Une maison dans un village du nord de la Syrie. Invités pour la nuit, nous finissons de dîner, l’ambiance est détendue, des enfants sont présents. Un de nos hôtes sort son téléphone portable et nous montre des vidéos extraordinairement violentes : un homme enterré jusqu’au cou écrasé par une voiture, des exécutions sommaires, des cadavres profanés, une tête arrachée par un fragment de missile tenue à bout de bras. Nous verrons beaucoup d’autres traces d’un traumatisme individuel et collectif d’une ampleur inouïe. Cette impression est confirmée par des données objectives : plus de 300 000 morts depuis 2011, la moitié de la population déplacée, dont 5 à 6 millions en exil, des centaines de milliers de personnes torturées dans les prisons du régime dont plus de 11 000 sont mortes dans des conditions atroces, les attaques au gaz répétées de l’armée syrienne contre les civils, la persécution (enlèvements, confiscations de biens, assassinats) de minorités confessionnelles par des groupes islamistes, des dizaines de journalistes et d’humanitaires enlevés ou tués.
Au-delà de la destruction de la société syrienne, cette crise est aussi un moment pivot de la recomposition du grand Moyen-Orient, du Sahel à l’Afghanistan. Depuis la fin de la guerre froide, les interventions américaines en Irak (1991 et 2003-2011) et en Afghanistan (depuis 2001), l’échec des régimes autoritaires et les révolutions arabes sont la cause – ou le symptôme – d’une instabilité qui touche à des degrés divers, mais de façon simultanée, un nombre impressionnant de pays : Afghanistan, Yémen, Syrie, Irak, Égypte, Liban, Bahreïn, Libye, Somalie, Mali, Nigeria. L’échec à ce jour des Printemps arabes, à l’exception de la Tunisie, conforte la progression de mouvements jihadistes radicaux qui contestent les frontières héritées de la Première Guerre mondiale. De plus, la compétition régionale entre l’Arabie saoudite et l’Iran aggrave encore les clivages entre sunnites et chiites dans un contexte marqué par les politiques discriminatoires des régimes syrien et irakien. L’épuration ethnique, la « milicianisation » de la guerre et les massacres augurent d’un conflit particulièrement long et violent.
Par ailleurs, terrorisme et réfugiés donnent une dimension mondiale à la crise et constituent les ressorts majeurs de l’investissement occidental. Alors que le soutien limité à l’insurrection syrienne avait pour but de réduire les risques d’implication directe, elle a eu pour résultat paradoxal une intervention directe sous forme de bombardements aériens contre l’État islamique.
Ce livre repose sur une enquête de terrain dans la Syrie en guerre, ce qui soulève trois questions. Comment fait-on une recherche dans une situation de conflit armé ? Dans quelle mesure les données sont-elles fiables ? Quel est l’engagement politique et moral des auteurs{1} ?
Notre terrain a consisté à voyager dans les régions hors de contrôle du régime de Damas. Nous y avons mené des entretiens, généralement semi ou non-directifs, individuellement et en groupe, ainsi qu’une observation des pratiques : organisation des lignes de front, fonctionnement des institutions civiles, interactions sociales, vie économique.
En raison de difficultés à utiliser d’autres outils méthodologiques (statistiques, questionnaires), nous avons privilégié une approche par entretiens et observations directes. Nos interlocuteurs n’ont pas été choisis en fonction de critères définis a priori, mais en raison de leur position au sein de l’insurrection, par le jeu des recommandations et au hasard des rencontres{2}. Parmi plus de 250 entretiens pris en notes, nous en utilisons 161 dans cet ouvrage. À ce corpus s’ajoutent de nombreuses conversations informelles, qui jouent un rôle déterminant dans le traitement de nos données et le contrôle de nos interprétations{3}. L’analyse a posteriori de la liste de nos interlocuteurs montre que le personnel des institutions des zones insurgées et les participants aux premières manifestations pacifiques occupent une place centrale (voir tableau en annexe).
