Face aux protestations pacifiques, le régime refuse tout dialogue, tente de diviser le mouvement de protestation avec quelques concessions économiques et militarise la répression pour radicaliser l’opposition. Cependant, l’ampleur de la contestation déborde l’appareil sécuritaire et l’armée se révèle incapable de reprendre le contrôle du territoire. La crise change alors de nature ; les protestataires prennent les armes. Après une première phase où l’opposition progresse rapidement, la situation se stabilise et les avancées dépendent ensuite largement des soutiens internationaux de part et d’autre.
Il est peu probable que le régime ait eu une stratégie cohérente dès le début des protestations. Pour des raisons qui peuvent tenir à des équilibres institutionnels internes au régime, Bachar al-Assad privilégie l’appareil sécuritaire, ce qui se révélera payant car les institutions de sécurité – minutieusement contrôlées et épurées – restent solidaires du régime. À cet égard, la situation de la Syrie diffère profondément de la Tunisie, de l’Égypte et du Yémen, où l’attitude de l’armée joue un rôle décisif dans la chute du régime{246}. Par ailleurs, contrairement à ces pays, où l’aide occidentale au secteur sécuritaire est un facteur d’autonomisation par rapport au pouvoir politique, Bachar al-Assad contrôle initialement les effets de l’aide iranienne et russe. Au printemps 2011, quand le régime subit des pressions de la part de certains de ses alliés, en particulier le Qatar et le Hezbollah, ceux-ci n’ont pas de relais suffisants au sein du régime pour influer sensiblement sur sa politique. Par ailleurs, au lieu d’affaiblir le régime, la violence croissante renforce la cohésion interne des institutions de sécurité (renseignement, armée, police), car ses principaux responsables ont peu de chances de survivre politiquement à une transition. Le régime syrien a par ailleurs construit des résidences pour les officiers et leur famille à la fois pour leur garantir de meilleures conditions de vie et pour s’assurer de leur loyauté en contrôlant leurs proches{247}. Enfin, en communautarisant le conflit, le régime a pris les minoritaires en otage. Les alaouites jouent ainsi un rôle de plus en plus central, car ils ne peuvent plus passer dans l’opposition après les premiers mois de guerre.
Cependant, cette spécificité du régime échappe aux protestataires syriens qui, inspirés par les révolutions égyptienne et tunisienne, misent sur une défection des forces de sécurité, voire une intervention occidentale. À mesure que la répression s’accroît et que les combats s’amplifient, le flux continu des désertions individuelles dissimule aux manifestants la spécificité de la situation syrienne. Encore au début de l’année 2013, les désertions d’officiers supérieurs entretiennent l’espoir d’un effondrement imminent du pouvoir, alors que ce dernier s’est en réalité restructuré autour des institutions sécuritaires et bénéficie d’une importante aide étrangère.
Le régime s’efforce de diviser le mouvement selon trois stratégies. Premièrement, il répond aux manifestations qui se multiplient en offrant des concessions socio-économiques ou en effectuant des reculs tactiques. À Daraa, il engage un processus de négociations avec les notables de la province, les quinze adolescents sont libérés le 20 mars et, trois jours plus tard, le gouverneur est démis. De même, début avril 2011, lorsque les manifestations prennent de l’ampleur à Homs – elles seront, après celles de Hama, les plus importantes du pays –, Bachar al-Assad limoge le gouverneur de la province. Par ailleurs, pour déconnecter les scènes régionales, le pouvoir essaie de noyer les revendications morales et politiques des manifestants dans les « eaux glacées du calcul égoïste ». Cependant cette réponse socio-économique échoue : lorsque la conseillère Bouthaina Chaabane propose en mars 2011 une hausse des salaires, les manifestants de la ville scandent le vendredi suivant « Ô Bouthaina ! Ô Chaabane ! Le peuple de Daraa n’a pas faim ! » (Ya Buthayna, ya Cha‘ban, Cha‘b Dar‘a mich ju‘an !){248}. Un révolutionnaire de Daraa explique comment le régime tente de rallier les classes moyennes aisées de la ville : « Après les premières manifestations de mars 2011, le régime a fait beaucoup de promesses : libérer les gens arrêtés, fournir à la ville de Daraa plus de moyens, lutter contre le chômage »{249}. De même, à Azaz (gouvernorat d’Alep), le régime tente de reprendre la main en répondant à d’anciennes revendications. « Lors des premières manifestations à Azaz, les services de sécurité du régime ont proposé de résoudre les problèmes de canalisations d’eau. Ceux-ci duraient depuis des années, mais, soudainement, ils pouvaient être résolus en quelques jours, à condition que les parents contrôlent leurs enfants »{250}. Par ailleurs, des mesures ponctuelles sont prises en direction des sunnites religieux : l’autorisation du port du niqab pour les institutrices, un an après l’avoir interdit, la fermeture d’un casino et le lancement d’Al Nur, une chaîne de télévision religieuse{251}. Enfin, le régime organise des rencontres avec les élites tribales et les grandes familles dans l’ensemble du pays. L’échec de cette stratégie suggère que le régime ne dispose pas de relais pour engager un processus de négociation. Les figures historiques de l’opposition, en exil, n’ont pas de légitimité auprès des protestataires, tandis que les imams ou les chefs de grandes familles sont perçus comme des agents du régime{252}.
