Nous arrivons en fin d’après-midi dans la bourgade de Maraa, à 30 km au nord d’Alep. À la descente du bus, nous demandons le Conseil local. Un de ses membres nous y conduit et fait venir plusieurs autres représentants pour nous rencontrer. Nous nous présentons comme « des chercheurs de l’Université de la Sorbonne qui menons des recherches sur la société civile pendant la Révolution », ce que nous appuyons par une lettre du Conseil militaire du gouvernorat d’Alep enjoignant les autorités révolutionnaires de nous laisser conduire notre enquête{759}. Il n’est pas sûr que leur suspicion soit totalement dissipée mais, ces présentations terminées, les représentants du Conseil répondent à nos questions relatives au fonctionnement des institutions de Maraa et à leur parcours personnel.
La nuit tombant, on nous amène dans une maison occupée par des combattants du Liwa’ al-Tawhid, à ce moment le principal groupe armé dans le nord. Notre présence les amuse ; ils partagent du thé et du pain avec nous et répondent à nos questions sur leur engagement dans la lutte armée. Certains nous montrent leurs armes, de vieilles kalachnikovs avec, ce que nous verrons partout, des chargeurs à moitié vides. Le commandant du groupe nous loge dans sa propre maison, dans un autre quartier de Maraa. La maison voisine a été éventrée par un obus, trace du passage dix mois plus tôt d’une colonne blindée du régime qui a ravagé la campagne au nord d’Alep. Frigorifiés, nous nous installons autour du poêle à mazout ; ce froid humide nous accompagnera tout au long du voyage. Nous relançons l’entretien pour reconstruire le parcours du chef de groupe jusqu’à sa position actuelle de commandant d’unité. Pendant la discussion, en réponse à une question sur le régime, notre hôte sort son téléphone pour nous montrer des vidéos de tortures par les services de sécurité et de corps déchiquetés après un bombardement. Plus tard, il nous propose de le suivre à travers Maraa et nous amène jusqu’à une boutique où des habitants sont rassemblés. Il s’agit de la veillée funèbre d’un jeune homme tué la veille par un bombardement aérien. Des femmes se lamentent, les hommes sont assis, immobiles. À notre arrivée, ces derniers se lèvent pour nous faire une place. Mal à l’aise, nous refusons les invitations répétées de notre hôte à poser des questions aux personnes présentes et partons rapidement.
Tôt le matin, nous prétextons une visite dans le quartier pour nous éclipser. Il est facile de circuler, les bombardements sont rares à Maraa. Au fil de la journée, les habitants que nous rencontrons au hasard des déambulations nous indiquent la mosquée d’où est partie la première manifestation, ainsi que l’itinéraire des cortèges. Des combattants et des habitants attablés nous invitent à les rejoindre pour le déjeuner. Les habitants suivent avec inquiétude les avions qui survolent la localité, mais l’atmosphère se détend aussitôt que le danger s’éloigne. Un ancien instituteur, qui a longtemps vécu en Russie, nous invite à prendre un thé dans son jardin. Alternant le russe et l’arabe, nous l’interrogeons sur sa trajectoire personnelle avant et pendant la révolution et sur les nouveaux équilibres politiques dans la ville. Après quatre heures d’entretien, nous quittons notre hôte avec un de ses amis, un combattant à mi-temps qui fabrique des bombes artisanales pour son unité, postée dans la vieille ville d’Alep. Il cherche à vendre sa boutique de rideaux et de décorations d’intérieur pour acheter des armes. Nous passons la soirée en compagnie de ses amis, militants/journalistes, qui nous expliquent comment ils impriment et diffusent leur journal révolutionnaire. Le lendemain nous prenons un bus pour la partie insurgée d’Alep avec plusieurs lettres d’introduction pour les autorités militaires, civiles et religieuses.