales de cette matière deviennent communes et triviales », afin que « les peuples » ne se « privent point eux-mêmes des secours du commerce, en le flétrissant du nom odieux de monopole »16. Ce débat qui se déroula longtemps dans la presse, au « tribunal du public », comme on aimait à le dire, se poursuivra dans les assemblées révolutionnaires : les mêmes mécanismes jouèrent, en effet, en 1768, 1775, et 1789, année où la libre circulation des blés (autorisée à nouveau par un décret de 1787) apparut comme la cause principale de la pénurie. Des émeutiers semblables à ceux de 1768 et de 1775 obtiendront peu après la tête de Louis XVI qui n’aura pas su être le « grand panetier ».
NOUVEAUX ALIMENTS
La presse montre, d’autre part, une curiosité impatiente pour des innovations susceptibles d’atténuer la crise des subsistances. On se passionne pour des questions techniques comme, en meunerie, la diversification du blutage, c’est-à-dire de la séparation du son et de la farine. Du fait de la conjoncture disetteuse, on met beaucoup d’espoirs dans le recours à la « mouture économique17 » qui comprend plus de son et où la perte est moindre. Le 26 septembre 1768, la Gazette littéraire et universelle de l’Europe signale que « le succès de la nouvelle mouture est attesté par les plus fameux boulangers de Paris », que le sieur Brucquet, meunier à Senlis, a équipé ses moulins pour la mouture économique et que « ce digne artiste plein d’humanité et de zèle pour le bien public offre de donner des éclaircissements » et de former des élèves à cette nouvelle technique. Le journal conclut par un appel aux investisseurs :
C’est pour les riches une des manières les plus avantageuses de placer de l’argent que d’établir des moulins propres à la mouture économique […]. Le propriétaire peut se procurer un surcroît de richesses, accompagné du plaisir que donne un surcroît de bienfaisance.
Ainsi la bonne conscience bourgeoise sera-t-elle merveilleusement satisfaite par cette étonnante double plus-value.
Cependant, en raison de la paranoïa générale qui affecte alors tout ce qui tient au blé, on en vient à suspecter les innovations techniques elles-mêmes. Le Courrier du Bas-Rhin annonce ainsi, le 15 octobre 1768, que le « sieur Malinet, grand accapareur de blés et conséquemment la bête noire du peuple », va faire de « la nouvelle mouture ». Il s’agit sans doute de Pierre Simon Malisset, un garçon boulanger qui avait fait fortune en améliorant différentes techniques18. Il avait publié en août 1761, dans le Journal économique, un article sur la nouvelle mouture dont il était considéré comme l’inventeur. Remarqué par le pouvoir, il s’était vu confier un rôle important dans le « grain du roi », c’est-à-dire dans l’approvisionnement de Paris. Mais on l’accusa bientôt de tous les trafics, et même d’être un empoisonneur parce que sa farine fut parfois jugée au bout du compte trop foncée, malsaine et moisie. Ce n’est pas l’avis de Diderot qui écrit à Sophie Volland le 15 novembre 1768 : « Il y a à la halle deux sortes de farine. Il y a de la farine dite malicet [sic], du nom de celui qui la fournit, qui est plus belle, plus chère et peut être dans des sacs cachetés19. »
Quoi qu’il en soit, l’avenir proche n’était pas, comme certains avaient pu le croire, en faveur du règne exclusif du pain blanc. Dans son beau livre de 1767, Description et détails des arts du meunier, du vermicellier et du boulanger, Paul-Jacques Malouin (de l’Académie des sciences) donne l’éventail des bluteaux plus ou moins fins : l’appellation des moutures (pour le pauvre, pour le riche, pour le bourgeois) révèle toute une hiérarchie dans les farines. On retrouve les mêmes nuances dans les pains : mollet, blanc, bis-blanc, bis. Malouin rappelle que depuis le XVe siècle le pain fantaisie (le pain long) est venu prendre sa place à côté du pain de ménage. Charles VII fut le premier à prendre des décrets contre la disparition du pain de ménage, celui des pauvres, au profit du pain mollet qui est le « pain de mode ». Malouin rappelle la responsabilité de l’État sur ce point :
On doit bien prendre garde à ne pas mettre le peuple dans la nécessité de se nourrir du pain le plus cher, en le laissant manquer de celui qui est à plus bas prix […]. Le pain du peuple, c’est-à-dire le pain de pâte ferme, qui est plus propre à entretenir la force et la propagation des hommes, est à meilleur marché quoiqu’il contienne plus de farine ; mais le pain du riche qui n’est pas si nourrissant doit être vendu plus cher, parce qu’il demande plus de travail20.
