II

 

 

“Aux morts !… Allez !” La voix de l’ombre m’appelle avec véhémence et m’interdit toute hésitation. Comme s’il sentait ma réticence et voulait la forcer. “Allez !…” Est-ce bien à moi qu’il parle ? “Aux morts !…” Je sens que oui. Et je ne peux que le suivre. Voyant que j’ob­tempère, il reprend immédiatement sa marche. De quels morts parle-t-il ? J’ai la sensation que je ne suis plus ce que je croyais être, que j’ai une fonction dont j’ignore tout mais que lui, peut-être, a reconnue en moi. Et pourtant, malgré mes doutes et mes craintes, je suis aimanté. Il faut suivre l’ombre jusqu’à comprendre ce qu’elle est et ce qu’elle veut. La nuit se dilate. Tout est à la fois plus ample et plus précis… C’est là que je remarque pour la première fois la sciure sur le trottoir entre lui et moi. Comme si elle tombait de ses poches ou comme s’il la suivait parce qu’elle lui indique le chemin. Cela me glace. Une longue traînée de sciure ocre. Il n’y a plus de doute. “Aux morts !” C’est bien là que nous allons : à l’endroit de la chute.

 

 

Nous nous engouffrons dans la rue Émile-Richard, longue comme un exil et toujours battue par un vent pénétrant. Cette rue étroite qui passe entre les deux parties du cimetière du Montparnasse, bordée de platanes, m’a toujours donné l’impression de séparer deux mondes. Aujourd’hui, c’est plus vrai que jamais : je replonge dans le lointain. Ma mémoire remue, s’agite, sent bien que je vais au-devant de ma douleur. La rue Liancourt m’attend, avec son nid de souvenirs agglutinés comme des mouches sur une dépouille. Comment l’ombre sait-elle que cette rue fait partie de ma vie ? Qu’un peu de moi est mort ici ? Elle continue d’avancer et, sur le trottoir, il y a toujours ce mince filet de sciure ocre. J’ai l’impression de suivre un prêtre vaudou qui renverse du rhum sur le sol pour ouvrir un chemin. Arrivés au croisement de la rue Gassendi et de la rue Liancourt, nous tournons à gauche et, malgré mes réticences, je revois tout. Je pense alors au famadihana, cette cérémonie du retournement des morts à Madagascar durant laquelle les vivants déterrent leurs défunts pour nettoyer leurs os, changer leur linceul, leur faire parcourir à nouveau le monde sur leurs épaules au milieu des chants et des cris, puis les remettre en terre. Est-ce cela que l’on attend de moi ? Que je retourne mes morts ? L’ombre m’invite à la tombe pour que je retrouve le passé, le serre dans mes bras, le presse sur mes lèvres, l’anime de mes mots, le fasse vivre puis le repose doucement. Est-ce cela ? Aux morts ! Pour que tout revive…

 

 

