La fin du monopole étatique sur la violence organisée permet l’émergence d’un capital militaire, dont la formation et l’entretien supposent des ressources économiques importantes. La violence, ou la menace du recours à la violence, devient alors une des modalités principales d’accumulation économique, notamment par le contrôle des flux, la taxation et l’extorsion. Cette situation correspond à première vue à la proposition du sociologue allemand Georg Elwert qui introduit l’idée d’un « marché de la violence », c’est-à-dire d’un espace de compétition pour l’accumulation des moyens de la violence et leur usage en vue de bénéfices économiques. « Markets of violence generally originate in conflicts of a non-economic nature. The continuation of the violence is, however, based on economic motives or unconscious economic behaviour. From the perspective of the warlords, violence can be used to maximise profit to such an extent that it is on a par with other economic methods. The fact that the balance sheet is far from positive in its effect on the overall system is irrelevant. This inherently rational economic behaviour can continue as long as the warlords are able to exercise their power without the support of the majority »{672}. Par la suite, cette conception a été reprise sous diverses formes, par exemple la « fonction économique des guerres civiles » de David Keen ou, plus récemment, le « political marketplace » d’Alex de Waal et sous-tend le courant contemporain d’études économiques des guerres civiles{673}.
Pourtant, bien qu’il rende compte d’une rationalité économique effectivement présente, le concept de « marché de la violence » est trompeur. En effet, la formation des groupes militaires et la conversion de la coercition en ressources économiques ne répondent pas à une logique de marché, faute notamment d’équilibre concurrentiel. L’accumulation du capital militaire conduit à une recherche de monopole : toute situation intermédiaire de concurrence entre acteurs armés est intrinsèquement instable. En effet, il n’existe pas (ou rarement) de mécanismes garantissant la sécurité des acteurs sur un territoire partagé. Dans le cas de la Syrie, les conséquences attendues de cette théorie – constitution de fiefs, centralité des enjeux économiques – ne se vérifient pas empiriquement : les acteurs militaires ne réinvestissent pas le capital accumulé selon une logique économique, ce qui ouvrirait à des accords autour d’un partage des ressources. Au contraire, ils utilisent leurs ressources pour la guerre, sauf dans des situations très spécifiques et généralement provisoires que nous décrirons. L’accumulation de ressources économiques conduit à une intensification de la violence dans une logique de recherche de monopole.
La guerre a trois conséquences : la destruction du capital économique, l’émergence de marchés régionaux et la réorganisation des flux économiques et humains. Premièrement, l’économie syrienne a été durement touchée avec un effondrement de la production et une destruction du stock de capital. L’aide internationale et le trafic transfrontalier ne compensent pas cet appauvrissement massif car les ressources de la contrebande, d’ailleurs limitées, profitent à des groupes souvent hors de Syrie (réfugiés, trafiquants). Cette destruction se produit de façon différenciée selon les régions et les catégories sociales, ce qui entraîne un accroissement des inégalités au sein de la société syrienne. Les classes populaires et les entrepreneurs individuels (dans la mesure où leur capital est en Syrie) sont les plus touchés ; les fonctionnaires ainsi que ceux qui vivent dans les zones contrôlées par le régime sont relativement épargnés. Deuxièmement, le marché national a éclaté, remplacé par des régions économiques qui correspondent aux territoires contrôlés par des acteurs ou des coalitions d’acteurs. Enfin, les flux de marchandises et de personnes sont réorganisés en fonction des risques politiques et du degré de fermeture des marchés régionaux. Ainsi, le marché du travail est segmenté ; certaines frontières internationales ne sont plus contrôlées, ce qui permet une intensification des échanges internationaux. Mais, contrairement à une idée répandue, il n’y a pas de « disparition » des frontières, car les régions transfrontalières ne constituent pas des marchés unifiés sauf pour l’État islamique et la différence de valeur liée au franchissement d’une frontière reste au principe des échanges{674}.
La guerre a causé la destruction d’une partie significative du capital économique de la Syrie, dont le Syrian Center for Policy Research (SCPR), en collaboration avec les Nations Unies, s’est efforcé de quantifier l’ampleur{675}. En raison notamment de la difficulté à collecter des données, il ne peut s’agir que d’une estimation probablement conservatrice{676}. Au milieu de l’année 2013, le SCPR estimait que la Syrie avait subi une perte de 103,1 milliards de dollars, soit 174 % du PNB du pays en 2010, ce qui équivaut à une baisse annuelle d’environ 60 % du PIB entre juin 2011 et juin 2013. Ces destructions ont eu pour effet un recul de l’Indice de Développement Humain (IDH) de près de 35 années. Autrement dit, la Syrie a aujourd’hui un IDH équivalent à celui du début des années 1980{677}. La moitié de la population qui vivait en Syrie en 2010 est passée sous le seuil de pauvreté en 2013, un tiers supplémentaire s’en approche. « Ici, les gens font avec ce qu’ils ont pu sauver », témoigne un habitant d’al-Bab, « La plupart des familles vivent de la charité. Même des gens autrefois considérés comme riches doivent se mêler aux pauvres pour aller chercher de la nourriture et de l’aide »{678}.
