À mesure que la guerre s’installe dans la durée, les Syriens exilés en Occident et au Moyen-Orient s’organisent pour constituer des réseaux de soutien à l’insurrection. Le parrainage des États-Unis, de la France, de l’Arabie saoudite, du Qatar, de la Turquie et du Royaume-Uni, pousse à la constitution d’instances de représentation, avec en perspective la formation d’un gouvernement en exil susceptible de remplacer le régime en place. Des instances de représentation sont donc établies pour permettre la participation des différentes sensibilités de l’opposition et poser les bases du futur régime. Elles doivent en principe utiliser l’aide internationale pour coordonner l’action militaire, faciliter l’aide humanitaire et assurer le financement des administrations locales par le biais d’une agence spécialisée.
Pourtant, le processus de formation d’institutions représentatives échoue. Tout d’abord, le soutien des Occidentaux et des pays du Golfe est limité, les nombreuses promesses d’aide étant souvent sans lendemain. Ensuite, ces institutions sont traversées par des dissensions liées à la concurrence entre les bailleurs (Arabie saoudite et Qatar en particulier) et à des différences idéologiques entre les révolutionnaires syriens. Enfin, les instances de représentation ne jouent pas leur rôle et perdent leur crédibilité vis-à-vis des soutiens étrangers et des groupes armés et des institutions civiles en Syrie.
Dès 2011, le régime cible les principales figures de l’opposition, dont la plupart sont contraintes à l’exil. « Ancien membre du parti communiste et signataire de la Déclaration de Damas en 2005, je savais que j’étais surveillé. J’avais fait de nombreuses années de prison sous Hafez al-Assad. En 2011, je n’ai pas osé manifester, mais je participais clandestinement à l’organisation du comité dans la ville de Soueida. Seulement, j’ai très vite compris que le régime me surveillait de très près et j’ai décidé de quitter la Syrie pour la Turquie dès l’été 2011 »{382}. « Nous avions attendu la révolution toute notre vie », explique un autre ancien membre du parti communiste « mais, en 2011, nous avons été les premiers à devoir nous enfuir ou rejoindre l’insurrection. Le régime nous connaissait, nous avions tous fait de la prison. Manifester était une folie pour nous, c’était la garantie de retourner en prison dans les vingt-quatre heures. Partir à l’étranger était notre seule chance de pouvoir continuer à militer »{383}. Les manifestants pensent alors partir pour un temps limité et continuer à militer à l’extérieur. « En 2011, tout était encore possible. Quand j’ai quitté la Syrie pour la Turquie, puis la France, j’imaginais revenir quelques mois plus tard après la chute du régime. J’avais fait de la prison avant le début de la révolution. En 2011, après avoir échappé de peu à plusieurs arrestations, je me suis dit que j’allais partir à l’étranger, souffler un peu avant de revenir »{384}. Les départs sont souvent précipités, les réfugiés se rendent généralement dans les villes où ils connaissent des opposants.
Paris et Londres figurent parmi les premières destinations des exilés qui arrivent à obtenir des visas. « Quitte à commencer une nouvelle vie, je voulais que ce soit dans un pays favorable à l’opposition syrienne. Je suis venu en France avec l’idée de continuer à militer, de trouver un appui pour aider la révolution syrienne »{385}. D’autres réfugiés s’installent dans les grandes villes du Moyen-Orient, faute de pouvoir se rendre en Occident ou parce qu’ils souhaitent rester proches de la Syrie. Amman, Beyrouth et Istanbul accueillent ainsi de nombreux opposants syriens. Ces villes, qui présentent l’avantage d’associer une dimension internationale et la proximité avec la Syrie, deviennent des lieux de contact pour l’opposition. En Turquie, le gouvernement Erdoğan, favorable à l’opposition, va jusqu’à mettre à disposition des locaux, notamment dans les villes proches de la Syrie comme Gaziantep ou Antakya. De nombreux opposants en exil s’installent à Istanbul, qui devient une plaque tournante de la révolution. Au Liban, de nombreux damascènes partent pour Beyrouth, qui présente l’avantage d’être à quelques heures de la capitale syrienne et d’offrir une vie intellectuelle et militante riche{386}. Amman est moins propice aux révolutionnaires syriens car, bien que favorable à la révolution, l’État jordanien a une politique plus sévère de contrôle des militants en exil.