Deuxièmement, Bachar al-Assad présente la contestation comme le seul fait des Arabes sunnites. Dans les médias officiels, les premiers heurts à Latakia sont ainsi décrits comme une agression des sunnites contre leurs voisins alaouites perpétrée avec l’aide de commandos étrangers financés par les sunnites du Liban et par l’Arabie saoudite{253}. La population sunnite est stigmatisée comme le terreau du terrorisme islamique. « En 2011, la rhétorique du régime a changé avec une propagande qui affichait partout l’union nationale des Syriens contre les sunnites radicaux. Les services de sécurité ont commencé à traiter différemment la population en s’en prenant particulièrement aux sunnites. Tout a été fait pour nous rejeter en tant que terroristes »{254}.
Dans la même logique, le régime choisit de négocier directement avec des mouvements dont l’idéologie est explicitement identitaire et de ménager les populations minoritaires. « Très tôt le régime a cherché à nous isoler. Ouvertement, sa stratégie était de ne pas s’aliéner le soutien des communautés minoritaires. Par exemple, pour tenter de nous calmer, le régime a accordé la nationalité aux centaines de milliers de bidun kurdes [Kurdes syriens ayant perdu leur nationalité lors du recensement de 1962], une revendication que nous portions depuis des décennies »{255}. Dans les premières semaines, des prisonniers kurdes sont relâchés. Au printemps 2011, le régime conclut un accord avec le PKK qui obtient le contrôle informel des enclaves kurdes – Jazira, Aïn al-Arab, Afrin et les quartiers kurdes d’Alep – en échange de la mise au pas des manifestants (chapitre 8){256}.
Par ailleurs, le régime arme des milices alaouites dans les villages. En contrepartie, ces dernières peuvent développer une économie au noir sur laquelle le régime ferme les yeux. Par exemple au nord de la province de Latakia, le gouvernement, faute de troupes, favorise la création de milices locales à caractère défensif dans les villages alaouites. Les miliciens, peu équipés et mal payés (environ 75 $ par mois), n’engagent pas d’action offensive contre les villages sunnites et, de façon générale, sont réticents à combattre. Sur le même principe, Damas forme des milices druzes. En 2011, le régime commence par réprimer les manifestations dans les zones druzes et à emprisonner les protestataires les plus engagés{257}. Il veille cependant à limiter l’usage de la force, afin de s’assurer la neutralité de la communauté. Par la suite, il fait courir la rumeur de massacres commis par des islamistes radicaux et promet un emploi aux jeunes chômeurs druzes dans les milices d’autodéfense encadrées par les services de sécurité. Là aussi, ces milices ne jouent qu’un rôle défensif, d’autant que la communauté druze est aussi touchée par la répression{258}. Enfin, contrairement à la population druze, concentrée sur un territoire, les populations chrétiennes sont dispersées et divisées. La formation de milices chrétiennes s’effectue en fonction les contextes locaux, indépendamment du positionnement des élites religieuses souvent acquises au régime{259}. Ce dernier utilise à la fois la peur des jihadistes et le versement de soldes pour former des milices de défenses locales. Par exemple, dans le Wadi al-Nasara (Vallée des chrétiens), majoritairement grecque orthodoxe et melchite, le régime intègre les chrétiens au sein de la milice des Forces de défense nationale (Quwwat al-Difa‘ al-Watani), présente dans tout le pays{260}. Cependant, le Conseil militaire syriaque, créé à Hasaka en fin 2013, est pour sa part opposé au régime. Son principal objectif est néanmoins de protéger les populations chrétiennes et de combattre la présence jihadiste{261}.
