L’internationalisation de la crise syrienne est le résultat d’un double processus : le départ forcé de millions de Syriens dans les pays voisins et l’intervention d’acteurs extérieurs dans la guerre. Les effets de l’internationalisation sont donc sensibles en Syrie, mais aussi dans les pays voisins. D’une part, les acteurs extérieurs – étatiques ou non – importent des logiques qui s’imposent aux combattants syriens. Ainsi, la radicalisation et la division de l’insurrection sont d’abord le fait des mouvements et des financements étrangers. En particulier, le PKK et l’EIIL imposent un agenda ethnique et sunnite radical, alors que le soutien de l’Iran et du Hezbollah enferment le régime dans une logique confessionnelle. D’autre part, la crise s’exporte sur le territoire des pays voisins : instabilité politique au Liban, aggravation de la guerre civile en Irak, fragilisation du régime jordanien, tensions communautaires en Turquie. Enfin, l’action de mouvements transnationaux comme l’EIIL et le PKK, qui agissent à cheval sur la frontière irako-syrienne, intègre étroitement les deux conflits.
Plus précisément, la crise prend une dimension régionale, voire globale, en raison de l’interaction, souvent violente, d’acteurs de natures différentes (États, institutions régionales, groupes armés, tribus, partis) autour de cinq enjeux, définissant des espaces transnationaux de lutte. D’abord, les États-Unis (alliés aux Européens) et la Russie (alliée à l’Iran et à la Chine) s’opposent sur des règles du jeu international, notamment la possibilité de renverser un régime autoritaire. Ensuite, l’Iran et l’Arabie saoudite, appuyés par leurs alliés respectifs, sont en compétition pour le leadership régional. Enfin, la question des réfugiés étend la crise aux pays d’accueil – en premier lieu la Jordanie, le Liban, la Turquie et l’Irak. L’internationalisation dérive également de l’implantation de partis extérieurs en Syrie, ce qui sera développé dans les chapitres suivants. En particulier, les enjeux de la question kurde sont redéfinis par la guerre civile : le PKK sort de son isolement par son alliance avec Damas, alors que la Turquie renforce son soutien au Gouvernement régional kurde (GRK) en Irak (chapitre 8). Parallèlement, le projet de califat de l’EIIL soulève progressivement l’opposition de tous les États, mais sert de ralliement à des mouvements jihadistes de tous les horizons (chapitre 10).
La description de ces espaces transnationaux de lutte nous amène à trois remarques. D’abord, ils ne renvoient pas à des oppositions « naturelles ». En particulier, la formation de deux alliances, « chiite » et « sunnite », suppose pour les chiites de mettre de côté les différences entre alaouites, ismaéliens et duodécimains et, chez les sunnites, les désaccords souvent violents entre Frères musulmans, salafistes et tenants de pratiques religieuses populaires. Ensuite, ces espaces de lutte n’impliquent pas toujours les mêmes acteurs et possèdent des logiques propres, ce qui explique que les alliances et les oppositions ne se recoupent pas d’un espace à l’autre. Pour autant, les évolutions dans un espace affectent les autres espaces. Ainsi, la montée de l’État islamique redéfinit les enjeux prioritaires pour les Occidentaux – de la chute du régime syrien vers la lutte contre celui-ci. Enfin, certains acteurs sont investis (et parfois centraux) dans plusieurs espaces. Par exemple, la Turquie est un acteur de l’alliance soutenant l’insurrection, elle aussi très investie dans l’accueil des réfugiés et dans le champ kurde. La stratégie d’un acteur est donc la résultante d’un arbitrage par rapport à différents enjeux, ce qui explique les transformations rapides et, à certains moments, une imprédictibilité du système.
Au-delà de la question du maintien de Bachar al-Assad au pouvoir, la guerre civile est un affrontement entre la Russie et les États-Unis, et leurs alliés respectifs, autour des règles de l’ordre international. Le conflit syrien doit donc être compris dans la continuité des crises qui, depuis la fin de la guerre froide, se sont cristallisées autour des interventions occidentales pour renverser des régimes autoritaires{412}. La crise du Kosovo, avec l’intervention unilatérale de l’OTAN, marque la première opération de ce type, suivie par l’Irak en 2003 et la Libye en 2011. Ainsi, l’intervention en Libye résultait d’une interprétation pour le moins imaginative de la résolution 1973 de l’ONU par les pays de l’OTAN, puisque celle-ci visait la protection des civils et non un changement de régime.