L’épargne individuelle a souvent été réduite à néant. Beaucoup de Syriens ont perdu leur logement, détruit par les bombardements ou pillé par des troupes du régime ou les groupes insurgés{679}. Même (provisoirement) intact, l’immobilier est invendable faute d’acheteurs en dehors de quelques cas isolés qui connaissent un boom en raison de l’afflux de réfugiés (les villes de Latakia et Tartous notamment). Par ailleurs, la valeur officielle de la livre syrienne a été divisée par plus de trois, de 50 livres pour un dollar en 2011 à 180 en décembre 2014, et les taux du marché noir sont inférieurs, autour de 300 livres pour un dollar. Cet effondrement de la monnaie s’explique par la perte de confiance dans l’économie syrienne et par l’injection massive de liquidité pour financer l’effort de guerre. Les classes populaires et moyennes, en particulier dans les régions insurgées, sont ici les plus touchées, car elles n’ont pas d’épargne hors du pays, à la différence de la bourgeoisie internationalisée. Dans les régions insurgées, les petits commerçants ont perdu à la fois leur capital et leur travail. Un habitant d’Alep raconte ainsi : « Mon père était propriétaire d’un magasin d’électroménager à Alep. Il a dû fermer au début de la bataille d’Alep [août 2012] et n’a pas pu rouvrir. Depuis, la famille est ruinée. Parmi mes six frères et sœurs, aucun de nous n’a réussi à trouver un emploi »{680}. De plus, la dévaluation de la monnaie a provoqué une forte inflation. Les prix nominaux ont souvent été multipliés par deux et, faute d’une augmentation proportionnelle des salaires, les Syriens ont vu leur pouvoir d’achat lourdement affecté{681}.
La production industrielle a brutalement diminué avec le pillage, le démontage ou la destruction de la plupart des sites de production dans les régions insurgées. Ainsi, des usines entières ont été démontées dans la zone industrielle de Cheikh Najar, dans le nord d’Alep, et transportées soit vers des zones non bombardées (Afrin ou Latakia), soit à l’étranger notamment en Égypte, en Turquie et au Liban. Le fils d’un industriel aleppin explique ainsi : « Fin 2011, la situation était de plus en plus instable autour d’Alep. La plupart des industriels ont commencé à déménager leurs usines pour les envoyer sur la côte ou à l’étranger »{682}. En particulier, en Égypte, le gouvernement de Morsi a facilité l’installation des entrepreneurs syriens. Un industriel syrien rencontré au Caire témoigne : « Mon magasin et mes ateliers de fabrique de meubles étaient installés près de Damas. Lorsque la crise a commencé, j’ai tout de suite essayé de trouver un endroit où les transporter. J’avais un contact au Caire et j’ai tout délocalisé »{683}.
Au-delà de la destruction du capital économique, la guerre a pour conséquence la disparition d’un marché national unifié. À l’intérieur des marchés régionaux définis par le contrôle territorial d’un acteur politique, le respect du droit de propriété varie beaucoup : d’une certaine stabilité dans les zones gouvernementales à l’insécurité dans les régions insurgées. La valeur du capital économique varie donc en fonction des territoires. Le retrait de l’État implique également un moindre contrôle des frontières internationales et donc une réorganisation des flux économiques et humains. D’abord, les échanges sont taxés parfois plus lourdement entre les différentes régions à l’intérieur du pays qu’aux frontières internationales. Par exemple, il devient plus difficile de faire passer des biens d’Alep-est à Alep-ouest, que d’Alep-est à Gaziantep (Turquie). De même, le marché du travail n’est plus national, il est souvent plus facile d’aller travailler à l’étranger que de franchir les frontières politiques en Syrie même. « Avant la guerre je gagnais 200 à 250 $ par mois », explique un électricien originaire d’Alep, « j’ai une femme et cinq enfants et nous arrivions tout juste à nous en sortir. À présent, il n’y a presque plus de travail à Alep. Il faut aller dans les zones tenues par le régime comme Tartous ou Latakia, mais même là il est très difficile d’en trouver. En plus, le risque d’être arrêté est important. Le seul moyen est de se rendre au Liban avec un contact et d’être embauché sur un chantier. Le travail s’effectue dans des conditions misérables, mais c’est la seule façon de ramener de quoi vivre »{684}. Enfin, pour les zones non gouvernementales, les échanges internationaux sont devenus vitaux. Ainsi, l’État islamique contrôle de larges pans du territoire irakien et, si certaines enclaves du PYD sont relativement isolées, la frontière de la Jazira avec la région autonome kurde d’Irak joue un rôle économique irremplaçable. Par ailleurs, la Jordanie et le Liban représentent à la fois un sanctuaire et un marché transfrontalier, respectivement pour les zones insurgées de Daraa et celles de Damas.
Quatre zones économiques peuvent être distinguées : celles du régime, du PYD, de l’EIIL et, enfin, de l’insurrection. Ces quatre marchés diffèrent dans leur organisation, en particulier le niveau de contrôle des acteurs politiques sur l’économie. Dans leurs zones, le régime, l’EIIL et le PYD ont imposé un contrôle étroit des marchés et des circuits d’approvisionnement dans le cadre d’une économie de guerre. À l’inverse, l’économie dans les régions sous contrôle de l’insurrection fonctionne de manière décentralisée. En effet, l’évolution des conseils municipaux, qui jouaient un rôle croissant en 2012 et 2013, est différente selon les régions et le niveau de l’aide. En fait, aucun groupe armé n’a les moyens de contrôler seul les circuits d’échanges et aucune taxation systématique n’a été mise en place. Tout dépend ici de la capacité des acteurs économiques à négocier avec les groupes armés.
