Le 13 mars 2011, quinze adolescents de Daraa, une ville du sud de la Syrie, sont torturés par les services de renseignement pour avoir écrit des graffitis contre le régime. Cet incident est suivi de protestations dans la ville puis, rapidement, dans une grande partie du pays. Ces manifestations, pacifiques, soulèvent une série de questions. Pourquoi descendre dans la rue quand on sait le pouvoir prêt à tirer sur la foule ? Comment organiser la contestation quand la surveillance policière semble omniprésente ? Comment rendre compte des slogans unanimistes et de la présence de minoritaires ethniques et religieux dans les cortèges, en contradiction avec une logique communautariste supposée dominante ?
Une première série d’interprétations privilégie les tensions communautaires et la dégradation de la situation économique sur fond de croissance démographique incontrôlée comme explication des manifestations. Fabrice Balanche soutient notamment que les demandes populaires ignorées par le régime syrien ont conduit à un mouvement de protestation. En raison de l’inégalité de l’allocation des ressources entre groupes ethnico-religieux, la dégradation de la situation économique aurait, de plus, exacerbé les tensions communautaires. Ainsi, l’auteur de « Géographie de la révolte », ramène le mouvement du printemps 2011 à une mobilisation des zones périphériques arabes sunnites. « Les territoires de la révolte sont exclusivement sunnites, et plus précisément en croisant avec le critère ethnique : arabes sunnites, c’est-à-dire ceux de la communauté dominante »{164}.
Cette interprétation repose sur un double glissement : d’une part, l’identité des protestataires est déduite de la localisation géographique des protestations et, d’autre part, la nature des revendications est mécaniquement dérivée de l’identité supposée des protestataires. Or, comme l’indiquent nos entretiens, les individus manifestent souvent en dehors de leur quartier, ce qui rend aléatoire le lien entre lieu de la manifestation et identité des manifestants. De plus, les quartiers sont rarement homogènes, ce qui introduit une incertitude supplémentaire. Enfin, si la logique communautaire était initialement dominante en Syrie, comment expliquer que des jeunes Kurdes et chrétiens participent aux protestations dans le gouvernorat d’Alep, que des Kurdes se mobilisent dans l’est et des druzes dans le sud de la Syrie{165} ?
L’autre élément d’interprétation – les protestataires appartiendraient aux populations marginalisées – est pour le moins à nuancer. En effet, le public des manifestants ne se résume pas, loin de là, aux sunnites pauvres : une partie des enfants de la bourgeoisie d’Alep, de Damas et de Homs participent aux protestations et, dans de nombreux cas, jouent un rôle décisif dans leur organisation. De même, les protestations ont commencé à Daraa, une région parmi les mieux représentées dans les élites dirigeantes et qui a bénéficié d’investissements étatiques. Enfin, ces analyses font l’impasse sur le discours des manifestants – décrit comme un « écran de fumée idéologique » –, évacuant ainsi la subjectivité des acteurs au profit d’explications objectivistes, où les demandes se traduisent mécaniquement par la mobilisation des communautés{166}.
Au fond, cette interprétation renvoie à la théorie de la frustration relative, critiquée en raison de l’absence de critère définissant le seuil à partir duquel les frustrations se transforment en mobilisation{167}. En effet, cette approche n’explique pas pourquoi les individus s’engagent dans la mobilisation à ce moment précis. L’hypothèse économico-communautaire échoue par ailleurs à analyser ce qui se joue dans les protestations – délibérations, invention d’un discours, création de ressources –, interdisant toute intelligibilité de la trajectoire du mouvement syrien.
Par ailleurs, les théories de la mobilisation des ressources ne rendent pas compte du cas syrien{168}. En effet, à la veille de la révolution, aucun groupe ne dispose des ressources pour organiser une mobilisation contre le pouvoir. Les rares dissidents demeurent en prison ou en exil ; les principales institutions sont sous étroite surveillance. Le constat d’Elizabeth Picard en 2005 reste valable : « En interrogeant le monde associatif, les milieux intellectuels laïcistes, la mouvance islamiste, force est de constater que, même combinées avec des pressions extérieures et dans un contexte de crise économique, les dynamiques sociétales peinent à induire des changements démocratiques en Syrie »{169}.
En utilisant l’approche par la mobilisation des ressources à un niveau local, certains auteurs ont fait l’hypothèse que les premières protestations émergent dans les régions où les réseaux de solidarité – claniques, transnationaux, criminels, familiaux – sont les plus denses et les plus interpénétrés, notamment à Daraa{170}, point de départ de la contestation, ainsi qu’à Idlib, Homs et Deir ez-Zor{171}. Or, des entretiens menés avec des participants aux premières manifestations dans ces quatre provinces suggèrent que cette hypothèse n’est pas valide et que ces derniers n’appartiennent pas à des familles influentes ou à des réseaux de contrebande{172}. Par ailleurs, même en admettant cette hypothèse, comment expliquer la contagion presque immédiate à des régions géographiquement éloignées ? Au final, on constate l’absence à peu près universelle d’associations, de partis politiques, de grandes figures culturelles et de tribus dans le mouvement initial de protestation{173}. Les rares organisations ayant appelé à protester ont un rôle marginal et ne peuvent certainement être créditées des mobilisations initiales.
Les manifestations syriennes se rangent donc dans la catégorie des mobilisations sans mobilisateurs dans la lignée des événements d’Iran en 1979 et d’Allemagne de l’Est en 1989. Or, les deux grandes approches appliquées pour rendre compte de ces mobilisations, le choc moral et la Théorie du Choix Rationnel (TCR), ne sont pas utilisables en raison de leurs faiblesses internes autant que des particularités de la situation syrienne.