Pour les Occidentaux, la crise syrienne est d’abord perçue comme la continuation des Printemps arabes, c’est-à-dire une démocratisation endogène des régimes arabes. Dans un premier temps, les États-Unis réagissent de façon prudente aux premières manifestations en Syrie, la secrétaire d’État Hillary Clinton qualifiant Bachar al-Assad de « réformateur » à la fin du mois de mars 2011{413}. Cependant, devant la montée de la violence à l’été 2011, le président Obama appelle Bachar al-Assad à se retirer et parraine en octobre 2011 une première résolution à l’ONU, condamnant la répression du régime et imposant des sanctions{414}. Persuadés de la chute imminente du régime, les pays occidentaux entreprennent un travail diplomatique pour délégitimer le régime de Damas. En février 2012, la création de la Conférence internationale des amis du peuple syrien est un premier pas pour installer l’opposition comme représentante légitime du peuple syrien{415}. Cependant, les pays occidentaux ont des stratégies divergentes et restent réticents à fournir un soutien militaire. Faute de consensus, l’Union européenne limite son action à l’aide d’urgence et au soutien aux réfugiés. En effet, l’Allemagne maintient des contacts avec Damas, alors que la France et le Royaume-Uni s’engagent ouvertement aux côtés de l’insurrection. L’aide militaire occidentale demeure minimale en raison des inquiétudes américaines et israéliennes sur la destination finale des armes fournies. De plus, les officiels américains exigent la promesse écrite des chefs de l’ASL de détruire toutes les armes chimiques en cas de victoire, ce que la plupart refusent au nom de la souveraineté nationale et de peur que le régime ne les accuse d’être inféodés aux États-Unis et à Israël.
L’engagement américain est par ailleurs limité en raison des fiascos irakien et afghan. Comme en Libye, les autorités américaines veulent éviter tout ce qui pourrait conduire à des opérations au sol. Les attaques chimiques contre les populations civiles à la Ghouta (août 2013), qui font entre 1 000 et 1 500 morts, sont révélatrices des ambiguïtés du gouvernement américain. Elles mettent directement en cause la crédibilité du président Barack Obama qui en avait fait une « ligne rouge » dans un discours un an auparavant{416}. Une campagne de bombardements, limitée à quelques bases militaires syriennes et en collaboration avec la Grande-Bretagne et la France, semble alors imminente. Pourtant, le vote négatif des parlementaires britanniques fait annuler l’opération le 7 septembre, la veille de la date prévue. Le président Obama annonce en effet qu’il demandera au Congrès l’autorisation d’effectuer des frappes, ce qui revient à annuler l’intervention en raison du contrôle de la Chambre des représentants par les Républicains. La France, fortement impliquée dans l’opération mais désormais isolée, doit interrompre ses préparatifs.
Le désengagement des États-Unis aggrave les difficultés d’une opposition par ailleurs divisée. Les courants libéraux au sein de l’insurrection se trouvent un peu plus marginalisés et il n’existe plus de contrepoids à l’influence de l’Arabie saoudite et du Qatar. Les pays occidentaux concentrent l’essentiel de leur action sur les réfugiés et sur les risques liés à la présence de milliers d’étrangers, notamment européens, venus faire le jihad en Syrie. Les victoires militaires de l’État islamique à l’été 2014 contraignent ensuite les États-Unis à revenir dans le jeu par des bombardements ciblés. Désormais sans alliés fiables, ces opérations risquent d’aliéner la population sunnite. Au final, l’échec américain reflète, une nouvelle fois, l’absence de politique cohérente au Moyen-Orient.
Ensuite, la volonté de protéger ses acquis stratégiques n’explique pas l’implication de la Russie dans la crise syrienne. À la différence de la crise ukrainienne de 2014, qui touche à la conception que la Russie se fait d’elle-même, la Syrie n’était pas en 2011 un partenaire économique ou stratégique important. En effet, les achats d’armes syriens ne représentent pas des profits significatifs et la base navale russe à Tartous a une importance limitée depuis la fin de la guerre froide. En réalité, la Russie défend d’abord le principe de non-intervention{417}. Ainsi, en août 2013, l’Arabie saoudite offre à la Russie 15 milliards de dollars de contrats d’armements et des garanties sur ses intérêts stratégiques en échange de l’arrêt du soutien au régime syrien, mais Moscou refuse{418}. Le gouvernement russe vise à gagner assez de temps pour que le régime syrien stabilise la situation militaire et s’impose comme un acteur incontournable pour la communauté internationale. Moscou va jouer sur trois fronts : le blocage de toute résolution défavorable au Conseil de sécurité, la restructuration de l’armée syrienne et le soutien à un processus de négociations. Ainsi, la Russie envoie des armes au régime syrien pour adapter son armée à la contre-insurrection. Elle aide notamment la Syrie à moderniser sa flotte d’hélicoptères, ainsi que ses batteries antiaériennes et côtières pour contrer de possibles bombardements occidentaux. Cependant, malgré les demandes du régime syrien, les armements antiaériens les plus sophistiqués et les avions de combats les plus récents n’ont pas été vendus en raison de l’opposition d’Israël et des États-Unis{419}.
