En 2011, certains Kurdes participent aux manifestations à la fois comme citoyens syriens et pour faire cesser les discriminations contre leur communauté. Pour contrer cette dynamique, le régime de Damas autorise le retour en Syrie du PKK, sous le nom du PYD (Partiya Yekitiya Demokrat – Parti de l’union démocratique), en échange de la répression des manifestants{456}. Le régime organise ensuite, au moment de son évacuation à l’été 2012, le transfert du pouvoir au PYD dans les enclaves kurdes d’Afrin, Aïn al-Arab (Kobane) et Qamichly, où ce dernier constitue des territoires autonomes, divisant ainsi l’insurrection.
Les entretiens réalisés avec des Kurdes syriens entre 2011 et 2014 au Kurdistan irakien, à Afrin et Aïn al-Arab entre décembre 2012 et janvier 2013 font état d’une forte mobilisation des populations kurdes à l’annonce de l’incident de Daraa{457}. Ainsi, la première manifestation kurde a lieu, le 18 mars 2011, dans la ville d’Amuda en solidarité aux victimes de Daraa{458}. « J’ai toujours été contre le régime », témoigne un Kurde de Aïn al-Arab, « Avec des amis, nous ne manquions pas une occasion pour montrer notre opposition. Par exemple, lors de la fête de Nowruz [nouvel an dans le monde iranien fêté le 21 mars], nous sortions avec des drapeaux kurdes en criant des slogans pro-kurdes. Après les révoltes en Égypte et Tunisie, nous attendions notre tour en Syrie. Lorsque Daraa a commencé à bouger, nous étions déjà actifs »{459}. Le soulèvement de 2011 contre le régime de Bachar al-Assad s’inscrit dans la continuité des mobilisations pour la reconnaissance de leurs droits civiques{460}. Mais, contrairement aux mobilisations antérieures, les Kurdes participent alors à un mouvement national. Ils le rejoignent d’autant plus facilement que plusieurs décennies de répression ont convaincu beaucoup d’entre eux que leurs revendications n’aboutiraient pas tant qu’un pouvoir autoritaire gouvernerait la Syrie. De plus, les Kurdes, notamment les jeunes à la pointe de la mobilisation, bien que conscients de leur statut de minoritaire, se considèrent comme partie intégrante de la société syrienne. « Je suis kurde d’Afrin, mais j’ai toujours vécu à Alep entourée d’Arabes », explique une jeune kurde{461}. « À l’école, mes amis étaient arabes, nous sortions au café ensemble...il n’y avait pas de différences entre nous ». Les considérations communautaires sont reléguées au second plan, ce qui est d’autant plus facile que les principaux partis kurdes restent inactifs.
Le régime tente de démobiliser les Kurdes en restituant le 7 avril la nationalité syrienne à 150 000 sans-papiers (bidun) kurdes. Damas cherche ainsi à cantonner le soulèvement de 2011 à la composante arabe sunnite de la population syrienne. Mais le registre unanimiste de la révolution syrienne persiste chez les Kurdes : « La restitution de notre nationalité nous a beaucoup choqués. Alors que nous manifestions pour nos droits politiques en tant que Syriens, le régime nous traitait de nouveau comme si nous étions un groupe à part »{462}. Par ailleurs, l’absence de relais communautaires complique l’organisation d’une négociation formelle entre le régime et les Kurdes.
À Alep et Damas, les Kurdes se mobilisent généralement au sein des mêmes réseaux que les révolutionnaires arabes. « Je suis allé à mes premières manifestations avec mes amis de l’université, dont plusieurs Kurdes », explique un habitant arabe d’Alep. « Nous nous réunissions la veille pour mettre au point notre itinéraire, choisir nos slogans. Nous étions unis »{463}. Pour un autre : « Dans les premiers mois de l’insurrection, nous chantions les mêmes slogans que dans le reste de la Syrie : “À bas le régime”. Nous allions manifester les vendredis sur les mêmes thèmes que les autres manifestants »{464}.
