Dernière marche. Je le dis à voix haute. Dernière marche. C’est moi qui parle, maintenant. L’ombre me devance sur le boulevard de Sébastopol. J’accepte encore de la suivre, mais plus pour longtemps. Dernière marche pour tous ceux qui ont pris place en mon esprit. Je veux partir, que le jour se lève, et avec lui, le bruit et la cohue des vivants. Dernière marche. Tout est immobile. Aucune voiture ne roule plus sur le boulevard. La gare de l’Est semble nous attendre pour ouvrir ses portes. L’ombre est loin devant. Chaque fois que je dis “Dernière marche”, elle accélère comme si elle voulait mettre le plus de distance possible entre elle et moi. Elle pousse des cris, pas de douleur, non, plutôt de grands “Ah !” comme pour s’éclaircir la voix, ouvrir le chemin et marquer sa présence. À moins que ce ne soit parce qu’elle sait que je la suis et qu’elle ne veut pas me perdre ?…
Paris aime les gares, comme un aveugle aime celui venu de loin qui lui parle de terres qu’il ne verra pas. Sept gares comme sept portes à avaler le monde. Sept gares à foule par lesquelles fuir lorsqu’il faut tout quitter. Paris aime le bruit des wagons, les annonces de retard ou de changement de quai, les regards perdus de tous ceux qui se croisent mais ne se voient pas. Paris et ses sept gares, filles de l’acier, du charbon et des foules pressées. Carrefours affairés où tout converge. Sept gares et des milliers d’annonces, de crissements de roue, de sifflets. Paris à tous les vents et où tout se mêle : le désir et l’épuisement, le rêve et l’ennui. Je suis devant la gare de l’Est. On dirait que tout a été déserté en hâte. Les panneaux d’affichage annoncent des trains qui n’arriveront que demain, mais qui sait si demain viendra ? J’ai le sentiment de traverser une grande cathédrale du voyage. Partir. Paris le dit par tous ses quais, toutes ses grandes structures de verre. Partir. C’est ce que je vais faire. Mais avant, il faut prendre soin des voix qui tournent, de toutes ces vies oubliées qui ne sont plus que des noms gravés sur le marbre, et ensuite, je fermerai la nuit.
“De terre vint, en terre tourne.”10 Je me remémore ce vers de Villon. Le cycle de la poussière et du repos. La poignée de terre pour calmer les morts parce qu’ils en ont besoin pour fermer leurs yeux. Mais comme c’est long, parfois, d’attendre la terre. Je me souviens de ce temps qui a suivi la mort de mon père. Son corps ne nous avait pas été rendu. Il était à l’institut médico-légal pour autopsie. Les jours passaient avec lenteur. Plus rien n’était possible, ni les pleurs ni la tristesse. Jamais le cri d’Antigone qui réclame que le corps de son frère soit recouvert de terre ne m’a été aussi proche. Je me souviens de ce besoin impérieux que le corps nous soit remis, que l’on puisse en prendre soin, préparer la cérémonie d’adieu, déposer de la terre sur la dépouille. “De terre vint, en terre tourne.” Il a fallu du temps pour que son corps nous revienne et que Montparnasse l’accueille à nouveau. La terre, aujourd’hui, ce sont mes mots, et je les jette doucement sur les âmes tourmentées.
J’avance dans le hall de la gare. Je le traverse dans toute sa longueur. Arrivé à la sortie de l’aile ouest, je retrouve ce monument que je connais. Le mur est couvert de plaques à la mémoire des cheminots morts pour la France. Une longue liste et, dans un renfoncement, derrière une grille, une sorte d’alcôve où il est écrit que deux cousins, André Dupont et André Faucher, tous les deux âgés de vingt ans, ont été fusillés le long des quais le 22 août 1944. J’essaie d’imaginer les deux jeunes gens qui partagent un même prénom. Je sais que ce sont les derniers à qui je penserai cette nuit. Ils travaillent tous les deux gare de l’Est, sont tous les deux dans la Résistance. Ils ont vingt ans et sentent que l’heure de la rage et de la fierté approche. Je ne sais rien d’eux. Je ne connais que leur jeunesse et ce lien qui les lie : cousins, c’est-à-dire plus qu’amis et moins que frères, liés par des souvenirs de dimanches partagés, de repas de famille assis côte à côte, de rivalité d’enfants et de jeux interminables. Ils ont sûrement accueilli l’insurrection de Paris avec joie et excitation. Ils veulent en être, devenir héros ensemble. Je les vois, les deux cousins, en ces jours où tout est suspendu, essayant de se projeter dans une ville sans occupant, quand il fera bon vivre à nouveau, qu’on pourra voler du temps à la terrasse des cafés en homme libre, riant fort, arborant fièrement le brassard des FFI que pour l’instant ils cachent sous une latte du parquet mais qu’ils porteront dès qu’ils le pourront, parce que c’est infaillible pour les filles et qu’ils ont bien le droit de crâner un peu à vingt ans, avec leur visage de vie, leur appétit un peu maladroit, leurs rêves de bravoure. Je ne les connais pas mais je les vois. Et puis d’un seul coup, à quelques jours de la Libération, leur sourire leur est arraché. Ont-ils le temps de se