Le parlement avait, par mesure d’économie, décrété en 1709 qu’il n’y aurait plus que deux sortes de pain : le bis-blanc et le bis.
En 1768, le plaidoyer en faveur du pain bis est une mesure sociale qui marque aussi la fin du rêve physiocratique. On avait longtemps misé sur un saut irréversible dans la qualité de l’alimentation. François Quesnay, le chef de file des économistes, souhaitait ainsi, dans l’article « Grains » de l’Encyclopédie, que les cultivateurs soient vêtus de bons vêtements, « qu’ils produisent et consomment autre chose que des denrées de peu de valeur, comme des pommes de terre, du blé noir, des châtaignes ». Il fallut pourtant se faire une raison et accepter qu’en ce domaine la deuxième partie du XVIIIe siècle était marquée, dans ces moments de crise, par une incontestable régression. Les solutions techniques comme la « mouture économique » ne sont pas les seuls recours envisagés. On recherche aussi de nouveaux comestibles. Au retour d’anciens aliments, que les physiocrates voulaient voir disparaître parce qu’ils les jugeaient désormais quasiment impropres à la consommation, s’ajoute un intérêt pour des produits nouveaux.
Curieusement, ces aliments de substitution ne sont pensés qu’en termes de pain, ce qui explique la très lente percée de la pomme de terre. En effet, sa qualité principale, selon les périodiques, est de fournir une farine excellente, ce qui est prometteur pour tous ceux qui distribuent du pain aux pauvres. Sous la rubrique « nouveaux comestibles », d’autres aliments de substitution sont évoqués fréquemment. En 1781, Parmentier signale 90 plantes non cultivées qui pourraient se révéler très utiles. Le domaine du mangeable prend de l’extension ; on revient alors à des aliments abandonnés (comme le « bulbo-castanum ou terre-noix ») et on attend des voyageurs qu’ils découvrent des aliments nouveaux. On mentionne ainsi « l’arbre aux pois », dont on peut faire « d’excellents gâteaux », et on annonce qu’un Suédois a extrait un nouveau sucre de la sève du tilleul. Dans ces recherches et ces attentes, se mêle toute une part d’utopie, comme on le voit chez Malouin qui conclut son livre sur le pain par d’étranges considérations sur la manne dont se nourrissait le sobre Épiménide : « Les Anciens nommaient diverses compositions, propres à nourrir les hommes à peu de frais dans les cas de nécessité, Pastilles d’Épiménide21. » On retrouve une semblable rêverie aux confins du mythe à propos de l’arbre à pain, considéré comme l’aliment édénique par excellence, puisqu’il procure naturellement ce que l’homme gagne d’ordinaire à la sueur de son front. Dans l’article « Arbre à pain » de son Dictionnaire philosophique, Voltaire note que « le dedans est une espèce de pâte blanche et tendre qui a le goût des meilleurs petits pains au lait » : « et c’est à des nègres, conclut-il un peu lestement, que la nature a fait ce présent », comme si la couleur de leur peau les vouait au pain bis ainsi que le peuple en général.