La référence constante à Daraa amène à considérer l’hypothèse d’un « choc moral » pour rendre compte de la participation des individus aux manifestations{174}. Mais cette approche n’explique pas pourquoi la protestation se produit à ce moment précis. En effet, l’incident de Daraa suscite l’indignation, mais ne révèle rien au public syrien, qui subit la violence du régime depuis des décennies{175}. En ce sens, le cas syrien confirme les critiques relatives au caractère potentiellement circulaire du concept de choc moral dans la mesure où il est difficile de préciser à quel moment l’indignation est telle qu’elle débouche sur une mobilisation{176}. De plus, le rôle des événements de Daraa dans le déclenchement des protestations au niveau national doit être relativisé. Ainsi, les graffitis de Daraa s’inscrivent dans une série de protestations, peu médiatisées, mais qui témoignent d’une mobilisation déjà engagée. Enfin, dans un régime aussi répressif, l’expression publique d’une émotion constitue un acte de contestation qui indique une opposition préalable au régime.
En principe, la TCR offre une autre piste pour rendre compte de la mobilisation, mais se heurte prima facies à une aporie. En effet, comment expliquer que des individus descendent dans la rue pour des biens collectifs, alors que les risques individuels (torture, assassinat) sont considérables ? L’individu modélisé par la TCR n’a aucun intérêt à s’investir dans une mobilisation quand la répression entraîne des risques aussi exorbitants{177}. Dans ce cadre théorique, le paradoxe du free rider est d’autant plus incontournable qu’aucune incitation sélective n’est démontrable{178}. En effet, les premiers individus qui manifestent ne sont liés à aucune institution qui pourrait affecter significativement les coûts et les bénéfices de l’action envisagée.
Pour contourner le paradoxe du free rider, Mark Granovetter propose, en s’appuyant sur les travaux de Thomas Schelling et sur la théorie des jeux{179}, une Théorie de la Masse Critique (TMC). Dans cette hypothèse, les bénéfices qu’un individu tire de son engagement dépendent directement des choix des autres individus. En effet, chacun possède un seuil (fixé au préalable) à partir duquel il estime que le nombre d’individus qui manifestent rend son engagement suffisamment peu coûteux et le succès assez probable pour se mobiliser à son tour. Ces engagements successifs peuvent créer des manifestations massives et inattendues car, la répartition des seuils n’étant pas uniforme, la mobilisation peut connaître des accélérations significatives.
La TMC a été utilisée pour rendre compte des mobilisations en Iran et en Allemagne de l’Est. Ainsi, Timur Kuran fonde son explication de ces événements sur la réduction des coûts politiques provoquée par le nombre croissant de manifestants, permettant à chacun d’exprimer publiquement ses préférences privées (son mécontentement) auparavant dissimulées{180}. Susanne Lohmann généralise les hypothèses de Kuran en modélisant les engagements individuels comme un jeu de signalisation : « The status quo becomes unsustainable when mass protest activities reveal information about its malign nature and lack of public support »{181}. Dans cette logique, l’information sur le régime, jusque-là invisible car diffuse en raison de la passivité de la population, devient publique et entraîne une mobilisation en cascade.
La TMC se révèle une théorie ad hoc, inadaptée au cas syrien, et qui ne s’inscrit plus à deux moments clés dans les postulats de la TCR. D’une part, alors même que le rôle décisif des premiers manifestants est reconnu, ceux-ci demeurent le point aveugle du modèle. En effet, Granovetter et Lohmann supposent l’existence d’individus « extrémistes », définis par leur tendance à s’engager indépendamment du coût de l’action et donc de la participation des autres. Or, cette catégorie n’a ici guère de réalité : les Syriens qui descendent dans la rue manifestent pour la première fois, dans un pays où la protestation publique est rarissime, et ne sauraient donc être classés comme « extrémistes » au sens de Lohmann. On a vu que les premiers manifestants sont indépendants de toute organisation politique. En laissant inexpliqué le processus d’engagement des premiers manifestants, la TMC ne permet pas d’expliquer le moment décisif de la mobilisation. Plus largement, on voit mal comment le comportement de ces individus « extrémistes » ressortirait d’une rationalité égoïste.
D’autre part, les manifestants qui rejoignent ensuite le mouvement peuvent effectivement le faire en raison de risques perçus moindres. Cependant, un tel comportement suppose un individu qui apprécie les risques et les probabilités de succès{182}, mais n’implique rien sur la nature plus ou moins altruiste de ses objectifs. Autrement dit, un individu peut décider de s’engager au moment où les risques paraissent diminuer, mais au nom de valeurs universelles et d’intérêts collectifs. Au final, les hypothèses de la TCR sur la rationalité égoïste des individus sont ici un obstacle dirimant à toute explication des mobilisations.
Enfin, la TMC suppose que les préférences des individus sont stables, ce que contredisent les recherches empiriques sur les révolutions iraniennes, est-allemandes, ainsi que nos propres résultats{183}. Dans le cas de la révolution iranienne, Kurzman montre la transformation des seuils d’engagement des individus entre 1977 et 1979, à mesure qu’ils évaluent différemment la viabilité du mouvement{184}. L’engagement public ne fait pas que révéler des préférences existantes, il les transforme et change en conséquence les objectifs des manifestants.