Munis d’une lettre d’un responsable de l’insurrection, nous nous sommes présentés comme chercheurs en science politique de la Sorbonne. Pour protéger nos enquêtés, nous n’avons pas fait d’enregistrements, mais deux d’entre nous effectuaient une prise de note sur carnet pour chaque entretien{4}. L’accueil a été généralement très ouvert, les plus réticents étant, de façon prévisible, les groupes islamistes radicaux : trois entretiens seulement avec des combattants de la Jabhat al-Nusra, dont deux anciens membres, aucun au sein de l’EIIL (al-Dawla al-Islamiyya fil-‘Iraq wal-Cham, État islamique en Irak et au Levant){5}. Enfin, le travail s’est poursuivi avec des réfugiés et des militants syriens en Turquie et en France et, pour Arthur Quesnay, en Irak, au Liban, en Jordanie et en Égypte. Contrairement à d’autres situations de guerre civile, la parole était libre, les critiques contre les groupes armés pouvaient être exprimées publiquement. La seule exception concerne l’État islamique (al-Dawla al-Islamiyya, État islamique, auparavant EIIL) à l’été 2013 à l’intérieur des zones rebelles du Nord, nos interlocuteurs préférant manifester en privé – ou hors de Syrie – leur opposition à un groupe réputé pour sa maestria dans l’organisation d’assassinats politiques. Pour compléter notre recherche sur l’État islamique, nous avons conduit avec Maaï Youssef une quarantaine d’entretiens avec des Irakiens ou des Syriens vivant ou ayant vécu sous le califat (Irak du Nord et par Skype).
Notre travail présente plusieurs limites. Nos données ont essentiellement été collectées dans les régions contrôlées par l’insurrection, celles tenues par le mouvement kurde du PKK (Partiya Karkeren Kurdistan, Parti des travailleurs du Kurdistan) et auprès de Syriens en exil{6}. Les informations sur le régime viennent de sources secondaires ; les rares chercheurs ayant pu travailler des deux côtés n’ont rien publié à ce jour. De plus, le terrain en Syrie a été, pour des raisons de sécurité, plus limité dans le temps et dans l’espace qu’initialement prévu. Les conditions ont beaucoup varié d’un séjour à l’autre, mais nous sommes restés pour l’essentiel dans le gouvernorat d’Alep. Le premier terrain, en décembre 2012-janvier 2013, a été physiquement éprouvant en raison du froid et les bombardements de l’armée syrienne installaient une certaine insécurité. Ceci dit, les déplacements en bus, en taxi ou en voiture dans les zones insurgées du nord ne nécessitaient ni escorte, ni planification particulière. Des familles nous ont accueillis ou, faute de mieux, nous avons été hébergés dans les bases des insurgés. Lors du second terrain, en août 2013, il n’a pas été possible de nous déplacer en dehors d’Alep en raison des risques d’enlèvement, qui nous ont conduits à écourter le séjour et à continuer nos entretiens en Turquie{7}. Comme souvent, la transformation des conditions de recherche est symptomatique de l’évolution politique{8}.
Bien qu’incomplet, le terrain était indispensable à plusieurs titres{9}. Tout d’abord, les descriptions disponibles ne correspondent souvent que très partiellement à ce que nous avons pu observer. Par exemple, la formation d’institutions civiles dans le nord de la Syrie a été très largement oubliée dans les médias, les analyses des experts et, plus surprenant, dans les discours des militants syriens hors de Syrie. Il n’y a pas eu, à notre connaissance, de travail universitaire sur cette question. Comme ces structures ont largement disparu ou muté, la deuxième partie du livre a le mérite d’en donner une description sinon exhaustive, du moins raisonnablement systématique{10}. Ensuite, le terrain a permis non seulement de confronter, mais aussi d’imaginer in situ un certain nombre d’hypothèses qui forment la trame de ce livre. Ce type de recherche nécessite donc une certaine réactivité théorique, d’autant qu’il est impossible de planifier les entretiens et, souvent, de revoir nos interlocuteurs{11}. Enfin, ces entretiens constituent un matériau très riche, permettant d’explorer la subjectivité des acteurs. En ce sens, les 161 entretiens, dont nous ne pouvons malheureusement restituer que des extraits, représentent des témoignages d’autant plus précieux qu’ils ont été recueillis en situation. Du terrain à l’écriture, ces entretiens ont été indispensables pour construire nos hypothèses et les vérifier{12}. Dans l’exposé qui suit, nous avons utilisé ceux-ci pour donner des éléments d’information (description d’une institution, trajectoires personnelles) et pour faire comprendre le point de vue d’un acteur (engagement idéologique, perception subjective d’une situation).
