L’objet de ce chapitre est d’expliquer la transformation du capital social, c’est-à-dire « l’ensemble des ressources actuelles ou potentielles qui sont liées à la possession d’un réseau durable de relations »{637}. Avec la guerre civile, le capital social de la plupart des Syriens diminue en raison de l’appauvrissement, de l’insécurité et des migrations. Pourtant, dans ce contexte d’isolement croissant des individus, une minorité voit son capital social s’accroître du fait de son appartenance aux réseaux protestataires. Cette forme particulière de capital social « révolutionnaire » naît des liens formés au cours des manifestations qui perdurent indépendamment de leur contexte initial. Il est simultanément une ressource pour un agent (ou un groupe) et un élément de la mobilisation dans laquelle il se forme et qu’il participe à produire.
L’hypothèse de la formation d’un capital social révolutionnaire nous amène à plusieurs remarques. D’abord, ce dernier ne naît pas du développement d’un capital social déjà existant. Ensuite, ce capital social révolutionnaire explique en partie la genèse des institutions révolutionnaires. En d’autres termes, la mobilisation crée de l’institution via la formation d’un capital social. Il reste que le capital antérieur des acteurs détermine assez largement la distribution des positions de pouvoir au sein des nouvelles institutions. Tandis que les ruraux et les classes populaires jouent un rôle dominant dans les institutions militaires, les classes moyennes s’imposent dans l’administration civile renaissante et les élites dans les institutions de représentation à l’extérieur de la Syrie. Ces clivages sociaux recoupent souvent des positionnements idéologiques, la lutte armée s’inscrivant de plus en plus dans l’espace de l’islam militant. Enfin, l’insertion dans les réseaux révolutionnaires produit des ruptures biographiques, notamment pour les (rares) femmes militantes.
Dans les zones insurgées, une des conséquences de la guerre est la perte de capital social, de façon cependant différenciée selon les positions initiales des individus{638}. En effet, celui-ci a des caractéristiques marquées en fonction des groupes sociaux : celui des classes moyennes et, plus encore, celui des classes populaires possède un fort ancrage territorial{639}, alors que celui des élites se caractérise par sa nature plus complexe et diversifiée avec un double jeu sur l’autochtonie et sur l’international{640}.
Dans les milieux populaires, le capital social est généralement lié à une sociabilité de quartier (une rue, un bloc d’immeuble), même si l’exode rural et les migrations saisonnières amènent à nuancer cette proposition{641}. Dans certains cas, ces sociabilités peuvent être renforcées par des solidarités de clan{642}. De plus, elles sont liées aux activités professionnelles et à des lieux spécifiques comme les cafés ou la mosquée{643}. Or, les villes étant des cibles prioritaires pour les belligérants, beaucoup de lieux publics ont fermé. Les endroits les plus bombardés par le régime sont les quartiers populaires, bastions des premières mobilisations et notamment les lieux publics (écoles, hôpitaux, bâtiments administratifs). Toute présence dans l’espace public – personnes âgées devant leurs immeubles, enfants jouant dans la rue, files d’attente devant un magasin – constitue désormais un risque.
La destruction du capital économique et l’insécurité affectent également les classes moyennes et beaucoup de nos interlocuteurs disent avoir perdu contact avec leurs amis, voire leur famille élargie. Ainsi, la destruction totale ou partielle des logements, le prix de la nourriture et l’absence de chauffage en hiver paralysent le jeu normal des sociabilités. La pénurie d’électricité et la destruction par le régime des antennes relais pour téléphones mobiles entravent les communications, notamment celles des jeunes pour lesquels l’utilisation du portable joue un rôle central{644}. Internet ne demeure accessible qu’à condition de disposer d’un générateur et d’une antenne satellite. Enfin, les conditions de sécurité compliquent les déplacements, surtout quand les lignes de front sont mobiles.
Mais le phénomène majeur qui explique la désorganisation des réseaux de sociabilité est le déplacement forcé de la population. En décembre 2014, plus de la moitié des Syriens ne vivent plus dans leur lieu de résidence habituel, la proportion étant bien plus élevée dans les zones insurgées. Ces migrations affectent directement le capital social des individus, désormais coupés à des degrés divers de leurs réseaux amicaux, professionnels et familiaux{645}. Les classes populaires sont majoritaires dans les camps de réfugiés, notamment en Turquie et en Jordanie, qui restent des lieux fermés où les familles se retrouvent isolées{646}. La création de nouveaux liens prend du temps, d’autant qu’elle est compliquée par une instabilité des lieux de résidence (changements de camp, migrations clandestines, retour en Syrie parfois loin de la résidence initiale).