Alors il faut parler. “Parle !”, me crie l’ombre. “Parle !” Et je le fais. Mon père est là, paisible en son dernier jour, dans son bureau du sixième étage. Au moment où je dis les choses, elles apparaissent. Je le revois. Parle ! Il faut sortir le cercueil puis l’ouvrir avec les mains ou les mots, peu importe… Parle ! Tout complote pour qu’aujourd’hui soit le jour de sa mort mais il ne le sait pas encore. L’instant de la chute approche. Rien ne peut plus l’empêcher. C’est la convergence du malheur qui exclut tous les autres possibles, tout ce qui pourrait venir au secours d’un destin. Mon père pourrait décider de ne pas aller à son bureau, de rester chez lui. Tout pourrait être différent de mille façons, de mille variations. Mais non, le malheur a faim. Alors mon père fait tout ce qui va le conduire à sa perte : il se rend à son bureau, travaille sur un article, termine un paragraphe qu’il achève par ces mots : “tableaux vivants” – ce qui signifie que “vivants” aura été le dernier mot écrit par sa main et cela me tord le cœur chaque fois que j’y pense. Parle ! Continue ! Il faut dérouler les minutes les unes après les autres ! Alors, je le fais, je continue et dis que mon père décide de faire une pause. Il doit penser que c’est le moment de régler ce problème de volet sur le balcon. Et là encore, il y a mille autres possibilités : continuer à écrire, descendre dans la rue pour boire un café, téléphoner à un ami, ouvrir un livre, toute autre chose qui l’aurait sauvé, mais non, la mort a faim. Il va prendre un marteau, déplie l’escabeau. La chute attend, impatiente. Elle sent que c’est pour bientôt. Parle ! Il monte sur l’escabeau. Là, sur ce tout petit balcon au sixième étage de la rue Liancourt. Il est très au-dessus du garde-corps – et déjà, c’est une erreur manifeste d’installer un escabeau sur un balcon aussi étroit. Mais une fois que les choses sont arrivées, à relire l’enchaînement qui mène à leur triste conclusion, il est toujours évident que cela pouvait ne pas être, qu’il était si simple d’être plus prudent, de voir le danger, de le nommer et de l’écarter. Mais rien n’y fait : mon père monte sur l’escabeau. La chute sait que c’est imminent, qu’elle n’a plus que quelques secondes à attendre. Il est perché sur les dernières marches et peut-être regarde-t-il en bas une fraction de seconde. Jamais il n’a eu le vertige et c’est cela qui le tue ce jour-là, car il n’a pas la prudence de la peur… Et pourtant, il racontait avoir été assailli durant toute son enfance par le même cauchemar récurrent : il marchait sur le viaduc de Chaumont, sa ville natale. Il sentait qu’il allait tomber, voyait le moment approcher et, au lieu de rebrousser chemin, au lieu de redoubler de prudence, il continuait à avancer et, invariablement, il tombait. La chute, déjà, était en lui. Est-il possible que ce soit l’empreinte de son destin, déposée dans l’enfant qu’il était comme une vieille prophétie grecque que l’on croit déjouer et qui se présente implacable : “Tu mourras en tombant.” ? La chute approche. Parle encore ! Mille gestes minuscules pourraient le sauver : un appui plus sûr, le réflexe d’une main qui s’agrippe à la rambarde, sauter sur le balcon plutôt que de basculer dans le vide… Mais non, il tombe. Continue ! Il y a encore à dire ! Il faut sortir le squelette de son linceul, le porter sur son épaule, chanter et danser tout le long du chemin. Sait-il qu’il tombe, qu’il ne se rattrapera pas, ne reverra plus jamais sa femme et ses enfants ?… Sait-il que la vie s’arrête là, dans ces secondes longues qui le séparent du trottoir de la rue Liancourt ? Toute une vie s’achève avec la brutalité du malheur et l’atroce stupidité de l’accident. En quelques secondes, la chute l’emmène et le perd. Je dis tout, revois tout. Je suis sur le trottoir où il est tombé et je repense à ce vers de Frankétienne qui me hante : “Que ta chute devienne ton cheval pour continuer le voyage.”2 Mais le cheval n’est pas venu, ne l’a sauvé de rien – à moins qu’il ne l’ait chevauché, justement, pour partir et disparaître, continuer le voyage autrement, loin de nous et de toute la vie qu’il devait mener avec nous. La mauvaise heure l’a pris. À moins que ce ne soit cette vieille prophétie d’enfant qu’il portait au fond de lui, depuis sa naissance à Chaumont, “Tu mourras en tombant”, inscrite en lui comme une identité. Et puis, la chute finit par s’achever avec le bruit effrayant d’une vie qui se fracasse contre le pavé. Tout le reste, ensuite, l’inquiétude, l’agitation des vivants, ne peut que mener à l’endroit de l’impact où il ne reste qu’un tas de sciure rouge. La sciure. Je la revois. Est-ce l’ombre, devant moi, qui en a répandu sur le trottoir ou est-ce ma mémoire qui joue avec mon esprit en superposant deux temps différents ? Tout m’habite à nouveau : la béance de celui qui perd en quelques secondes un des visages aimés de sa vie, la colère face à ces secondes qui se sont agencées avec la minutie du malheur. Le hasard a eu envie d’être inéluctable et il est devenu malchance. C’est arrivé. Tout aurait pu se passer autrement, prendre une autre voie, mais c’est arrivé. Voilà. J’ai parlé. Mon père est là à nouveau. J’ai tout dit et il saigne sur ce trottoir, joue collée au sol, se vidant de son sang sur l’asphalte de Paris.

 

 

“Aux morts ! Allez !” L’ombre me sort de mon immobilité. J’ai tout dit et je suis épuisé. Je voudrais partir maintenant mais je sens que ça ne suffit pas. Rien n’est fini. Je ne porte pas mon père sur les épaules mais il est là, en mon esprit, sur mes lèvres, et je l’emmène. Il faut danser, crier, le faire revenir dans les rues de Paris avant de le déposer à nouveau. Est-ce cela que l’ombre attend de moi ? Pourquoi veille-t-elle tant à ce que je m’acquitte de cette tâche ? Les morts appellent et l’ombre les entend. Est-elle là pour nous rappeler que des vibrations invisibles traversent nos existences ? Ce n’est que le début. Ce qui vient est plus vaste. Un voyage commence dans cette nuit et peut-être fallait-il simplement que je prenne appui sur mon père.

 

 

Je sens la poussée à nouveau. Plus forte encore que devant la gare. Paris vibre, remue. Je ne peux plus rester en place. Je maudis cette rue que j’ai toujours trouvée laide. Je maudis ces trottoirs qui ont disloqué mon père. Il n’y a plus rien ici que de la douleur sédimentée. Je m’en éloigne à grands pas. Je marche jusqu’au bout de la rue, tourne avec soulagement dans la rue Boulard de mon enfance et respire à nouveau. À chaque seconde, je mets un peu plus de distance entre moi et l’impact. À chaque seconde, quelque chose me fait sentir que cette nuit va être peuplée et que le souvenir de ma douleur n’est rien d’autre qu’une sorte de geste inaugural qui va libérer tout ce qui se presse autour de moi. C’est l’heure de l’invisible et des mots. Alors, entre mes dents serrées, je m’entends dire avec un ton de fièvre : “Et maintenant qu’apparaisse tout ce qui gronde !”

2. Cité dans “Frankétienne, un artiste au service de la langue haïtienne”, Gilles Biassette, La Croix, 4 novembre 2014.