Enfin, conduire des recherches dans la Syrie en guerre civile ne peut laisser indifférent. Le rapport au terrain des chercheurs est particulièrement problématique dans de telles situations en raison de l’intensité émotionnelle des expériences{13}. Certes, la science diffère d’autres formes de connaissance en ce qu’elle ne suppose pas une transformation de soi, mais de tels terrains ont un effet sur ceux qui les pratiquent. Il est impossible – est-ce même souhaitable ? – de ne pas être moralement révulsé par les attaques systématiques du régime contre les hôpitaux et les écoles, par la torture visible sur les corps ou par l’exécution d’un prisonnier entrevu quelques heures avant. La prise de distance par rapport à nos propres émotions était d’autant plus nécessaire. De ce point de vue, nos expériences antérieures, le travail à trois et la confrontation avec des chercheurs, militants, journalistes, humanitaires nous ont facilité ce travail sur nous-mêmes. L’écriture représente cependant le moment de distanciation décisif en ce qu’il constitue la mise en forme d’une argumentation théoriquement et empiriquement fondée pour être recevable dans la communauté des chercheurs.
Nous inscrivons notre travail dans le respect de la neutralité axiologique définie par Max Weber{14}, c’est-à-dire – la formule peut conduire à un contresens – que nous séparons notre travail sociologique de nos prises de position politiques. En pratique, nous avons produit deux types de publications, d’une part des rapports pour des think tanks, des interventions publiques, des éditoriaux et, d’autre part, des articles dans des revues savantes qui ont préparé cet ouvrage. Cette distinction, que nous avons voulue tranchée en raison de la nature polémique du sujet, ne signifie pas que les deux démarches soient totalement dissociables. Nos recommandations politiques sont fondées, et plutôt solidement, sur nos analyses sociologiques. Attirer l’attention comme nous le faisions au printemps 2013 sur l’importance de la construction d’institutions civiles à Alep ou, quelques mois plus tard, sur les dangers de l’EIIL constituait certainement des prises de positions politiques, mais celles-ci s’appuyaient sur un travail de terrain minutieux et ces analyses se sont révélées exactes. Que nos avertissements, avec ceux de quelques autres, soient restés lettre morte témoigne une fois de plus de la difficulté à traduire la connaissance en actes{15}.
Travailler sur la Syrie en guerre pose des difficultés du point de vue des sources. L’obstacle tient paradoxalement à la masse d’informations disponibles : des millions de vidéos, une profusion d’articles de presse, de rapports d’expertise, de récits journalistiques, de témoignages d’acteurs{16}. À l’inverse, en raison d’un accès limité au terrain, la production scientifique est relativement réduite. De plus, la guerre civile a divisé les spécialistes de la Syrie sur l’interprétation des événements, ce dont témoignent les ouvrages collectifs et les numéros de revue consacrés à la guerre civile{17}. Il reste que la recherche sur la Syrie d’avant 2011 est essentielle pour comprendre les développements actuels. Nous avons largement utilisé et commenté les travaux de sciences sociales, en particulier ceux du réseau de chercheurs qui s’est constitué autour de l’Institut français au Proche-Orient (IFPO){18}. Une partie de ces chercheurs ont d’ailleurs prolongé leurs analyses. Thomas Pierret, Cécile Boëx, Laura Ruiz de Elvira Carrascal et Souhaïr Belhadj ont montré le rôle joué par les élites religieuses, les milieux artistiques, la société civile et le système sécuritaire dans la crise actuelle{19}. Lisa Wedeen, qui menait une recherche sur le rôle du néolibéralisme dans les transformations du régime autoritaire syrien, était présente dans le pays durant la première moitié de 2011 et a proposé des analyses préliminaires dans la perspective d’un travail plus conséquent{20}. Par ailleurs, la recherche sur l’État islamique pose un problème particulier en raison de la rareté des sources de première main, notamment sur les processus internes au mouvement. Les articles de presse concernant son financement, son traitement des minorités ou sa propagande sont généralement peu étayés. Ce qui est connu de l’État islamique est dès lors surtout basé sur des sources internet et des rapports d’experts{21}.
Aucun d’entre nous n’ayant auparavant travaillé sur la Syrie, les questionnements qui forment la trame du livre sont souvent le produit de nos expériences sur d’autres terrains de guerre (Libye, Afghanistan, Congo, Kurdistan, Irak). Ainsi en 2012, avant même notre premier terrain dans la Syrie en guerre, nous nous étonnions de l’absence de territorialisation des groupes. Cette remarque, venue de nos expériences afghane, congolaise et libyenne, s’est révélée centrale dans la suite de notre recherche. En ce sens, il faut rappeler que ce travail, sans être l’application mécanique d’un modèle, s’inscrit dans une recherche plus large que nous menons sur les guerres civiles contemporaines{22}.