Les institutions internationales, en particulier l’ONU, deviennent le terrain d’affrontement – et quelquefois de collaboration – entre la Russie et les États-Unis sur trois dossiers : la mise en place d’un processus de règlement pacifique par des négociations, le désarmement chimique de la Syrie et l’aide humanitaire.
D’abord, la Russie et la Chine rejettent toutes les résolutions condamnant le régime syrien, afin d’éviter tout prétexte d’intervention. La paralysie du Conseil de sécurité réduit l’ONU à la fourniture d’aide humanitaire et aux missions de bons offices. Les négociations parrainées par l’ONU seront essentiellement le produit d’une ambiguïté. D’une part, la Russie poursuit méthodiquement la mise en place d’un processus diplomatique sans perspectives de réussite, mais qui légitime son allié syrien, au bord de l’effondrement en 2012{420}. Les propositions russes arrivent ainsi aux moments où les soutiens de l’insurrection paraissent prêts à accélérer l’envoi d’aide militaire. Deux jours après l’échec du plan de la Ligue arabe (janvier 2012), la Russie propose la tenue de discussions informelles à Moscou (qui finalement ne se tiendront pas). D’autre part, les pays occidentaux acceptent des négociations pour faciliter une transition politique qui suppose, de leur point de vue, le départ de Bachar al-Assad. Après un essai infructueux{421}, le secrétaire général de l’ONU charge Lakhdar Brahimi d’être le médiateur international dans le conflit syrien. Suite à des mois de médiation sans effet, Brahimi menace de démissionner et obtient la tenue de négociations sous le nom de Genève II en janvier et février. En l’absence de consensus sur l’objet même de la rencontre, les négociations échouent sans avoir réellement commencé. Cependant, le régime syrien a été reconnu comme interlocuteur, alors que les insurgés ont publiquement étalé leurs divisions. En effet, la Coalition nationale syrienne, forcée par les États-Unis à participer au processus de Genève II, a considérablement perdu en crédibilité chez des combattants. Les négociations sont en effet impopulaires dans l’opposition armée, d’autant plus que le régime intensifie les bombardements et la répression politique dans les semaines précédant Genève II.
Ensuite, la Russie a habilement joué pour paralyser l’action occidentale en ouvrant une porte de sortie au président Obama après que ce dernier a renoncé à bombarder le régime syrien. Le président Poutine propose donc un plan de démantèlement des armes chimiques sous supervision des Nations-Unies. Entre septembre 2013 et octobre 2014, l’OIAC (Organisation pour l’interdiction des armes chimiques) organise le départ et la destruction des substances chimiques les plus dangereuses. Cependant, ces accords sont difficiles à vérifier et n’ont d’ailleurs pas empêché une série d’attaques au chlore{422}.
Enfin, les Russes ont soutenu l’obligation de passer par le régime syrien pour distribuer l’aide humanitaire internationale, y compris pour les zones insurgées, ce qui a permis leur exclusion de fait et l’instrumentalisation politique de l’aide. Il faudra attendre la résolution de l’ONU 2165 de juillet 2014 pour voir une aide directe, sans le consentement de Damas, passer par la Turquie (Bab al-Salam et Bab al-Hawa), l’Irak (al-Yarubiyah) et la Jordanie (al-Ramtha).
Le Moyen-Orient traverse une crise généralisée qui redéfinit les équilibres politiques internes, les rapports de forces entre pays et menace les frontières héritées de la colonisation. Dans les années 1990 et 2000, les interventions américaines en Irak ont provoqué une marginalisation des Arabes sunnites au profit des Kurdes et des chiites. En effet, l’autonomie kurde pourrait préfigurer une indépendance à plus long terme, alors que le basculement historique du pouvoir vers la majorité chiite a créé les conditions d’une insurrection sunnite. De plus, les révolutions arabes, dont les échecs n’annulent pas les effets, menacent les régimes autoritaires du Golfe.