Ainsi, la mobilisation syrienne semble hautement improbable. Pourquoi des individus peu politisés, ne disposant d’aucune structure de mobilisation, décideraient-ils de braver un système répressif particulièrement violent ? La mobilisation s’explique par des événements hors de la scène syrienne, les Printemps arabes, qui laissent percevoir aux Syriens une fenêtre d’opportunité. Pour autant, ceux-ci n’ont d’effets que parce qu’ils entraînent des délibérations dans des espaces semi-privés. Enfin, les modalités d’actions sont le produit des contraintes imposées par le régime et du sens donné à l’engagement.
À l’exemple d’autres contagions révolutionnaires – le Printemps des peuples de 1848 ou l’effondrement du bloc soviétique –, le Printemps arabe est perçu par la population syrienne comme une fenêtre d’opportunité pour transformer ou renverser le régime. En effet, ces événements se situent dans un « espace public arabe », qui construit une similarité des régimes politiques et des destins{185}. Tous les témoignages recueillis montrent la passion avec laquelle les Syriens ont suivi les événements : « Les révolutions en Tunisie, en Égypte et au Yémen se sont déroulées comme un rêve pour nous. Quand Tripoli est tombé, je me suis dit que c’était possible ! Qu’on avait également une chance contre Bachar en Syrie ! L’impossible devenait pensable ! »{186}
La catégorie de « printemps arabe », conjointement construite par les médias et les protestataires, renforce chez les Syriens l’identification du pouvoir aux régimes arabes renversés. Les médias internationaux, notamment France 24, BBC, Al Jazeera{187} et Al Arabiya, jouent un rôle central dans ce processus. Leur caractérisation des régimes en place – autoritarisme, prédation, culte du chef et corruption organisée par le clan au pouvoir – facilite l’identification du régime syrien aux régimes égyptien ou tunisien. Les chutes successives de Zine al-Abidine Ben Ali, Hosni Moubarak, Mouammar Kadhafi et Ali Abdallah Saleh installent en effet la perception d’un régime syrien prêt à tomber. Bien qu’elle gomme des différences significatives entre les régimes{188}, cette catégorie est performative et joue un rôle décisif dans les engagements individuels : « Plus on recevait d’informations sur les manifestations qui se déroulaient ailleurs, plus le fait de manifester nous semblait réaliste »{189}. On retrouve ici les analyses de Charles Kurzman sur la révolution iranienne : « This appearance of stability was self-fulfilling: if people expected protest to fail, only the courageous or foolhardy would participate. With such small numbers, protest could not fail to fail. So long as revolution remained “unthinkable’, it remained undoable. It could come to pass only when large numbers of people began to “think the unthinkable” »{190}.
Dès la chute de Ben Ali en janvier 2011, le régime anticipe une protestation en désamorçant les incidents ou en durcissant la répression selon les cas. En mars, les services de sécurité torturent des adolescents à Daraa, tandis qu’un mois plus tôt, le 17 février, au Suq Hamidiyya de Damas, le ministre de l’Intérieur s’excuse publiquement pour des violences policières{191}. Par ailleurs, Bachar al-Assad tente de se dissocier des régimes en proie à la protestation populaire. Ce dernier déclare ainsi dans le Wall Street Journal le 31 janvier 2011 : « If you want to talk about Tunisia and Egypt, we are outside of this ; at the end we are not Tunisians and we are not Egyptians »{192}.
Dès la fin du mois de janvier, le Printemps arabe entraîne un engagement et des expressions publiques impensables quelques semaines auparavant. Sous le couvert de prêches contre Ben Ali et Moubarak, des imams de Damas et de Homs se lancent dans une critique voilée du régime que le public entend parfaitement. La page Facebook « Révolution syrienne 2011 » est créée le 18 janvier 2011{193}. À Damas, le 31 janvier 2011, une centaine d’opposants syriens manifestent place Arnus avec des bougies et des écriteaux sur lesquels est écrit « Oui à la liberté » (Na‘am lil-hurriyya){194}. Le 17 février 2011, une altercation entre un policier et un commerçant au Suq Hamidiyya de Damas déclenche une manifestation contre la violence policière{195}. À Alep, en février 2011, un homme indique sur Facebook son intention de s’immoler à la manière du Tunisien Mohamed Tarek Bouazizi{196}. Un autre Aleppin se rend tous les vendredis sur la place Saadallah al-Jabri dans l’espoir de rencontrer d’autres protestataires pour occuper les lieux{197}. En parallèle, dès février 2011, les appels à manifester se multiplient sur les réseaux sociaux{198}. Le 15 et 16 mars, des Syriens manifestent à Damas en dépit de la répression des services de sécurité{199}. Les premières protestations d’ampleur, le vendredi 18 mars 2011, montrent que manifester est possible ou, comme le dit un Aleppin, que « la révolution devenait pensable »{200}.
Quelle approche rend compte des manifestations à la fois dans leur genèse et leur développement ultérieur ? De notre point de vue, la genèse des protestations s’explique par un schéma de « mobilisations par délibération ». En effet, l’acteur idéal-typique présente trois caractéristiques. Premièrement, il calcule les risques et les probabilités de succès à partir d’une information imparfaite et variable dans le temps. Deuxièmement, il arbitre entre différentes fins qui peuvent être collectives ou individuelles, altruistes ou égoïstes. Enfin, il prend ses décisions à l’issue de délibérations solitaires ou de discussions, qui lui permettent de former ses préférences. Le modèle que nous proposons repose sur la transformation des calculs, de la sociabilité et des objectifs des individus dans un contexte non-routinier.