Dans la continuité de travaux récents, nos questions sont également nées d’une attention particulière aux processus sociaux pour éviter les apories d’une approche étiologique{23}. De façon assez caractéristique dans ce type de situation, la chronologie est serrée, une configuration d’acteurs qui paraît stabilisée peut changer en quelques semaines. Le risque est ici d’écraser les différents moments et d’interpréter 2011 à la lumière des événements ultérieurs. Ainsi, quand un journaliste et essayiste, Fareed Zakaria, explique que dès l’origine les manifestants étaient des militants islamistes radicaux, l’analyse est incontestablement fausse, mais ce dérapage est surtout révélateur du travail en cours pour imposer le récit légitime de la guerre civile{24}. Ce biais n’est pas proprement journalistique, on retrouve des erreurs du même ordre chez un géographe travaillant sur la Syrie ou dans l’ouvrage d’une spécialiste des mobilisations{25}. Ce problème est d’autant plus présent que l’histoire des premières manifestations est largement orale, que les acteurs reconstruisent le passé à vive allure et que les enjeux idéologiques sont omniprésents.
Pour retracer la trajectoire de cette révolution (thawra), nous distinguons trois moments : la phase de contestation pacifique (2011), la phase d’insurrection unanimiste (2012-13), l’éclatement et la radicalisation (après 2013). Cette chronologie est indicative, car les dynamiques diffèrent selon les régions et certains processus perdurent : ainsi, des manifestations pacifiques continuent dans certaines villes alors que les combats sont généralisés, certaines régions se fragmentent plus tôt que d’autres. Ces trois moments offrent au chercheur des énigmes différentes. D’abord, les protestations pacifiques sont inattendues pour les observateurs et pour les Syriens eux-mêmes : comment, face à un régime aussi violent, des individus sont-ils amenés à protester publiquement ? Pour ce faire, nous devons introduire un modèle qui rend compte à la fois de la mobilisation de centaines de milliers de Syriens et de la survie du régime. Ensuite, alors même que le chaos et la fragmentation sont anticipés par la plupart des observateurs, la configuration révolutionnaire unanimiste (2012-13) montre la construction d’institutions alternatives et l’absence de territorialisation des groupes armés. Pour comprendre ce processus, nous nous interrogerons notamment sur le rôle des réseaux révolutionnaires et le rapport au territoire des groupes armés. Enfin, si la formation d’institutions civiles et militaires de type étatique est la tendance dominante dans les zones insurgées jusqu’au printemps 2013, qu’est-ce qui explique ensuite l’éclatement violent de l’insurrection et la radicalisation idéologique ? De notre point de vue, cette évolution – plus que le produit de la crise – reflète d’abord des logiques exogènes à la société syrienne. Ainsi, on observe une très forte dépendance par rapport aux acteurs extérieurs : diaspora, pays étrangers, acteurs transnationaux. En particulier, les groupes transnationaux (PKK ou mouvance al-Qaïda), dont l’histoire précède pour l’essentiel la crise syrienne, ont un rôle majeur. Dans un contexte de compétition politique et militaire accrue, la capacité de centraliser, d’accumuler et d’employer stratégiquement des ressources devient cruciale. Tandis que le régime survit porté par la Russie et l’Iran, les appareils partisans et centralisés, le PKK et la mouvance al-Qaïda s’imposent face à une insurrection syrienne décentralisée, qui n’a que de faibles capacités d’auto-organisation. En Syrie, comme en Afghanistan, en Irak ou au Congo, les acteurs les plus aptes à s’organiser s’imposent dans la durée.
Penser les passages d’un moment à l’autre permet de reconstruire la trajectoire d’une crise qui a sa part d’imprévisibilité. Rappeler les moments d’indétermination aide à lutter contre l’idée d’une trajectoire annoncée et permet de préciser le rôle de la contingence et du hasard – la rencontre de plusieurs séries causales indépendantes – dans une guerre où les logiques extérieures à la société syrienne sont essentielles. Les bifurcations possibles sont nombreuses. Les rapports de force auraient par exemple notablement changé si les États-Unis avaient bombardé le régime à la suite des attaques chimiques d’août 2013. L’analyse de ces phases successives nous permettra d’aborder une série de questions : la réévaluation de la domination exercée par le régime syrien sur la société, le modèle de mobilisation d’anonymes en contexte répressif, les processus de formation des institutions, les mécanismes conduisant à la fragmentation politique. Reprenons maintenant l’argument des trois premières parties : la genèse de la crise, les institutions révolutionnaires et la montée du radicalisme.
En quoi la crise de 2011 modifie-t-elle notre compréhension du régime{26} ? Les interprétations de celle-ci dépendant en grande partie des hypothèses sur la domination exercée par le régime syrien, il faut en préambule s’interroger sur ses transformations. Voit-on dans les années 2000, comme le supposent de nombreux travaux, le passage à une domination moins directement coercitive et plus accommodante ? Quel est alors le degré de soutien ou d’intériorisation de la domination au sein de la population ?