Pour les classes moyennes, la possession d’un passeport permet d’échapper aux camps de réfugiés et de s’intégrer plus facilement aux groupes d’exilés. Enfin, pour les groupes les plus aisés, l’existence de réseaux bien en place à l’extérieur du pays facilite l’installation dans le monde arabe et en Occident, par exemple à Paris, où une communauté syrienne est présente depuis des décennies.
Le déclassement d’un professeur
Un entretien avec un professeur d’anglais d’une ville au nord de la Syrie montre concrètement les effets de la perte de capital social{647}. Quand nous l’avons rencontré, au hasard d’un déplacement en janvier 2013, il bavardait dans la rue avec les habitants désœuvrés de son immeuble. Il nous reçoit dans son appartement. L’électricité est coupée la plupart du temps, il n’y a pas de chauffage et l’immeuble, construit récemment, a subi de sérieux dégâts suite à un bombardement aérien. L’appartement correspond aux goûts de la classe moyenne syrienne enrichie dans les années 2000. Les canapés du salon sont tournés vers la télévision ; la cuisine est équipée à l’européenne. Les visiteurs ne sont pas reçus dans une pièce à part comme dans les maisons traditionnelles et sa femme participe activement à la conversation avec nous (trois hommes étrangers), ce qui ne serait pas possible dans une famille conservatrice.
Avant la guerre, notre interlocuteur était professeur dans un lycée du centre-ville et tirait l’essentiel de ses revenus de cours particuliers. Il était propriétaire d’un appartement à Alep et d’une maison de campagne dans les environs où il se rendait régulièrement pendant son temps libre avec ses amis. L’insécurité l’a conduit à réduire ses déplacements et il a cessé de sortir de la ville. De ce fait, il a perdu contact avec ses amis à Alep et à la campagne, alors que beaucoup de ses connaissances ont quitté la ville pour se réfugier en Turquie. La fermeture du lycée et la fin des cours particuliers lui ont également fait perdre la sociabilité liée à l’exercice de sa profession (collègues, parents). Son identité de professeur ne lui apporte plus la même reconnaissance sociale.
Le capital révolutionnaire permet aux militants d’investir des positions dans les espaces institutionnel, médiatique, religieux et juridique. Néanmoins, il n’a d’effets que conjugué à d’autres formes de capital, notamment scolaire. Les données dont nous disposons montrent que l’appartenance aux réseaux révolutionnaires est, de fait, une condition d’accès aux positions électives ou administratives dans les institutions des zones insurgées à partir de 2012. La grande majorité des individus qui siègent dans les conseils locaux ont participé aux manifestations de 2011 et appartiennent à des réseaux de militants. La centaine de volontaires qui travaillent au sein du conseil municipal d’Alep sont tous issus de ces groupes{648}. En d’autres termes, les nouvelles institutions proviennent de l’institutionnalisation des réseaux révolutionnaires formés lors de la protestation de 2011.
Cependant, l’accès à ces positions suppose certaines compétences techniques et relationnelles. À la différence des membres des premiers groupes de coordination (tansiqiyat) composés principalement de jeunes manifestants, les cadres de la mairie d’Alep sont souvent plus âgés et ont des expériences professionnelles (instituteur, ingénieur, informaticien) qui les prédisposent au travail bureaucratique. « Un comité est chargé de sélectionner les volontaires travaillant dans les différents bureaux de la municipalité », explique un ancien étudiant en gestion à l’université d’Alep en charge des ressources humaines de la municipalité, « par la suite, il s’agit pour moi de contrôler le travail effectué, afin d’être sûr que le volontaire a les compétences requises »{649}. Dans le gouvernorat d’Idlib, une des conditions pour être élu est d’être diplômé de l’université, ce qui officialise le monopole de fait des classes moyennes et supérieures sur la représentation politique.