Ces quatre territoires économiques ne sont pas des entités autarciques. Les échanges d’un territoire à l’autre se maintiennent notamment dans trois situations : des régions encerclées, des biens indivisibles obligeant à une gestion commune, des ressources suffisamment lucratives pour que les acteurs trouvent un intérêt à coopérer. Premièrement, les lignes de front se stabilisent en laissant parfois un quartier, un groupe de villages ou une région encerclés, ce qui favorise un régime particulier d’échanges. Le point de passage laissé ouvert en 2013 entre l’est et l’ouest d’Alep, dans le quartier de Bustan al-Qasr, est un bon exemple de ces situations. Dans la première moitié de l’année 2013, le régime ne tient plus qu’une route pour se rendre à Alep et le pain vient à manquer. À l’inverse, les insurgés s’organisent mieux et, après un hiver difficile, marqué par les privations et le froid, parviennent à approvisionner régulièrement la ville. Le point de passage va donc devenir un lieu de trafic de nourriture qui permet de faire des profits (le prix du pain est différent entre les deux zones), mais aussi d’exprimer des solidarités, car des Aleppins apportent de la nourriture à leur famille restée en zone gouvernementale. Un commerce s’organise également de la Turquie vers les zones tenues par le régime : « Des commerçants, souvent installés en Turquie, font du commerce entre la partie de la ville d’Alep contrôlée par le régime et celle tenue par l’insurrection, notamment la nourriture, l’essence, le mazout [utilisé pour le chauffage et les générateurs d’électricité]. Pour le nord de la Syrie, tout vient de Turquie et un peu d’Irak : les biens partent de la Turquie, passent en zone libre, puis sont revendus en zone gouvernementale. Personne ne contrôle ce trafic, même du côté du régime où les services de renseignement sont devenus la principale autorité, notamment al-Mukhabarat al-Jawwiyya [les services de renseignement de l’armée de l’air]. L’armée et les milices fonctionnent selon leur propre intérêt, chaque commandant a ses arrangements et essaye de s’enrichir »{685}. De même, Idlib n’a jamais pu être mise sous blocus par les insurgés, car de nombreux combattants de l’ASL avaient leur famille dans la ville et des fonctionnaires s’y rendaient pour retirer leur salaire. Comme dans de nombreux endroits, logique économique et liens familiaux sont indissociables. « À Binnich [ville tenue par l’ASL à l’entrée d’Idlib], lorsque les unités de l’insurrection ont fermé le passage des marchandises pour Idlib, la population a tout de suite protesté. De plus, assiéger la ville voulait dire une perte de revenu pour les groupes armés qui tenaient les barrages autour de celle-ci. Tout cela a facilité la reprise de négociations pour le ravitaillement »{686}. Autre exemple, les enclaves kurdes ne sont pas autosuffisantes et les autorités turques ne laissent rien transiter par les postes frontières tenus par le PYD. Les enclaves d’Afrin et d’Aïn al-Arab doivent donc constamment négocier avec l’insurrection pour se ravitailler. Le responsable de la mairie d’Afrin explique ainsi que « l’approvisionnement des boulangeries est un véritable business. L’ASL prend une marge de 20 % sur la vente de farine et il nous faut 30 tonnes de farine par jour pour Afrin ! La bonbonne de gaz est passée à 4 000 livres »{687}, soit le double du prix pratiqué à Azaz à quelques kilomètres de là. En 2013, les tensions avec l’insurrection entraînent des coupures régulières d’eau et d’électricité.
Deuxièmement, la division d’une ville ou d’une région pose parfois la question de la gestion de biens indivisibles, par exemple l’eau et l’électricité. À Alep, quand le régime a voulu interrompre la fourniture d’électricité aux zones rebelles en 2012, l’insurrection a fermé les transformateurs sous son contrôle, provoquant une panne du réseau à Alep-ouest. Par la suite, l’administration insurgée a négocié avec les autorités municipales côté régime, afin d’assurer l’entretien des infrastructures. La distribution d’eau pose un problème a priori similaire, mais n’a pas débouché sur une coopération. Une partie des châteaux d’eau sont sur la ligne de front et l’accès à ceux-ci est indispensable pour assurer le débit d’eau dans les deux parties de la ville. Cependant, l’armée syrienne, qui tient la ligne de front, refuse généralement de négocier avec les insurgés. En conséquence, le débit est faible et fluctuant, même si la réparation des canalisations et des châteaux d’eau à l’est de la ville a permis le rétablissement de la distribution d’eau quelques heures par jour. À Damas, où l’insurrection est implantée dans la périphérie de la ville, de tels arrangements n’ont pas été mis en place, ce qui peut s’expliquer par l’intensité des combats et l’enjeu symbolique que représente la capitale. Le même problème se pose avec le barrage de Tabqa, que l’EIIL exploite jour et nuit, d’où une diminution de six mètres du lac Assad et des pénuries d’eau à Alep et à Raqqa{688}.