Le régime baassiste est un des régimes politiques les plus violents des dernières décennies. En 1982, le massacre de Hama (entre 10 000 et 40 000 morts) avait montré un pouvoir en état de guerre contre la société{27}. La traque, l’emprisonnement, la torture sont les pratiques routinières du régime contre ses opposants. Sur la scène internationale, Damas entretient une tradition de manipulation de réseaux violents (Carlos, groupuscules palestiniens, jihadistes), d’enlèvements (le sociologue Michel Seurat en 1985){28} et d’assassinats politiques (l’ambassadeur français Louis Delamare en 1981, l’ancien premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005). Pourtant, l’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad en 2000 avait semblait-il marqué un tournant, au moins sur le plan socio-économique. Dans un processus d’adaptation aux contraintes économiques, le régime avait instauré une relative ouverture du pays{29}. De plus, les spécialistes de la Syrie notaient une forme de contrat implicite autorisant un degré d’autonomie pour certains champs de la société, notamment le religieux{30}. L’hypothèse dominante était donc celle d’un contrôle plus indirect et d’une violence plus ciblée.
En conséquence, la question de l’acceptation du régime se posait dans des termes nouveaux. Les mécanismes par lesquels un régime autoritaire pénètre et contrôle la société – bien décrits dans d’autres contextes – laissaient l’impression d’un système stabilisé{31}. Ainsi, les actes transgressifs – dérision, détournement ou escapisme – que relève Lisa Wedeen dans les années 1980 et 1990, et qui se perpétuent sous la présidence de Bachar al-Assad, débouchent rarement sur une opposition active{32}. On pouvait donc faire l’hypothèse que le régime avait réussi à faire accepter son existence et que la population coproduisait le pouvoir qui l’asservissait. Cependant, la vérification empirique de ces hypothèses était incertaine, car les sociétés autoritaires sont difficiles d’accès et l’intériorisation de la domination est une hypothèse malaisée à démontrer dans les situations routinières. Une approche fondée sur le choix rationnel pouvait également expliquer l’absence de contestation, mais à partir d’une analyse des risques liés à la répression. Les théories de l’hégémonie et du choix rationnel convergeaient pour des raisons différentes vers la même conclusion. Que le régime ait su trouver un modus vivendi avec la société, que la société ait été prise dans une logique hégémonique, ou que le risque ait été trop important, une révolte paraissait improbable en 2011. C’est le consensus des spécialistes de la Syrie au moment des Printemps arabes{33}.
Au final, la crise de 2011 permet a posteriori de mieux comprendre le fonctionnement du pouvoir syrien. En effet, l’ampleur des mobilisations est remarquable : des centaines de milliers de personnes défilent pendant des mois malgré la férocité de la répression ; mais, à la différence des autres Printemps arabes, le régime ne tombe pas. Ceci nous amène à plusieurs remarques. D’abord, la rapidité du développement de la contestation montre l’échec du régime à produire des rapports hégémoniques{34}. On est ensuite amené à interroger l’efficacité de la domination par l’économie politique qui, en principe, enserrait la société. L’appareil répressif conservait probablement un rôle central, en particulier dans sa dimension dissuasive. Une approche par le choix rationnel semblerait ainsi plus à même d’expliquer le peu d’opposition dans une large part de la population. Cependant, elle échoue radicalement à rendre compte de la mobilisation en raison des risques encourus par les protestataires.
Quelle approche rend compte des manifestations à la fois dans leur genèse et leur développement ultérieur ? De notre point de vue, les mobilisations pacifiques et le passage à la guerre civile s’expliquent par deux modèles : une « mobilisation par délibération » qui explique la genèse des protestations et une « crise polarisante » qui rend compte du passage à la guerre civile. Ces hypothèses mobilisent l’organisation de la société syrienne pré-révolutionnaire{35}. En effet, l’autonomie des champs – politique, syndical, économique, religieux – était étroitement limitée par des logiques transversales, notamment l’action des institutions sécuritaires et des réseaux clientélistes qui se développaient dans tous les domaines de la vie sociale{36}. L’accès aux ressources économiques donne un exemple concret de ce processus. En Syrie, l’appartenance à des réseaux proches du pouvoir est une forme de capital social{37}, directement à l’origine de l’accumulation économique. Alors que le capital social est souvent perçu comme secondaire ou dérivé par rapport au capital économique, il est ici premier. Plus généralement, le régime contrôle trop étroitement les acteurs collectifs (syndicats, partis, associations) pour que ceux-ci puissent jouer un rôle dans la genèse du mouvement. En conséquence, les mobilisations ne partent pas d’un champ particulier (syndical ou politique) ; elles ne sont pas relayées par les institutions propres à un champ.