À partir du début de 2011, des réunions informelles consacrées aux révolutions arabes marquent le début de la mobilisation. En effet, le simple fait de se réunir pour commenter l’actualité est un crime en Syrie et suppose déjà une forme d’engagement. De ce fait, ces délibérations ont lieu dans des espaces semi-privés (petits groupes, internet) qui garantissent une relative sécurité. Une manifestante aleppine explique ainsi : « J’étais subjuguée par les révolutions, mais ma mère, dont j’étais proche, m’a dit tout de suite à qui je pouvais parler, quel cousin était dangereux ou non »{201}. Un jeune Aleppin, chef d’une petite entreprise de création de sites internet, installe une télévision dans ses locaux pour connaître l’opinion de ses employés{202}.
Les délibérations ont une importance stratégique parce qu’elles sont – simultanément – un lieu d’échange d’informations, de calcul des risques et des bénéfices, ainsi que de formation des projets. L’évaluation continuelle des contextes d’action, l’intensité émotionnelle et la définition d’un bien collectif sont dans une relation circulaire. Ce modèle permet également de comprendre comment les groupes informels deviendront au fil des mois des réseaux militants.
La probabilité d’agir est affectée par ce contexte non-routinier de deux façons : l’hyperactivité calculatrice et la dynamique de groupe. D’abord, les actions envisagées induisent une incertitude et donc une augmentation du temps et de l’énergie investis dans la discussion avant le passage à l’action. Les individus manifestent une attention plus grande aux conséquences de leurs actions car les routines institutionnelles, qui agissent comme un réducteur d’incertitude au niveau individuel, s’affaiblissent ou disparaissent. La volonté de minimiser les risques n’implique pas l’absence d’erreurs, notamment en raison du haut degré d’incertitude et de leur inexpérience. Ensuite, les délibérations en petits groupes conduisent probablement à une prise de risques plus élevée. En effet, la littérature psychosociologique a montré une tendance à la radicalisation des décisions sous certaines conditions{203}. Ceci pourrait expliquer les décisions initiales quand les risques sont élevés et quand les manifestants ne savent pas avec certitude s’ils vont trouver un soutien dans la population.
Dans ces espaces de délibération, les intervenants définissent également le sens du conflit, souvent en reprenant les thèmes et les arguments avancés dans les révolutions tunisienne et égyptienne. Ces échanges permettent la constitution d’un point de vue commun sur les moyens d’action légitimes et la nature des revendications. Premièrement, les revendications sont nationales, universalistes et unanimistes, transcendant les solidarités locales et communautaires. Le refus d’accepter les concessions socio-économiques du régime et le caractère moral et politique des slogans et des symboles suggèrent que les contestataires s’engagent dans une lutte qui dépasse, au moins provisoirement, les clivages communautaires et sociaux. Les intérêts personnels ou catégoriels s’effacent des discours au profit d’objectifs collectifs et passablement abstraits. Deuxièmement, la délibération sur les fins est indissociablement liée au choix des moyens. La référence au Printemps arabe suppose aussi le choix de manifestations pacifiques, choix qui sera maintenu pendant des mois malgré la violence de la répression.
À partir de l’imaginaire des révolutions arabes, les individus définissent collectivement une « grammaire morale » du conflit{204}. Les revendications reprennent un vocabulaire en référence à des valeurs universelles : « Nous manifestons pour nos droits en tant que Syriens. Au début, je me suis mobilisé par solidarité avec le reste de la population contre un régime qui a confisqué le pouvoir »{205}. Le caractère unanimiste va aussi dans le sens d’une « lutte pour la reconnaissance », dans laquelle les individus s’affirment comme des sujets moraux, revendiquant une dignité et des droits en dehors des identités communautaires{206}. La grammaire ainsi produite contraint le choix des arguments recevables, des objectifs légitimes et des moyens acceptables pour y parvenir. On observe ainsi une autolimitation du mouvement, dont l’unanimisme du discours se double du choix de modalités d’action pacifiques.
Comme les habitants de Leipzig en 1989 qui marchent en scandant « Nous sommes le peuple », les protestataires syriens construisent une identité collective par leurs slogans et leurs revendications{207}. Les demandes communautaires n’apparaissent alors pas dans les manifestations. Par la suite, les protestataires refusent systématiquement les revendications particularistes, en réaction contre la pratique communautariste du régime, ainsi que pour éviter un affaiblissement de la mobilisation. L’unanimisme de la révolte est d’autant plus une évidence pour les acteurs que ceux-ci sont jeunes, faiblement politisés, et ne se retrouvent pas dans les oppositions idéologiques qui ont pu structurer les mobilisations des années 1980.