Enfin, de nombreux accords sont conclus entre acteurs armés autour de ressources comme le pétrole et le gaz, présents dans les provinces d’Hasaka et Deir ez-Zor{689}. En 2013, le PYD et l’insurrection, dont l’EIIL, s’emparent des puits d’hydrocarbure. Cependant, les raffineries sur la côte et à Homs sont tenues par le régime, alors que les oléoducs et les routes sont sous le contrôle de différents groupes armés. Dans certains cas, des routes alternatives fournissent les ressources nécessaires. Une partie du pétrole à Alep et à Idlib provient ainsi des stations-service turques près de la frontière, avec des prix supérieurs à deux euros le litre pendant l’hiver 2012-2013, le double du tarif normal en Turquie. Mais, la plupart du temps, les acteurs sont forcés de conclure des accords. Le pétrole est vendu et transporté dans les oléoducs ou par camion vers les raffineries du régime. À propos des sites d’extraction de pétrole à l’est de Deir ez-Zor, un révolutionnaire explique ainsi : « Les sites d’extraction de gaz et de pétrole sont sous le contrôle du régime, mais encerclés par l’ASL. Le pétrole est amené de l’est de la Syrie à Homs directement par l’oléoduc. L’ASL l’a coupé à plusieurs reprises, mais à chaque fois le régime coupait l’électricité en représailles. C’est ainsi qu’un accord a été trouvé : du gaz et du pétrole contre de l’électricité pour tout l’Est »{690}. Pour favoriser les jihadistes radicaux, le régime a choisi en 2013 de vendre du pétrole raffiné à l’EIIL plutôt qu’à l’insurrection. À l’été 2013, « l’EIIL se contente de tenir des barrages et de taxer les camions qui transitent, sans chercher à contrôler directement les puits de pétrole. Un litre d’essence raffiné coûte 75 livres syriennes en zone gouvernementale. Lorsque le camion passe le barrage que tient l’EIIL sur la route entre Palmyre et Raqqa, le prix du litre passe à 250-300 livres, à cause de la taxe que prend l’EIIL. Le pétrole est ensuite distribué dans le nord de la Syrie tenue par l’ASL et pour éviter que le prix n’augmente trop, l’EIIL s’assure d’être le seul groupe à ponctionner une taxe »{691}.
En raison de l’accroissement du nombre de combattants et de l’éloignement des fronts, les groupes armés qui pouvaient initialement subsister grâce à leur ancrage local, doivent trouver d’autres ressources. L’économie des zones non gouvernementales se caractérise par des prélèvements plus ou moins institutionnalisés : impôts, taxes sur les transports, prélèvements aux frontières, mais aussi exploitation des biens publics (pétrole et gaz, minoteries, forêts). Une partie des sommes prélevées sert au paiement des services publics (eau, électricité) et à subventionner des produits de première nécessité. Mais les difficultés à mettre en place un système de taxation les amènent souvent à vivre sur le pays au risque de s’aliéner la population.
Premièrement, la mise en place d’un système de taxation dépend directement du niveau d’organisation des groupes armés. Le PKK et l’EIIL ont fait preuve d’une capacité sans équivalent chez les autres groupes à prélever systématiquement des ressources. En 2012, le retour du PKK dans les enclaves kurdes, cette fois en position de monopole, lui permet d’exploiter les territoires d’Afrin, d’Aïn al-Arab et de la Jazira. Les commerçants, les entrepreneurs, les chauffeurs de taxi s’acquittent d’une taxe mensuelle. « Tous les commerçants de la ville d’Afrin doivent donner un pourcentage de leur revenu au PYD. Les chauffeurs de taxi n’ont plus le droit de travailler s’ils ne présentent pas au barrage l’autorisation délivrée par les nouvelles autorités. De même, un commerçant ne peut accéder au marché de la ville sans s’acquitter de cette taxe »{692}. Par ailleurs, la taxation des usines d’huile d’olive à Afrin représente un revenu substantiel pour le mouvement. De plus, la population doit payer pour utiliser les biens publics. « À Afrin, couper un arbre pour se chauffer l’hiver coûte 1 000 livres [15 dollars] » explique un membre du PYD{693}. Le mouvement taxe également les réseaux d’approvisionnement en nourriture, en eau et en électricité. Ces prélèvements dépassent les besoins de l’administration locale, les salaires étant toujours payés par Damas. Enfin, le PYD contrôle des infrastructures comme l’hôpital d’Afrin, très bien équipé, qui sert à traiter les combattants du PYD, PKK, mais qui est payant pour la population.
Avec son expansion territoriale de 2014, l’EIIL commence à prélever des revenus. Les impôts sur le revenu sont progressifs, de 5 à 50 %, mais les chrétiens payent un impôt supplémentaire, proportionnel à leur revenu lié à leur statut de « protégés » (dhimmi). Le mouvement impose également une taxe douanière de 30 % sur les marchandises qui entrent sur son territoire. Les ressources de l’EIIL servent prioritairement à la guerre, mais aussi à la remise en route des services sociaux (tribunaux, santé, éducation) et des infrastructures (eau, électricité, routes){694}. Celui-ci collecte d’ailleurs le prix de ces services : « Je me retrouve à payer tous les mois des abonnements d’électricité, d’eau et de téléphone aux hommes de l’EIIL, tandis que le régime s’est mis à prélever le montant des factures de téléphone et d’électricité de mon salaire », se plaint un enseignant de Raqqa à la journaliste Hala Kodmani{695}. L’État islamique a également mis en place, sur le modèle du régime, des magasins subventionnés{696}. Enfin, il continue à employer les fonctionnaires dont les salaires sont encore versés par le régime.