Troisièmement, le régime favorise la radicalisation idéologique de l’opposition en éliminant les modérés et en libérant les radicaux. Dans cette logique, il cible en priorité les figures modérées ou respectées, y compris quand elles ne sont pas engagées auprès de l’opposition. Ainsi, Mechaal Tamo, un opposant kurde syrien, membre du CNS et favorable au dialogue, est assassiné en Syrie le 7 octobre 2011{262}. En septembre 2012, le régime autorise la CNCD (Coordination nationale pour le changement démocratique){263} à organiser une conférence à Damas. Le jour même de la réunion, le président du CNCD, Abdelaziz al-Khayyer, est arrêté{264}. Il est depuis porté disparu. De même, en janvier 2014, le pouvoir emprisonne des parents des négociateurs représentant l’opposition à Genève II à quelques semaines des pourparlers (chapitre 9){265}.
Dès la fin du mois de mars 2011, alors même que les arrestations se multiplient, des islamistes radicaux, ayant des liens avec l’insurrection irakienne, sont libérés{266}. Ces derniers constitueront le noyau dur des groupes armés islamistes qui émergent au début 2012, notamment le Liwa’ Suqur al-Cham, le Liwa’ al-Islam, la Jabhat al-Nusra et la Harakat Ahrar al-Cham al-Islamiyya. Dans les années qui suivent, les rumeurs se multiplient sur les liens entre les services secrets syriens et les islamistes radicaux. En effet, cette libération alimente l’idée que le régime a directement créé les mouvements islamistes en Syrie pour affaiblir la contestation pacifique. Mais, cette explication, pour l’instant invérifiable, n’est pas nécessaire pour comprendre la stratégie du régime. L’action de ces prisonniers, dont une partie a combattu avec la branche irakienne d’al-Qaïda, autorise le régime à se poser en recours contre la menace jihadiste. Par ailleurs, la manipulation d’acteurs violents s’inscrit dans une longue tradition pour le régime syrien. On se souvient du soutien du PKK contre la Turquie jusqu’en 1998 ou encore de l’aide aux islamistes radicaux après l’invasion de l’Irak par les États-Unis{267}.
Ces tentatives pour diviser l’opposition sont finalement secondaires par rapport à la répression brutale qui, autant que de dissuader les protestataires, a pour but – du moins peut-on l’interpréter ainsi – de radicaliser l’opposition{268}. Incapable de cibler des mobilisateurs ou de démanteler une organisation inexistante, le régime accroît les risques individuels de l’engagement{269}. La violence devient de plus en plus collective et radicale et ses effets ne sont que partiellement anticipés. D’abord, le régime adapte son économie répressive en systématisant la torture, une forme de violence individualisée, mais pratiquée à grande échelle. Plusieurs centaines de milliers de personnes ont été arrêtées et torturées depuis 2011. Suite à la défection d’un fonctionnaire de l’administration pénitentiaire, on dispose des photos de plus de 11 000 personnes mortes sous la torture en moins de deux ans (du printemps 2011 à l’été 2013) dans les prisons de Damas{270}. Le chiffre total est très probablement bien plus élevé. Malgré les efforts du régime, l’appareil de renseignement se trouve débordé, sans cible sur lesquelles exercer efficacement une violence dissuasive. À mesure que les manifestations prennent de l’ampleur, la place manque dans les prisons, les cellules sont surpeuplées. Si les services de renseignement torturent la plupart des détenus, beaucoup sont interrogés tardivement, parfois pas du tout{271}. Ils sont relâchés quelques semaines plus tard et menacés eux et leurs proches s’ils continuent de manifester{272}. Nos interlocuteurs disent avoir vu des informateurs à la sortie des mosquées et dans les cortèges, mais les protestataires arrêtés rapportent que les services de renseignement semblaient ignorer des pans entiers de leurs activités. De plus, la compétition avérée entre les dix-huit services de renseignement limite probablement la transmission de l’information. Plusieurs manifestants parmi les plus actifs sont ainsi relâchés. « Le régime m’a arrêté à deux reprises, mais j’ai toujours été libéré, alors même que j’étais très impliqué dans l’organisation des manifestations. On ne m’a même pas posé de questions. Les services de sécurité semblaient débordés »{273}.
Ensuite, les forces de sécurité, incapables de faire du contrôle de foule, dispersent très brutalement les manifestants, y compris par des tirs sans sommation. L’appareil répressif opère désormais hors de toute procédure régulière et s’appuie sur des milices (chabbiha){274}. « Lorsque nous sommes sortis de la mosquée pour nous enfuir, la police saccageait tout. Un milicien sabrait les gens qui étaient devant moi. L’un après l’autre, je les ai vus tomber, jusqu’à ce que la foule me pousse contre lui. Là, il s’est arrêté de frapper et s’est mis à hurler, il avait perdu la raison »{275}. Dans certains cas, les forces de sécurité utilisent des ambulances pour surprendre les manifestants ; les miliciens se rendent dans les hôpitaux pour retrouver des blessés. L’extension de la répression est aussi symbolique : les attaques dans les mosquées signifient aux protestataires l’absence de refuge. « L’utilisation de la violence était systématique dès le début du mouvement, les bastonnades à la sortie des mosquées, voire à l’intérieur, les attaques au couteau et les tirs de snipers dans la foule étaient monnaie courante »{276}. Ce dérèglement de la violence a pour effet, et peut-être pour objectif, de convaincre les manifestants que la répression n’a pas de limites.