battre ? Peuvent-ils faire ces gestes qu’ils ont tant répétés, auxquels ils ont tant rêvé : viser, tirer, courir ? Connaissent-ils le combat, face à l’ennemi, armes au poing ? Je voudrais pouvoir me dire que oui, qu’ils sont faits prisonniers après avoir tiré sur des soldats ou fait sauter un char dans les rues de la capitale, mais je ne sais rien, si ce n’est qu’on les prend et les met en joue. Ils sont fusillés le long de ces quais où ils travaillaient. Leurs corps ne seront retrouvés que quelques jours plus tard, dans les égouts. André Dupont et André Faucher. Est-ce que mon grand-père Aimé les a connus ? Lui et son frère Marius étaient tous les deux cheminots sur la ligne Paris-Bâle. Ils avaient une vingtaine d’années de plus mais ils travaillaient dans cette gare, eux aussi. Est-il possible qu’ils les aient croisés avant leur arrestation ? Ou du moins, qu’ils aient entendu parler de cette exécution ? Lorsque les corps ont été retrouvés, il y a peut-être eu une cérémonie réunissant les cheminots du réseau. Paris se libère et on retrouve les corps des deux jeunes gens aux égouts. J’imagine le cri des parents, leur détresse profonde dans une ville où tout est en liesse. Paris fête sa victoire mais à eux, il ne reste que des larmes. “De terre vint, en terre tourne.” Antigone crie à nouveau. Elle pleure sur ces deux jeunes hommes jetés dans la fange avec leurs vingt ans et leur sourire timide, jetés comme des détritus malgré leur courage. Ils ne verront pas Paris libérée. André Dupont et André Faucher, cousins au même destin. Même bouille qui hésite entre l’enfance et l’âge adulte. Même corps athlétique qui aurait dû faire tourner la tête des filles. Mais rien n’a tourné d’autre que leurs corps au moment de s’effondrer. Il n’y a eu pour eux que le peloton et l’outrage. Antigone crie parce que leurs meurtriers les ont salis en les tuant à la va-vite. Ils ont escamoté leur exécution et se sont débarrassés des dépouilles avec honte. Les assassins savaient probablement que la mort de ces deux garçons ne changerait rien, ne suffirait pas à inverser le cours des choses et à les préserver de la défaite. Mais ils ont tiré tout de même. Par habitude. Ne sachant que faire d’autre. Ou par plaisir. Pour châtier ceux qui allaient gagner, leur faire mal jusqu’au bout. Et tant pis si cela n’a pas de sens. Tant pis si ce sont deux jeunes gens de vingt ans qu’on immole. L’affront brûle autant que le meurtre et Antigone n’en finit plus de crier sur cette jeunesse saccagée.
L’ombre m’attend, tout au bout de la gare, sur le seuil de l’entrée latérale. Je fais quelques pas vers elle. Lorsque nous sommes dehors, elle prend le petit escalier qui mène à la rue d’Alsace, balcon dominant les voies d’où l’on perçoit la rumeur des départs. Petit sommet du monde d’où les annonces parviennent étouffées et font une indistincte rumeur de voyage. Le jour va se lever. Doucement, l’homme que je n’ai pas cessé de suivre se tourne vers moi. C’est la première fois qu’il me regarde ainsi, vraiment, et je crois lire dans ses yeux une sorte de reconnaissance. “Finie la nuit” dit-il à voix basse. Sans tristesse. Sans véhémence. Comme un homme, simplement, qui viendrait dire que tout s’achève. Finies, la nuit et notre course. Puis, il relève la tête et, avec un léger sourire, glisse tout bas : “Encore… Encore…” et, sans que je sache si cela signifie que tout recommencera demain ou s’il m’enjoint de le quitter pour vivre, il répète plus fort : “Encore, la vie !” Je sais que c’est d’ici qu’il part chaque soir pour aller dans une des sept gares de Paris essayer d’attraper un passant, l’arrêter, et avec lui, le temps d’une promenade, faire revivre les milliers de vies effacées. Je sais qu’il retourne les morts de Paris pour que rien ne soit oublié. Mais il y a trop à dire et sa tâche est sans fin. J’ai fait ma part, cette nuit. D’autres continueront demain, dans d’autres rues, pour évoquer d’autres passés. Mille vies à compter, à consoler. Je m’arrête ici mais je continuerai. À travers l’écriture. Mille vies me traversent et je leur prêterai mes mots. L’homme me regarde avec une sorte d’éclat nouveau. Je le connais, maintenant. Je sais que c’est ici qu’il revient chaque matin, lorsque les premières lueurs du jour font scintiller l’ardoise des toits. Il vient contempler la gare de l’Est qui se réveille, les gens pressés, chargés de valises, de sacs et de projets. C’est ce que je ferais, moi, si j’étais resté avec lui, si j’avais décidé de me soustraire au temps et d’être, comme lui, l’habitant des minutes immobiles. “Encore, la vie !” Il le dit et je comprends ce que cela signifie pour moi. Je dois laisser s’évanouir mon père et tous ceux auxquels je viens de penser. “Encore, la vie !…” Je les prends, ces mots, ce sont ceux qu’il me donne au moment de me quitter et c’est avec eux que je vais marcher désormais.
10. In “Le testament”, in Poésies complètes, François Villon, Le Livre de Poche, 1985.