L’EAU DE PARIS
L’autre thème souvent évoqué dans les périodiques est la question de l’eau dans la capitale. Loin d’être lié à une actualité inquiétante comme celle des grains, il touche à l’aménagement urbain et à ce qu’on appellerait aujourd’hui la politique de la ville. Aussi la confrontation des divers points de vue est-elle beaucoup plus feutrée et se cantonne-t-elle au terrain technique et scientifique. « Nous n’en savons pas plus sur le choix des eaux que ce qu’en ont écrit les anciens médecins », note l’Encyclopédie à l’article « Eau ». De fait, on n’était alors guère plus avancé en ce domaine qu’à l’époque des Romains. Il faudra attendre la fin du XIXe siècle pour voir naître la bactériologie et savoir enfin les vraies causes de la typhoïde et de la dysenterie. Pour l’Encyclopédie, l’eau de la Seine reste bonne et l’on doit attribuer aux seules fontaines de cuivre les indispositions (le « dévoiement ») qu’éprouvent les nouveaux venus à Paris :
La masse immense et continuellement renouvelée de l’eau dans laquelle les ordures sont noyées, empêche qu’elles n’y soient sensibles ; en un mot, l’eau de la Seine, puisée sur le bord de la rivière, entre le Pont-Neuf et le Pont-Royal, sans la moindre précaution, est excellente pour la boisson et pour l’usage des arts chimiques22.
Au cours des années suivantes pourtant, l’idée admise jusque-là qu’une ville traversée par une grande rivière ne manquera jamais de bonne eau, sera progressivement remise en question. Dans la capitale, dont la population s’est rapidement accrue, le rapport à l’eau se transforme. On doit finalement reconnaître que les puits sont pollués et que la Seine, considérée jusqu’alors comme un réservoir naturel inépuisable, débite une eau douteuse et fort mal distribuée selon l’archaïque procédé des tonneaux. Avoir de l’eau pure en quantité est un rêve qu’on se risque désormais à faire et qui est l’occasion de multiples discussions dans les académies et dans la presse. Un des projets les plus débattus dans les périodiques de 1768 est le Troisième Mémoire sur le projet d’amener l’Yvette à Paris publié l’année précédente par de Parcieux, un membre de l’Académie des sciences.
Alors que les seules améliorations proposées jusque-là concernaient les modes de collecte de l’eau dans la Seine (de même que sa distribution et sa facturation), de Parcieux prévoyait de faire venir à Paris les eaux de l’Yvette, c’est-à-dire d’abandonner la Seine comme unique source d’alimentation. Par son caractère inédit et pharaonique, ce programme a suscité de nombreuses réactions dans les périodiques. L’Avant-Coureur du 17 octobre 1768 en fait état sous le nom de « Projet de M. de Parcimonieux ». Ce lapsus du journal (de Parcieux/de Parcimonieux) résume parfaitement la question de l’eau, qui reste alors associée à la notion d’économie. La nouveauté du projet consiste précisément à étendre et à généraliser l’emploi quotidien de l’eau, comme l’écrit de Parcieux dans son Mémoire :
L’eau est si nécessaire à la vie, elle entre dans tant de façons dans nos aliments, et elle influe de tant de manières sur notre santé, que de tous les objets qui peuvent intéresser une grande ville, il n’y en a point de plus important que celui de lui procurer des eaux de bonne qualité et en suffisante quantité23.
L’argument de fond est que l’eau de la Seine est « souillée » par les égouts, les hôpitaux et toutes sortes de corporations comme « les blanchisseries, les tanneurs, les mégissiers, les corroyeurs, les teinturiers, les brasseurs, les amidonniers », si bien qu’elle est « la moitié de l’année comme de la purée ». Et dans cette ville de « sept cent mille âmes et plus », elle n’est fournie « que par des tonneaux traînés sur des charrettes ou par des hommes qui la portent sur leurs épaules ». Parce qu’elle est trop peu abondante et difficile à obtenir, « on l’économise, on s’en passe tout à fait pour une infinité de choses où la propreté et souvent la santé demanderaient qu’on en usât ». Vouloir faire de l’eau un produit d’utilité courante, c’est promettre une plus grande hygiène et plus particulièrement en ce qui concerne l’alimentation.