Lorsque le régime attaque les quartiers insurgés de Homs et de Hama, les régions kurdes protestent. Comme partout, des groupes de coordination se forment afin d’organiser les défilés, mettre en ligne des vidéos, contacter des groupes dans le reste du pays. « À Alep et à Damas, les Kurdes côtoient quotidiennement la population arabe. Les manifestations étaient mixtes. Dans le groupe d’amis avec qui je manifestais, il y avait beaucoup d’Arabes. Parfois, des cousins de la Jazira venaient nous visiter à Damas. Ils nous donnaient des conseils, comment faire face à la police, comment se disperser après une manifestation »{465}. Les protestataires kurdes réactivent le savoir-faire acquis durant la décennie 2000 : « L’expulsion des partis politiques kurdes [le PKK en 1998, mais aussi quinze autres partis kurdes interdits depuis les années 1970] nous a appris comment contrer le régime. Nous savions comment nous regrouper, descendre dans la rue sans nous faire arrêter, dans quels endroits de la ville il était plus ou moins facile de manifester. Tout cela était déjà acquis pour nous, alors que les Arabes ont mis plusieurs mois à l’apprendre »{466}. Les manifestants kurdes créent des mouvements de jeunes, dont le plus important est l’Union de la jeunesse kurde (Avahi) et établissent des fédérations de comités locaux pour faire avancer l’agenda kurde au sein du mouvement révolutionnaire{467}.
Néanmoins, la dispersion territoriale des Kurdes et l’ampleur de la répression du régime ne permet pas de mettre au point une coordination efficace entre les différents foyers de mobilisation. D’une ville à l’autre, les opposants ont des difficultés à communiquer. « Nous avons tout de suite voulu créer une coordination nationale dans le Nord », témoigne un révolutionnaire kurde, « mais cela était quasiment impossible. La répression ne nous laissait aucune chance pour rassembler les délégués de différentes régions. Créer une structure de coordination était impossible. Seul internet pouvait être utilisé, mais cela ne permettait pas de construire un mouvement efficace. De plus, la situation dans les territoires kurdes et arabes est rapidement devenue différente »{468}.
Lors du passage à la lutte armée, les Kurdes des zones mixtes kurdo-arabes rejoignent les groupes majoritairement arabes. Un révolutionnaire d’Alep témoigne : « Le régime a très vite réprimé notre mouvement au sein des quartiers kurdes d’Alep. Nous allions beaucoup manifester dans les quartiers populaires arabes pour ne pas être repérés. Ensuite, il n’a plus été possible de le faire sans avoir plusieurs morts. Je suis parti dans un des villages libérés proches de la Turquie. Là, des groupes armés commençaient à se former, composés d’Arabes, de Kurdes, de chrétiens... je les ai rejoints »{469}. Cependant, leur engagement au sein de l’insurrection devient progressivement plus problématique en raison du refus de l’opposition arabe d’ouvrir un dialogue sur le statut de la minorité kurde. De plus, selon la composition ethnique et confessionnelle des localités, le régime réprime les manifestations de façon différenciée. L’armée bombarde les quartiers insurgés arabes, mais n’intervient pas dans les territoires majoritairement kurdes, où seule la police est déployée. En 2012, l’alliance du régime avec un acteur extérieur, le PKK, sépare définitivement les enclaves kurdes du reste de l’insurrection.
Entre la fin 2011 et l’été 2012, l’aile syrienne du PKK, le PYD, prend progressivement le contrôle des enclaves kurdes. Après plus de dix ans d’absence, la guerre civile fournit au PKK l’occasion de se réimplanter en Syrie. Dès l’été 2011, il parvient à négocier avec Damas son retour progressif dans les trois poches de peuplement kurde à la frontière de la Turquie – Afrin, Aïn al-Arab, la Jazira – en échange de la neutralisation des manifestants kurdes{470}et du refus de faire front commun avec l’ASL{471}. Les militants du PYD arrêtés dans les années 2000 sont relâchés et le parti établit des milices pour contrôler les régions kurdes. Par un usage ciblé de la violence, y compris des assassinats{472}, il marginalise les autres partis kurdes, par ailleurs très fragmentés et dépourvus d’organisation militaire. « Notre groupe de jeunes s’est créé en avril 2011. Nous avons pu militer plusieurs mois sans que le régime ne nous réprime. Il n’en avait sans doute pas les moyens. Tout a basculé avec l’arrivée du PYD. Nos financements ont été coupés. Nous avons presque tous été arrêtés et interrogés par le PYD. Certains ont été torturés. Ils nous ont demandé de ne plus manifester »{473}. Les protestataires sont dispersés et contraints au silence dans les territoires kurdes, où le mouvement de contestation est stoppé net{474}.