Deuxièmement, les silos de blé du nord de la Syrie sont une source importante de profits et donc de tensions entre les groupes. À Alep, l’approvisionnement en blé a été un motif de conflits entre le Liwa’ al-Tawhid qui contrôlait 43 000 tonnes de blé entreposées dans les silos d’al-Bab, et les autres groupes de la ville. Début 2013, la population se plaignait d’une augmentation du prix du pain de 10 à 100 livres. La municipalité et le gouvernorat d’Alep, avec l’aide du Conseil militaire, se sont alors efforcés de négocier une baisse des prix avec le Liwa’ al-Tawhid. Il faudra cependant l’intervention de la Jabhat al-Nusra et d’un juge du Comité judiciaire à l’été 2013 pour mettre fin au conflit. Le Liwa’ al-Tawhid doit alors laisser la Jabhat al-Nusra distribuer le blé et la farine à Alep. « Avant la guerre, un kilo de pain coûtait 10 livres. Pendant la guerre, le prix a considérablement augmenté. Il a fallu que les conseils de quartiers réorganisent la chaîne d’approvisionnement des boulangeries en farine. Une réelle amélioration a été apportée lorsque la Jabhat al-Nusra a repris la distribution et mis fin à la corruption. Le prix du pain est alors redescendu à 50 livres »{697}. À al-Bab, des conflits similaires sont résolus en décembre 2012 par la mise en place d’un Conseil du pain, où siègent le maire, un juge et les commandants de deux groupes, dont le Liwa’ al-Tawhid.
Par ailleurs, les groupes armés ont fait du contrôle du pétrole et du gaz à Deir ez-Zor un enjeu central. « Des unités insurgées attaquent régulièrement les puits de pétrole, mais n’arrivent pas à se coordonner. Cette dispersion a permis à des groupes indépendants de prendre le contrôle des champs pétroliers et de s’accaparer leur revenu »{698}. Jusqu’en 2014, la plupart des puits de pétrole et de gaz sont sous le contrôle d’entrepreneurs locaux qui, grâce à l’argent du pétrole, peuvent se procurer suffisamment d’armes pour tenir en respect les unités de l’ASL. À l’été 2014, l’EIIL s’empare des puits de pétrole et des raffineries artisanales de Deir ez-Zor et contrôle, par ailleurs, le pétrole et les raffineries industrielles du triangle sunnite irakien (Bagdad-Ramadi-Tikrit). Pour progresser, l’EIIL a négocié des alliances avec des clans auparavant dépendants du régime{699}. Certains sont ainsi parvenus à conserver les puits de pétrole qu’ils avaient conquis en déclarant leur allégeance au mouvement. Bien que l’exploitation et l’exportation soient une entreprise complexe, l’EIIL dispose de ressources importantes qui lui apportent une autonomie financière. Pour sa part, le PYD contrôle une partie des puits de pétrole et de gaz de la Jazira et vend celui-ci au régime.
Enfin, le contrôle des flux (transport de blé et de biens de consommation), en particulier transfrontaliers, est un élément essentiel de la stratégie des groupes. Ainsi, lors de la prise d’Azaz en juillet 2012, la Katibat ‘Asifat al-Chimal parvient à prendre le contrôle du poste frontière de Bab al-Salam, ce qui lui permet d’étendre son influence. Le contrôle de la frontière permet en effet de taxer les véhicules et les biens, de s’approprier l’aide internationale et de faire des bénéfices conséquents. Les transferts d’argent ou d’aide nécessitent de négocier avec l’ensemble des acteurs présents sur la route. Le directeur syrien d’une ONG basée en Turquie explique ses difficultés à faire transiter de l’aide dans le nord de la Syrie à l’été 2013. « Pour faire passer un camion d’aide en Syrie et faire quelques kilomètres, il me faut au moins deux semaines de négociation avec les différents groupes qui contrôlent la route. Il est impossible de se fier au commandement de l’ASL »{700}. Par ailleurs, le PYD contrôle la frontière avec le Kurdistan irakien, où le transit d’hommes et de marchandises est important, et taxe les véhicules qui passent la frontière. Cependant, les tensions entre le PKK et le PDK irakien de Barzani conduisent régulièrement à la fermeture de la frontière. De même, le contrôle des postes frontières est au cœur de la stratégie de l’EIIL. Progressivement en 2013 et 2014, l’EIIL s’empare des postes frontières de Tall Abyad – en partageant dans un premier temps les revenus avec le Harakat Ahrar al-Cham al-Islamiyya – de Jarablus et, brièvement, de Bab al-Salam. Ainsi, à l’été 2013, les vivres envoyés par ACU dans la province de Raqqa, ont été confisqués par l’EIIL qui les distribue en son nom. Quelques semaines plus tard, l’EIIL ferme le dernier bureau de change de la ville qui permettait aux habitants de recevoir de l’argent de l’étranger{701}. Cette stratégie, qui prive l’insurrection de ses ressources, décide la plupart des groupes armés à affronter l’EIIL en janvier 2014.