Le champ religieux se transforme avec le départ des clercs liés au régime. Lorsque les insurgés s’emparent de villes ou de villages, la plupart des imams ont fui et des groupes armés (Harakat al-Fajr par exemple) ou des comités de quartiers comme dans celui d’al-Sukari à Alep nomment de nouveaux imams. La compétition pour ces positions est exacerbée par la faible structuration du champ avant la révolution (formation et nominations) et la présence de la plupart des courants religieux sunnites dans les zones tenues par l’insurrection. L’émergence de figures religieuses marginales sous le régime baassiste montre la politisation rapide du champ religieux. « Avant la révolution, j’étais étudiant en études islamiques à Damas et enseignant dans une école religieuse. Je ne m’intéressais pas à la politique qui pour moi était un univers inaccessible, corrompu et contraire à la morale religieuse. Depuis le début de la révolution, tout est différent. En tant que juge, je dois m’investir dans des débats politiques, économiques et trouver des solutions pour les habitants », explique un juge du tribunal islamique d’al-Bab{650}. De nombreux exemples appuient cette hypothèse : « Avant 2011, j’étais sur le point d’arrêter mes études de droit islamique », explique cheikh Yussef, commandant de la police de Azaz entre l’automne 2012 et l’été 2013, « après la prise de la ville, il était difficile de trouver des cadres. Comme j’étais engagé depuis le début dans les manifestations et que je connaissais le droit islamique, je suis devenu chef de la police »{651}. De même à al-Bab, cheikh Jumaa, un imam sans importance dans l’institution religieuse prérévolutionnaire, devient une personnalité en vue grâce à son engagement politique{652}.
Du côté insurgé, on voit l’émergence d’une génération de media activists dont l’appartenance aux réseaux révolutionnaires favorise l’accès aux unités militaires, aux institutions civiles et à la représentation révolutionnaire hors de Syrie. Les photographes, les documentaristes, les fixers et autres journalistes militants qui parviennent à s’imposer ont généralement moins de trente ans et maîtrisent l’usage des nouvelles technologies et des réseaux sociaux. De plus, ce champ médiatique se caractérise par une grande ouverture internationale avec de nombreuses publications en arabe, en anglais et, plus marginalement, en français. La connaissance de l’anglais constitue donc un atout déterminant, car elle permet de communiquer avec les journalistes, les blogueurs et les humanitaires occidentaux. Parler une langue étrangère est également nécessaire pour être fixer, ce qui outre un revenu considérable (100 à 200 dollars par jour) donne accès à des contacts utiles. La plupart des journalistes militants pratiquent une palette d’activités et se désignent, selon le contexte, comme journaliste ou révolutionnaire. Leur statut est ambigu car, s’ils sont engagés aux côtés des insurgés, ils ont aussi un statut de journaliste reconnu par Reporters Sans Frontière et par Amnesty International. Ils se mettent en lien par les réseaux sociaux (Facebook, Twitter et Skype), par des collectifs (journaux, sites internet, bureaux médiatiques des groupes armés et des institutions civiles) et par des séminaires organisés par les ONG internationales. Par ailleurs, devenus des personnalités sur les réseaux sociaux, ils comptent des milliers de contacts sur Facebook et sont suivis sur Twitter, réseaux de diffusion souvent supérieur en audience aux publications syriennes pour lesquels ils travaillent. « Au début chacun utilisait son téléphone portable pour filmer les manifestations. Puis, on s’est organisé en centre d’information avec des amis. On parlait anglais, cela nous a permis d’entrer en contact avec les médias étrangers, d’accueillir des journalistes, de travailler comme fixer pour gagner de l’argent et acheter du matériel de meilleure qualité. Certains d’entre nous sont même allés en Turquie suivre des formations de journaliste »{653}. Ceux qui répondent à ce profil viennent souvent de milieux aisés et ont fait le choix, par engagement, de rester en Syrie. A contrario, la plupart des journalistes militants qui couvrent les manifestations et les combats paraissent appartenir à la classe moyenne, voire aux milieux populaires. Ils ont souvent appris dans les cortèges à prendre des photos ou à filmer grâce à leur téléphone portable. Avec le passage à la guerre civile, ils prolongent leur engagement révolutionnaire en s’associant aux Centres d’information (Maktab I‘lami) rattachés à des institutions civiles ou à des unités militaires.