Enfin, les récits des hauts gradés déserteurs montrent comment, dès le début du soulèvement le régime provoque volontairement l’escalade de la violence par le biais de comités parallèles aux structures officielles, placés directement sous l’autorité du chef de l’État. Situés hors hiérarchie, ces derniers organisent des attentats spectaculaires probablement pour prévenir le ralliement des minorités et des hésitants à la contestation et provoquent des incidents lors des manifestations. Le général de police Ahmed Tlass, en fonction au début des événements, explique ainsi : « Tout le monde a entendu parler de la Cellule de Gestion de Crise, créée au début du soulèvement et placée sous l’autorité formelle du secrétaire régional adjoint du Parti Baas. Tout le monde sait également en Syrie que le ministère de la Défense élabore régulièrement des plans destinés à assurer la protection du pays en cas d’agression. Ce que personne ne sait en revanche, c’est qu’il existe une autre instance de décision. Elle n’a pas d’existence officielle. Elle n’inclut ni le ministre de l’Intérieur, ni celui de la Défense. Elle n’agit jamais au grand jour. Mais c’est elle qui détient dans l’ombre la réalité de la décision. C’est elle, et non la Cellule de Gestion de Crise, qui définit la stratégie à suivre. Elle est composée d’officiers appartenant à différents services, choisis un à un, nominativement, qui sont spécialement affectés à cette tâche et qui travaillent au Palais présidentiel. Cette commission, si on peut l’appeler ainsi puisqu’elle n’a même pas de nom, est présidée par Bachar al-Assad en personne. Et c’est son avis qui y prévaut »{277}. Il donne ensuite l’exemple de la manifestation du 1er juillet 2011 à Hama : « Aucun des manifestants n’était armé. Mais, alors que la foule était parvenue sur la Place de l’Oronte, à près de 300 mètres de l’endroit où je me trouvais, des coups de feu ont éclaté. Ils provenaient, selon une enquête de la police à laquelle j’ai eu accès, d’une vingtaine d’éléments, 22 exactement, de la Sécurité militaire, auxquels s’était joint un membre de la Sécurité d’État. Tous adjudants-chefs et tous kurdes alaouites, ils avaient été amenés d’al-Yaroubieh, puis répartis et dissimulés en plusieurs endroits. Mohammed Muflih comme moi-même avons été surpris et furieux de cette intervention injustifiée. Elle contrevenait à toutes les consignes et elle s’est soldée par des dizaines de morts ! »{278}.
Face à une contestation qui s’étend à l’ensemble du pays, la militarisation est la troisième réponse du régime. Comme en 1980, l’armée est déployée dès les premières manifestations, afin d’appuyer la police et les services de renseignement{279}. Quand les policiers doivent se replier, les militaires prennent le contrôle du territoire : déploiement de chars, arrestations collectives, tirs d’artillerie sur les manifestations ou sur les quartiers jugés hostiles{280}. Progressivement, la zone d’opération militaire est étendue, avec pour effet des destructions massives, notamment dans les villes{281}.
Dans les premiers mois, le régime reprend apparemment la même stratégie que celle qui avait aboutie au massacre de Hama en 1982 : réunir une large partie des opposants dans une zone laissée libre pendant un temps et l’écraser ensuite militairement. En réalité, en raison de la multiplication des foyers de contestation, les opérations de ratissage sont ponctuelles, les troupes se retirant après quelques jours pour aller nettoyer un autre foyer de mobilisation. Daraa est ainsi assiégée le 25 avril 2011 par l’armée, qui pénètre ensuite dans la ville et tue de nombreux civils{282}. Deux semaines plus tard, l’opération à Daraa terminée, l’armée attaque les quartiers sunnites de la ville de Banyas, puis dans les jours suivant ceux de Homs. Cependant à Homs, contrairement à Banyas et à Daraa, l’armée ne parvient pas à prendre le contrôle de la ville. Avec la multiplication des désertions et l’apparition des premiers groupes de combattants, les opérations s’enlisent et l’intensité des combats augmente. Pour le seul mois de septembre 2011, HRW compte 207 tués à Homs. Comme le dit un habitant de Daraa, « nous vivions comme si nous étions en guerre »{283}.