Si ces prélèvements divers sont relativement organisés, il existe aussi des formes d’appropriation plus brutales : pillages, prises d’otages, banditisme. Les pratiques varient beaucoup d’un groupe à l’autre, un commerçant aleppin explique ainsi : « Le renouvellement des groupes armés est très rapide, ce qui pose des difficultés pour trouver des interlocuteurs. Les unités militaires intègres sont principalement sur le front et se préoccupent peu de ce qui se passe à l’arrière. Pour faire son business, un commerçant a donc besoin des unités corrompues restées à l’arrière. Il faut négocier à chaque étape. Par exemple, voici la situation au nord d’Alep : la Jabhat al-Nusra a la réputation de ne pas voler, mais peut confisquer la marchandise si un émir veut sanctionner un commerçant pour une faute quelconque ; l’EIIL lance des fatwa pour confisquer des biens ; les unités créées après la prise d’Alep, comme le Liwa’ Ahrar Suriyya, volent souvent et sont particulièrement opportunistes ; celles créées avant la chute d’Alep, comme al-Tawhid, ont été honnêtes au début de la révolution, puis sont devenues malhonnêtes, notamment à cause du fait que le commandement central n’arrive pas à contrôler les groupes armés qui sont sous ses ordres. Par exemple, un groupe peut protéger une usine au nom de la révolution dans un premier temps, puis décider soudainement, pour une raison ou une autre, de revendre le matériel pour un dixième de sa valeur »{702}.
Certains commandants tirent de substantiels revenus de l’économie de guerre. « Être chef d’un groupe armé donne de nombreux avantages. Les commandants sont presque tous devenus des entrepreneurs et ont accumulé beaucoup d’argent. En général, l’argent du groupe armé n’arrive pas jusqu’au simple combattant qui n’a aucune idée des réseaux de financement de ses chefs. C’est pourquoi beaucoup d’entre eux ont leurs propres activités et essayent de s’en sortir par eux-mêmes »{703}. En zone insurgée, la désignation d’un individu comme chabbiha (milicien pro-régime) permet de confisquer ses biens ou d’extorquer une rançon à sa famille. De même, la vente de prisonniers au camp adverse est attestée. De nombreux témoignages font état de barrages volants pour réquisitionner des véhicules et d’enlèvements contre rançon. L’aide internationale est parfois instrumentalisée, voire détournée : « La plupart du temps les ONG n’ont pas de relais en Syrie et aucune visibilité », explique le responsable d’une ONG basée en Turquie, « elles livrent leur aide sans savoir vraiment ce qu’il arrive ensuite. Or, parfois, les groupes militaires s’en emparent pour leurs propres fins »{704}. Certains commandants exploitent systématiquement un territoire. Un des exemples les plus célèbres du nord d’Alep est celui d’‘Umar Dadikhi, commandant du Liwa’ ‘Asifat al-Chimal. « Dadikhi est originaire de la ville d’Azaz que son groupe armé contrôle en partie. Il s’agit d’une position de premier ordre puisque cette ville donne accès au poste frontière de Bab al-Salam avec la Turquie. Dadikhi en a donc profité pour taxer 300 livres aux véhicules qui y transitent. De même, il s’est débrouillé pour nommer ses propres hommes à la tête du Conseil municipal de la ville. Il contrôle ainsi la majeure partie de l’activité économique et l’aide en provenance de Turquie. Au passage, il en profite pour extorquer de l’argent, enlève les personnes qui le critiquent et ne les libère qu’en échange de rançons payées par leur famille »{705}. La plupart des groupes de l’insurrection se revendent entre eux les armes prises à l’armée régulière et les réseaux d’approvisionnement s’étendent jusqu’en Irak et au Liban.
Le pillage proprement dit est relativement rare et lié à la conquête de nouveaux territoires. Ainsi, la prise de Raqqa permet à la Harakat Ahrar al-Cham al-Islamiyya de s’emparer de l’or entreposé dans la branche locale de la Banque centrale syrienne. Dans les zones près du front, certains quartiers sont pillés lorsque les groupes armés s’y installent et que la population a fui les bombardements du régime.
La question des pillages commis par l’ASL est complexe. En effet, le comportement des groupes armés change significativement selon l’environnement militaire et la présence de combattants locaux. La comparaison entre deux quartiers d’Alep, Bab al-Nasser et Salaheddin, tous deux conquis en août 2012 et depuis lors sur la ligne de front, met en évidence les éléments qui favorisent ou freinent le pillage{706}. Le quartier de Bab al-Nasser (entrée est de la vieille ville) n’a pas été pillé. Malgré l’exode de la grande majorité de la population civile, les boutiques sont intactes et les cadenas qui ferment les stores métalliques toujours en place. Le quartier est fortement quadrillé par les unités militaires et par les habitants restés sur place, dont certains ont intégré l’ASL. Ce quadrillage efficace et l’enracinement local des unités militaires expliquent l’absence de pillage. À l’inverse, le quartier plus moderne de Salaheddin a été pillé de façon systématique après le départ de sa population qui a fui les bombardements du régime. Dès les premiers jours, les unités qui se succédaient sur le front ont pillé le quartier. En effet, à l’inverse de Bab al-Nasser, il n’y a pas de stabilisation du front et donc pas de contrôle rigoureux des combattants. Dans cette situation d’impunité, certains commandants ont laissé piller des blocs d’immeubles moyennant un pot-de-vin.