Dans le champ du droit, la conversion du capital révolutionnaire en position institutionnelle (juge, procureur, avocat) se heurte à la question des compétences (réelles ou perçues). L’autonomie plus marquée du champ juridique par rapport au mouvement révolutionnaire se double d’une porosité inédite vis-à-vis du champ religieux. En effet, la position dominante des juristes et des clercs est indépendante de leur participation aux manifestations de 2011. Ainsi, un juge qui a fait défection après la chute d’Alep travaille à la Cour du conseil judiciaire uni{654}. Il est en charge de la qualification juridique des dossiers, ce qui exige une connaissance poussée des procédures. De même, la légitimité religieuse permet d’obtenir une position dans un tribunal. À al-Bab, les juges du tribunal révolutionnaire rencontrés en décembre 2012 sont majoritairement d’anciens imams. Malgré une formation limitée ou des cursus universitaires interrompus, la position de juge leur confère de l’autorité, ce qui montre la dissociation entre légitimité à dire le droit et connaissance effective du droit islamique{655}.
Ces compétences techniques ou scolaires favorisent la classe moyenne dans l’accès aux positions de pouvoir. En revanche, les personnes issues des milieux populaires sont reléguées à des positions subalternes (chauffeur, cuisinier). À la mairie d’Alep, en raison des difficultés de recrutement, policiers, éboueurs et techniciens des services municipaux ont été réintégrés dans leurs anciennes fonctions. Il en va autrement dans les unités combattantes, où nos entretiens montrent que les chefs militaires sont souvent d’origine modeste, notamment du fait de la constitution de ces groupes dans les zones rurales et les banlieues pauvres{656}.
L’improbable trajectoire du maire d’Alep
Le parcours d’Ahmad Azuz, maire de la partie insurgée d’Alep entre mars et septembre 2013, illustre la conversion d’un capital révolutionnaire en position institutionnelle{657}. Lorsqu’il nous reçoit dans son appartement à Hanano, quartier de fonctionnaires où il vit depuis 1989, Ahmad Azuz nous apparaît comme un représentant de la classe moyenne (ameublement contemporain, électroménager). Ahmad Azuz est en effet issu d’une famille de commerçants, son père exportait des vêtements féminins islamiques (‘abaya) en Arabie saoudite. Par ailleurs, son père et son grand-père exerçaient des responsabilités subalternes au sein du parti Baas. Ses trois frères sont artisans et réalisent des travaux d’intérieur. Notre hôte nous raconte qu’il a poursuivi ses études d’économie à l’université d’Alep, dont il est renvoyé pour avoir refusé d’adhérer au parti Baas. Il travaille ensuite comme comptable dans une aciérie. En 1998, il crée sa propre entreprise, un magasin d’informatique qui fonctionnait encore en 2013, malgré la guerre et le départ d’une partie des habitants du quartier.
La première manifestation à laquelle il participe se déroule le 18 mars 2011 dans la grande mosquée d’Alep. Avec une vingtaine de personnes, il crie « Allah Akbar » à la sortie de la mosquée avant de se fondre dans la foule pour éviter l’arrestation. Au début, il connaît les autres manifestants uniquement par leurs pseudonymes. Peu à peu, ils s’organisent, se contactent par Skype et Facebook. Chaque action publique est l’occasion de se lier avec de nouveaux manifestants. Arrêté en novembre 2011, il fait cinq mois de prison pendant lesquels il multiplie les contacts avec d’autres militants. Dès sa sortie, il retourne manifester, mais le mouvement a changé d’échelle. La plupart de ses amis militants sont partis à Maraa (un bourg du gouvernorat d’Alep), d’où ils organisent la lutte armée. L’ASL lui fait passer des armes qu’il cache dans son appartement à Alep. Lorsque son quartier passe aux mains de l’insurrection, il renoue avec les anciens manifestants devenus combattants. Fort de ses réseaux, il participe à la création du conseil local de son quartier à l’automne 2011, puis à la reconstruction du service technique au sein du Conseil transitoire de la ville d’Alep à la fin de l’année 2011. Son commerce lui permet de faire vivre sa famille tout en continuant à militer. En mars 2013, il est sélectionné avec d’autres révolutionnaires de la ville pour se rendre à Gaziantep, où sont organisées des élections. Il est élu maire d’Alep, poste qu’il occupe jusqu’à sa défaite aux élections de septembre 2013. Au printemps 2014, son immeuble ayant été rasé par des bombardements, sa famille est partie en Turquie, mais il est resté dans le quartier d’Hanano, pratiquement vidé de ses habitants.