Avec la multiplication des opérations, les zones de guerre s’étendent. Ainsi, le 13 août 2011, la marine bombarde les quartiers sunnites du sud de Latakia, signifiant aux habitants que le régime les considère collectivement comme des ennemis. Dès le mois de juillet, après quelques semaines de répit, ce qui lui permet de préparer son offensive, le régime reprend l’initiative en bombardant Hama, prélude à l’avancée des colonnes de blindés dans la ville. L’opération fait plus de deux cents morts en trois jours chez les manifestants{284}. Après deux semaines de destruction, les troupes se retirent à nouveau de Hama, laissée à elle-même pendant trois mois. Sur le même modèle, le régime organise de nouvelles opérations contre Daraa, Banyas et les autres centres de mobilisation. Au début de l’année 2012, des colonnes de blindés sont envoyées dans les campagnes du nord d’Alep, arrêtent des hommes, détruisent des maisons, sans jamais rester plus d’un jour ou deux dans chaque bourg.
Bien que violentes, les opérations de ratissage sont d’une efficacité douteuse. En effet, l’armée, avec des ressources limitées, n’opère que sur les axes et dans les zones stratégiques. Dans le reste du pays, à Rastan, dans le nord d’Alep, et même dans la Ghouta, en banlieue de Damas, l’armée encercle les zones rebelles, se contentant de courtes incursions sous la protection des blindés, et cherche surtout à affamer les insurgés par un blocus{285}. De fait, l’armée est paralysée par les désertions et ne dispose pas de troupes suffisamment fiables, en particulier d’unités d’infanteries, pour reprendre le contrôle des villes. Bombarder devient l’option préférée du régime. D’une part, les bombardements ont pour effet de punir collectivement les populations, d’autre part de maintenir les troupes loin du champ de bataille afin d’éviter les désertions tout en faisant circuler la rumeur de la présence de groupes terroristes. À la fin du printemps 2011, le gouvernement est forcé d’abandonner le contrôle de certains quartiers périphériques, voire d’évacuer certaines agglomérations pour se replier sur les endroits stratégiques (quartiers alaouites, prisons, infrastructures), les axes routiers et les postes frontières. Une partie de Daraa, de Rastan, certains quartiers de Homs, de Hama et de Latakia sont évacués dès 2011 par les forces de sécurité. Les policiers cessent de se rendre dans les quartiers auto-construits d’Alep et de Damas, ainsi que dans les campagnes environnantes.
La multiplication des opérations militaires renforce le mouvement. Alors que l’armée s’efforce de réduire la contestation à Homs, la mobilisation s’accroît partout dans le pays et, à l’été 2011, toute stratégie de confinement sur le modèle de Hama en 1982 est manifestement vouée à l’échec. Par ailleurs, les contestataires, traqués par les services de sécurité, entrent dans la clandestinité. Les forces de sécurité perdent la capacité de repérer les protestataires qui se réfugient dans les zones qu’elles ont évacuées. « À l’automne 2011, lorsque j’ai vu ma photo à la télé et ma tête mise à prix, tout a basculé pour moi » explique un ingénieur originaire de Daraa. « Je me suis réfugié dans le quartier de Tariq al-Sad à Daraa, où la police ne rentrait plus en raison de la présence de révolutionnaires armés. Il s’agissait d’un lieu bien protégé, où les révolutionnaires se rassemblaient, s’organisaient. J’ai pu rejoindre un groupe et continuer mes activités sur internet »{286}. Les manifestants, passés à la clandestinité, deviennent d’autant plus dépendants des réseaux militants qui les accueillent, les cachent et les nourrissent. Le nombre de clandestins augmente avec le décret du 23 avril 2012, qui ordonne à tous les hommes aptes au service de rejoindre les casernes. « Dès les premières manifestations, certains d’entre nous ont commencé à changer régulièrement de logement. On dormait à la campagne, dans des villages où le régime était peu présent. Par la suite, ces villages sont devenus des points de rassemblement, car le régime n’avait aucun moyen de nous atteindre, sauf par une action militaire d’envergure »{287}. Beaucoup d’appelés refusent de rejoindre leur régiment et, passibles de la peine de mort, n’ont d’autre choix que de passer à la clandestinité. La plupart des contestataires rompent – au moins provisoirement – avec leurs relations, y compris dans certains cas leur famille et leurs amis proches. Les autres militants deviennent leur principale source de sociabilité. Cette concentration des protestataires a pour effet de décloisonner les groupes. Urbains et ruraux se retrouvent ainsi à Maraa et Tal Rifaat au nord d’Alep, à Rastan au nord de Homs, à Saluq au nord de Raqqa, à l’est de Latakia, dans le Jabal al-Zawiya au sud d’Idlib, ou dans les massifs de Qalamun à la frontière libanaise. En l’absence de tout dialogue, les choix des révolutionnaires se simplifient : l’exil ou la lutte armée.