L’ambitieux programme transformera également le paysage urbain (avec la disparition des pompes sur les bords du fleuve) et améliorera la propreté des rues comme la qualité de l’air, ce dont on se préoccupe de plus en plus, dans ces années-là, conformément aux nouvelles théories aéristes. De Parcieux assure que son œuvre sera aussi importante dans l’histoire de la ville que le pavage des rues sous Philippe Auguste. À ce grand rêve urbanistique, on ne manque pas d’opposer quelques critiques, eu égard au débit irrégulier de l’Yvette et au risque que les eaux se corrompent si elles sont transportées à découvert. De Parcieux est souvent traité d’utopiste. La Correspondance littéraire fait ce commentaire, le 2 septembre 1768, en annonçant sa mort : « Son projet favori, ou sa folie, si vous voulez, était de donner de l’eau à toutes les maisons de Paris. » Trois jours plus tard, cependant, les Mémoires secrets relèvent, au contraire, l’utilité des vues de « ce citoyen estimable et éclairé », en déplorant qu’on n’en ait tenu aucun compte. En 1769, un arrêté du parlement intitulé Eaux de la Seine clarifiées à la pointe de l’île Saint-Louis24 rend hommage à de Parcieux (« un bon citoyen, inspiré par l’humanité et par l’amour de la patrie »), dont le projet trop coûteux n’a pas été retenu.
En marge de ces programmes « généreux », l’esprit de commerce ne perd pas ses droits, comme on peut le voir avec cette publicité pour « l’eau royale de Ville d’Avray », dans L’Année littéraire :
Le Sieur Maille, cet habile vinaigrier-distillateur se propose de fournir aux habitants aisés de cette capitale, une boisson agréable et salubre […]. L’eau de la Seine, prise dans Paris n’est guère potable en hiver. La vue même de cette eau, qui dans certains temps de l’année ressemble à une purée jaune et épaisse, est affreusement dégoûtante […]. On sait que la famille Royale fait constamment usage de l’eau de Ville d’Avray depuis Louis XIII. Analysée par d’habiles médecins, intéressés à conserver à la patrie des têtes aussi chères, elle a été reconnue pour très légère et très saine. Le sieur Maille la donne dans toute sa pureté, telle que sa majesté la boit elle-même ; et c’est un trait bien marqué de la bonté du Roi que d’avoir bien voulu accorder cette faveur aux habitants de Paris et de Versailles, et d’avoir permis que cette eau portât son nom ; on l’appelle par excellence Eau du Roi. Elle ne revient pas à un sol la pinte25.
Certes, il n’était pas nouveau de vendre de l’eau, mais il s’agit ici d’une eau de table qui a un label. Cette publicité, utilisant la personne du roi comme garant de pureté et coefficient de prestige, joue sur un certain fétichisme alimentaire : l’eau « Royale par excellence » possède à coup sûr une merveilleuse vertu. On trouvait il y a quelques décennies encore ce même type de publicité sur les bouteilles d’eau de Périer, qui portaient l’inscription : « Fournisseur breveté de S. M. le Feu Roi d’Angleterre ». Le vinaigrier Maille avait quelque rapport avec l’eau puisque c’est avec le vinaigre qu’on purifiait celle-ci au XVIIIe siècle. Par une grande intuition commerciale, le célèbre marchand avait su découvrir un slogan d’avenir et utiliser la presse comme support publicitaire.