Par ailleurs, l’Arabie saoudite et l’Iran sont en compétition depuis la révolution iranienne pour des raisons complexes : opposition historique des wahhabites au chiisme, présence d’une population chiite dans le Golfe (soupçonnée d’être une cinquième colonne), alliance ou opposition avec les États-Unis. Cette opposition structurante explique l’émergence de deux alliances à la suite d’un processus complexe de tâtonnements et d’ajustements sur plusieurs décennies{423}. En particulier, la guerre civile au Liban entre 1975 et 1990, le conflit entre l’Iran et l’Irak dans les années 1980, ainsi que la guerre civile en Irak depuis 2003, ont montré une certaine fluidité des alliances au-delà de l’opposition entre l’Arabie saoudite et l’Iran. La politique syrienne est un bon exemple de ces variations. Dans les années 1980, la Syrie affrontait parfois le Hezbollah, aujourd’hui un soutien militaire indispensable. Le rapprochement irano-syrien s’est fait en raison d’un soutien commun au Hezbollah et, avant tout, d’une même opposition à Israël et à l’Irak de Saddam Hussein{424}. Par ailleurs, jusqu’à la fin des années 1980, le régime syrien était proche des pays du Golfe qui lui reversaient une partie de leur rente pétrolière, au nom de la solidarité arabe contre Israël{425}. À la veille de la révolution, le Qatar était encore un allié important du régime dont il s’était rapproché durant la guerre au Liban de 2006. Les pays du Golfe attendent la répression des manifestations pacifiques de 2011, très impopulaire auprès de leur opinion publique, pour rompre avec Damas. Dans le contexte des révolutions arabes, les pays du Golfe semblent persuadés que le régime suivra la même voie que ses homologues égyptien, tunisien et libyen{426}. Même le Hezbollah libanais a tenté de pousser son allié syrien à plus de modération en 2011. Enfin, si la Turquie a eu de nombreux différents avec la Syrie, notamment sur le statut du sandjak d’Iskenderun et le soutien syrien au PKK en Turquie, les deux pays s’étaient rapprochés depuis la fin des années 1990{427}. Ce n’est qu’en septembre 2011, six mois après le début de la révolution, que la Turquie rompt finalement ses relations avec le régime syrien.
La guerre civile en Syrie ouvre une phase de polarisation. D’une part, la Syrie transforme radicalement sa politique extérieure désormais inscrite dans une alliance étroite avec l’Iran et le Hezbollah, explicitement orientée contre les pays du Golfe. En ce sens, la crise syrienne est un moment décisif dans la constitution d’une alliance « chiite » clairement dirigée contre l’Arabie saoudite et ses alliés. L’engagement du Hezbollah s’explique par sa dépendance logistique vis-à-vis de la Syrie, l’aéroport de Damas est important pour acheminer les armes iraniennes et, plus largement, par son importance dans les équilibres internes du Liban. La guerre civile en Syrie renverse d’ailleurs le rapport de force entre le Hezbollah et le régime syrien, ce dernier étant désormais dépendant de celui-ci pour sa survie{428}. Ainsi, le leader du Hezbollah, Nasrallah, justifie initialement l’intervention en Syrie dans la continuité de sa lutte contre Israël en présentant les protestations comme un complot américano-israélien. Par la suite, la rhétorique du Hezbollah va mettre au premier plan la lutte contre les extrémistes sunnites et la défense des lieux saints menacés par des radicaux sunnites (au premier rang desquels la mosquée Sayyida Zaynab à Damas){429}. L’évolution du Hamas, autrefois aidé par l’Iran et la Syrie, révèle les limites de la polarisation à l’œuvre après 2011{430}. Face à une guerre civile qui le met en porte-à-faux, le Hamas se rapproche des pays du Golfe en 2013, notamment du Qatar, avant de renouer avec l’Iran en 2014. D’autre part, la politique de soutien des pays du Golfe à l’insurrection participe d’une compétition avec l’Iran. Les protestations de la majorité chiite au Bahreïn ont montré que les pétromonarchies du Golfe pouvaient être affectées dans le mouvement des révolutions arabes. De plus, les pays du Golfe soutiennent l’insurrection sunnite contre le gouvernement de Bagdad{431}. Enfin, l’engagement turc s’inscrit dans un soutien aux révolutions arabes en Tunisie et en Égypte, mais aussi une logique de protection/instrumentalisation des populations sunnites, et notamment turcophones, de la région.