À l’été 2011, les premiers groupes armés restent marginaux. Le passage général à la lutte armée ne se produit que fin 2011 et à partir d’initiatives locales. Les premiers groupes se constituent de façon spontanée, comme forces d’autodéfense pour protéger les manifestations et les quartiers contre les tireurs embusqués et les milices du régime. Les premières armes à feu – pistolets, fusils à chevrotine et, plus rarement, kalachnikovs – apparaissent à partir de l’été 2011 pour protéger les cortèges. La protection assurée par les protestataires armés permet à nouveau de manifester en nombre. À Homs, les cortèges prennent une ampleur considérable en décembre 2011, lorsque des déserteurs de l’armée viennent protéger les rassemblements. De même à Hama, la protection des manifestations par des hommes armés à partir de fin juin 2011 oblige les troupes du régime à évacuer plusieurs quartiers et permet d’étendre les manifestations{288}. Pourtant, dans les premiers groupes armés, même l’emploi des armes fait débat. « Nous n’étions pas d’accord sur la tactique à utiliser » explique un révolutionnaire de Daraa. « Certains voulaient attaquer directement les positions du régime, ils pensaient qu’il fallait faire comme en Libye. Pour d’autres, nous devions seulement protéger les manifestations des milices du régime »{289}. Certains protestataires s’opposent même à tout usage de la violence, d’autres concèdent un usage limité pour continuer à manifester : « Nous étions contre le passage à l’action armée à Homs. Notre mouvement était pacifique et nous arrivions à faire quelques manifestations éclairs pour protester. Mais, si nous voulions que le mouvement survive, il fallait pouvoir nous protéger pour continuer à manifester »{290}.
À Daraa, la question se pose dès le début face à la volonté du régime d’écraser militairement le mouvement de protestation. À Damas, « après les premières manifestations, les jeunes sont venus avec le fusil de la famille, en se disant qu’ainsi ils pourraient intimider les agents des services sécurité pour qu’ils ne leur tirent pas dessus. Mais, ils ont été immédiatement cernés par les services de renseignement qui les ont exécutés, alors que ces jeunes avaient déposé leurs armes et qu’ils appelaient à la clémence »{291}. À Alep, « la plupart des groupes armés de notre quartier ont été créés au départ pour protéger les manifestations », explique un protestataire du quartier Ansari{292}. « Il s’agissait alors de groupes d’opposants recherchés par la police. Nous nous cachions et changions régulièrement de planque. Certains d’entre nous ont pu se procurer des armes, de simples pistolets. Je me souviens de la première fois où nous nous en sommes servis. La manifestation était encerclée par les miliciens qui frappaient les gens de tous côtés. Pour nous dégager, j’ai sorti mon arme et j’ai tiré dans leur direction. L’un d’entre eux est tombé, les autres ont fui et j’ai pu m’échapper avec mon groupe d’amis. C’est à ce moment que nous sommes devenus un groupe armé. Notre objectif a été ensuite de protéger la manifestation »{293}.
Si la chronologie diffère selon les régions, le même modèle se répète : après avoir tenté de protéger les manifestations, les protestataires prennent les armes avec l’aide de déserteurs en réaction aux opérations du régime. Les premières attaques visent en général des objectifs relativement faciles comme des postes militaires isolés, des patrouilles ou des commissariats avec pour objectif de libérer des prisonniers politiques, de récupérer des armes ou d’obliger le régime à se retirer d’un quartier. « Recherchés par la police, nous étions réfugiés à l’extérieur de la ville et la décision d’attaquer directement l’armée à Azaz a été un choix collectif », explique un habitant de la ville d’Azaz. « Nous avions d’abord essayé de protéger les manifestations avec des armes. Celles du 15 et du 23 février 2012 ont été des succès avec plus de 17 000 personnes dans les rues d’Azaz. Mais le régime a ensuite envoyé beaucoup de soldats avec des chars, des douchka [mitrailleuses lourdes]. Manifester est devenu suicidaire tant il y avait d’arrestations. La population a fui la ville. C’est ainsi qu’on a décidé d’attaquer. Nous savions que nous étions recherchés et ce n’était qu’une question de temps avant d’être pris. Mais notre groupe était très mal organisé, avec seulement deux pistolets, trois AK-47 et quelques bombes artisanales. Il nous a fallu du temps pour nous préparer. La première attaque contre un poste de police à Azaz a échoué faute d’organisation et de munitions. Sur 300 personnes de notre groupe, seuls 60 avaient une arme. La seconde attaque a également été un désastre. Nous avions des RPG mais ils n’ont pas fonctionné et nous avons dû nous enfuir devant les chars »{294}. La lutte armée s’impose ainsi peu à peu à partir du moment où l’usage de la force par le régime ne laisse d’autres choix aux protestataires. Dans tous les gouvernorats, militants et déserteurs créent des groupes armés, plusieurs centaines, tandis que les affrontements se généralisent à partir de l’hiver 2011-2012.
