L’appartenance communautaire, qui ne jouait pas un rôle déterminant dans les protestations de 2011, est devenue centrale dans la plupart des engagements politiques. Dans ce processus de communautarisation, l’opposition sunnite/non sunnite devient le clivage principal. Bien que toujours présente dans le nord, la division kurde-arabe est moins importante, car les Kurdes sont généralement sunnites et les réfugiés arabes sont tolérés dans les régions kurdes. La formation de différents territoires politiques entraîne la coexistence de régimes identitaires concurrents. En effet, être alaouite, chrétien ou sunnite, Kurde ou Arabe n’a pas les mêmes implications selon que l’on est en zone gouvernementale à Latakia, dans la ville kurde de Aïn al-Arab sous contrôle du PYD, sous domination de l’État islamique à Raqqa ou dans la partie d’Alep tenue par différents groupes insurgés.
Sans nier une évidente dimension émotionnelle, la communautarisation du politique peut aussi être interprétée comme une stratégie cynique de mobilisation. Pour les mouvements les plus radicaux, le durcissement des frontières communautaires est un moyen efficace de sortir de la marginalité. Ainsi, peu de Kurdes syriens se reconnaissent dans Abdullah Öcalan, le leader historique du PKK, et rares sont les Arabes sunnites qui adhèrent à l’idéologie de l’État islamique. Pourtant, ces deux mouvements ont réussi, au moins en partie, à devenir les champions des Kurdes et des sunnites. L’adhésion d’officiers baassistes à l’État islamique (notamment en Irak) donne une idée des transgressions idéologiques possibles quand l’identité devient le principe des réalignements politiques.
La communautarisation du politique par les acteurs engagés dans la lutte armée s’accélère à partir de 2013. Dans les zones du régime, de l’EIIL et du PYD, cette polarisation autour des identités correspond à la stratégie d’acteurs politiques centralisés, tandis qu’il s’agit d’un basculement progressif pour l’ASL. Quel que soit leur degré de cohérence, ces politiques se répondent par effet miroir. Le recentrage du régime sur les non-sunnites, l’ethno-nationalisme kurde du PKK et la sunnitisation de l’insurrection créent des exclusions qui font sens au niveau national. Dans le cas du PKK et de l’EIIL, le principe de participation à la communauté politique transcende les frontières syriennes au nom du nationalisme kurde et de la communauté des croyants, alors que le régime et les autres groupes insurgés restent dans une logique nationale. La question identitaire est donc aussi une redéfinition, voire une tentative de dépassement, du cadre national. Reprenons un par un les quatre territoires politiques et leur régime identitaire respectif.
Premièrement, l’éclatement territorial de la Syrie signifie la fin des équilibres communautaires entretenus par un régime qui cooptait des alliés sur des critères politiques et économiques plus qu’identitaires. Désormais, le régime s’appuie ouvertement sur les minorités à commencer par celles qu’il assimile au chiisme. En cohérence avec une stratégie répressive qui cible les sunnites, le régime cherche à militariser les minorités pour en faire des auxiliaires de l’armée régulière. Après 2011, la communauté alaouite, déjà prépondérante dans les institutions de sécurité, devient le principal réservoir de recrutement pour l’armée. Par ailleurs, le régime organise des milices alaouites, qui donnent un caractère communautaire aux combats. « Dès 2011, des milices alaouites ont été mises en place à Latakia », témoigne un habitant de la ville. « Elles étaient aidées et armées par le régime avec un seul objectif, se défouler sur les sunnites, n’importe lesquels. Le but était de faire peur »{721}. En retour, cette politique accroît la dépendance des alaouites vis-à-vis du régime, alors que les discours critiques sont fréquents au sein de ce groupe, certains accusant Bachar al-Assad d’être à long terme le fossoyeur de la communauté. De même, la stratégie du régime pour empêcher les druzes de participer à la révolution a donné à ceux-ci une large autonomie et les a coupés des Arabes sunnites de la province de Daraa, avec qui ils étaient quotidiennement en contact. L’instrumentalisation des antagonismes communautaires s’appuie sur la manipulation d’incidents : « Lorsque le fils d’un général druze originaire de Soueida a été enlevé près de la ville en avril 2012 par l’ASL, le régime a immédiatement fait de lui un héros national. Mais, au lieu de répondre militairement, il a délégué la répression à des miliciens druzes. Ces derniers sont allés à Daraa pour se venger et ont kidnappé des étudiants sunnites. Ensuite, le régime a chargé des cheikhs druzes de Soueida de négocier la fin de la prise d’otage. Indépendamment de cette affaire, ces derniers ont alors tenté de régler pacifiquement le problème et de s’assurer qu’il n’y ait plus d’attaques entre druzes et sunnites. Mais cette médiation n’a fonctionné que quelques mois. Un autre groupe armé a effectué des enlèvements, sûrement pour des raisons mafieuses, et les violences ont repris »{722}. De même, la stratégie de communautarisation du régime renforce les clivages entre chrétiens et sunnites. Les chrétiens, confrontés à la montée en puissance de l’islam politique et à la violence généralisée, se protègent en créant leurs propres milices. En parallèle, les populations sunnites sont marginalisées ou poussées à l’exil, particulièrement par les forces de sécurité, qui les suspectent de sympathie pour l’insurrection.