Le rôle central de la classe moyenne découle aussi de l’absence des anciennes élites. La majorité des territoires tenus par l’insurrection à partir de l’été 2012 sont des zones rurales ou des quartiers populaires, les quartiers riches étant généralement contrôlés par le régime. Le projet politique et, surtout, les habitus des révolutionnaires ruraux et issus des classes populaires diffèrent de celui des classes moyennes et supérieures. « Dès le début de la révolution, j’étais très investi. Avec des amis, nous organisions des manifestations et des cliniques clandestines », raconte un révolutionnaire issu d’une grande famille de Homs. « Mais, peu à peu, nous avons été marginalisés par des gens venus des villages et des quartiers pauvres, qui étaient mieux organisés. Le passage à la lutte armée a été notre échec. Nous n’étions pas d’accord pour utiliser des armes et nous avons été totalement dépassés. [...] Finalement, je suis venu en Turquie pour continuer à militer »{658}. Pour les élites, l’appartenance à des réseaux révolutionnaires ne compense généralement pas un sentiment de déclassement.
Pourtant, la révolution permet aux familles dominantes, marginalisées par le régime baassiste dans les années 1960, de revenir sur le devant de la scène. Si leur rôle en Syrie est limité, les représentants de ces familles sont très présents dans la représentation extérieure de l’insurrection, les organisations non-gouvernementales et internationales, ainsi que dans les réseaux qui organisent le financement depuis l’étranger. Par exemple, l’Assistance Coordination Unit (ACU), qui travaille depuis la Turquie pour le compte de l’insurrection, recrute essentiellement des héritiers des grandes familles syriennes, seuls à posséder les diplômes et les connaissances linguistiques requises. On les retrouve de façon moins visible au sein du Conseil national syrien, puis de la Coalition nationale qui lui succède en 2012. En effet, pour ce qui est de la représentation politique, les organisations partisanes et le patronage de pays étrangers font contrepoids au capital social des élites.
Le capital social et le capital scolaire de ces élites expliquent leur place dans la représentation extérieure de l’insurrection. Certains sont binationaux et leurs trajectoires montrent généralement un passage par des établissements scolaires à l’étranger, ce qui leur donne la maîtrise des langues et codes culturels occidentaux. De ce fait, ces héritiers sont idéalement placés pour s’insérer dans les réseaux liés à l’aide internationale (ONG, OI) et communiquer avec les médias. Leur socialisation préalable dans des milieux internationaux leur permet de faire jouer de façon décisive leur capital social au moment de la formation des nouvelles institutions. L’exemple de l’un des membres d’ACU est révélateur{659}. Âgé de 28 ans lors de l’entretien, fils d’une riche famille damascène, ses parents quittent la Syrie en 1980 pour s’installer en Californie. Après des études de gestion à Washington D.C., il rejoint la Turquie en avril 2013 pour militer contre le régime. Ses relations et son parcours lui permettent d’accéder en peu de temps à des postes à responsabilité, malgré son âge et son éloignement de la Syrie. De façon similaire, certains membres de l’élite syrienne ont pu tirer parti de liens familiaux ou professionnels avec les pays du Golfe, dont les gouvernements financent l’insurrection. Adib al-Chichakli par exemple devient une personnalité importante de l’opposition à l’étranger grâce à ses réseaux dans le Golfe. Originaire d’une grande famille de Damas, il vit une dizaine d’années aux États-Unis et s’installe en Arabie saoudite où il travaille dans l’aéronautique. Lorsque l’insurrection éclate en 2011, il participe à la fondation du CNS, puis d’ACU, dont il devient vice-président. En 2013, il est nommé ambassadeur de l’opposition dans le Golfe.