À la suite de la répression, le mouvement de contestation entre dans une logique insurrectionnelle et commence à défendre ses positions face à l’armée. Dans le Jabal al-Zawiya, près de la frontière turque, l’armée syrienne subit son premier revers à Jisr al-Chughur, le 4 juin 2011. Après que des membres des forces de sécurité ont ouvert le feu sur un cortège mortuaire, les manifestants pillent un poste de police, s’arment et sont rejoints par les déserteurs d’une unité militaire. L’armée réagit par une opération de ratissage qui provoque en retour une multiplication des désertions dans ses rangs. Les soldats qui refusent d’ouvrir le feu sur des civils rejoignent les groupes insurgés. À la fin de l’été, le Jabal al-Zawiya devient une zone rebelle que le régime cherche à reprendre par une opération de grande ampleur. Des colonnes de plusieurs dizaines de véhicules blindés appuyées par des hélicoptères mènent des opérations contre les zones insurgées{295}. Cependant, la proximité de la frontière turque permet aux rebelles de se replier jusqu’à la fin des opérations de l’armée. De même, la ville de Homs devient un centre insurrectionnel que, débordé par l’ampleur de la révolte, le régime n’a pas les moyens d’attaquer avant septembre 2011. Or pendant l’été, des contestataires aidés de déserteurs, organisent les premiers groupes armés d’importance, notamment la Katibat Khalid ibn al-Walid et la Katibat al-Faruq. Lorsque le régime lance son opération de nettoyage de Homs en septembre, il se heurte à une forte résistance, les groupes armés ayant eu le temps de se préparer{296}. Cependant, la ville s’avère difficile à tenir pour les insurgés, car le régime aligne plus de 250 blindés. Fin septembre, les quelques centaines de combattants doivent évacuer la ville{297}.
Les rebelles progressent du fait des ressources limitées du régime, contraint d’abandonner des régions entières. Ainsi, en février 2012, la plupart des villages au nord d’Alep passent aux mains des révolutionnaires. Azaz est prise et perdue à deux reprises, avant que les troupes du régime ne se retirent définitivement de la ville en juin 2012. Les groupes armés qui ont participé à la prise d’Azaz convergent ensuite sur al-Bab, qui tombe début juillet 2012. Le régime contrôle encore les principaux axes, mais ne peut conduire que des incursions dans les autres régions. En dix-huit mois, l’insurrection prend ainsi le contrôle de plus de la moitié du territoire.
Ainsi, sauf exception, les premières conquêtes territoriales des révolutionnaires ne résultent pas de chocs frontaux. Les insurgés exploitent le repli des forces de sécurité et s’emparent des régions où le régime ne dispose pas de troupes suffisantes. La plupart des villes au nord d’Alep sont évacuées par l’armée régulière à partir de la mi-juillet 2012, le pouvoir ayant choisi de les abandonner. « Au printemps 2012, nous avons dû fuir notre village, lorsque le régime a envoyé des colonnes de chars », explique un habitant de Maraa. « Nous avons attendu à la frontière turque. Après trois jours, nous sommes revenus. L’armée était partie après avoir pillé nos maisons. À partir de ce moment, nous nous sommes armés. Notre village est devenu un centre de regroupement pour les groupes insurgés de la région », témoigne un habitant de Maraa. « Nous avons été frappés par la facilité avec laquelle nous avons pu libérer notre ville. Lors des premières manifestations, la police osait à peine sortir du commissariat. Ensuite, elle a évacué la ville d’elle-même »{298}.
Après la prise des bourgs et des petites villes, comme al-Bab et Maraa, l’insurrection s’engage dans des offensives de grande ampleur pour prendre les villes. À partir du 15 juillet 2012, des milliers de rebelles infiltrent Damas avec l’aide de protestataires et prennent le contrôle de plusieurs quartiers. Le 19 juillet 2012, le même scénario se répète à Alep : la moitié est de la ville tombe aux mains des insurgés. Pourtant, les offensives à Damas et à Alep répondent à des logiques différentes. La bataille de Damas résulte d’une demande des soutiens arabes et occidentaux de l’insurrection, qui estiment qu’une poussée sur la capitale peut faire tomber le régime. Les révolutionnaires s’engagent donc dans une attaque frontale contre les divisions les plus aguerries du régime. À l’opposé, l’offensive sur Alep est lancée avec très peu de soutiens extérieurs et contre l’avis des officiers déserteurs qui composent l’état-major de l’insurrection, basé en Turquie. La plupart des combattants qui ont participé à la campagne du nord de la province d’Alep se regroupent le 18 juillet dans le Liwa’ al-Tawhid. Cette dernière déclenche l’offensive victorieuse sur Alep, dont la partie est tombe début août suite à l’évacuation du régime.