Pendant deux ans, Le Caire accueille également de nombreux révolutionnaires syriens, attirés par les opportunités économiques, mais surtout par le succès de la révolution commencée place Tahrir{387}. Le nouveau président membre des Frères musulmans, Mohamed Morsi, permet aux Syriens de s’installer sans visa en bénéficiant des mêmes droits sociaux que les Egyptiens. « Quand j’ai dû fuir la Syrie, j’avais entendu dire que les Syriens trouvaient un bon accueil en Égypte. Sur les forums révolutionnaires [sur internet], Le Caire était décrit comme l’endroit où la révolution continuait, réunissant le siège de la Ligue arabe, une situation économique plus favorable et un régime prêt à accueillir les réfugiés syriens »{388}. Cependant, en juillet 2013, l’armée renverse le gouvernement Morsi et installe le maréchal al-Sissi. Dès lors, assimilés aux Frères musulmans, les exilés sont violemment attaqués par les médias et traqués par l’appareil sécuritaire. Par ailleurs, les réfugiés politiques kurdes se regroupent au Kurdistan irakien, où ils bénéficient de l’appui du gouvernement régional kurde de Massud Barzani.
Poursuivre une activité politique représente un vecteur d’intégration pour les réfugiés. « Lorsque je suis arrivé au Caire, la plupart de mes contacts étaient des manifestants syriens en exil. J’ai commencé par travailler avec eux. Nous avons monté plusieurs centres d’information et organisé des manifestations. Cela a permis à notre centre culturel de se faire connaître. Quelques mois plus tard, la représentation du CNS au Caire m’a proposé un travail. J’ai ainsi trouvé un emploi rémunéré à mi-temps »{389}. Un autre exilé fait le même constat. « D’abord exilé à Paris, j’ai continué à militer dans des petites associations formées par des franco-syriens. Au fur et à mesure, j’ai rencontré beaucoup de sympathisants français, j’ai construit un réseau et je me suis fait de nouveaux amis. Continuer à militer m’a permis de demeurer actif et de trouver du travail »{390}.
Les lieux d’exil deviennent des relais de la révolution syrienne avec la création d’associations qui collectent des fonds et acheminent de l’aide en Syrie. Les exilés travaillent par l’organisation d’événements à faire connaître le sort des Syriens aux populations arabes et occidentales et à convaincre les pays d’accueil de soutenir l’insurrection. Pour autant, il n’y a pas de mise en réseau de toutes ces initiatives, qui restent dispersées faute, probablement, d’une représentation crédible de la révolution syrienne à l’étranger.
Malgré son faible ancrage militant en Syrie, les débuts du Conseil national syrien (CNS) sont bien accueillis à l’intérieur comme à l’extérieur. Le 2 octobre 2011, le CNS est créé à Istanbul avec pour objectif de coordonner l’opposition au régime de Bachar al-Assad. Composé de 230 membres, il réunit sous la présidence de Burhan Ghalioun plus de 30 groupes d’opposition, dont les Frères musulmans, des libéraux, des partis kurdes et assyriens. Seuls 71 noms sont rendus publics ; 60 % des sièges sont distribués aux « Syriens de l’intérieur » et 40 % à ceux de l’extérieur. Dans un premier temps, l’autorité politique du CNS s’impose au niveau international et en Syrie même. Ainsi, la France reconnaît le CNS le 10 octobre 2011 comme la seule autorité politique légitime pour représenter la Syrie, un geste qu’imitent la plupart des pays occidentaux. L’ASL le reconnaît à son tour le 29 novembre 2011. Réciproquement, le CNS affirme sa volonté de « se coordonner avec l’ASL pour garantir la conformité et l’harmonisation de l’action de l’Armée syrienne libre sur le terrain avec les efforts politiques que le Conseil national syrien déployait aux niveaux régional et international »{391}.