ANNONCES ET COMPTES RENDUS
La presse remplit son rôle de vulgarisation en faisant état des principales découvertes dans le domaine alimentaire. On y apprend, par exemple, que les Russes pratiquent la congélation des viandes et des légumes, ou l’existence de tel aliment dans les colonies. On y trouve surtout de longues recensions des ouvrages les plus récents où sont annoncées les dernières avancées médicales, ou données les prescriptions agronomiques les plus modernes. Parmi tous ces livres qui touchent à l’agriculture, à la médecine et à l’économie domestique, on affecte de traiter un peu à la légère ceux qui concernent la cuisine, sans doute parce qu’ils ne comprennent le plus souvent aucune docte référence au monde académique. Il en va ainsi du Dictionnaire portatif de cuisine, d’office et de distillation, à propos duquel les Affiches de Province du 2 novembre 1768 notent un peu ironiquement :
Cet ouvrage qui nous était échappé est, comme on le voit, bien substantiel. Ce serait un bon arsenal de gueule, dans le style de Rabelais : c’est, dans le nôtre, un répertoire abondant de délicatesses et de friandises pour les palais fins.
Le livre de cuisine déclenche inéluctablement une certaine verve métaphorique. Ainsi l’épithète « substantiel » est-elle de rigueur pour qualifier l’écrit culinaire. La Correspondance littéraire avait déjà annoncé ce livre en jouant de la même façon sur les mots :
Pour le coup, voilà du solide, et si nos compilateurs ne nous donnaient que de ces plats, nous n’en serions pas plus maigres, eux non plus. Personne ne dispute à la France sa supériorité en fait de cuisine et l’on peut dire que les cuisiniers et les perruquiers français ont conquis l’Europe26.
Si cet ouvrage pourtant bien composé et comprenant une foule d’informations utiles est évoqué sur un ton de moquerie convenue, c’est que le livre de cuisine reste un peu honteux et n’a pas encore véritablement droit de cité dans les périodiques.
Une part importante de l’actualité alimentaire réside dans les annonces de toutes sortes qui supposent dans tout lecteur un consommateur en puissance. Loin d’être réservées à une presse spécialisée (comme les Affiches de Province), ces annonces prennent de plus en plus de place dans de nombreux périodiques. Elles signalent des arrivages de produits selon les saisons. Le Journal historique et littéraire du 15 juillet 1778 annonce ainsi l’arrivée du premier hareng à Nieuport, en Belgique. Le 22 août 1768, L’Avant-Coureur avertit qu’on trouvera des sardines fraîches plusieurs fois par semaine chez les limonadiers, dans les cafés, et les débits de tabac. Ce même journal fait de la publicité pour la morue sèche et réclame que sa distribution soit libre pour « faciliter la subsistance des pauvres pendant le carême27 ». C’est pour les fêtes, et plus particulièrement avant Noël, que se multiplient les annonces à caractère explicitement publicitaire. En vue des étrennes, les confiseurs font connaître leurs bonbons du jour. Sous l’intitulé « Voici la saison des pâtés et de la bonne chère », L’Avant-Coureur du 12 décembre 1768 donne des adresses de traiteurs et la liste de leurs produits. Les publicités les plus nombreuses, tout au long de l’année, concernent le domaine flou des friandises plus ou moins médicamenteuses. Elles ont beaucoup de succès parce que l’on n’a jamais cessé (depuis l’Antiquité, avec Hippocrate, et le Moyen Âge, avec l’école de Salerne) d’associer l’aliment à la pharmacie, c’est-à-dire à la santé et à l’hygiène.
Les pastilles pour faire de la limonade sont à la mode, comme le chocolat en tablettes, parce qu’il y a un véritable engouement pour les produits concentrés. Le marchand confiseur Camus annonce dans L’Avant-Coureur du 1er août 1768 des tablettes de vinaigre à la framboise et à la poudre de limonade, dont on peut tirer « une liqueur agréable et rafraîchissante ». Dans un registre plus directement médical, les Affiches de Province donnent des précisions sur un aliment miracle, le « chocolat oriental » :
Nous apprenons que cette composition, qu’on nous assure être très salubre, continue de se distribuer avec succès chez le sieur Roussel, Marchand-Épicier-Droguiste, à l’Abbaye de Saint Germain des Prés, à Paris ; que c’est une sorte de blanc-manger, composé des parties les plus succulentes de certains animaux comestibles, et qu’il n’y entre ni cacao, ni amandes. […] C’est un restaurant pour la vieillesse et pour les personnes épuisées par quelque cause que ce soit28.