La stratégie du régime, au-delà de ses aspects militaires, entraîne la refondation du système politique par une modification des équilibres communautaires. L’alliance des minorités (chrétiens, druzes, alaouites) et la marginalisation des Arabes sunnites sur un plan économique et politique sont pour Damas le gage de survie du régime. Ainsi, la grande majorité des déplacés internes étant sunnites, le pouvoir économique a basculé en faveur des minoritaires (relativement) épargnés, au détriment de la majorité arabe sunnite. De plus, les principales zones de combat sont majoritairement peuplées de sunnites et ces derniers sont logiquement très majoritaires chez les réfugiés. Cependant, la production massive de réfugiés ne change pas fondamentalement les équilibres démographiques entre sunnites et non sunnites, car les chrétiens notamment émigrent massivement. On peut estimer que la proportion d’Arabes sunnites, environ 73 % des 21,6 millions de Syriens avant 2011, n’a pas suffisamment changé pour renforcer le régime{723}.
Deuxièmement, dans les zones qu’il contrôle, le PYD agit dans le cadre d’une idéologie qui fonde une société politique sur l’appartenance ethnique{724}. Cette affirmation du nationalisme kurde passe notamment par une mobilisation militaire et culturelle. Ainsi, le parti a mis en place un système de conscription qui oblige les Kurdes à servir quelques jours tous les deux mois ou à payer une contribution. À partir de juillet 2014, sous la pression des offensives de l’État islamique à Aïn al-Arab et dans la Jazira, le PYD oblige tous les hommes valides entre 18 et 30 ans à rejoindre le YPG pour une durée de six mois. Dans les écoles, l’enseignement est en partie en langue kurde et de nombreuses activités culturelles – fêtes, ateliers d’écriture et de dessins – promeuvent l’identité kurde. De même, le culte des martyrs participe de l’affirmation d’un destin historique kurde, et non syrien. Dans chaque Maison du peuple (Mala Gal), une salle est consacrée au culte des martyrs du PKK. Des centaines de portraits sur fond de montagne, avec une kalachnikov plantée dans le sol en référence à la lutte armée et au martyre, sont accrochés au mur. Sur les portraits et dans la salle, on note les couleurs du parti – jaune, rouge et vert –, les photos et les citations d’Öcalan. Derrière la mise en scène d’un engagement populaire des Kurdes en faveur du PKK, cette propagande politique a pour résultat un modèle politique excluant ceux qui ne sont pas Kurdes. Dans les villages arabes repris à l’État islamique par le PYD, les forces kurdes sont souvent considérées comme des forces d’occupation. Certains habitants expriment quelquefois une nostalgie de l’État islamique, qu’il faut probablement interpréter comme un rejet de la domination kurde plus que comme une adhésion à l’idéologie de l’État islamique.
Cette marginalisation des autres ethnies n’empêche pas une collaboration, notamment sur un plan militaire, avec les Arabes. Face à la montée en puissance de l’EIIL à l’été 2014, Kurdes et Arabes se battent côte à côte. Autour d’Aïn al-Arab, des villages arabes se mettent sous la protection du PYD pour se défendre contre l’État islamique et accueillent les structures locales du mouvement kurde. Des combattants de l’ASL réfugiés dans les zones kurdes sont encadrés par le YPG pour combattre l’État islamique ; certains Arabes s’engagent directement dans des unités kurdes.