À la fin de l’été 2012, le régime semble sur le point de perdre la guerre. Cependant, la prise d’une partie d’Alep et des faubourgs de Damas marque la fin de l’extension rapide de l’insurrection. Les combattants s’enlisent dans la vieille ville d’Alep et ne parviennent pas à s’emparer des quartiers sud de Damas. Ils progressent encore dans l’est, s’emparant de la ville de Raqqa et de la majeure partie de Deir ez-Zor, mais aucune ville majeure sur les fronts décisifs ne tombe. Le régime a suffisamment concentré ses forces pour résister aux rebelles qui n’ont ni les armes ni l’organisation pour prendre d’assaut les bastions de l’armée. En effet, la stratégie des groupes insurgés consiste généralement à encercler les bases de l’armée syrienne et à affamer la garnison{299}. Tant que le régime de Damas ravitaille une position, celle-ci tient. L’absence d’encadrement et de coordination explique que les groupes insurgés ne manœuvrent pas et leurs unités restent souvent dans leur localité d’origine, faute notamment de munitions pour aller combattre sur les fronts. Les unités possèdent quelques kalachnikovs, très peu d’armes lourdes et aucun système de défense anti-aérien. Elles sont incapables d’attaquer frontalement les forces armées du régime qui disposent d’armes lourdes, d’aviation et de chars. Les rebelles bénéficient parfois d’une connaissance du terrain, mais n’ont pas d’expertise tactique et subissent régulièrement des pertes importantes lors de charges désordonnées. Dans ces conditions, l’insurrection paraît incapable de conduire des offensives coordonnées.
Dès lors, l’issue de la crise passe par une victoire militaire qui dépend de la cohésion interne et de la capacité de chaque acteur à mobiliser des ressources dans une guerre longue. Le premier résultat de la prolongation des combats est la territorialisation de l’insurrection. En effet, initialement, les groupes armés sont présents dans tout le pays, mais ne contrôlent pas un territoire bien défini, d’où la difficulté de faire une carte des zones insurgées dans les premiers mois. Des différences entre les régions commencent pourtant à apparaître progressivement, car les insurgés parviennent surtout à se regrouper dans des zones sous-administrées, suffisamment loin des villes et près des frontières. Durant l’année 2013, la formation de territoires de plus en plus homogènes, dominés par le régime ou par l’opposition, permet la formation de fronts, l’insurrection contrôlant essentiellement des régions au nord et au sud du pays (à l’exception de poches autour de Damas, dans les massifs de Qalamun et au nord de Homs).
Par ailleurs, contrairement à une perception répandue, le front n’est pas statique ; chaque camp élimine peu à peu les positions de l’adversaire dans ses zones de force. La carte militaire se simplifie radicalement avec des zones gouvernementales et insurgées de plus en plus homogènes. Malgré certains reculs, l’opposition continue de progresser, notamment dans la direction de Hama à partir du nord, et peut compter sur les sanctuaires turc et jordanien pour tenir. Le régime syrien, de son côté, reprend Qusayr, Homs et Hama, ainsi que la frontière avec le Liban. Deux raisons expliquent ces progrès. D’abord, l’armée utilise des avions de chasse, des hélicoptères et des missiles Scuds pour désorganiser les bases arrière des révolutionnaires et réduire leurs réseaux d’approvisionnement. Ensuite, l’action des combattants étrangers (Hezbollah, iraniens, irakiens), dont le nombre est de plusieurs milliers, voire de plusieurs dizaines de milliers selon certaines sources, explique l’essentiel des gains militaires du régime en 2013-2014. À l’été 2014, sa survie passe ainsi par une sous-traitance de l’action militaire, avec pour conséquence une fragmentation de son appareil militaire et une baisse de sa capacité offensive. À l’automne 2014, le régime a repris l’essentiel des positions dans le nord en raison des combats internes à l’opposition.
Fin 2014, la carte militaire s’est donc beaucoup simplifiée par rapport aux débuts de l’insurrection, avec l’apparition de fronts relativement stables, qui ne peuvent être percés qu’avec des forces coordonnées et bien armées. La formation de territoires insurgés permet le développement d’institutions révolutionnaires, alternatives à celles du régime de Damas.