Une héritière à la tête d’ACU (Assistance Coordination Unit)
La présidente d’ACU, Souheir al-Atassi, appartient à l’élite syrienne{660}. Elle est la fille de Jamal al-Atassi, un homme politique connu de Homs qui crée un forum éponyme en 2000, quand l’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad semble annoncer une ère plus libérale{661}. Souheir al-Atassi étudie la littérature à Damas, puis en France. Elle commence à militer dans le forum fondé par son père, dont elle prend la tête à sa mort en 2009. Elle est impliquée dans les milieux libéraux éduqués (architectes, étudiants, cinéastes) qui militent pour les droits de l’Homme et participent aux protestations du printemps 2011. Arrêtée du fait de ses activités militantes le 16 mars 2011, elle est rapidement relâchée du fait de l’intervention de sa famille. Partie de Syrie fin 2011, elle devient membre de la Commission générale du Conseil national syrien, puis vice-présidente de la Coalition nationale syrienne en novembre 2012 et prend la direction d’ACU, qui vient alors d’être formé. En décembre 2013, elle démissionne de son poste de vice-présidente. Parallèlement, la contestation de son autorité au sein d’ACU aboutit à sa destitution de facto. Un directeur exécutif, Osama Kadi, est chargé de diriger l’organisation, son poste de présidente devenant honorifique.
Les expériences divergentes entre révolutionnaires à l’intérieur et à l’extérieur du pays redoublent les différences sociales. À l’intérieur, la guerre paralyse les activités quotidiennes ; à l’étranger, les élites sont quotidiennement en contact avec les milieux diplomatiques et humanitaires. Les révolutionnaires de l’intérieur considèrent généralement le retour des grandes familles sur la scène politique comme illégitime. En outre, leur action est souvent mal comprise. La Coalition nationale syrienne est appelée à se positionner dans des débats internationaux qui semblent très abstraits aux militants confrontés à une violence quotidienne. À l’inverse, une partie de ceux qui sont hors de Syrie, notamment en Occident, rejettent la référence à l’islam politique.
Participer aux manifestations, puis s’engager dans la révolution, constitue une rupture biographique pour tous les militants, mais prend une dimension particulière pour les femmes. En effet, celles-ci sont amenées à assumer des rôles inédits, qui leur donnent une place nouvelle dans l’espace public et transforment les rapports de genre au sein de la sphère privée. Trois biographies de femmes engagées, par beaucoup d’aspects exceptionnelles, vont nous permettre de comprendre ces transformations. Ces hypothèses semblent également pertinentes pour la participation à l’État islamique qui apparaît pour certaines militantes comme une occasion d’accomplissement de soi{662}.
Trois femmes dans la révolution
Trois femmes engagées dans le mouvement révolutionnaire présentent des profils sociaux fortement hétérogènes à la fois par les milieux sociaux d’origine et les modalités de l’engagement.
Avant les événements de Daraa, Fatma{663}, issue d’une famille de la classe moyenne qu’elle décrit comme non politisée, n’était pas opposée au régime. En 2011, choquée par les discours de Bachar al-Assad, qu’elle avait pourtant appréciés durant les premières années de sa présidence, elle s’engage par Skype et sur Facebook pendant les révolutions tunisienne et égyptienne. En particulier, elle partage des informations et devient un contact de Reuters et d’Al Jazeera. Elle se fait connaître plus largement sur Facebook en créant le groupe Liberté Idlib (Huriyya Idlib). Etant couturière, elle fait des masques pour les manifestants. Sa famille est également mobilisée : son frère organise la fuite hors de la ville des personnes recherchées par le régime. En tant que femme, elle peut plus facilement se déplacer, recueillir des témoignages et correspondre avec Al Jazeera. Recherchée par l’armée, elle quitte finalement la ville en mars 2012, alors que son mari et sa sœur restent à Idlib. Devenue localement célèbre, elle est élue en décembre 2012 au Conseil du gouvernorat d’Idlib, dans lequel elle siège lorsque nous la rencontrons à Antakya en septembre 2013. Même si elle se considère plus libre qu’avant 2011 en raison de ses engagements et de ses activités politiques, elle regrette sa vie familiale d’avant la révolution du fait du délitement des liens amicaux et familiaux causé par son départ en exil.