Troisièmement, une hiérarchie identitaire très stricte a été mise en place dans les zones conquises par l’État islamique, où le sunnisme est la condition de l’appartenance à la communauté religieuse et politique, ces deux dimensions n’étant pas distinguées. Les minoritaires sont persécutés, tués ou poussés à partir selon les cas. Les conquêtes territoriales de l’État islamique conduisent les chrétiens, les Kurdes et alaouites à fuir.
Quand l’État islamique s’empare de la ville de Raqqa, à l’automne 2013, il pille les deux églises et organise un autodafé de livres chrétiens. À la suite d’un accord avec l’évêque de la ville, l’église grecque-orthodoxe Notre-Dame de l’Annonciation reste ouverte, alors que l’Eglise arménienne est transformée en centre de prédication islamique{725}. Ceux qui font le choix de rester sont déclarés dhimmi et doivent s’acquitter à ce titre d’un impôt. De plus, ils sont soumis à de nombreuses restrictions dans leur pratique religieuse. En conséquence, la plupart des chrétiens quittent la ville{726}. Les chiites et les alaouites sont exécutés pratiquement sans exception, car ils sont considérés comme des hérétiques (kafir) et des apostats (murtadd), c’est-à-dire comme ayant abandonné l’islam. Durant l’été 2014, l’État islamique a abattu des centaines de soldats chiites, modifiant les images dans les vidéos d’exécution pour les rendre encore plus brutales. Aussi, les yézidis, qui ne comptent pas parmi les Gens du Livre (Ahl al-Kitab), sont considérés comme polythéistes. Par conséquent, les hommes sont invités à se convertir et sont exécutés s’ils refusent. Des centaines ont ainsi été abattus dans Kocho, Qiniya et Jdali. Environ 5 000 ont été forcés de se convertir dans les villages près de Tall Afar (Amnesty International 2014). En outre, l’État islamique a asservi et vendu environ 3 000 femmes âgées de 10 à 35 ans. Considérées comme « butin de guerre » (al-ghana’im al-harbiyya, terme coranique), quatre cinquièmes d’entre elles sont partagées entre les combattants et le dernier cinquième sont réservées à l’État islamique. Certaines d’entre elles sont vendues publiquement dans les marchés de Raqqa et de Mossoul ; d’autres sont arrêtées, violées et revendues par les combattants{727}.
Enfin, dans les territoires contrôlés par l’insurrection, l’appartenance au sunnisme devient une condition de la participation politique. Alors que la contestation était multiconfessionnelle en 2011, les discours des insurgés à partir de 2013 laissent rarement une place aux alaouites dans le futur système politique qu’ils envisagent. Les islamistes les plus radicaux renvoient les chrétiens au statut de « protégés » (dhimmi). Certains groupes sont donc exclus : chrétiens, druzes, alaouites, chiites, ismaéliens. Les minoritaires voient leurs biens pillés sous le prétexte de collaboration avec le régime et vivent dans une insécurité permanente, qui les incite à rejoindre les zones gouvernementales.