Dans la perspective de s’imposer à terme comme le représentant légitime de la Syrie, le CNS met en place des représentations diplomatiques auprès des principales chancelleries occidentales, ainsi que dans le Golfe. Prévoyant que la Ligue arabe peut jouer un rôle dans la crise, le CNS installe son siège au Caire, avant de faire marche arrière en raison du coup d’État du maréchal al-Sissi et de l’inefficacité de la Ligue arabe. Le CNS exerce une activité de lobbying auprès des pays occidentaux par des publications régulières détaillant les avancées de l’opposition en Syrie ou défendant le caractère démocratique de la révolution. Le travail est divisé entre plusieurs bureaux : les médias, les relations avec les pays étrangers, les affaires humanitaires, les opérations militaires.
Cependant, les divisions entre les partis et les figures politiques qui siègent au CNS limitent son efficacité. Les Frères musulmans, qui détiennent une majorité des sièges, sont accusés d’imposer leurs candidats aux postes clés du CNS, ce qui amène les formations minoritaires à s’allier pour leur faire contrepoids. Le Courant national syrien et la Déclaration de Damas demandent ainsi l’établissement d’un collège électoral pour changer le président du CNS, jugé trop proche des Frères musulmans. Ces dissensions entraînent une paralysie dans la gestion des dossiers importants. Ainsi, le CNS ne parvient pas à s’accorder sur la période de transition pour sortir du régime actuel, sur la nécessité de demander des frappes occidentales contre le régime ou sur l’intégration d’autres mouvements de l’opposition comme le Comité national de coordination des forces de changement démocratique en Syrie (CNCD). Cette inefficacité entraîne des démissions justifiées par l’opacité du fonctionnement interne, la réélection de Burhan Ghalioun imposée par le Qatar en février 2012 et le manque de coordination avec l’insurrection en Syrie. En mai 2012, ce dernier démissionne pour être remplacé par Abdel Basset Sayda, un dissident indépendant d’origine kurde, qui ne parviendra pas non plus à s’imposer. Pendant les batailles d’Alep et de Damas (août 2012), les démissions continuent, par exemple celle de la porte-parole, Bassma Kodmani, qui déplore le manque de crédibilité d’une organisation en proie à des rivalités internes.
Le manque de moyens vient également limiter l’action du CNS. Celui-ci annonce le versement régulier de salaires aux combattants de l’ASL en avril 2012, promesse qu’il ne pourra pas tenir{392}. En perte de crédit auprès des bailleurs de fonds et face à la contestation des conseils locaux en Syrie, le CNS s’efforce d’assurer sa survie. Il s’ouvre finalement à d’autres partis de l’opposition et modifie son fonctionnement interne pour permettre à l’assemblée d’élire un secrétariat général, lui-même en charge de l’élection du comité exécutif et du président. Réuni à Doha le 5 novembre 2012, le CNS intègre 13 nouveaux groupes d’opposition ainsi que des indépendants, soit l’équivalent de 200 nouveaux membres pour un total de plus de 400 personnes. Trois jours plus tard, un nouveau secrétariat général d’une quarantaine de membres est élu, dont une large majorité de membres appartenant aux Frères musulmans. Georges Sabra, un chrétien, devient le nouveau président du CNS.
Sous la pression des pays du Golfe et des pays occidentaux, ces différentes tentatives de l’opposition pour se rassembler aboutissent le 11 novembre 2012 à la signature d’un accord entre le CNS et d’autres organisations pour former la Coalition nationale des forces de l’opposition et de la révolution{393}. La Coalition est dirigée par Mouaz al-Khatib secondé par des vice-présidents, tous ayant pris part aux manifestations : Riyad Seif, Souheir Atasi, Georges Sabra. Un quatrième vice-président, représentant du Conseil national kurde, ne prendra jamais ses fonctions. Moustafa Sabbagh, réputé proche du Qatar et des Frères musulmans, est nommé secrétaire général, un poste particulièrement important dans le fonctionnement quotidien de la Coalition. Cependant, la création de la Coalition accroît les tensions au sein de l’opposition. En particulier, l’ouverture à de nouveaux courants réduit la part des insurgés de l’intérieur, de 35 % dans le secrétariat du CNS à 20 % seulement dans la structure équivalente de la Coalition{394}. De plus, l’établissement de la Coalition devient l’occasion d’une compétition accrue entre deux alliances politiques : d’un côté, le Qatar et la Turquie appuient les Frères musulmans, de l’autre l’Arabie saoudite et les États-Unis, soutiennent les conseils militaires dirigés par des déserteurs de l’armée ainsi que les courants modérés et laïques.