Adiba, originaire d’Ansari, un quartier riche d’Alep, est issue d’une grande famille de la ville. En septembre 2011, lorsque sa famille veut se réfugier dans la partie ouest (gouvernementale) de la ville, elle refuse de quitter les zones insurgées, laisse partir son mari et sa famille et reste dans sa maison. Elle établit un dispensaire, une école et un centre de distribution d’aide, ce qui la rend populaire dans son quartier. Par ailleurs, elle divorce en mars 2012 de son époux et se remarie avec un ami d’enfance engagé comme elle dans la révolution. Elle nous explique qu’ils n’auraient jamais pu se marier avant la guerre en raison de l’origine sociale plus modeste de celui-ci. Peu après la prise de l’est d’Alep par l’insurrection, Adiba se présente aux élections du conseil de quartier d’Amariya et fait campagne contre des notables. En dépit de pressions et grâce au soutien des habitants, elle est élue en avril 2013. Ses concurrents contestent les résultats, mais en août 2013 la municipalité d’Alep tranche en sa faveur et la nomme à la tête du Conseil de quartier. Lorsque nous l’interrogeons, elle exprime un sentiment d’isolement et de solitude dans un milieu révolutionnaire composé d’hommes issus de milieux populaires et de classes moyennes qu’elle ne côtoyait pas avant la révolution. Selon elle, le plus difficile à vivre est ce changement social, même si elle présente les gens avec qui elle milite comme sa nouvelle famille.
Samia, pédiatre de formation est issue d’une vieille famille aleppine. Bien avant 2011, elle acquiert une expérience militante en se mobilisant pour le Hamas en soutien à la cause palestinienne. Lorsque la révolution commence, elle habite avec sa famille dans l’ouest de la ville. Elle participe aux premières manifestations avec un groupe de cinq amies. Celles-ci manifestent hors de leur quartier et rencontrent d’autres protestataires, hommes et femmes. La plupart de ses amis sont arrêtés courant 2011 et elle doit précipitamment partir pour la Turquie. En septembre 2012, elle revient à Alep, mais reste dans les quartiers insurgés et, pour des raisons de sécurité, ne peut retourner voir sa famille, qui vit encore en zone gouvernementale. Elle décrit la révolution comme une libération personnelle : elle sort des quartiers bourgeois, découvre des milieux différents en dehors du monde médical. Elle vit seule dans un appartement, se fiance à un avocat originaire du monde rural, conduit elle-même sa voiture (ce qui est rare pour une femme à Alep) et rencontre des révolutionnaires et des journalistes, parfois étrangers. Elle est en charge de la coordination des hôpitaux sous l’autorité de la municipalité d’Alep. Sa renommée, liée à son engagement révolutionnaire et à son métier de médecin pédiatre, la protège et lui permettent de passer les barrages des groupes armés.
Avant la révolution, l’engagement politique des femmes était découragé par le régime (hors du parti Baas), mais aussi par les familles. Samia se heurte ainsi à l’opposition de ses parents, notamment de sa mère, lorsqu’elle participe aux collectes d’aide en faveur du Hamas en 2010. « En tant que femme, il m’était difficile d’avoir une activité humanitaire ou associative. Mes parents essayaient de me stopper sous prétexte que cela n’était pas bon pour mon avenir »{664}.
Dans la phase pacifique des protestations, on a vu que la participation féminine dans les cortèges et au sein des groupes de révolutionnaires se fait selon des modalités spécifiques. La présence sur les réseaux sociaux est moins genrée. Ainsi, Fatma se met à écrire sur Facebook des messages de soutien aux révolutionnaires tunisiens et égyptiens, ce qui dans le contexte syrien constitue une forme d’engagement et une prise de risque. Samia participe clandestinement aux premières manifestations en mars 2011, « Pour moi, descendre dans la rue était très important, mais je ne pouvais pas manifester ouvertement. D’une part, à cause de la répression du régime, mais aussi à cause de mes proches qui m’auraient interdit d’y retourner »{665}. Avec la militarisation du conflit, leur participation dans l’espace public se restreint car les rôles dominants, surtout combattants, excluent les femmes dans un contexte idéologique de plus en plus radical{666}. Cependant, l’absence d’hommes – morts, au combat ou à l’étranger – transforme la vie de nombreuses femmes. Certaines, issues de familles conservatrices, travaillent hors la maison pour la première fois. Enfin, celles qui ont fui la Syrie peuvent continuer à militer, ce qui leur ouvre de nouvelles possibilités d’action{667}.