L’engagement contre le régime ne protège pas les minoritaires. Une alaouite se voit ainsi conseiller avec insistance de quitter Damas et admet ne plus pouvoir entrer dans les régions insurgées en dépit de son engagement qui remonte aux débuts des manifestations{728}. Un commandant druze qui dirigeait une unité de plusieurs centaines d’hommes dans la région d’Idlib quitte la Syrie début 2014 après avoir reçu des menaces de mort{729}. De manière similaire, en avril 2014, le convoi de ravitaillement d’un groupe insurgé trotskiste, les Factions de libération du peuple, est arrêté à un barrage de la Jabhat al-Nusra qui tente de désarmer les combattants chrétiens et les ismaéliens. L’affrontement fait plusieurs morts dans les deux camps{730}. Jusqu’en 2013, les opposants chrétiens peuvent toujours militer dans les zones insurgées, mais avec des difficultés croissantes. En 2013, l’exclusion des alaouites est largement acceptée. Un cheikh de Latakia, qui a participé aux premières manifestations, et qui soutenait en 2012 la mise en place d’unités alaouites au sein de l’ASL, écrit un an plus tard des poèmes où il appelle à uriner sur leurs cadavres{731}. Ces évolutions sont encouragées par l’arrivée de combattants étrangers notamment en provenance d’Irak. « Ce sont les combattants de la Jabhat al-Nusra qui ont introduit les premiers slogans pour la création d’un califat et l’exclusion des alaouites et des chrétiens. Et c’est la même chose dans certaines mosquées »{732}. Un alaouite risquerait sa vie, ou au moins sa liberté et ses biens, en restant dans les zones insurgées, tandis que les chrétiens subissent des pressions et se font régulièrement extorquer de l’argent. Bien que les Kurdes fassent également l’objet d’exactions, ils sont incomparablement plus acceptés et certaines brigades demeurent mixtes, par exemple le Liwa’ Fajr al-Hurriyya (Brigade de l’aube de la liberté), le Liwa’ Chams al-Chimal (Brigade du soleil du Nord) et surtout la Jabhat al-Akrad (Front des Kurdes), composé majoritairement de Kurdes, dont certains vivent dans les quartiers kurdes d’Alep, Achrafiya et Cheikh Maqsud.
Chrétiens, alaouites et Kurdes participent de plus en plus marginalement à l’insurrection armée et se retrouvent essentiellement dans les représentations extérieures en Turquie et en Europe. Cependant, les milieux d’exilés sont également affectés par la communautarisation du conflit, la concurrence victimaire ayant pour effet une hiérarchisation des souffrances selon les appartenances identitaires. Enfin, si la proximité des institutions extérieures de l’insurrection avec la mouvance des Frères musulmans participe de cette évolution, l’opposition en exil demeure incomparablement plus ouverte.
Ces nouvelles hiérarchies identitaires se concrétisent par trois types de pratiques qui se renforcent mutuellement : les discriminations, la violence et les discours d’exclusion. Ces pratiques ont un effet direct, mais aussi indirect dans la mesure où elles légitiment les mesures de rétorsion.
Premièrement, les discriminations, légales ou informelles, jouent un rôle déterminant dans les relations entre groupes. Si, avant la révolution de 2011, le droit de la famille était spécifique en fonction de la religion, le choix d’appliquer la charia dans les zones rebelles entraîne une discrimination contre les non musulmans d’autant plus systématique que son application est plus rigoureuse. La question du statut légal des alaouites – sont-ils musulmans ou hérétiques ? – et celui des chrétiens est un sujet récurrent de discussions dans les zones insurgées. Lors de la mise en place des tribunaux, les Avocats syriens libres (al-Muhamin al-Suriyyin al-Ahrar) se sont opposés aux cheikhs qui souhaitent appliquer des mesures discriminatoires. Dans les régions sous le contrôle de l’État islamique, l’application de la charia est un outil essentiel dans l’asservissement des non sunnites.
Au-delà du droit, tous les groupes sont victimes de pratiques discriminatoires. Par exemple, les réfugiés arabes doivent souvent s’acquitter du double, voire plus, pour un logement dans l’enclave kurde d’Afrin. « Si tu es kurde, tu as beaucoup plus de chance de t’en sortir à Afrin », explique un médecin arabe réfugié qui travaille dans un des hôpitaux du PYD{733}, « malgré mon diplôme de médecin qui me favorise, j’ai eu beaucoup de mal à trouver un logement décent ».
De plus, les réfugiés sunnites qui fuient les bombardements de l’armée syrienne sont logés dans des tentes ou des maisons abandonnées et reçoivent l’aide de l’ONU que le régime distribue. Sur la côte, ils sont accueillis avec hostilité par les alaouites qui craignent un afflux de sunnites. Parallèlement, les alaouites qui fuient les régions insurgées sont abrités dans des logements laissés vacants par des sunnites partis en exil. Dans les zones sous contrôle de l’insurrection, les chrétiens sont soumis à des extorsions systématiques. Ainsi un chrétien peut être forcé à donner de l’argent ou des médicaments à un commandant de l’ASL en échange de la libération d’autres chrétiens{734}. Les chrétiens rencontrés à Alep s’efforcent d’éviter les insurgés ou s’en remettent à des contacts personnels avec des membres de l’insurrection pour protéger leurs biens. Enfin, les contrôles d’identité au barrage signifient aux minorités en zones rebelles et aux Arabes sunnites dans les zones du régime et du PYD qu’ils sont indésirables, voire suspects. De nombreux Kurdes ont été arrêtés au nord d’Alep car accusés de collaborer avec le PYD. La seule présence d’un barrage de l’État islamique interdit de facto l’usage de la route à tous les non sunnites. En 2013, les combattants de l’État islamique ont abattu trois conducteurs de camions alaouites et ont filmé l’exécution{735}.