En échange, les forces de sécurité syriennes n’interviennent plus dans les trois enclaves kurdes. L’armée reste dans ses casernes jusqu’au 19 juillet 2012, lorsque la prise d’une grande partie du Nord par l’ASL amène le régime à évacuer les zones kurdes pour enlever à cette dernière tout prétexte d’intervention. Le PYD prend immédiatement la suite du régime. « Depuis plusieurs mois des milices PKK étaient à Aïn al-Arab », témoigne un habitant de la ville, « Il n’était plus possible de sortir protester sans risquer de se faire arrêter. À partir de mai, on ne voyait plus les forces de sécurité du régime. Le PKK faisait la loi dans la rue. Le 19 juillet, on a vu des convois de l’armée quitter la ville, comme ça, sans coups de feu. Quand je suis sorti, le PKK occupait tous les bâtiments officiels. Il avait même récupéré les voitures de police. Les policiers leur avaient remis les clefs avant de filer »{475}. Cette transition soigneusement préparée se déroule en une journée. Les militants du PYD prennent le contrôle des bâtiments administratifs et s’établissent comme l’autorité officielle dans les enclaves kurdes{476}. « Le bureau des Assaych [services de sécurité] a été créé en mai », explique leur chef à Aïn al-Arab, « Dès lors, nous avons commencé à organiser le recrutement et l’entraînement de la nouvelle police kurde. À ce moment la police du régime avait cessé de travailler dans la ville, elle ne sortait plus de ses bases. Lorsqu’ils ont évacué le 19 juillet, nous avons pris le contrôle de leur base sans tirer un coup de feu »{477}.
Une fois en charge des enclaves kurdes, le PYD fait de l’identité kurde le critère d’appartenance à une société politique distincte avec un territoire et des institutions propres au service d’un parti transnational qui travaille à la formation d’un Kurdistan indépendant. Le PYD se positionne ainsi en contradiction ouverte avec la dynamique des mouvements protestataires et vise à séparer Kurdes et Arabes{478}.
Dans les territoires kurdes, la présence d’une coalition de partis et d’associations civiles, le TEV-DEM (Tevgera Kurden Demokrat – Mouvement Démocrate Kurde) permet d’afficher un pluralisme de façade aux yeux de la population et des observateurs extérieurs. Le TEV-DEM est théoriquement dirigé par un conseil réunissant les différentes associations et partis qui le composent. Dans les faits, le PKK reste la véritable autorité qui organise l’activité des différentes composantes du TEV-DEM. « Personne ne sait vraiment qui détient le pouvoir au sein du TEV-DEM », explique un notable de Aïn al-Arab cadre du PDKS (Parti Démocratique du Kurdistan de Syrie). « Beaucoup d’associations et de partis fictifs ont été créés par le PKK pour simuler un mouvement populaire. Mais ce n’est pas là que les décisions sont prises. On ne nous demande pas notre avis. De même, le PYD à Aïn al-Arab n’a qu’un fonctionnement de façade. Il ne possède que quelques membres peu éduqués et ce n’est certainement pas eux qui ont eu l’idée de créer ce type d’organisations »{479}.
Dans chaque ville, l’autorité du TEV-DEM est officiellement relayée par une Maison du peuple (Mala Gal), qui constitue en théorie une assemblée populaire, ainsi que par les Administrations autonomes (Idara Zatiya) à partir de 2014. Il s’agit en réalité d’une institution vitrine, sans pouvoir, dont les décisions sont contrôlées par le PKK{480}. Sous les ordres de cette assemblée populaire, un conseil local est chargé d’organiser l’action publique et d’administrer la ville. Ce conseil prend en charge les services municipaux, dont les employés sont toujours payés (en 2014) par Damas. « Nous avons une centaine d’employés à Afrin », explique le nouveau maire, « Seuls les élus ont été changés. J’ai été élu maire au terme d’élections organisées le 13 février 2012. Le conseil municipal est lui-même composé de 25 élus, tous originaires d’Afrin »{481}. En accord avec le discours officiel du PYD, les nouveaux responsables décrivent ces institutions comme étant l’« émanation du peuple »{482}. « Cette nouvelle organisation des zones kurdes résulte des réflexions d’Abdullah Öcalan [le leader historique du PKK]. Il s’agit d’une idéologie, profonde et réfléchie, conçue pour protéger la population en établissant des conseils locaux. C’est une première étape vers l’autodétermination des Kurdes syriens. Le but est que le peuple se gouverne lui-même, en dehors de toute bureaucratie, sans élite. Le pouvoir vient de la base »{483}.