Cette logique confessionnelle dépasse les stratégies étatiques. En effet, la crise syrienne amène la mobilisation d’acteurs variés – oulémas, prêcheurs, associations –, qui ont une marge d’autonomie par rapport aux États. L’appel à la solidarité sunnite ou chiite légitime, mais aussi contraint, les politiques extérieures. La protection des lieux saints pour Riyad et la doctrine khomeyniste de la résistance des faibles contre les puissants pour Téhéran inspirent ainsi des discours étatiques{432}. Depuis l’interdiction pour les Iraniens de se rendre dans les lieux saints saoudiens, à la suite de l’incident de 1987, la Syrie est devenu le premier lieu de pèlerinage, ce qui renforce les liens entre les deux pays{433}. Chez les sunnites, les dons privés du Golfe soutiennent l’insurrection syrienne et les prédicateurs comme cheikh Adnan al-Arur et cheikh Yussef Qaradawi promeuvent une lecture religieuse des événements. En Arabie saoudite, les mouvances islamistes, en particulier les cheikhs, justifient leur soutien à la révolution à partir d’une lecture confessionnelle du régime syrien{434}.
En conséquence, le jeu des puissances régionales accroît la fracture entre sunnites et non sunnites en Syrie. La compétition régionale, dont les effets sont visibles en Palestine, en Irak, au Yémen et au Liban, est particulièrement déterminante en Syrie. La polarisation communautaire s’explique par l’alignement croissant entre les alliances régionales et les acteurs locaux{435}. En effet, l’aide de l’Arabie saoudite à l’insurrection et de l’Iran au régime accélère la reconstitution d’un champ politique polarisée par l’appartenance confessionnelle. De part et d’autre, les tentatives des acteurs de se présenter comme non-confessionnels ont cessé d’être crédibles. Comme en Irak, au Yémen et au Liban, l’opposition chiite-sunnite est ainsi devenue déterminante dans le conflit, alors qu’elle n’était pas clivante lors du déclenchement de la révolution. L’anticipation d’un affrontement confessionnel a accéléré l’alignement des acteurs sur une base confessionnelle, « croissant chiite » contre « encerclement sunnite »{436}. Cette interprétation du conflit syrien facilite en retour la participation d’EIIL et du Hezbollah à la guerre civile syrienne. La présence accrue de combattants chiites, militants du Hezbollah, Pasdaran iraniens ou miliciens irakiens au sein du Liwa’ Abu al-Fadl al-‘Abbas a également un effet sur le fonctionnement interne du régime syrien. Ainsi, des dizaines de milliers de combattants étrangers se battent pour la défense des sanctuaires religieux, dont une partie a été saccagée par les groupes sunnites. Le régime de Damas met en place des milices ouvertement chiites comme les Forces de défense nationale (Quwwat al-Difa‘ al-Watani), les Brigades du parti Baas (Kata’ib Hizb al-Ba‘th), le Parti social-nationaliste syrien (al-Hizb al-Suri al-Qawmi al-Ijtima‘i), le Front populaire pour la libération de la province d’Iskandarun (al-Jabha al-Cha‘biyya li-Tahrir Liwa’ Iskandarun), alors que la multiplication des désertions des sunnites réduit la base communautaire du régime. Affichant sa volonté de se présenter comme séculaire et protecteur des minorités, le régime est renvoyé à une identité non sunnite par l’opposition. De manière similaire, le soutien du Golfe accroît le poids des islamistes sunnites.
Cependant, l’Arabie saoudite perçoit la montée des Frères musulmans et de l’État islamique, comme une menace interne et se trouve, de ce fait, prise dans des logiques contradictoires. D’une part, elle s’oppose à l’État islamique, qui lutte pourtant contre un régime chiite en Irak. D’autre part, elle soutient l’insurrection, mais rejette les Frères musulmans, dominant au sein de la représentation extérieure syrienne. Ainsi, le Qatar et l’Arabie saoudite se sont à plusieurs reprises opposés sur le choix de la direction de l’insurrection syrienne. L’Arabie saoudite, qui craint des contestations internes, préfère les conservateurs, les officiers déserteurs, les tribaux – voire les libéraux{437}. À l’inverse, le Qatar, politiquement plus ouvert, soutient les groupes, même radicaux, se réclamant de l’islam politique{438}. Les tensions entre les deux pays s’expriment également sur le dossier égyptien, le Qatar soutenant le gouvernement Morsi, quand l’Arabie saoudite approuvait sans réserve le coup d’État du général al-Sissi. En Égypte, les fluctuations de la politique vis-à-vis de la Syrie reflètent les mêmes tensions. Le président Morsi, membre des Frères musulmans, soutenait officiellement l’insurrection syrienne, tandis que le général al-Sissi qui lui a succédé réprime les révolutionnaires syriens. En effet, bien que le régime militaire soit sous perfusion financière de l’Arabie saoudite, il perçoit la Syrie de Bachar al-Assad comme un régime confronté, comme lui, à une menace islamiste{439}. Enfin, les victoires de l’État islamique en 2014 ont conduit à la marginalisation des groupes insurgés sunnites irakiens soutenus par l’Arabie saoudite. Celle-ci, confrontée à une menace révolutionnaire a choisi de collaborer avec les États-Unis et, implicitement, avec l’Iran pour contenir l’État islamique comme elle l’avait fait contre al-Qaïda en Irak après 2006.