Cependant, ces pratiques de prédation doivent être remises en perspective. Les combattants font régulièrement des allers-retours dans leur famille et sont en relation avec les révolutionnaires restés en dehors des unités militaires. L’existence de ces réseaux limite les actes de pillages et pousse les combattants à protéger les installations publiques (générateurs électriques, silos à blé, usines). Il n’y a pas de brutalisation de la population, qui reste libre de critiquer ouvertement ces pratiques et on constate, au contraire, des tentatives de remise en ordre par les combattants les plus engagés{707}.
Du côté du régime, le poids croissant de l’appareil de sécurité amène également des pratiques de prédation. Le recrutement dans les milices ou les services de sécurité assure en principe un salaire, mais le régime manque de ressources pour payer ses hommes. « Du côté du régime, les salaires sont bas et ne sont pas la motivation principale : les militaires sont très peu payés, les miliciens gagnent 75 $ par mois, les policiers 70 à 75 $, un garde du corps pour un homme politique touche environ 100 $. C’est très peu. En revanche, quand on travaille pour le régime, on a tous les droits... »{708}. D’un point de vue économique, l’appartenance à l’appareil sécuritaire permet la prédation contre la population en toute impunité. Dans une économie sous le contrôle du régime, les membres des services de sécurité peuvent s’adonner à de nombreux trafics. « Normalement un kilo de pain coûte 25 livres, grâce aux subventions du régime mais, en réalité, il atteint 120 à 130 livres, car les miliciens contrôlent les boulangeries dans certains quartiers et s’arrangent pour revendre le pain plus cher »{709}. Un autre habitant ajoute : « Les miliciens de la brigade al-Baas d’Alep sont parmi les plus corrompus, ils ont tous les droits et contrôlent le ravitaillement dans plusieurs quartiers »{710}. Au final, les sources de revenus en Syrie même sont insuffisantes pour les groupes armés qui dépendent de soutiens extérieurs.
Le besoin constant de ressources nourrit une logique de dépendance, qui permet aux acteurs syriens de s’autonomiser des contraintes politiques locales et favorise une radicalisation des discours et des pratiques. La dépendance prend deux formes différentes : le transfert de ressources au sein d’une organisation transnationale et le soutien des acteurs extérieurs. Les deux acteurs transnationaux, PKK et EIIL, ont construit des modèles économiques autonomes. Les ressources du PKK proviennent essentiellement des populations kurdes émigrées en Europe et de diverses contrebandes, mais le parti s’efforce de rendre autosuffisantes les trois enclaves d’Afrin, de Aïn al-Arab et de la Jazira. L’EIIL a bénéficié initialement de l’aide de donateurs du Golfe, mais s’est autonomisé en rackettant la population sunnite irakienne et en contrôlant des puits de pétrole. Les deux autres acteurs, l’ASL et le régime, dépendent incomparablement plus de l’aide extérieure.
La guerre a placé l’État syrien dans une situation de dépendance économique. Alors qu’en 2010 la dette syrienne est à un niveau très bas, 23 % du PIB, elle atteint 126 % fin 2013 et ne cesse de croître par la suite{711}. Sans l’aide de la Russie et de l’Iran, le régime se serait effondré. En effet, l’État syrien a perdu les revenus de l’exportation d’hydrocarbures, des droits de douane et des impôts. Et, alors que ses revenus ont été divisés par quatre, ses dépenses ont doublé. Ainsi, le régime importe près de 500 millions de dollars de pétrole par mois et la croissance des dépenses militaires représente un surcoût d’environ 8 milliards de dollars entre 2011 et fin 2013{712}. Afin d’éviter un effondrement définitif de la monnaie, la Russie subventionne largement la banque nationale syrienne{713}. De même, l’Iran accorde des prêts : 3,6 milliards de dollars en 2013 pour l’achat de produits pétroliers et un second crédit d’un milliard de dollars la même année{714}. Entre 2011 et janvier 2014, l’Iran aurait envoyé plus de 15 milliards de dollars d’aide à la Syrie{715}. L’envoi de combattants et d’armes par l’Iran, le Hezbollah et l’Irak constitue par ailleurs une aide directe. De plus, l’ONU – et donc les donateurs occidentaux – subventionnent le régime indirectement. En effet, l’aide humanitaire pour la Syrie devait légalement passer par Damas jusqu’à juillet 2014, la Russie ayant mis son veto à toute résolution permettant la fourniture d’aide aux régions insurgées par les pays voisins{716}. Le régime conservait ainsi un contrôle sur la grande majorité de l’aide humanitaire et ciblait la distribution selon des critères politiques. Les enclaves kurdes et les régions sous le contrôle de l’insurrection en étaient généralement exclues.