Les slogans participent directement à la constitution de l’unanimisme. « Dieu est le plus grand » (Allah Akbar) est un mot d’ordre transgressif dans un régime perçu comme athée, où nul, pas même Dieu, ne saurait être au-dessus de Bachar al-Assad. Il fait consensus dans un pays très majoritairement sunnite, à l’exemple de l’acteur chrétien Fares Al Helou qui, en avril, le scande devant la mosquée Hassan à Damas{208}. Il ne semble initialement pas avoir de connotation anti-alaouite, d’autant que d’autres slogans « Sunnites et alaouites, unis, unis, unis » (Sunni w ‘alawi, wahad, wahad, wahad) et « Uni, uni, uni, le peuple syrien est uni » (Wahad, wahad, wahad, al-cha‘b al-suri wahad) font explicitement référence à une union entre communautés religieuses. De même, le slogan hebdomadaire du vendredi 20 mai, voté sur Facebook et repris par les cortèges du reste du pays, est « Azadi », le mot kurde pour liberté, tandis que celui du 17 juin fait référence à Salah al-Ali, le chef alaouite de la révolte contre les Français de 1919. D’autres slogans font référence à une ville, amenant ainsi les manifestants dans l’ensemble de la Syrie à scander, semaine après semaine, leur solidarité pour toutes les régions du pays. Dans le même esprit, les manifestants détournent les slogans nationalistes du régime, qui mettaient l’union du peuple en lien avec Hafez ou Bachar al-Assad, en faisant appel à des notions universelles. « Allah, la Syrie, Bachar, et c’est tout » (Allah, Suriyya, Bachchar w bass) devient ainsi dans les cortèges de Daraa « Allah, la Syrie, la liberté et c’est tout » (Allah, Suriyya, Hurriyya w bass){209}. Par ailleurs, les vidéos et les témoignages montrent des slogans initialement focalisés sur l’ouverture d’un dialogue politique, qui se radicalisent progressivement jusqu’à demander le départ de Bachar. « Au début, nos slogans étaient assez généraux. Ce n’est qu’après plusieurs manifestations que nous avons commencé à chanter des slogans contre le régime »{210}. « Le peuple veut la chute du régime » (al-Cha‘ab yurid isqat al-nidham) et le choix de « Dégage » (Irhal) comme slogan du vendredi 1er juillet 2011 indiquent la radicalisation des demandes.
Les symboles montrés dans les cortèges mobilisent un imaginaire de l’État, ciment de la nation syrienne et explicitement distingué du régime baassiste. Dans un premier temps, les manifestants utilisent le drapeau baassiste (rouge-blanc-noir avec deux étoiles). La question du drapeau devient rapidement un enjeu symbolique qui illustre la centralité du cadre étatique et national – à l’opposé du local et du communautaire{211}. Les drapeaux sur la façade des bâtiments publics deviennent de plus en plus grands, tandis que ceux des manifestants, portés dans les cortèges atteignent plusieurs dizaines, voire centaines de mètres{212}. Le drapeau de l’époque pré-baassiste (vert-blanc-noir avec trois étoiles) apparaît dans les manifestations à l’été 2011, quand les protestataires demandent de manière de plus en plus explicite le départ de Bachar al-Assad. En outre, l’intérêt des manifestants pour les autres régions est manifeste, notamment dans les slogans hebdomadaires votés sur Facebook qui appellent à une mobilisation nationale{213}. Enfin, la répétition constante de « Syrie » et de « liberté », ainsi que, dans une moindre mesure, d’« unité » et de « nation » dans les chants, les slogans hebdomadaires, les noms des groupes politiques, des sites internet et, plus tard, des unités militaires, expriment et entretiennent la définition nationale et unanimiste du mouvement{214}.
La mobilisation prend parce que la catégorie de Printemps arabe fait sens, mais celle-ci ne préjuge pas de ses modalités. Les Syriens comprennent rapidement l’impossibilité de reprendre le répertoire d’action des contestataires tunisiens ou égyptiens. « Après la chute des régimes tunisien et égyptien, nous avons commencé à discuter entre nous des moyens utilisables. Nous savions que le régime syrien était beaucoup plus fort, avec de redoutables services de sécurité. Aussi, nous n’avons pas fait comme dans les autres pays »{215}. Les occupations de sites ne sont pas une stratégie viable en raison de la violence de l’appareil répressif{216}. Une tentative sur la place de l’Horloge, à Homs, le 17 avril, se solde par des dizaines de morts. Les modalités alternatives sont rapidement abandonnées, à l’exemple des manifestations éclairs (flash mob) organisées dans les quartiers aisés des grandes villes.
Initialement, le répertoire d’action se limite à des réunions, des marches assez courtes dans un lieu public (mosquée, parc, université) accompagnées de slogans contre le régime. Peu de données sont disponibles sur les participants. D’après les vidéos visionnées sur Youtube et les entretiens dont nous disposons, les cortèges sont composés pour l’essentiel d’hommes jeunes. Des femmes, regroupées au centre ou à l’arrière des cortèges, participent également aux marches et emploient des registres d’actions différenciés comme des jets de riz ou des you-you. À Alep, les manifestants, bien que majoritairement issus des quartiers populaires, viennent également des quartiers bourgeois de l’ouest. On trouve des sunnites, mais aussi des chrétiens et des kurdes. Dans les petites villes du gouvernorat d’Alep, les cortèges sont plus homogènes avec essentiellement des hommes sunnites, mais conservent une diversité socioprofessionnelle (paysans, notables, commerçants, fonctionnaires).
Les modalités de la protestation sont le produit des contraintes installées par le régime syrien, qui poussent les protestataires à réduire les risques d’arrestation. Ainsi, une réunion à plus de trois individus est interdite par le régime. Indépendamment de leur fonction religieuse, les mosquées deviennent le point de départ d’un nombre important de manifestations. En effet, les hommes adultes peuvent s’y réunir, notamment lors du prêche du vendredi. « La première manifestation à laquelle j’ai participé est partie de la mosquée d’un village voisin d’Alep – même si l’imam était pro-régime – après la prière du vendredi »{217}. Le régime ne pouvant surveiller l’ensemble des mosquées et des souks, les manifestants gardent une initiative tactique en variant les lieux. « Chacune de nos manifestations se déroulait dans un lieu différent. La manifestation ne durait que quelques minutes avant de se disperser d’elle-même et de se reconstituer à un autre endroit »{218}.