Dans ce registre du produit médicamenteux, le vinaigre tient de loin la plus grande place dans les publicités, parce qu’il est alors une substance polyvalente aux emplois infinis. L’Avant-Coureur du 11 janvier 1768 vante ainsi un vinaigre du sieur Maille qui sert à blanchir la peau et les dents, à purifier la bouche, à éclaircir la voix, et qui fait même office d’astringent pour réparer les virginités suspectes. Les Affiches de Province du 28 décembre 1768 signalent plus particulièrement, pour les voyageurs et les gens de mer, le « vinaigre romain » qui est « spiritueux, pénétrant, dessicatif, balsamique, antiscorbutique, propre à raffermir les dents et à les blanchir en détruisant le limon qui s’y attache ». Avec les disettes, les distributions d’aliments se multiplient, et les périodiques se montrent des relais précieux pour l’assistance aux pauvres : ils donnent de nombreuses recettes de charité et de soupes populaires (« pour cinquante personnes ») à base de riz, de pain et de pommes de terre. C’est en 1775 que sont techniquement conçus les fameux « bouillons Rumford » et le « fourneau » du même nom qui cuit tout et plus particulièrement les os.
Les périodiques tâchèrent de mettre un semblant d’ordre dans ce fouillis d’annonces si diverses, mais il ne suffisait pas de les rassembler dans des rubriques pour leur donner un statut convaincant. Aussi le besoin se fit-il rapidement sentir d’une presse spécialement destinée à l’information alimentaire. En témoigne la tentative du Gazetin du comestible, un mensuel absolument nouveau dans son genre. La bibliothèque de l’Arsenal en possède la collection pour l’année 1767. Ce journal éphémère se proposait de signaler, à partir d’un réseau national de correspondants, les « objets de consommation actuelle […] tant dans le royaume qu’à l’étranger », en donnant toutes les informations utiles sur les fournisseurs et sur les prix. Voici, selon le prospectus, le but de cette entreprise, qui « multipliera les débouchés et les occasions de commerce » :
La fidélité et l’exactitude du service, l’affranchissement de tout soin, et surtout de la tyrannie d’une foule d’agents, d’êtres intermédiaires entre le marchand de la première main et le consommateur, qui, non contents de dénaturer souvent la marchandise, exigent encore un salaire qui en augmente considérablement le prix.
Cette « feuille » utile, qui suit l’ordre des saisons, révèle tout un horizon alimentaire. En février, à l’époque du carême, le journal propose les macreuses d’Aigues-Mortes. En décembre, on vante le nouveau ragoût à la mode : la choucroute de Strasbourg. Le Gazetin annonce aussi un « moka » d’Angleterre qui passe pour « très vrai », des ananas crus, des oranges rouges de Provence, des truites au bleu de Savoie qui voyagent dans leur court-bouillon.
Mais il faudra attendre Grimod de La Reynière et son Almanach des gourmands, au début du XIXe siècle, pour qu’une presse gastronomique spécialisée voie véritablement le jour.
1. Encyclopédie, article « Faim » (rubrique « mythologie »).
2. Le dépouillement informatique de ces journaux (pour les années 1768 et 1778) a été réalisé dans le Centre d’études de la littérature des XVIIe et XVIIIe siècles de la Sorbonne. J’ai déjà fait un recensement et une description du thème alimentaire tel qu’il apparaît dans cette base de données. Ce premier travail a servi de fonds documentaire pour le présent chapitre. Voir L’Année 1768 à travers la presse traitée par ordinateur, Paris, CNRS, 1981 et L’Année 1778 à travers la presse traitée par ordinateur, Paris, PUF, 1982.