Les Syriens sont devenus en quelques années la plus importante population de réfugiés au monde ; la crise est d’une ampleur comparable à celles de l’Afghanistan dans les années 1980 et du Congo dans les années 1990. Dès l’été 2011, les offensives de l’armée syrienne entraînent la fuite de dizaines de milliers de personnes. L’extension des combats à l’ensemble du pays, notamment les bombardements des grandes villes à partir du début 2012, accélère les déplacements de population. La côte syrienne, relativement épargnée, accueille des millions de déplacés ; d’autres partent pour le Liban, l’Irak, la Jordanie et la Turquie. Dès l’hiver 2012-2013, près d’un demi-million de Syriens sont enregistrés au HCR (Haut Commissariat aux Réfugiés) dans les pays frontaliers de la Syrie, chiffre qui passe à 3,3 millions fin 2014 (voir tableau 2). Au-delà de ces chiffres officiels, une estimation raisonnable est de 4 à 5 millions de réfugiés fin 2014, auxquels s’ajoutent 6 à 7 millions de déplacés internes, soit un Syrien sur deux déplacé ou réfugié. Les chiffres sont approximatifs, car une partie importante des réfugiés ne vivent pas dans les camps, profitant d’accords de libre circulation existants, d’une double nationalité ou ayant choisi la clandestinité{440}. C’est notamment le cas au Liban, en Égypte et en Turquie. Dans ce dernier cas, les autorités turques ferment les postes frontières en 2011-2012. Mais, lorsque les insurgés prennent le contrôle de certains postes frontières syriens au nord du pays, la Turquie ouvre le passage et voit affluer près d’un million de réfugiés. Ceux qui possèdent un passeport sont libres de circuler en raison des accords existant entre la Turquie et la Syrie, tandis que les autres s’installent dans des camps de réfugiés. Leur nombre s’accroissant, la Turquie a fermé sa frontière à ceux qui ne détiennent pas de passeport et a favorisé l’installation de nouveaux camps de réfugiés du côté syrien de la frontière. Cependant celle-ci reste poreuse et certains Syriens sans passeport transitent encore entre les deux pays{441}. Enfin, la Turquie devient le point de passage de plus d’un million de réfugiés vers l’Europe.
Tableau 2 : Personnes enregistrées comme relevant de la compétence du UNHCR par pays entre décembre 2012 et décembre 2014{442}
Date/pays |
Liban |
Jordanie |
Turquie |
Irak |
Égypte |
Total |
---|---|---|---|---|---|---|
Déc. 2012 |
129 000 |
117 000 |
170 000 |
67 000 |
13 000 |
497 000 |
Déc. 2013 |
805 000 |
576 000 |
560 000 |
210 000 |
131 000 |
2 301 000 |
Déc. 2014 |
1 146 000 |
620 000 |
1 165 000 |
228 000 |
137 000 |
3 300 000 |
Déc. 2015 |
1 069 000 |
635 000 |
2 504 000 |
245 000 |
118 000 |
4 571 000 |
En quoi les réfugiés sont-ils des canaux de diffusion de la crise syrienne ? Le rôle des réfugiés comme facteur d’extension de conflits (refugee warriors) a été analysé dans plusieurs guerres civiles, notamment en Afghanistan et dans le triangle RCA-Tchad-Soudan{443}. Plusieurs travaux ont ainsi établi une forte corrélation entre la présence de réfugiés et l’extension des conflits armés dans le temps et l’espace. Ils suggèrent que les réfugiés jouent différents rôles dans la dynamique conflictuelle. D’abord, la stabilité des frontières permet la constitution de sanctuaires{444} et l’aide humanitaire offre des ressources et une légitimité aux groupes armés qui les redistribuent en leur nom{445}. En conséquence, l’État ciblé par les attaques peut décider d’intervenir sur le territoire de son voisin. De plus, les réfugiés transforment la situation démographique et économique des pays d’accueil et peuvent être instrumentalisés au service de causes locales{446}. Le cas syrien permet d’appliquer ces modèles, mais nous insisterons sur le rôle des contextes d’accueil{447}. En effet, la crise syrienne se diffuse différemment selon les pays d’accueil, ce qui amène à trois questions : l’insertion des réfugiés dans des réseaux transfrontaliers, leur instrumentalisation dans des conflits internes et, enfin, le rôle des États.