Sur le plan judiciaire, des tribunaux sont créés dans les trois enclaves et dans les quartiers kurdes d’Alep (jusqu’à l’éviction partielle du PYD début 2013). « Conformément à l’idéologie du TEV-DEM, nous avons un quota de femmes qui doivent siéger au tribunal. Les directives sont de rendre la justice au peuple et d’organiser des médiations entre les parties en conflit »{484}. Des avocats et des juristes fournissent le personnel judiciaire qui prend ses décisions en s’appuyant sur un mélange de droit syrien et de droit coutumier. « Nous exerçons la justice selon le droit syrien, mais certains cas nécessitent des arrangements pour lesquels nous faisons appel au droit coutumier »{485}. Une commission basée à Qamichly est chargée de créer un nouveau corpus juridique à partir des codes occidentaux. « L’autogestion par les Kurdes de leur territoire nécessite de créer notre propre code juridique », explique une cadre du PKK. « Une commission spéciale est chargée de réfléchir à cette question et d’effectuer une synthèse entre la jurisprudence délivrée dans nos cours de justice et les codes juridiques occidentaux dont nous nous inspirons pour moderniser le droit syrien »{486}. Le système judiciaire est très centralisé, avec une Haute Cour qui coiffe l’ensemble des tribunaux, et dont les neuf juges sont directement nommés par le PYD. « Comme avocats, nous n’avons pas beaucoup de pouvoir », confie un membre du tribunal de Aïn al-Arab. « Nous ne suivons pas vraiment les dossiers et ne faisons qu’enregistrer la procédure. Si le procès est trop conflictuel, un des neuf juges de la Haute cour judiciaire se déplace et vient trancher »{487}. Au tribunal d’Afrin, les juges paraissent peu formés et l’enregistrement des plaintes constitue leur activité principale.
Les organes de sécurité ont une place centrale, notamment les Assaych, qui surveillent la population, et le YPG (Yekineyen Parastina Gel - Unité de protection du peuple) qui regroupe les unités militaires. Les combattants du YPG sont encadrés par des membres du PKK venus de Turquie et d’Irak, dont de nombreux Syriens formés au sein des bases de la guérilla dans les montagnes de Qandil (Irak). Sous l’autorité de ce noyau dur, l’ensemble de la population masculine et une partie de la population féminine sont mobilisés dans un système de conscription{488}. Chacun est astreint à des tours de garde à la frontière des enclaves kurdes, ainsi qu’aux nombreux barrages sur les routes. « Je ne soutiens pas le PKK, mais ce dernier nous oblige à rejoindre le YPG. Le seul moyen de se défiler est de payer pour avoir le droit de rester chez soi »{489}. À partir de 2013, les attaques répétées contre les régions kurdes par les éléments les plus radicaux de l’insurrection ou l’EIIL incitent certains Kurdes à s’enrôler dans le YPG. « Tout le monde doit se battre ici, c’est une question de vie ou de mort », témoigne un habitant de Aïn al-Arab, « Que tu sois avec ou contre le PKK, tu n’as pas le choix, car les attaques de l’EIIL ne font pas la différence »{490}.
Par le biais de contributions obligatoires, la population finance le mouvement. Les commerçants doivent ainsi payer une taxe pour continuer à travailler. « Je transporte du grain par camion entre la ville de Raqqa et Aïn al-Arab », explique un commerçant de Aïn al-Arab, « Quand le YPG s’est implanté, j’ai tout de suite accepté de payer un droit de passage à ses barrages, car j’avais trop peur de perdre mes camions. Mais j’ai régulièrement des problèmes avec eux. Soudainement, le prix à payer augmente sans raison. Si je refuse de payer, le YPG saisit ma marchandise, qui disparaît »{491}. De même, le mouvement contrôle les ressources des enclaves. « Dans la Jazira, les puits de pétrole sont passés sous contrôle du PKK », témoigne un habitant de Qamichly, « En accord avec le régime, l’exportation du pétrole s’effectue contre paiement »{492}. À Afrin, le PYD a mis en place une équipe de gardes forestiers afin de contrôler la vente des arbres de la forêt domaniale{493}.
Par ailleurs, les Maisons du peuple sont chargées de distribuer l’essence et la nourriture à la population. « Le PKK a été absent pendant plus de dix ans des territoires kurdes, sa seule façon de reconstruire une clientèle est de contrôler l’accès aux ressources », explique un militant du PDKS{494}. « Le PKK délègue le contrôle des réseaux économiques les moins rentables aux Maisons du peuple. Cependant, il garde pour lui le ravitaillement en farine, pétrole et matières premières, des activités extrêmement lucratives »{495}. L’accès au service hospitalier mis en place par le PYD dans les territoires kurdes est également soumis à un contrôle strict.