Le 18 mars 2013, un gouvernement intérimaire est formé avec à sa tête, Ghassan Hito, soutenu par le Qatar et les Frères musulmans. Composé de technocrates sans affiliation politique, ce gouvernement est perçu par la Coalition comme un concurrent direct, ce qui amène son président, Mouaz al-Khatib, à démissionner. En réaction, l’Arabie saoudite, le premier bailleur de fonds de la Coalition, interrompt son financement. Privée de ressources, la Coalition traverse une période d’autant plus difficile que le régime syrien, soutenu par la Russie, l’Iran et le Hezbollah, lance des offensives sur la frontière libanaise, prenant notamment Qusayr et repoussant les rebelles autour de Damas. Après trois mois de bras de fer, Ahmad Assi Jarba, soutenu par l’Arabie saoudite, est élu à la présidence de la Coalition le 6 juillet 2013{395}. Les financements saoudiens reprennent, mais la chute du régime est désormais exclue à court terme. De plus, les tensions internes à la Coalition persistent : Ghassan Hito continue son action en s’appuyant sur sa propre structure, le Syrian Business Forum, basé au Qatar, mais sans beaucoup de succès.
Ces tensions paralysent l’action de la représentation syrienne à l’étranger, en particulier son manque de légitimité empêche la Coalition de servir de relais à l’aide internationale. Ainsi, les dons annoncés sont importants : la Conférence internationale des amis du peuple syrien (The Group of Friends of the Syrian People), soit une centaine de pays, promettent des centaines de millions d’euros d’aide. Pourtant, les annonces ne se concrétisent pas toujours, et les pays occidentaux, comme ceux du Golfe, court-circuitent la Coalition, jugée inefficace. L’aide de l’Union Européenne et des États-Unis est majoritairement distribuée par les agences des Nations Unies (FAO, HCR) qui travaillent à partir de Damas ou dans les camps de réfugiés hors de Syrie. Avant juillet 2014 et le vote de la résolution 2165 autorisant l’aide humanitaire transfrontalière sans accord de Damas, les zones insurgées sont pratiquement exclues.
Au fil des mois, le décalage s’accroît entre l’opposition en exil et ceux qui luttent en Syrie. Au sein de la Coalition, certains membres se méfient des conseils locaux des zones insurgées, qu’ils perçoivent comme de potentiels concurrents peut-être parce qu’ils n’ont que peu de relais en Syrie même{396}. En dépit des appels répétés à déplacer les institutions de la Coalition dans les territoires tenus par l’insurrection, les membres de la Coalition se limitent à de rares et courts voyages en Syrie{397}. De nombreux groupes armés, parmi les plus importants, refusent alors de reconnaître celle-ci, notamment la Harakat Ahrar al-Cham al-Islamiyya, la Firqa 19 et le Liwa’ al-Tawhid{398}. Lors de rencontres en Syrie, certains membres de ces groupes armés expriment une opposition déterminée à toute représentation extérieure, suspectée de s’approprier la révolution. En fait, ils perçoivent la Coalition comme le résultat d’une ingérence étrangère, très éloignée des besoins de la population.
Le blocage institutionnel de la Coalition a également de graves conséquences sur l’aide humanitaire. Le soutien de la Conférence internationale des amis du peuple syrien, en particulier celui de la Turquie, met la Coalition en situation de centraliser et redistribuer l’aide au nord de la Syrie. Mais, aucun bureau n’est ouvert en Syrie même par le CNS, puis la Coalition, avant l’été 2013. De plus, au lieu de diriger l’aide vers les institutions civiles naissantes en Syrie, la Coalition laisse les ONG opérer sans coordination.