3. Il comprenait, entre autres, les économistes Baudeau, Dupont de Nemours, Mirabeau père, Abeille et Turgot.
4. Courrier du Bas-Rhin, 15 octobre 1768.
5. Ibid.
7. Gazette des Deux-Ponts, 15 août 1778.
8. Si l’on prend en compte la période 1750-1789. Voir G. et G. Frêche, Les Prix des grains, des vins et des légumes à Toulouse (1486-1868), Paris, PUF, 1967. La moyenne de l’année 1778 à Toulouse fut 18,60 livres, mais elle atteignit 23 à 24 livres en juin, selon le « Journal de Pierre Barthès, petit bourgeois de Toulouse au XVIIIe siècle » (dans E. Lamouzèle, Toulouse au XVIIIe siècle, Toulouse, J. Marqueste, 1914).
9. Selon l’Encyclopédie, « à Toulouse, ceux qui composent le conseil de ville sont nommés capitouls ».
10. Cette lettre, datée du 1er juillet, fut publiée seulement le 21 août dans le Courrier de l’Europe.
11. La presse de cette période évoque fréquemment de semblables interventions du clergé, de la noblesse ou du roi.
12. E. Lamouzèle, Toulouse au XVIIIe siècle, op. cit., p. 398.
13. Ils trouvèrent ainsi une tribune dans la Gazette du commerce, créée en 1763, et dans le Journal de l’agriculture, du commerce et des finances, créé en 1765, dont Dupont de Nemours sera quelque temps le rédacteur en chef et auquel Quesnay a collaboré en 1765 et 1766. Les Éphémérides du citoyen de l’abbé Baudeau furent le périodique le plus notable au service de la cause des physiocrates. Turgot en envoya un exemplaire au contrôleur des Finances Terray.
14. Turgot, Lettres sur la liberté du commerce des grains, 1770, « première lettre du 30 octobre 1770 ». Ces lettres sont adressées à l’abbé Terray qui venait d’être nommé contrôleur général des Finances.
15. Le terme « police » signifie alors « administration ».
16. Ibid.
17. Encyclopédie, article « Mouture » : « Il n’y a pas longtemps que l’on ignorait encore une manière de moudre les blés et autres grains destinés à la subsistance des hommes, suivant laquelle une même quantité de grains produit en farine environ un quinzième de plus que la mesure ordinaire par la mouture actuelle et ordinaire. […] Nous appellerons la dernière, mouture par économie : on jugera par la différence des produits, des avantages de cette dernière méthode. »
18. Dans son beau livre Le Pain, le Peuple et le Roi. La bataille du libéralisme sous Louis XV, Paris, Perrin, 1986, p. 230-255, Steven L. Kaplan retrace le parcours passionnant et tumultueux de ce personnage très typique du temps.
19. Denis Diderot, Correspondance complète, Paris, Éditions de Minuit, 1962.
20. Paul-Jacques Malouin, Description et détails des arts du meunier, du vermicellier et du boulanger, 1767, p. 107.
21. Ibid., p. 207. Épiménide, poète et devin crétois, ne se nourrissait que de quelques graines.
22. Encyclopédie, article « Eau ».
23. Mémoire sur le projet d’amener l’Yvette à Paris, lu dans les assemblées particulières de l’Académie des sciences de l’année 1767, par M. de Parcieux, mort récemment, p. 36.
24. Eaux de la Seine clarifiées à la pointe de l’île Saint-Louis, Bibliothèque nationale, 9888-9950.
25. L’Année littéraire, 10 janvier 1768.
26. Correspondance littéraire, novembre 1767.
27. L’Avant-Coureur, 2 février 1768.
28. Affiches de Province, 15 juin 1768.