Nos entretiens révèlent que la mobilisation initiale est d’abord le résultat d’engagements individuels relativement indépendants des positions sociales et des appartenances communautaires. Les discussions informelles que déclenchent les événements en Tunisie et en Égypte sont directement à l’origine de la mobilisation. Ces débats amènent une transformation des opportunités politiques perçues{38}, indépendamment de l’évolution même du régime syrien. La catégorie de « printemps arabe », conjointement construite par les médias et les protestataires, renforce chez les Syriens l’identification du régime de Bachar al-Assad aux autres régimes arabes renversés. Bien que cette catégorie gomme des différences significatives entre les régimes{39}, elle est performative et joue un rôle décisif dans les engagements individuels. Par ailleurs, les débats ont lieu dans des espaces semi-privés (petits groupes, internet) qui garantissent un minimum de sécurité.
Lors de ces délibérations, les intervenants définissent le sens du conflit, souvent en reprenant les thèmes et les arguments avancés dans les révolutions tunisienne et égyptienne. Ces échanges permettent la constitution d’un point de vue commun sur les moyens légitimes et la nature des revendications. D’abord, les demandes sont nationales, universalistes et unanimistes, par-delà les solidarités locales et communautaires. Le refus d’accepter les concessions socio-économiques du régime et le caractère moral et politique des slogans et des symboles suggèrent que les contestataires s’engagent dans « une lutte pour la reconnaissance » qui dépasse, au moins provisoirement, les clivages communautaires et sociaux{40}. Les intérêts personnels ou catégoriels s’effacent des discours au profit d’objectifs collectifs passablement abstraits. Comme dans d’autres situations révolutionnaires (l’Afghanistan en 1979 et la Libye en 2011), les oppositions communautaires perdent – provisoirement – de leur efficacité en raison des engagements individuels au nom d’idées universalistes. Ensuite, la délibération sur les fins est indissociablement liée à une réflexion sur les moyens. La référence aux Printemps arabes amène à protester pacifiquement dans l’espace public, choix qui sera maintenu pendant des mois malgré la violence de la répression.
Loin de négocier, de s’effondrer ou de gérer la répression a minima, le régime radicalise la crise par le passage à la violence. Cette logique de polarisation est rendue possible par la cohésion d’institutions dominées par l’appareil sécuritaire, celui-ci renforçant son rôle de contrôle et de régulation dans tous les champs. En désignant les manifestants comme des ennemis intérieurs, le régime légitime un usage illimité de la violence. À l’inverse, dans les cas de la Tunisie et de l’Égypte, les protestations débouchent sur une paralysie des institutions et entraînent la chute des régimes{41}. En Syrie, les protestataires n’ont pas de relais institutionnels et, confrontés à une violence croissante de la répression, ils sont contraints à la lutte armée.
Dans sa phase initiale (2012-2013), la guerre civile offre deux traits inattendus par rapport à la plupart des conflits comparables : l’absence de territorialisation des groupes armés, qui représente une condition de possibilité pour un second phénomène, la reformation rapide d’institutions civiles non partisanes. En effet, dans les régions contrôlées par les insurgés, débute un processus d’institutionnalisation qui touche de nombreux domaines. Ce mouvement commence quand les premiers groupes militaires, improvisés et sans structure de coordination, s’agrègent en formations qui compteront plusieurs milliers d’hommes. Par la suite, les révolutionnaires syriens formeront des institutions civiles, militaires et une représentation extérieure sur un modèle explicitement étatique.
La coexistence de groupes armés non-hiérarchisés aurait pu conduire à une fragmentation territoriale et politique sur le modèle afghan, somalien ou congolais{42}. Or, on constate au contraire la grande facilité avec laquelle les combattants passent d’un groupe à un autre et la rareté des conflits armés entre ceux-ci, malgré l’absence de hiérarchie et d’instance d’arbitrage. De plus, ces unités improvisées fusionnent très souvent pour pouvoir s’attaquer à des objectifs plus ambitieux. La première explication de cette situation atypique tient à l’absence de partis politiques, très peu implantés en Syrie avant 2011 et rejetés par les protestataires comme une source de division. De plus, les groupes armés – même s’ils ont souvent une même origine géographique – ne représentent pas une communauté, ce qui explique la mobilité des combattants d’une unité à l’autre. Jusqu’au printemps 2013, les groupes insurgés qui avancent avec le front se pensent comme la préfiguration d’une armée nationale. D’un point de vue comparatif, la Syrie est proche du modèle libyen, alors que l’Afghanistan, la Somalie et l’Est de la République Démocratique du Congo représentent des situations de territorialisation rapide des mouvements armés.