Pourtant, les acteurs internationaux avaient initialement cherché à éviter la dispersion de l’aide et la création d’un marché de l’humanitaire dont les effets pervers avaient été constatés dans d’autres crises{399}. Ainsi, la Coalition met en place, en décembre 2012, l’Unité de coordination de l’aide (Wahdat Tansiq al-Da‘am, Assistance Coordination Unit – ACU) avec l’aide technique de l’Union Européenne. Installé à Reyhanlı jusqu’en mars 2013, puis à Gaziantep (Turquie) et présidé par l’une des vice-présidents de la Coalition, Souheir al-Atassi, ce bureau coordonne l’aide internationale et évalue la situation humanitaire en Syrie et dans les camps de déplacés à la frontière turco-syrienne.
En l’absence de gouvernement provisoire et sous la pression des donateurs, l’ACU s’implique dans la distribution de l’aide en Syrie par le biais des conseils locaux et dans les camps de déplacés{400}. Son bilan est mitigé ; elle n’est parvenue à dépenser qu’une petite partie de son budget. En effet, l’organisation produit des données inédites sur la situation humanitaire et mène plusieurs campagnes de vaccination contre la poliomyélite. Cependant, la distribution de l’aide est compliquée par le manque d’expérience du personnel et les calculs politiques de Souheir al-Atassi, qui exclut les conseils locaux qu’elle estime proche de ses rivaux au sein de la Coalition, Moustafa Sabbagh et les Frères musulmans. Les administrations locales les plus importantes, notamment à Alep, Raqqa et Idlib, se plaignent d’être écartées des programmes d’aide. De plus, si l’ACU reçoit quelques millions de dollars du Qatar en février 2013, elle reste un acteur mineur. En effet, les 230 millions de dollars des États-Unis, les 477 millions de dollars l’UE et les 1,5 milliard promis en janvier 2013 à la première conférence du Koweït passent par d’autres canaux, notamment les agences de l’ONU, qui travaillent directement dans les camps de réfugiés, ou par Damas{401}.
Le contournement d’ACU s’explique par les stratégies nationales des donateurs et son inefficacité à repérer et à hiérarchiser les besoins. Le décalage croissant entre les cadres de la Coalition et les révolutionnaires de l’intérieur rend difficile la construction d’une stratégie appropriée. Les conseils locaux ne sont pas considérés comme des interlocuteurs fiables par l’ACU, alors même qu’elle les représente auprès des donateurs. En conséquence, l’aide ne parvient pas jusqu’aux conseils locaux, dont le travail de collecte de données ne remonte que très rarement jusqu’aux bureaux d’ACU. Or, privées d’aide extérieure, les structures de l’insurrection sont fragiles, car il n’est pas possible de lever des impôts. Dans chaque municipalité, les tentatives de centralisation et de développement de services publics (hôpitaux, secours de proximité, système éducatif, nettoyage des ordures) survivent difficilement faute de soutiens de la Coalition. Les groupes politico-militaires s’investissent dans l’espace laissé vacant et deviennent des concurrents directs des conseils locaux.
Par exemple, malgré le caractère stratégique d’Alep, la Coalition est incapable de soutenir la municipalité. Ainsi, après avoir payé une partie des salaires en juillet 2013 grâce aux 50 000 dollars d’aide d’un Syrien vivant en Allemagne, la municipalité d’Alep interrompt ses activités en août. Celle-ci étant au bord de la banqueroute, le maire d’Alep décide, après plusieurs tentatives pour prendre contact, de se rendre directement en Turquie auprès d’ACU. Il y est reçu, mais n’obtient pas d’argent. En effet, ACU sélectionne les projets essentiellement à partir des priorités des donateurs et de ses propres contacts en Syrie.
L’échec d’ACU laisse les ONG libres de refuser toute coordination avec les institutions locales, qu’elles accusent d’être « politiques », alors qu’elles négocient pragmatiquement avec les groupes armés. Les donateurs occidentaux aggravent le problème par les critères qu’ils imposent et que seules les grandes ONG internationales sont capables de remplir. De plus, ils exigent que celles-ci mettent directement en œuvre les projets pour lesquels elles sont financées, les incitant ainsi à contourner les nouvelles municipalités. Par ailleurs, les programmes sont souvent décidés hors de Syrie, parfois aux sièges des ONG, dont le savoir-faire ne correspond pas toujours aux besoins. Ainsi, Télécoms Sans Frontières, une ONG française, distribue des iPad dans les camps de réfugiés à la frontière turco-syrienne en août 2013 et installe des connexions internet satellitaires dans des hôpitaux, alors que ceux-ci manquent de médicaments, d’instruments médicaux, de générateurs et d’essence pour produire de l’électricité{402}.