La stratégie d’autonomie du PKK a cependant des limites. Ainsi, les enclaves kurdes ne forment pas un territoire unifié (voir carte) et plus de la moitié de la population kurde résidait en 2012 à Alep et à Damas dans des quartiers hors du contrôle du PKK. De plus, les Kurdes des enclaves dépendent en partie de leurs voisins arabes pour l’approvisionnement en denrées alimentaires et en énergie. « La situation est de plus en plus difficile à Qamichly », explique un habitant de la ville. « Le PYD contrôle étroitement tout le ravitaillement en provenance du Kurdistan irakien. Cela lui permet de tenir la population, à qui il redistribue l’aide. Mais il est aussi dépendant de ces ressources et ne peut pas aller trop loin dans son opposition à l’ASL et au gouvernement kurde irakien. Le risque de se retrouver isolé deviendrait trop grand »{496}. En conséquence, le PYD est obligé de négocier avec l’insurrection syrienne pour éviter un embargo. Cependant, dans les zones où le PYD tient des positions proches de celles du régime, les accrochages avec les groupes insurgés sont récurrents, notamment dans les quartiers kurdes d’Alep et dans la région du Jazira. Enfin, la montée de l’EIIL se traduit à partir de 2013 par une pression militaire croissante sur les régions kurdes. Les offensives de l’EIIL, notamment à partir de l’été 2014, encouragent le PYD à former des alliances avec certains groupes de l’insurrection, autorisant même ces derniers à utiliser les enclaves kurdes comme bases arrière{497}. À Aïn al-Arab, beaucoup de combattants de l’insurrection syrienne, dont les unités ont été dispersées par l’EIIL, rejoignent individuellement les rangs du YPG ou reforment des groupes armés affiliés à celui-ci. De nombreux insurgés de la tribu des Chammar, membres du Liwa’ Ahrar al-Jazira de l’ASL, rejoignent ainsi les rangs du YPG pour combattre l’EIIL{498}. L’offensive de celui-ci contre Aïn al-Arab en août 2014 renforce les liens entre le PYD et l’insurrection syrienne, mais ce dernier continue cependant sa collaboration avec le régime de Damas à Qamichly et à Afrin. Par ailleurs, le PKK intervient en Irak en août 2014 pour contrer une offensive de l’EIIL sur le Kurdistan irakien. Il s’engage notamment dans le Sinjar, couvrant la fuite des yézidis, parmi lesquels il recrute ensuite pour former de nouvelles unités.
Carte 4 : Implantation du PYD (octobre 2013)
Pour résister à la domination du PKK, les autres partis kurdes se sont regroupés en octobre 2011 dans une coalition de circonstance. Créé le 26 octobre 2011 à Erbil, au Kurdistan irakien, le CNKS (Conseil National du Kurdistan Syrien) s’élargit progressivement jusqu’à regrouper quinze formations en mai 2012{499}. Il s’agit d’une coordination lâche, plus que d’une structure politique unifiée. De plus, sans ressources propres, les membres du CNKS dépendent totalement du soutien de Massud Barzani, le président du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) et dirigeant du PDK (Parti Démocratique du Kurdistan). Par ailleurs, le CNKS est formé de partis en exil qui ont très peu de militants en Syrie. « Le CNKS ne nous représente pas », explique un révolutionnaire kurde qui a participé aux premières manifestations en Syrie. « Ces partis ne sont pas présents en Syrie et les gens ne les connaissent pas vraiment. Ils sont incapables d’envoyer de l’aide »{500}.
Dans les premiers mois de son existence, le CNKS acquiert une certaine légitimité grâce au soutien de Massud Barzani. Ce dernier apporte un support financier et logistique, qui permet au CNKS d’afficher une forme de cohésion, mais ce parrainage a également pour effet d’emprisonner les partis kurdes syriens dans la stratégie pan-kurde du PDK irakien. Soucieux de trouver des soutiens internationaux et de s’autonomiser par rapport à Massud Barzani, les principaux partis kurdes du CNKS cherchent à intégrer le Conseil national syrien, tout en réaffirmant leur volonté d’autonomie territoriale dans le cadre d’un hypothétique État fédéral syrien, mais les négociations échouent.