De même, l’évaluation du risque explique la distribution des manifestations par quartier{219}. En effet, la carte des manifestations ne correspond pas nécessairement au lieu de résidence des protestataires, qui prennent en compte la présence policière et, pour certains, s’éloignent des lieux où ils peuvent être reconnus. Dans une ville comme Alep, le risque d’arrestation pousse certains habitants, notamment les jeunes des quartiers les plus administrés – aisés à l’ouest et kurdes au nord – à se rendre dans les quartiers populaires sunnites, auto-construits et sous-administrés. « Des habitants des quartiers riches, à l’ouest d’Alep, soutenaient les manifestants, mais nous avons très vite abandonné l’idée d’y manifester », indique un protestataire, originaire de l’ouest de la ville. « Ces quartiers sont construits avec des rues plus larges, qu’il est moins facile de tenir face à la police. De plus, celle-ci est plus présente dans ces quartiers où elle a ses garnisons, alors que les quartiers périphériques sont moins quadrillés, la population pouvant donc se rassembler plus facilement. Les forces de sécurité, qui viennent de l’extérieur, connaissent moins bien le terrain ». Un autre manifestant raconte : « Venir manifester dans l’est d’Alep était très dangereux pour moi. Je devais passer plusieurs barrages du régime avec le risque d’être reconnu et arrêté. Une fois dans les quartiers populaires, je n’avais pas d’endroit où habiter. Je devais rester plusieurs semaines chez des amis révolutionnaires avant de me risquer à rentrer de nouveau chez moi »{220}. S’engager du côté de la révolution signifie donc quitter sa famille, notamment pour lui éviter des représailles, et s’établir dans les quartiers populaires. Par ailleurs, dans les villes kurdes (Afrin, Aïn al-Arab) et dans le quartier kurde au nord d’Alep, le PYD réprime les manifestations à partir de septembre 2011. Les jeunes protestataires kurdes se rendent alors dans les quartiers majoritairement arabes pour manifester{221}.
Par ailleurs, le nombre d’informateurs travaillant pour le régime est tel qu’il est difficile d’organiser une action collective sans que les forces de sécurité ne l’apprennent et n’arrêtent préventivement les coordinateurs. De ce fait, aucun acteur organisé – syndicats, associations, clans – ou personnalité connue n’est à l’origine des manifestations ou n’aura de rôle important par la suite. De même, le régime, en surveillant les cheikhs et les imams, s’est assuré que les réseaux religieux ne coordonnent pas les protestations{222}. Peu d’imams appellent donc à manifester, bien que certains s’engagent à titre individuel{223}. Par ailleurs, les liens faibles, utiles pour élargir une mobilisation, sont inutilisables dans ce contexte, car les services de sécurité surveillent les communications. Le risque d’être identifié étant très important, les protestataires ne peuvent pas mobiliser leur capital social (leur carnet d’adresses), constitué essentiellement de ces liens faibles{224}. Ainsi, le dirigeant d’une association qui manifeste prend soin de démissionner de la présidence dès le début du mois d’avril pour la protéger ; elle restera d’ailleurs ouverte{225}. De même, le directeur d’une petite entreprise aleppine n’associe pas ses employés à ses activités militantes{226}. Une employée du Programme des Nations Unies pour le Développement démissionne de son travail et se coupe de ses collègues quand elle s’engage dans les protestations à Damas. « Je ne savais pas si mes collègues étaient pour ou contre la révolution et j’avais trop peur d’être dénoncée par l’un d’eux. Après les premières manifestations, j’ai donc quitté mon travail et j’ai arrêté de les voir »{227}. Par ailleurs, Cécile Boëx rapporte le cas d’un réalisateur qui s’engage anonymement, le visage dissimulé, après l’échec des mobilisations d’intellectuels{228}.
Pour éviter l’arrestation, les formes les moins risquées d’action sont, d’une part, l’anonymat et, d’autre part, la mobilisation des liens forts – la solidarité de petits groupes familiaux ou amicaux. Un manifestant raconte ainsi, « nos premières manifestations étaient spontanées et composées d’individus qui souvent ne se connaissaient pas les uns les autres »{229}. La nécessité de l’anonymat commande les formes des manifestations, notamment des toutes premières. Certains manifestants se couvrent la tête pour éviter d’être identifiés. À cet égard, les villages près des villes jouent également un rôle important dans la phase initiale : « Au lieu de nous réunir dans les centres-villes, nous avons commencé par manifester uniquement dans les villages, en couvrant nos visages »{230}. D’autre part, les protestataires agissent avec leur famille et leurs amis les plus proches. « Nous étions un petit groupe de dix personnes, amis ou cousins. Le jour de la [première] manifestation, nous sommes sortis dans la rue, nous étions effrayés ! Lorsque nous avons avancé en chantant nos slogans, les gens nous ont rejoints progressivement. Il y avait beaucoup d’espions du régime, mais ils ne pouvaient pas tous nous suivre »{231}. Dans cet espace intime, qui est aussi celui de l’humour transgressif avant d’être celui des mobilisations, persiste la confiance indispensable à la prise de risque. Les groupes Volcano, Ahrar al-Sakhur (Les libres de Sakhur), Ahrar Salaheddin (Les Libres de Salaheddin) et Ahfad al-Kawakibi (Les petits-enfants de Abd al-Rahman al-Kawakibi – un penseur nationaliste arabe originaire d’Alep), à Alep ou le groupe de jeunes à al-Bab permettent une action dans la durée{232}. À l’université d’Alep, les groupes qui émergent se structurent d’abord entre étudiants d’un même cursus, le groupe Flower à la faculté d’économie et le groupe Kahraba (Electricité) pour celle de Charia{233}. Ceci indique ou accentue une rupture générationnelle, qui conduira à un retournement de l’ordre habituel avec des « chabab » (jeunes) qui s’imposent aux chefs de famille.