Deuxièmement, l’usage stratégique de la violence joue un rôle central dans la redéfinition des rapports entre communautés. Ainsi, les bombardements du régime sur les quartiers sunnites de Latakia ou ceux d’Alep ont pour effet de creuser le fossé entre sunnites et alaouites. De même, lorsque l’EIIL massacre des centaines d’alaouites au nord de Latakia ou des ismaéliens près de Salamiya, il impose une interprétation sectaire de la guerre qui rend tout compromis impossible. L’incitation à la haine passe par la destruction de lieux sacrés. En mars 2014, l’EIIL renforce sa mainmise sur la province de Raqqa, il détruit le tombeau d’Uways al-Qarni, un lieu de pèlerinage chiite{736}. Déjà auparavant, certains tombeaux de saints avaient été détruits dans les zones contrôlées par l’insurrection. Ainsi, en janvier 2013, un tombeau de la vieille ville avait été vandalisé sous nos yeux en dépit de l’opposition de certains combattants et des habitants du quartier. L’intervention du Liwa’ Ahrar Suriyya n’avait pas pu sauver le tombeau{737}. Par ailleurs, la destruction, volontaire ou non, de lieux religieux dans les combats accroît les tensions, par exemple le bombardement de la tombe du savant sunnite cheikh Muhammad Adib Hassun par le régime en octobre 2012 ou les dommages du tombeau de la sainte chiite Sakina Bint ‘Ali à Deraya en février 2013. Dans ce contexte, la protection des lieux saints, la mosquée sunnite Khalid ibn al-Walid à Homs ou le mausolée chiite de Sayyida Zaynab au sud de Damas, constitue un enjeu à part entière de l’affrontement.
Troisièmement, la qualification des événements et des acteurs participe à la construction de la crise. Ainsi, la désignation par le régime des révolutionnaires comme des « islamistes sunnites » et des « terroristes affiliés à al-Qaïda » a des effets performatifs. Dans l’autre camp, la désignation du régime comme alaouite renforce la lecture identitaire du conflit. Ainsi, à l’été 2013, nos interlocuteurs font souvent la distinction entre un alaouite et un sunnite dans les vidéos à partir de phénotypes physiques. L’usage péjoratif du terme nusayriyyin pour désigner les alaouites s’inscrit dans la même logique. De même, les Kurdes sont souvent stigmatisés comme membres du PKK. Plaisanteries et stéréotypes renforcent les divisions communautaires. La violence des insurgés est ramenée à l’effet de la pauvreté et du manque d’éducation des Arabes sunnites, tandis que les mœurs supposées douteuses des alaouites sont incriminées dans les zones insurgées. L’exacerbation de ces haines est flagrante : lors de notre premier terrain à Alep à l’hiver 2012- 2013, les chants révolutionnaires ne ciblaient jamais les alaouites, alors qu’à l’été 2013, le dénigrement est systématique.