Tableau 3 : Revenus, dépenses et déficit budgétaire du gouvernement syrien (en % de PIB), 2010-2013{717}
Réels |
Projetés |
||||||
---|---|---|---|---|---|---|---|
|
2010 |
2011 |
2012 |
2013 |
2013 |
2013 |
2013 |
Revenus pétroliers |
7.0 |
5.0 |
2.9 |
2.6 |
1.4 |
1.4 |
1.3 |
Revenus fiscaux non pétroliers |
9.4 |
8.4 |
5.1 |
6.4 |
2.7 |
5.4 |
7.9 |
Autres revenus |
6.3 |
4.0 |
1.8 |
1.4 |
0.7 |
0.8 |
0.6 |
Revenus totaux |
22.7 |
17.4 |
9.8 |
10.4 |
4.8 |
8.4 |
10.9 |
Salaires et traitements |
10.7 |
13.5 |
16.3 |
24.0 |
15.5 |
23.5 |
23.5 |
Biens et services |
1.3 |
1.4 |
1.6 |
2.2 |
0.7 |
0.9 |
0.7 |
Paiement des intérêts de la dette |
0.8 |
0.9 |
1.3 |
2.1 |
2.9 |
3.8 |
3.8 |
Subventions et autres transferts |
3.5 |
3.7 |
6.6 |
12.0 |
7.2 |
7.2 |
7.2 |
Dépenses courantes |
16.2 |
19.4 |
25.7 |
40.3 |
26.3 |
35.3 |
35.1 |
Dépenses de développement |
8.7 |
6.9 |
4.3 |
1.4 |
2.2 |
4.1 |
5.2 |
Dépenses totales |
24.9 |
26.3 |
30.0 |
41.7 |
28.4 |
39.4 |
40.3 |
Solde budgétaire |
– 2.2 |
– 8.9 |
– 20.2 |
– 31.3 |
– 23.6 |
– 31.9 |
– 30.7 |
Solde budgétaire, incluant les subventions non budgétaires |
– 2.2 |
– 12.1 |
– 33.7 |
– 59.1 |
– 40.1 |
– 54.2 |
– 53.7 |
Pour garder une base sociale, le régime maintient sa politique d’emploi dans la fonction publique. Alors que plus de 2,67 millions d’emplois ont disparu depuis le début de la guerre{718}, les salaires de millions de fonctionnaires sont devenus le seul revenu pour beaucoup de familles étendues. Le régime procède à des augmentations régulières de salaires qui, en réalité, ne compensent pas totalement l’inflation. Par exemple, le 24 mars 2011, un décret prévoit une augmentation de 30 % des salaires de fonctionnaires touchant moins de 10 000 livres (200 dollars) par mois et de 20 % pour les salaires supérieurs à cette somme{719}. De même, en juin 2013, un décret prévoit une augmentation de 40 % des salaires des fonctionnaires et des militaires de moins de 10 000 livres syriennes (60 dollars) et de 20 % pour les salaires supérieurs{720}. Les pensions de retraite sont également revalorisées, ce qui atténue la perte de pouvoir d’achat. Par ailleurs, le régime a continué à payer les salaires en dehors des zones sous son contrôle au moins jusqu’en 2013 pour maintenir une autorité symbolique sur ces régions. Seuls ceux qui acceptent une position officielle dans les institutions de l’insurrection perdent leur salaire à partir du début de l’année 2013. Enfin, le régime subventionne les produits de première nécessité. Dans les boulangeries publiques des régions tenues par Damas, le kilo de pain est officiellement vendu 25 livres en 2013, alors que le prix varie de 80 à 300 livres dans le reste du pays. De même, la bonbonne de gaz coûte 500 à 600 livres, cinq à dix fois moins que dans le reste du pays ; l’eau, l’électricité et l’essence sont également subventionnées.
Contrairement à Damas qui jouit d’un soutien constant de ses alliés, l’insurrection est en permanence à la recherche de financements extérieurs. Les pays occidentaux, s’ils appuient diplomatiquement l’insurrection, envoient peu d’aide et les pays du Golfe n’ont pas de stratégie cohérente. À la différence d’autres guerres civiles (Afghanistan et RDC), les États qui financent l’insurrection n’ont pas facilité la constitution de mouvements politiques. Les pays qui offrent un sanctuaire aux insurgés – la Jordanie, la Turquie et le Liban – exercent un contrôle assez faible sur la destination des armes. La situation syrienne diffère ici de la guerre d’Afghanistan, où le Pakistan déterminait quels partis politiques bénéficiaient de l’aide occidentale et arabe, et de la guerre en RDC, où le Rwanda et l’Ouganda contrôlaient de manière très précise quels groupes recevaient un soutien.
De plus, le soutien du Golfe est un mélange d’aides étatiques et privées. Les dons privés sont acheminés par des Syriens en contact avec les pays du Golfe pour y avoir vécu ou en raison de liens familiaux. La multiplicité des donateurs et des intermédiaires ouvre l’accès au financement à tout groupe qui parvient à se faire connaître par un fait d’arme ou sur internet. Cette logique alimente la fragmentation de l’insurrection en permettant à de nombreux groupes armés d’accéder à des ressources sans s’affilier à une coordination.