Après la coexistence des groupes armés, la seconde question porte sur la reconstitution rapide d’institutions civiles. Dans les zones hors du contrôle du gouvernement de Damas, de nouvelles institutions émergent en quelques mois avec le soutien des groupes militaires. Leur reformation est un effet des demandes sociales – relayées par des manifestations et des pressions informelles – d’une population en plein désarroi. Elle renvoie également à l’existence de réseaux militants formés dans la phase pacifique de la protestation. En effet, ces réseaux, initialement informels, connaissent un processus d’institutionnalisation, qui se poursuivra avec la mise en place d’élections et d’un début de bureaucratie. Du fait d’un quasi-monopole des révolutionnaires sur la représentation politique et l’organisation bureaucratique, les nouvelles institutions qui émergent dans les territoires insurgés apparaissent comme la forme objectivée de ces réseaux militants.
Si la formation d’institutions civiles et militaires de type étatique est la tendance dominante dans les zones insurgées jusqu’au printemps 2013, comment expliquer ensuite l’éclatement violent de l’insurrection et la radicalisation idéologique ? De notre point de vue, la polarisation et la fragmentation politique – autant que le produit de la crise – reflètent des logiques externes à la société syrienne. Ces logiques inter- ou transnationales sont d’autant plus efficaces que l’insurrection a une faible capacité d’auto-organisation, ce qui renvoie à la nature décentralisée des groupes militaires. Ainsi, on observe une très forte dépendance par rapport aux acteurs extérieurs : diaspora, pays étrangers, mouvements transnationaux. Cette proposition doit être précisée dans la mesure où il faut distinguer la communautarisation du conflit (le clivage sunnite-chiite pour l’essentiel), résultat de processus complexes à la fois internes et externes, et la fragmentation politique directement attribuable à des acteurs transnationaux. On distinguera donc le processus de territorialisation et la communautarisation du conflit.
D’abord, le passage à la violence du côté des protestataires durant l’année 2012 enclenche une communautarisation du conflit qui est exacerbée par les acteurs extérieurs. Les discours prennent progressivement une connotation plus religieuse ; la martyrologie liée à la violence des combats tend à exclure les non-sunnites. Alors même qu’on constate une « chiitisation » marquée du régime en raison de la dépendance vis-à-vis de l’Iran et du Hezbollah libanais, les mouvements de l’insurrection affichant une idéologie islamiste (parfois pour des raisons purement tactiques) reçoivent des financements importants du Golfe en 2012-2013 notamment. Ceci contribue à affaiblir le courant séculaire de l’insurrection, d’ailleurs peu soutenu par les pays occidentaux.
Ensuite, des mouvements transnationaux – le PKK et la mouvance al-Qaïda – s’implantent avec succès en Syrie, car ils sont mieux structurés que les organisations proprement syriennes. De plus, la politique de Damas a été de favoriser les groupes les plus radicaux (accords informels avec le PKK, libération des jihadistes de la guerre d’Irak) pour diviser l’opposition. Ces groupes suscitent l’éclatement de l’insurrection, car ils combattent pour le contrôle exclusif d’un territoire et l’imposition de modèles politiques radicalement différents. En juin 2014, l’État islamique proclame un califat dans les territoires sous son emprise en Irak et en Syrie, premier pas vers la reconstitution de l’Oumma. La logique eschatologique du mouvement explique son apparente irrationalité et son extériorité par rapport aux sociétés syrienne et irakienne.
Plusieurs années de guerre civile ont profondément transformé la société syrienne. Pour analyser les modalités de ces mutations, il faut partir de ce qui caractérise une guerre civile : une situation de retrait ou de disparition de l’État, contesté par un ou plusieurs mouvements armés. En d’autres termes, il s’agit d’une sociogenèse inversée de l’État provoquée par la disparition, plus ou moins complète selon les régions, des monopoles étatiques{43}. Le retrait étatique permet notamment à des groupes d’accumuler un capital militaire, c’est-à-dire la capacité à exercer une violence organisée mobilisant des compétences bureaucratiques et des ressources économiques. Or, le monopole de la violence est fondateur car sa disparition entraîne la fin des autres monopoles (justice, monnaie, frontières, impôts). La fin de la garantie étatique amène une transformation, brutale et non anticipée de la valeur des différents capitaux et de la conversion entre capitaux{44}. En raison de l’éclatement du territoire national, ceux-ci ont désormais une valeur différente selon les régions.