Au prix d’une rupture biographique majeure, l’engagement militant permet, pour quelques-unes, d’aller contre le mouvement de marginalisation des femmes dans l’espace public. Le caractère radical de la rupture que constitue l’engagement devient souvent visible par les choix qui les mettent en porte à faux avec leur milieu et leur famille. Lorsqu’Adiba décide d’héberger des combattants de l’ASL à la veille de la bataille d’Alep, en août 2012, elle s’oppose à son mari et à sa famille qui déménagent à l’ouest de la ville. « Je croyais en la révolution et je ne voulais pas partir. Ma famille m’a menacée, mais je n’ai pas cédé. Cette décision de rester a changé ma vie »{668}. En mars 2013, elle se remarie et s’exclut ainsi d’une des grandes familles riches et religieuses d’Alep. De même, lorsque Fatma quitte Idlib, où l’armée la recherche, elle se coupe de son mari chauffeur de taxi et de sa sœur. « Beaucoup de choses reposaient sur moi dans notre foyer. Après mon départ, mon mari a dû apprendre à vivre seul et moi à affronter tous les jours un univers d’hommes qui n’était pas le mien avant »{669}. Enfin, Samia, qui a vécu toute sa vie dans les quartiers bourgeois de l’ouest d’Alep, s’installe dans les quartiers est et vit pour la première fois dans un milieu populaire.
Le prix de ces ruptures, l’isolement et le déclassement social, explique probablement que ces engagements restent rares. Ces trois femmes se retrouvent coupées de leur famille qui sont restées en zone gouvernementale, ont subi des arrestations ou sont parties en exil. Parfois, aussi, les clivages politiques divisent profondément les familles. La révolution devient une « nouvelle famille », au sens métaphorique, avec des amitiés très fortes, mais aussi au sens littéral avec des mariages qui auraient été autrefois impossibles. Adiba divorce et se remarie avec un protestataire qu’elle rencontre durant la révolution. « Ce qui est difficile, c’est ce sentiment d’isolement et de solitude » confie Adiba, « je n’ai pas vu ma famille depuis plus de sept mois. Même si je suis très occupée par mon travail pour la révolution, je me sens parfois en décalage avec les autres. Nous ne partageons pas les mêmes choses, nous n’avons pas eu les mêmes vies jusque-là. Pour moi tout a changé, je ne vis plus de la même façon, j’appartenais à une famille très riche, je n’avais jamais eu besoin de travailler. À présent je suis pauvre, sans vrais amis en dehors des révolutionnaires, ma nouvelle famille »{670}.
Ces ruptures biographiques ont deux conséquences. D’une part, elles permettent à ces femmes de sortir des rôles assignés. Samia participe aux délibérations à l’origine des premières manifestations à Alep. Fatma profite de son statut de femme pour recueillir les témoignages pour les médias étrangers. Adiba accueille les combattants, puis met en place des écoles pour pallier la disparition des services étatiques. En participant aux activités révolutionnaires, elles partagent les risques, ce qui leur confère une légitimité. Chaque soir, elles participent aux réunions, où les militants chantent, dansent et discutent, ce qui prépare parfois à des rôles plus officiels. Ainsi, Fatma est élue en décembre 2012 au Conseil du gouvernorat d’Idlib lors d’un scrutin indirect, Samia est nommée coordinatrice des services de soin à Alep et Adiba est élue mairesse d’Amariya à la suite d’un scrutin local mouvementé. « Le fait d’avoir un statut officiel est important, cela me permet d’être reconnue en tant que révolutionnaire et pas simplement en tant que femme », explique Samia. D’autre part, ces engagements transforment leur vie personnelle, ouvrant le champ des possibles. Dans les entretiens, ces femmes expriment un sentiment de libération par rapport aux normes sociales. « S’engager dans la révolution, cela signifie tellement plus, cela veut dire côtoyer des dizaines de nouvelles personnes chaque jour, voyager partout. Les gens n’ont plus de préjugés, car je prends des risques, je suis comme eux à présent »{671}. Pour elles, la révolution se traduit par des liens sociaux plus étendus, des possibilités d’action inédites dans la sphère publique, mais aussi privée.