Les rumeurs jouent un rôle central dans ce contexte, car elles renforcent les stéréotypes négatifs{738}. Dès 2012, les alaouites fuient les zones conquises par les insurgés, alors qu’aucun massacre ne s’est produit et que le discours révolutionnaire unanimiste est encore dominant. Or, cette fuite est souvent interprétée par les révolutionnaires comme une preuve de leur lien avec le régime. De part et d’autre, les accusations de destructions de lieux saints se multiplient. Dans les derniers mois de la bataille de Homs, le régime est accusé de vouloir détruire la mosquée Khalid ibn al-Walid{739}. Les journalistes syriens et les médias arabes participent à la diffusion de ces rumeurs. Les effets des violences et des destructions sont exacerbés par leur médiatisation. La vidéo joue un rôle aussi important dans la guerre civile que dans la phase pacifique des protestations. Dans de nombreux cas, les acteurs armés n’ont pas besoin de stratégie de diffusion très complexe. Les combattants ou les personnes présentes filment spontanément des scènes de violence avec leur téléphone portable et les diffusent sur Youtube et Facebook. Par ailleurs, le régime autorise la circulation de vidéos de tortures et d’actes de cruauté commis par ses soldats ou ses miliciens. Les Syriens ont des collections de vidéos extrêmement violentes sur leur ordinateur et leur téléphone portable, qu’ils montrent dans des contextes sociaux a priori surprenants, lors des dîners en famille par exemple{740}.
Au milieu de ces tensions, les individus sont confrontés à des situations complexes, en particulier dans le cadre des déplacements, où ils s’efforcent de jouer au mieux de leurs identités, multiples et souvent ambiguës. De nombreux Syriens continuent à circuler entre les zones du régime, du PYD et de l’insurrection. Comme déjà indiqué, à Alep, le point de passage entre les zones gouvernementale et insurgée de la ville est resté ouvert. Bien qu’il soit dangereux, puisque des snipers du régime tirent de façon aléatoire sur ceux qui traversent le no-man’s land, des milliers de personnes le franchissent quotidiennement, pour voir leur famille ou pour travailler. De même, des bus font la jonction entre Alep et Damas et passent successivement par des zones sous le contrôle du régime et de l’insurrection. Par exemple, un médecin arabe sunnite travaille à l’hôpital d’Afrin sous le contrôle du PYD et dans l’un des hôpitaux d’Alep sous le contrôle des insurgés. Ces circulations supposent de franchir des barrages, où les contrôles sont irréguliers et variables ; ceux-ci sont parfois simplement visuels, dans d’autres cas le voyageur doit décliner son nom, voire présenter une carte d’identité. Or, dans de nombreux cas, le nom et le lieu d’origine, qui figurent sur la carte d’identité, révèlent l’appartenance probable à une communauté. Chacun développe des stratégies de dissimulation : faux-papiers, corruption, évitement des barrages. Par exemple, un révolutionnaire cache ses origines palestiniennes pour pouvoir passer régulièrement de l’est à l’ouest d’Alep, car le régime soupçonne les Palestiniens de collaborer avec l’insurrection{741}. Une alaouite prend avantage de son genre pour participer à la réalisation d’un documentaire en zone insurgée en dissimulant son visage sous un voile et en se fondant dans un groupe d’amis sunnites{742}. Par ailleurs, des accords locaux sont fréquents, y compris entre villages de confessions différentes, ce qui permet les déplacements{743}. Au nord de Latakia par exemple, en l’absence de combattants étrangers et des troupes d’élites du régime, les milices tendent à être plus flexibles.
Certains individus ont des identités complexes dont l’ambiguïté peut se révéler une ressource. Ainsi, la fille d’un couple mixte alaouite-sunnite de Latakia conserve des liens avec des milieux révolutionnaires à Tripoli (Liban) en tant que sunnite, mais peut aussi se rendre dans les quartiers alaouites de Latakia. Elle évite en revanche de se rendre dans les zones de l’insurrection qu’elle estime dangereuses{744}. De nombreux étudiants kurdes de l’université d’Alep se présentent comme Kurdes dans les zones du PYD et sunnites dans celles de l’insurrection. Au maximum des tensions entre le PYD et l’insurrection, à l’été 2013, ils parvenaient à faire ainsi l’aller-retour entre Alep et les enclaves kurdes.
Par ailleurs, l’exil permet plus de souplesse dans les usages de l’identité. À Istanbul, un opposant donne des cours à tous les enfants qui le souhaitent et refuse même d’aborder la question de leur appartenance. De plus, les organisations internationales offrent des ressources à des groupes de Syriens pour dépasser les clivages communautaires. Ainsi, les bureaux de Beyrouth de la fondation allemande Friedrich Ebert sont dirigés par une révolutionnaire d’origine alaouite qui participe à de nombreux collectifs d’artistes et de documentaristes avec des sunnites et des chrétiens{745}.