Il semblerait cependant que dans les endroits où les réseaux sociaux sont denses, du fait notamment de la persistance de solidarités tribales, les groupes de confiance peuvent impliquer plus d’individus, car il existe des garanties de loyauté par le biais des appartenances claniques. Dans la province de Raqqa et de Deir ez-Zor, la formation de certains groupes de protestataires est ainsi facilitée par les réseaux claniques{234}. Cependant, nos entretiens dans la ville d’Azaz (décembre-janvier 2012-2013) indiquent que, dans ce cas, les logiques claniques ou tribales sont marginales dans le processus révolutionnaire. Comme on l’a vu, clan et tribu sont des ressources difficiles à mobiliser.
Les liens émotionnels dans les groupes de manifestants sont extrêmement forts avec des références constantes à une seconde famille. À l’épreuve des manifestations, ces noyaux militants vont s’investir jusqu’au point de non-retour quand, se sachant recherchés par la police, ils basculent dans la clandestinité et, pour certains, dans l’action violente. Le capital social révolutionnaire naît des formes spécifiques de l’engagement dans l’action collective dont il constitue indissociablement une condition et un effet{235}. Du fait de l’anonymat du mouvement de protestation, ce nouveau capital social n’est pas la continuité de l’ancien. Comme le soulignent les protestataires, les liens créés dans les petits groupes de militants et dans les cortèges sont nouveaux : « Avant la révolution, je ne connaissais pas très bien les gens avec qui je me suis ensuite engagée », témoigne une manifestante damascène. « C’est à force de manifester, de discuter, de prendre des risques ensemble que nous nous sommes connus »{236}.
De l’intensité des délibérations et de la prise de risques en commun émerge une communauté émotionnelle qui permet la fermeture du groupe, indispensable à la formation d’un capital social{237}. La multiplication des assassinats par les forces de sécurité contribue également à souder les groupes de contestataires dans la fidélité aux camarades disparus. Dans de nombreux entretiens, la comparaison avec la famille s’impose pour exprimer la force de cette fraternité. « Le groupe auquel j’appartiens est rapidement devenu une véritable famille. Je passe plus de temps avec eux qu’avec ma propre famille. C’est là que je me sens le mieux, je partage avec eux tout ce qui s’est passé depuis 2011 »{238}. Le respect d’une grammaire morale conditionne également l’appartenance au groupe. En ce sens, celle-ci est subjectivement vécue comme désintéressée en opposition à l’instrumentalisation des appartenances communautaires perçue comme dominante dans la Syrie d’avant-guerre. Cette forte composante morale est une forme de dénégation de l’utilité du lien social qu’on retrouve, par exemple, au sein des classes privilégiées occidentales{239}.
Dans un contexte de rupture biographique, les solidarités militantes, en raison des conditions initiales de la mobilisation, apparaissent comme relativement imprévisibles par rapport aux positions sociales des acteurs avant 2011. Ces relations improbables ne permettent pas tout à fait de parler d’une suspension des pesanteurs sociales, mais ces nouveaux liens apparaissent subjectivement comme obéissant à des règles différentes, d’où l’enchantement – voire la nostalgie – qui transpire dans nombre d’entretiens. « En 2011, tout a commencé à bouger, c’était fascinant. Plus que de la peur, je me souviens de l’ébullition et des liens extrêmement forts qui unissaient notre petit groupe. Dans nos actions, on rencontrait beaucoup de gens, venant de milieux différents »{240}. Du mouvement de protestation pacifique contre le régime naissent ainsi les conditions d’une révolution sociale.
Abu ‘Umar : un notable dans la révolution
Abu ‘Umar (pseudonyme) est issu d’une vieille famille de la ville. Agé d’une cinquantaine d’années, il commerce des vêtements avec la Turquie. Son père est un ancien communiste qui a définitivement cessé la politique après avoir été arrêté une dizaine de jours sous le régime de Hafez al-Assad. Avant la révolution, Abu ‘Umar n’a aucun engagement politique ou associatif. En 2011, il participe aux premières manifestations et devient un courrier entre les groupes de protestataires. Ce rôle de confiance lui permet de rencontrer de nombreux manifestants qui dissimulent leurs activités. Il s’agit d’une position particulièrement dangereuse, car il est l’un des rares à connaître des réseaux de contestataires dans différentes parties de la ville. Cela lui permet de multiplier ses contacts au sein du mouvement de protestation à Alep. Connu parmi les révolutionnaires, il reste dans la ville quand l’Armée syrienne libre y pénètre. Par la suite, Abu ‘Umar met ses biens personnels à la disposition de la révolution, ce qui accroît encore son prestige.
