Anonyme, Vierge à l’Enfant, entre 1460 et 1500.

Huile sur panneau de chêne, 29 x 18 cm.

Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers.

 

 

Les goûts élevés de Charles le Téméraire, son éducation brillante, son amour du faste l’excitaient à encourager les arts. Il fit faire un grand nombre de manuscrits somptueusement ornés, que possède la bibliothèque de Bourgogne. Après Granson et Morat, les Suisses en trouvèrent de magnifiques dans sa tente : les personnes qui visitent Berne les admirent encore. Sa véhémence préparait le malheur des Pays-Bas et la chute de l’école brugeoise ; mais, pendant son règne, il ne la laissa point sans protection. Il est à croire que Memling fut un de ses peintres officiels, qu’il l’emmena dans ses guerres, où le suivait presque toute sa maison.[18]

Le statut de peintre officiel signifiait pour Memling l’appartenance à la cour de Charles le Téméraire. Cet entourage opulent et luxueux n’était pas sans influence sur le peintre et, par conséquent, sur le traitement de ses tableaux. On remarque, notamment, la prédilection de l’artiste pour les tissus de valeur, coûteux, dans lesquels il habilla bien souvent ses figures féminines.

Les archives de la corporation de Saint-Luc, à Bruges, permettent par ailleurs de confirmer le statut du peintre : le nom de Memling ne s’y trouve pas une seule fois. Il n’y pouvait figurer comme élève, puisque la liste des membres débute à l’année 1453, mais il aurait dû s’y faire inscrire, d’après les statuts, lorsqu’il voulut exercer publiquement sa profession dans la ville. Une seule cause pouvait l’en dispenser, le titre de peintre officiel de la maison régnante. Cet avantage obtenu par lui a eu pour l’histoire une conséquence fâcheuse : il ne nous permet point de savoir à quelle époque il se fixa dans la commune, après avoir quitté Bruxelles, où demeurait Rogier Van der Weyden, ni quels élèves il reçut dans son atelier. II forma sans le moindre doute plusieurs disciples éminents, dont nous ne pouvons signaler la filiation intellectuelle qu’en substituant des conjectures à des preuves positives. Quoi qu’il en soit, tout semble confirmer la tradition populaire suivant laquelle Memling assista, le 5 janvier 1477, à la bataille de Nancy, et fut obligé, comme les autres, de prendre la fuite, sur les champs couverts de neige.

Or, peu de temps après cette cruelle déroute, un homme d’un certain âge entrait à Bruges par la porte qui mène vers Damme. Il était pâle et cheminait avec lenteur ; une maladie semblait épuiser ses forces, son costume déchiré annonçait la misère. Un blanc tapis cachait le sol des rues et les toits des maisons ; un ciel obscur se déroulait sur la ville, et la bise gémissait tristement dans les carrefours. Le voyageur s’arrêtait de loin en loin, comme pris de défaillance, puis continuait sa marche. Ses amis ne le reconnaissaient plus, ou, le voyant malheureux, se détournaient de lui. Que faire ? Quel gîte choisir ? Quel charitable cœur implorer ? De tous les sentiments, la compassion et l’amour de la justice sont les plus débiles : malheur à celui qui n’a pas d’autres soutiens ni d’autre espérance ? L’infortuné se dirigea donc vers l’hôpital, cet asile du génie et de la vertu. Il avait à peine fait sonner la clochette du monastère Saint-Jean, qu’il tomba presque évanoui sur le sol. Les religieux le transportèrent dans une de leurs salles, l’examinèrent, virent qu’il souffrait d’une blessure et lui prodiguèrent leurs soins. Il lutta bien des jours contre la douleur ; mais les mois embaumés revinrent, le printemps chassa devant lui les troupeaux de nuages qui blanchissaient les plaines du firmament. Le voyageur recouvra peu à peu la santé ; il parla de son art, de ses tableaux, et l’on reconnut le grand Memling.

Dès qu’il fut assez bien portant pour travailler, il demanda des pinceaux. Le frère Jan Floreins Van der Riist, grand amateur de peinture, se hâta de lui procurer tous les instruments nécessaires. D’une main encore mal assurée, le pauvre artiste exécuta quelques morceaux, dont il fit présent à l’hospice, en reconnaissance des soins qu’on lui avait prodigués. Les restes de sainte Ursule et de ses compagnes étaient gardés dans un vieux reliquaire, d’assez pauvre apparence. Un jour que le peintre causait avec Jan Floreins, l’idée leur vint de faire une châsse éclatante, où l’on déposerait ce legs vénéré d’un autre âge... mais que se passe-t-il ? Quel nuage vient offusquer notre vue ? Les lignes, les couleurs pâlissent, s’effacent peu à peu... C’est la légende qui perd le souvenir et il faudra demander à l’histoire de plus amples renseignements.

Un fait curieux, important, quoique minime, paraît témoigner en faveur de la tradition populaire. Dans le Mariage mystique de sainte Catherine, un des tableaux que possédait l’hôpital Saint-Jean, quatre colonnes se profilent derrière le trône de la Vierge ; les chapiteaux de gauche représentent un ange qui annonce à Zacharie la naissance de saint Jean, puis l’accomplissement de la prédiction ; les chapiteaux de droite figurent un homme tombé dans la rue, auquel on offre à boire pour le remettre, puis que l’on transporte à l’hôpital sur un brancard. Ces deux miniatures demeurées inaperçues, découvertes par hasard, ont un si intime rapport avec l’histoire vécue par peintre, qu’elles semblent alors la confirmer. Memling ne paraît-il pas avoir voulu raconter lui-même l’épisode triste et curieux de son arrivée au monastère ? Il est difficile de croire qu’une si parfaite coïncidence soit un jeu du hasard.