Dans les zones tenues par les insurgés, les ONG travaillent avec des Syriens, souvent choisis pour leur connaissance de l’anglais, qui leur facilitent l’accès à certains sites. Ces derniers limitent parfois l’action de l’ONG à leurs réseaux familiaux et sociaux. Ainsi, à Alep, durant l’été 2013, People in Need et Arche Nova s’appuient sur la même famille pour distribuer de l’aide. Cette dernière intervient uniquement dans son quartier et refuse tout contact avec la municipalité d’Alep. Réagissant à cette situation, le responsable du département de l’éducation à la municipalité d’Alep explique : « Ils financent sept de nos écoles dans le quartier de Ferdusi et refusent de passer par nous. Ils paient 90 dollars aux professeurs, alors que nous peinons à distribuer 10 à 20 dollars dans les 200 écoles que nous faisons fonctionner. Cela crée de graves tensions et déstructure le système éducatif que nous tentons de reconstruire. Les ONG ne veulent pas comprendre qu’il faut une réponse globale en reconstruisant des institutions pour gérer l’ensemble de la ville »{403}. De façon plus pertinente, mais malheureusement atypique, Médecins sans frontières installe ses hôpitaux en lien avec les municipalités insurgées. De plus, MSF s’adapte aux besoins locaux, décidant notamment de favoriser les activités de maternité plus que la chirurgie de guerre, car les blessés graves sont envoyés en Turquie, alors que les accouchements difficiles – qui ne sont pas pris en charge en raison de l’effondrement du système de santé – provoquent une mortalité importante{404}.
Au final, la plupart des ONG se concentrent sur une bande de quelques dizaines de kilomètres au nord d’Idlib, près de la frontière turque, poussant ainsi la population syrienne qui est restée dans les zones de l’insurrection à s’y installer{405}. De plus, la plupart des ONG quittent la Syrie à l’été 2013 du fait de la multiplication des enlèvements par l’EIIL, ce qui limite encore leur accès au terrain. Comme dans le Peshawar des années 1980 pour l’Afghanistan, les villes de Gaziantep et d’Antakya attirent les humanitaires occidentaux et les Syriens qui vivent à l’étranger dans un milieu international déconnecté des réalités syriennes.
Le 29 juillet 2011, un conseil militaire est créé à Rastan par des officiers déserteurs qui annoncent la formation de l’Armée syrienne libre (al-Jaych al-Suri al-Hurr, ASL). En septembre 2011, elle fusionne avec d’autres groupes d’insurgés, notamment le Mouvement des officiers libres (Harakat al-Dubbat al-Ahrar), et devient le principal groupe armé de l’opposition. Première tentative pour instituer une coordination militaire nationale, l’ASL est alors pensée comme une structure sans affiliation partisane, mais couvrant l’ensemble du territoire national. Cependant, les combattants à l’intérieur se retrouvent vite en décalage avec les officiers qui commandent depuis l’extérieur. Le 29 novembre 2011, l’ASL reconnaît l’autorité du CNS, mais son président Burhan Ghalioun s’oppose à la militarisation de l’insurrection, ce qui contribue à le couper des combattants. De plus, des conflits de pouvoir éclatent à la tête de l’ASL. Plusieurs hauts gradés, déserteurs de l’armée syrienne, quittent l’ASL et revendiquent sans succès le monopole de la direction militaire. Par exemple, le général Mustafa al-Cheikh quitte l’ASL en février 2012 pour fonder le Haut conseil militaire révolutionnaire (al-Majlis al-‘Askari al-Thawri al-A‘la), au moment où le CNS crée sa propre structure militaire. Les débuts de l’ASL sont ainsi marqués par des luttes de pouvoir au sein des élites militaires en exil.