Incapables de lutter frontalement contre le PYD, les partis kurdes tentent de rallier les comités locaux créés en Syrie. Par exemple, le TCK (Tevgera Ciwanen Kurd - Mouvement de la jeunesse kurde), un des comités les plus actifs, est courtisé par le PDK. « Notre mouvement était très connu et réputé pour avoir coordonné plusieurs manifestations. Plusieurs d’entre nous ont ainsi été contactés par des partis politiques. Ces derniers voulaient que nous reprenions leurs slogans et, en échange, ils nous représenteraient à l’étranger. Nous étions contre, mais le retour du PKK a obligé certains d’entre nous à l’accepter. On ne pouvait plus rester isolés face au PKK et au régime. Cette compétition entre les partis nous a paralysés »{501}. De plus, l’inaction des partis kurdes les discrédite. « Nous n’avons jamais compris pourquoi les partis kurdes ne sont pas venus nous aider dans la lutte contre le régime », témoigne une révolutionnaire kurde d’Afrin, « Nous étions isolés et personne ne comprenait leur inaction »{502}.
À l’été 2012, afin de lutter contre l’influence grandissante du PYD, Barzani tente une médiation entre celui-ci et le CNKS. Les accords d’Erbil sont ainsi conclus le 11 juillet 2012 et renouvelés en septembre de la même année. Ils prévoient un partage de l’influence dans les zones kurdes avec la formation d’un Conseil suprême du Kurdistan et de forces de sécurité communes. Cependant, l’application de ces accords se heurte à la résistance du PYD qui, militairement dominant et soutenu par Damas, refuse la présence du CNKS sur le sol syrien{503}. Ce dernier s’enfonce dans des querelles internes et, en décembre 2012, quatre des principaux partis font sécession pour négocier directement avec l’insurrection, stratégie qui échouera rapidement{504}. « Nous avons été incapables de nous adapter à la révolution syrienne », témoigne un militant kurde rencontré à Erbil. « Le CNKS doit suivre le jeu imposé par le gouvernement du Kurdistan d’Irak. Nous n’avons pas les moyens d’une politique autonome avec de nouvelles alliances pour revenir en Syrie ». Le CNKS est dans une impasse, car le PYD lui interdit toute action dans les zones kurdes alors que, dans le même temps, ses prises de position fédéralistes le marginalisent au sein de l’insurrection. « Notre erreur a été de ne pas soutenir la militarisation du soulèvement quand elle a commencé. Le PKK est revenu à ce moment en Syrie. Sans arme, nous ne pouvions plus militer et nous avons été débordés »{505}. En conséquence, les partis kurdes se retranchent derrière une forme de neutralité : ni Bachar, ni l’opposition. « Nous n’avons pas le choix », explique un représentant du PDKS. « Il nous est impossible d’affronter le PKK, la seule voie possible est le compromis »{506}. Face aux avancées de l’EIIL, le PKK signe un nouvel accord à Dohuk, le 10 octobre 2014, stipulant un partage du pouvoir avec le CNKS. En échange de l’envoi de troupes kurdes irakiennes pour défendre Aïn al-Arab, le CNKS est autorisé à rouvrir des bureaux en Syrie.
Confrontés à ces divisions, les Kurdes syriens sont pris dans un dilemme. Combattre le régime aux côtés de l’insurrection offre peu de garanties pour une reconnaissance des minorités en raison la promotion du nationalisme arabe par une partie des insurgés et, surtout, de la montée en puissance de l’islamisme. Mais les organisations politiques kurdes sont décriées pour leur inefficacité, dans le cas du CNKS, ou leur autoritarisme et leur compromission avec le régime, dans le cas du PYD. Nombre de Kurdes, notamment ceux qui ont participé aux premières mobilisations, n’approuvent pas l’autonomisation des enclaves kurdes par rapport au reste de l’insurrection. « La protestation a commencé comme un mouvement national. Nous continuons à soutenir la révolution, même si celle-ci a changé de forme »{507}. Dans les zones de peuplement mixte, de nombreux Kurdes rejoignent des groupes de l’insurrection et rejettent la politique du PYD qui affaiblit une opposition déjà fragmentée.
Au final, l’opposition kurde opposée au PYD est éclatée, sans cohérence. On observe d’une part une coordination entre des groupes kurdes indépendants et l’ASL dans les combats contre le régime, d’autre part des alliances circonstancielles entre des unités de l’ASL avec le PYD, notamment contre l’EIIL.