D’abord, les nombreux liens économiques, familiaux et tribaux facilitent l’extension du conflit en stimulant les échanges à travers des frontières mal contrôlées. À la suite de Massey pour les États-Unis et d’Harpviken pour l’Afghanistan, on vérifie que les effets politiques de la présence de réfugiés sont fonction de leur insertion dans des réseaux sociaux du pays d’accueil{448}. Au Liban, la ville d’Ersal, dans la plaine de la Bekaa, a vu sa population passer de 40 000 à plus de 100 000 personnes entre le printemps 2011 et août 2013. En raison de liens familiaux, économiques et d’une solidarité religieuse, la population sunnite de la ville, et notamment la municipalité, manifeste un soutien actif aux réfugiés. En l’absence d’une politique d’État, les autorités locales, aidées par le financement de pays du Golfe, coordonnent directement l’accueil des réfugiés. Une clinique est ainsi inaugurée en février 2014 grâce à des fonds koweïtiens. De nombreux insurgés transitent par la ville qui leur sert de point de ralliement. Des réseaux transfrontaliers acheminent des armes et des vivres vers les insurgés syriens et des habitants d’Ersal partent se battre en Syrie comme d’autres, en nombre plus faibles, étaient partis en Irak après l’invasion américaine{449}. L’arrestation de combattants syriens par l’armée libanaise à l’été 2014 a d’ailleurs entraîné une riposte de Jabhat al-Nusra dans la ville même et la mort de plusieurs soldats libanais.
Ensuite, la capacité d’identification réciproque entre des réfugiés et une communauté du pays d’accueil est un élément clé de diffusion de la crise. En Irak, où les relations entre sunnites et chiites sont un enjeu central de la guerre civile, la crise syrienne est comprise comme un prolongement de la situation irakienne. Au Liban, l’arrivée de réfugiés en majorité sunnites et les groupes jihadistes comme la Jabhat al-Nusra et l’EIIL sont perçus comme une menace par le Hezbollah chiite et les chrétiens, notamment le Courant patriotique libre de Michel Aoun{450}. Le flux de réfugiés bouleverse les équilibres démographiques qui conditionnent historiquement les calculs politiques des acteurs libanais. Ainsi, Vincent Geisser pouvait parler dès 2012 d’« une captation de la “question syrienne” par les acteurs libanais, à des fins de légitimation interne, voire d’hégémonie politique », mais l’ampleur du phénomène les contraint de plus en plus fortement{451}. Le Hezbollah et l’Amal chiites soutiennent le régime syrien, tandis que le Courant du futur et les mouvements islamistes sunnites soutiennent l’insurrection. En outre, les combats à Tripoli et les attentats contre le Hezbollah suggèrent la possibilité d’affrontements au Liban sur les mêmes lignes d’opposition qu’en Syrie. De plus, la prise par l’armée syrienne de Qusayr, d’Homs et des montagnes du Qalamun a considérablement accru le nombre de combattants syriens réfugiés au Liban. Cependant, la position ambiguë du leader druze Walid Joumblatt, alors que les druzes en Syrie restent pro-régime, et les positionnements divergents des mouvements chrétiens montrent qu’il existe encore une marge d’action pour certains acteurs qui refusent de s’aligner sur des clivages confessionnels.
Le cas de la Turquie est moins problématique, mais certains alévis se sentent solidaires, voire s’identifient, aux alaouites en dépit des différences profondes entre les deux communautés et de l’absence de liens privilégiés dans le passé. Réciproquement, le gouvernement turc, initialement soutenu par une majorité de la population, soutient les insurgés sunnites, alors que les alévis sont surreprésentés dans l’opposition au gouvernement AKP. La crise syrienne est devenue un facteur et un enjeu des affrontements sur la scène interne. Les tensions sont particulièrement fortes à Antakya, où les alévis et les alaouites turcs ont vu affluer des réfugiés syriens de toutes confessions{452}.