Cette multiplication des centres de commandement amène la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar à faire pression pour une réunification, notamment pour faciliter les livraisons d’armes. Au printemps 2012, les officiers actifs à l’intérieur prennent l’ascendant sur les généraux déserteurs réfugiés en Turquie. L’ASL se dote alors d’un commandement conjoint regroupant les chefs des unités militaires établies dans 10 des 14 gouvernorats syriens, tandis que le CNS, longtemps réticent à embrasser la lutte armée, se déclare favorable à l’ASL et annonce la prise en charge des salaires des combattants. À la suite d’une réunion de 550 anciens officiers et chefs militaires de l’ASL (décembre 2012), un Haut conseil militaire (al-Majlis al-‘Askari al-A‘la), un état-major (Hay‘at al-Arkan) et cinq régions militaires sont constituées en vue de coordonner les opérations. Installé en Turquie, le Conseil militaire suprême est dominé par des officiers de carrière passés à l’insurrection{406}.
Cette coordination a pour but de renforcer la centralisation amorcée avec la formation d’unités militaires de plusieurs milliers d’hommes. Mais, dès ses débuts, le Conseil militaire suprême n’est pas suivi par les combattants qui attendent de l’aide. « Nous nous sacrifions en Syrie dans un combat largement inégal, la seule chose que nous voulons ce sont des armes et des munitions. Avec une kalachnikov pour deux combattants, nous n’avons aucune chance »{407}. La plupart des combattants rencontrés ne cachent pas leur distance vis-à-vis du commandement basé à l’étranger. « Pour moi la Coalition nationale et le Conseil militaire suprême sont factices. On les voit à la télévision signer des alliances et se disputer, mais ici rien, rien ne change »{408}. Malgré la restructuration du Conseil militaire suprême, les tensions entre l’intérieur et l’extérieur se doublent, dès l’automne 2012, d’une compétition entre l’ASL et les groupes de combattants islamistes radicaux qui rejettent son autorité. En septembre 2012, le général Mohammad al-Hajj Ali, en rupture avec l’ASL, annonce la création d’une Armée nationale syrienne qui doit s’attaquer à l’influence des réseaux islamistes. Pour renforcer sa position, l’ASL déplace alors son centre de commandement de la Turquie vers la Syrie dans le but de mieux contrôler les groupes extrémistes.
En réaction à ce qu’ils interprètent comme une prise de contrôle par les officiers de l’extérieur, plusieurs grandes unités créent leur propre rassemblement, le FILS (Jabhat Tahrir Suriyya al-Islamiyya, Front Islamique pour la Libération de la Syrie), sans pour autant quitter l’ASL. Ils sont soutenus dans cette voie par les donateurs du Golfe, qui craignent de perdre leur capacité d’influence si l’argent transite par les structures militaires de la Coalition. La scission avec l’ASL se produit en novembre 2013, quand les unités militaires du FILS, à l’exception des Kata’ib al-Faruq, s’associent au FIS (al-Jabha al-Islamiyya al-Suriyya, Front islamique syrien), déclarent que la Coalition ne les représente plus et créent le Front Islamique{409}. Signe de son affaiblissement, l’ASL perd en décembre 2013 le contrôle de son quartier général situé sur la frontière turque à Bab al-Hawa. Ce dernier est pillé par le Front Islamique qui s’empare du matériel que l’ASL refusait de lui fournir depuis leur scission{410}. En Syrie, la légitimité de la Coalition nationale et de l’état-major est au plus bas. En proie à des pressions très fortes de ses soutiens extérieurs, l’ASL accepte finalement une nouvelle restructuration en février 2014 et Selim Idriss est limogé de son poste de chef d’état-major par le Conseil militaire suprême{411}. À partir d’août 2014, l’état-major fonctionne à nouveau sous le nom de Conseil du commandement de la révolution (Majlis Qiyadat al-Thawra), les brigades qui le composaient se restructurent et continuent le processus de centralisation en créant des regroupements d’unités de plus en plus importants. Les suivantes dépassent 10 000 hommes : le Front des révolutionnaires de Syrie (Jabhat Thuwwar Suriyya), l’Organisation de la constance (Harakat Hazm), l’Armée des mujahidin (Jaych al-Mujahidin), l’Union islamique des soldats du Levant (al-Ittihad al-Islami li-Ajnad al-Cham).