Sa position au croisement des réseaux révolutionnaires fait de sa maison un lieu de rencontre entre révolutionnaires. « Chez Abu ‘Umar, nous faisons tous partie d’une même famille », explique un révolutionnaire d’Alep rencontré chez lui{241}. Tous les soirs, et parfois la journée, les révolutionnaires qui connaissent de près ou de loin Abu ‘Umar se retrouvent chez lui, se racontent des anecdotes et discutent de l’actualité. Durant le ramadan de l’été 2013, sa maison est un lieu de sociabilité ; de nombreux révolutionnaires s’y retrouvent pour l’iftar (la rupture du jeûne).
Ces réseaux lui permettent de collecter de l’argent pour coordonner différentes activités dans son quartier. Il crée ainsi une cantine pour les combattants, finance la boulangerie locale, organise des distributions de nourriture pour les plus démunis et arrange l’achat et la distribution de bonbonnes de gaz. Il participe aussi à la constitution d’un conseil de quartier qui se transformera, au cours de l’été 2013, en mairie d’arrondissement.
La synchronisation des agendas et des répertoires entre protestataires s’effectue notamment par les médias et internet. Les chaînes d’informations internationales créent un sentiment d’appartenance à un mouvement national et nourrissent des processus d’imitation entre des mobilisations qui restent locales du point de vue de l’organisation. Les tentatives initiales de coordination sont d’abord des appels à l’unité via Facebook. Celles-ci restent informelles et ne permettent pas la construction d’une direction unifiée au niveau local ou national. Pourtant, l’uniformité des slogans et des répertoires d’action à l’échelle nationale interroge les modalités de coordination du mouvement par le bas à travers les groupes d’interconnaissance qui se constituent.
En premier lieu, les manifestants apprennent par mimétisme les modalités de protestation – par exemple un enfant chantant des refrains révolutionnaires au mégaphone. La couverture médiatique, coproduite par les manifestants et les médias internationaux, permet la diffusion des pratiques protestataires. Les manifestants filment eux-mêmes les cortèges, au moyen de caméras ou de téléphones portables, et les diffusent par Youtube. En effet, les jeunes Syriens font partie d’une génération qui filme sa vie privée. Or, manifester constitue pour la jeunesse un événement exceptionnel : il s’agit de leur premier acte de contestation du régime dans un moment historique. Les chaînes d’information du Golfe, Al Jazeera et Al Arabiya, rendent disponibles ces vidéos à ceux, nombreux, qui disposent d’antennes paraboliques tolérées par le régime. Les manifestants voient donc à la télévision et sur internet comment opèrent les autres protestataires. De ce fait, les manifestations s’uniformisent progressivement, produisant un répertoire commun, qui permet aux acteurs de s’inscrire dans une perspective nationale.
En second lieu, des coordinations locales organisent concrètement les protestations en prenant soin de cloisonner leurs activités : « Nous étions organisés en plusieurs petits groupes de quelques personnes. Ces groupes n’avaient aucun contact entre eux et personne ne connaissait l’identité des autres individus. Chaque groupe avait un responsable qui était le seul à rencontrer les responsables des autres groupes. Par exemple, tous les jeudis, j’allais rencontrer d’autres responsables de groupes pour fixer le lieu de la manifestation. Si, le moment venu, les services de sécurité nous attendaient sur le lieu choisi, cela voulait dire qu’un des groupes était surveillé. On se débrouillait alors pour savoir lequel et l’exclure du réseau. Grâce à ce système, l’information et les mots d’ordre pouvaient circuler entre nous sans nous mettre en danger »{242}. Avec le temps, certains manifestants jouent le rôle de courrier entre les différents groupes{243}.
Les prisons deviennent également des lieux où les protestataires se rencontrent, d’autant qu’après l’arrestation et la torture, ils n’ont plus besoin de dissimuler leur identité. Des centaines de milliers de personnes passent ainsi par les prisons du régime, la plupart du temps dans des cellules surpeuplées. « On était des dizaines par cellule pendant des semaines, puis le régime nous déplaçait, parfois vers une autre ville. J’ai donc fréquenté beaucoup plus de protestataires en prison que je ne pouvais alors en rencontrer en dehors où les manifestations ne duraient que quelques minutes. Cela m’a beaucoup appris sur les techniques du régime, sur la force qu’on représentait »{244}. Les prisonniers originaires de tout le pays apprennent à se connaître et échangent des informations sur les villes inaccessibles comme Daraa ou Jisr al-Chughur. Les premiers qui sortent diffusent ces informations et contactent les familles de leurs codétenus{245}.
Enfin, les répertoires d’action vont s’inventer et se diffuser au niveau national par les réseaux sociaux. Dans une société densément connectée, Skype et Facebook deviennent des outils de coordination permettant – grâce aux pseudonymes – une relative sécurité car, semble-t-il, peu surveillés par le régime. Des groupes de discussions et des forums se constituent sur Facebook et les contacts se multiplient sur Skype entre des individus qui ne se connaissaient pas avant les manifestations. Les réseaux sociaux deviennent un moyen de faire passer des informations sur les actions à venir et les slogans, permettant la mise en forme d’un mouvement national, en l’absence de structures hiérarchiques ou spécialisées. Les protestataires participent ainsi sur Facebook au scrutin hebdomadaire dans l’ensemble du pays au sujet du slogan qui sera repris à la manifestation du vendredi suivant. Les réseaux sociaux sur internet deviennent des plateformes d’expression dépourvues de hiérarchie formelle, mais où le capital culturel et les connaissances techniques introduisent un biais dans la prise de parole. La coordination ne nécessite pas de ressources logistiques autres, mais alimente dans l’action le sentiment d’appartenir à la révolution.