Trois dimensions de ces transformations se révèlent particulièrement importantes : le capital social, les ressources économiques et la hiérarchie ethnique. En premier lieu, le capital social de la grande majorité des Syriens diminue, car l’appauvrissement, l’exode, l’insécurité et les difficultés de communication affectent directement la capacité à entretenir des liens. Cette situation-limite révèle comment le capital social est lié à d’autres formes de capitaux et au rôle de l’État, contrairement à l’idée que la capacité à entretenir des liens sociaux renvoie à des dispositions purement individuelles. Dans ce contexte d’isolement croissant des individus, une minorité de Syriens impliqués dans les protestations de 2011 contre le régime voient leur capital social s’accroître du fait de leur appartenance aux réseaux révolutionnaires.
En second lieu, les ressources économiques sont nécessaires aux organisations militaires qui combattent en Syrie et, dans un contexte d’effondrement de la production, l’accumulation passe essentiellement par la prédation, la taxation et le contrôle des flux. La situation syrienne correspond donc à première vue aux propositions qui, à la fin des années 1990, analysent les guerres civiles comme des espaces de compétition pour l’accumulation des moyens de la violence et leur usage en vue de bénéfices économiques{45}. Cette conception, bien qu’elle rende compte de rationalités économiques effectivement présentes, est trompeuse. En effet, la formation des groupes militaires et la conversion de la coercition en ressources économiques ne répondent pas à une logique de marché en l’absence de situation d’équilibre concurrentiel. La logique de l’accumulation de la puissance militaire est celle d’une recherche de monopole. Contrairement à ce que ces théories supposent, l’absence de monopole de la violence crée une situation fondamentalement instable, car il n’existe pas de mécanismes garantissant la sécurité des acteurs, ni le partage du territoire. De plus, les acteurs militaires en Syrie ne réinvestissent pas le capital accumulé selon une logique économique. Au contraire, l’accumulation de ressources économiques conduit plutôt à une intensification de la violence dans une logique de reconstruction du monopole étatique. On retrouve la même logique notamment dans les conflits afghans et irakiens, ce qui montre que les usages économiques du capital militaire ne sont pas à même de créer les conditions d’un partage stable des territoires et de leurs ressources.
En troisième lieu, le régime identitaire a définitivement disparu. Par « régime identitaire », on entend l’ensemble des pratiques et des discours qui hiérarchisent, définissent et organisent les rapports entre groupes ethniques et religieux. Les relations entre groupes ethniques ou religieux ne sont pas stabilisées car la hiérarchie et les relations entre communautés dépendaient en grande partie de l’action du régime. Ce dernier jouait un rôle central dans la définition des rapports entre groupes ethniques ou religieux{46}. La hiérarchie identitaire avait ainsi une composante hégémonique dans le sens où elle était un classement garanti par l’État. Le retrait de ce dernier amène une dénaturalisation brutale des hiérarchies entre groupes. L’émergence de différents territoires politiques – gouvernement, régions kurdes, insurrection, État islamique – entraîne la coexistence de régimes identitaires concurrents. En effet, être alaouite, druze, chrétien ou sunnite n’a pas les mêmes effets selon que l’on est en zone gouvernementale à Latakia, dans la partie rebelle d’Alep, sous domination de l’État islamique à Raqqa et dans la ville kurde de Aïn al-Arab sous contrôle de la branche locale du PKK.
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Les trois premières parties rendent compte des trois phases de la révolution syrienne. D’abord, nous présentons le régime et la société à la veille des premières manifestations (chapitre 1), puis la genèse des protestations (chapitre 2) et le passage à la guerre civile (chapitre 3). Ensuite, nous analysons la formation des institutions militaires (chapitre 4), civiles (chapitre 5), ainsi que la représentation extérieure (chapitre 6). Puis, nous étudions la fragmentation de l’insurrection à partir de sa dimension internationale (chapitre 7), des mouvements kurdes (chapitre 8), de l’islamisme (chapitre 9), puis au travers du cas particulier de l’État islamique (chapitre 10). La quatrième et dernière partie déplace le regard sur les mutations de la société syrienne à partir de trois thèmes : le capital social (chapitre 11), l’économie de guerre (chapitre 12) et les hiérarchies communautaires (chapitre 13).