Enfin, la contagion dépend de la capacité des États voisins à contrôler leur territoire. Plus l’État prend en charge les réfugiés et contrôle la frontière, plus il peut instrumentaliser les mouvements armés ; moins il est capable de contrôler les réfugiés, plus l’État reste en retrait, voire hostile à ceux-ci. En particulier un des enjeux pour les États est le contrôle des ONG intervenant auprès des réfugiés. Au Liban, celles-ci sont relativement autonomes, alors qu’en Turquie et en Jordanie elles sont étroitement surveillées, et l’Irak, du fait de son insécurité, n’en accueille pas en nombre significatif.
Malgré un coût de près d’un milliard de dollars pour la seule année 2012, la Turquie est parvenue à conserver le contrôle des flux de réfugiés, une majorité d’entre eux étant concentrés dans les régions frontalières : Antakya, Gaziantep et Sanliurfa. De son côté, la Jordanie offre un sanctuaire aux insurgés syriens qui se battent au sud du pays, tout en encadrant étroitement leurs activités. Initialement, la Jordanie s’est efforcée de concentrer les réfugiés dans les villes et les camps du nord du pays. En août 2013, le camp de Zaatari est ainsi devenu la quatrième ville du pays avec près de 120 000 habitants{453}. Mais, dès 2014, la population réfugiée atteint 650 000 personnes, qui vivent en majorité hors des camps. Cette situation n’est pas sans danger pour le royaume. En effet, la Jordanie abrite déjà des centaines de milliers d’Irakiens ayant fui durant l’occupation américaine, alors que les Palestiniens représentent déjà un tiers de la population. Le royaume hachémite a par ailleurs interdit l’arrivée des Palestiniens résidant en Syrie. En effet, il reste marqué par l’épisode de Septembre noir (1970), quand les Palestiniens réfugiés avaient tenté de renverser la royauté hachémite.
Contrairement à la Turquie et à la Jordanie, où les États gardent le contrôle des réfugiés, ceux-ci dépendent plus des solidarités communautaires en Irak et au Liban. Ces derniers s’opposent à tout usage de leur territoire comme sanctuaire pour les insurgés, car ils craignent une diffusion du conflit. En particulier, le Liban n’a jamais eu les moyens de contrôler sa frontière avec la Syrie. Avec plus d’un million de réfugiés enregistrés fin 2014, auxquels il faut ajouter plusieurs centaines de milliers de Syriens non enregistrés, un quart de la population au Liban est syrienne. Le seul impact économique de la guerre est énorme pour le Liban avec un coût estimé à 7,5 milliards de dollars à la fin de l’année 2014 selon la Banque mondiale, un doublement du chômage et une saturation des services publics, en particulier les écoles et les hôpitaux{454}. Les villes sunnites proches de la frontière syrienne sont les principales concernées par l’arrivée massive de réfugiés, mais ceux-ci sont présents dans l’ensemble du pays. Les quartiers sunnites des villes libanaises, comme celui de Bab al-Tebbana à Tripoli, ont vu leur population s’accroître considérablement avec l’arrivée de réfugiés, qui sont parfois aussi des combattants. Les affrontements sont récurrents entre ces derniers et les miliciens alaouites du Jabal Mohsen. De même en Irak, la crise syrienne a accru les tensions entre le gouvernement dominé par les chiites, les forces kurdes et l’insurrection sunnite, chacun cherchant un allié en Syrie sur la base d’une solidarité ethnique ou religieuse. Les allers-retours de réfugiés et de combattants entre les deux pays sont fréquents depuis les années 1980 du fait des rébellions kurdes et, dans les années 2000, le soutien de Damas à l’insurrection anti-américaine en Irak amplifie le phénomène. Depuis 2011, Bagdad s’est efforcé de contrôler sa frontière, notamment dans les zones sunnites où quelques dizaines de milliers de Syriens sont parvenus à se réfugier, en particulier dans la province d’al-Anbar. En 2013, certaines villes sunnites sont devenues des points de contact entre les oppositions syrienne et irakienne. Cependant, avant les succès de l’EIIL de l’été 2014, l’Irak demeure un sanctuaire moins important en raison de son éloignement géographique des zones de combats en Syrie et de la coopération des forces de sécurité irakiennes et syriennes contre les mouvements sunnites des deux pays{455}. Le GRK (Gouvernement Régional du Kurdistan) a accueilli près de 200 000 réfugiés kurdes, en majorité dans le camp de Domiz. Même si la situation a évolué avec l’offensive de l’EIIL sur Erbil et le Sinjar en 2014, les autorités kurdes irakiennes gardent un étroit contrôle de la frontière, dans un contexte toujours marqué par la rivalité entre le PDK et le PKK. Au final, la crise syrienne contribue à la communautarisation de la scène politique régionale et à la construction d’alliances transnationales sur une base identitaire.