Howard Phillips Lovecraft vient de mourir à l’âge de cent un ans. Il était l’un des plus grands écrivains de science-fiction – mais aussi le plus méconnu parmi les grands, peut-être parce qu’il conserva toute sa vie une image d’auteur de textes d’horreur peu compatible avec le statut de géant de la SF. Il sut pourtant se hisser parfois au niveau d’un Heinlein ou d’un Sturgeon, et il est difficile d’imaginer ce qu’aurait été l’évolution du genre sans sa présence, occulte mais incontournable.
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Lovecraft naquit le 20 août 1890 à Providence, une ville de Rhode Island. Son père, Winfield Scott Lovecraft, mourut en 1898 – et sa mère, Sarah Phillips, qui souffrait de troubles mentaux, en 1921. Il passa son enfance dans la maison de son grand-père maternel, que sa mère et lui durent quitter en 1904, à la mort de celui-ci. Enfant solitaire, il se prit très tôt de passion pour les livres. Son premier “proto-fanzine” date de 1899{1}.
Il avait une quinzaine d’années et une longue activité de journaliste amateur derrière lui lorsqu’il écrivit ses premiers textes de fiction, baignant le plus souvent dans une ambiance fantastique. Il s’interrompit pendant huit ans avant de reprendre la plume en 1917 avec “The Tomb{2}”.
En 1922, il commença à correspondre avec Frank Belknap Long Jr., donnant un coup d’envoi à ce qui est peut-être le plus long échange épistolaire de l’histoire de la littérature, puisque la dernière lettre expédiée à Long par Lovecraft date d’une semaine avant la mort de celui-ci. En 1924, il refusa de devenir rédacteur en chef de Weird Tales, alors qu’il venait d’épouser Sonia H. Greene, de sept ans plus âgée que lui. Ils divorcèrent au début des années 1930, mais leur séparation – qu’il avait, semble-t-il, désirée – date de 1926.
Cette même année, il acheva Supernatural horror in litterature, une étude qu’il devait reprendre et compléter en 1962{3}.
Cette première version lui demanda huit mois de travail non rémunéré, puisqu’elle devait être publiée dans un fanzine. À cette époque, Lovecraft n’attachait pas beaucoup d’importance au fait d’être payé ; amateur dans l’âme, il ne devait commencer à considérer les choses sous un autre angle qu’à partir du milieu des années 1930, lorsque des ennuis d’argent consécutifs à une opération le mirent au pied du mur.
Qu’il eût refusé de diriger Weird Tales ne l’empêchait pas de continuer d’y publier, comme il le faisait depuis 1923. Dans les pages de ce pulp aujourd’hui légendaire parurent de petits bijoux comme “The Music of Erich Zahn{4}”, “The Outsider{5}”, “Pickman’s Model{6}”, ou “The Silver Key{7}”, tandis qu’Amazing Stories, alors dirigé par Hugo Gernsback, l’accueillait avec “The Colour Out of Space{8}”.
Tous ces textes ont fort bien survécu à l’épreuve du temps et il est dommage qu’en dehors de “Pickman’s Model”, abondamment repris en anthologie aux États-Unis, aucun d’eux ne soit disponible pour le lecteur des années 1990.
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Un aspect peu connu de Lovecraft est son activité de nègre. Refusant de devenir un auteur professionnel « qui épuise sa propre personnalité à force de se soumettre servilement aux demandes infantiles et artificielles d’un troupeau d’ignorants{9} », il préférait retoucher – et parfois réécrire de bout en bout – les récits d’autres personnes, sans en tirer d’autre crédit que financier. Lorsqu’on évoquait ce sujet devant lui, Lovecraft prétendait ne plus se souvenir des noms de ceux et celles avec qui il avait ainsi collaboré, mais Robert Bloch, qui fut l’un de ses innombrables correspondants, assure qu’il lui avait confié s’être chargé de la mise en forme de “Imprisoned with the Pharaohs{10}” de Harry Houdini, et qu’il aurait certainement continué à travailler pour l’illusionniste si celui-ci n’avait pas disparu peu après. D’après les calculs de L. Sprague de Camp, qui vient d’achever une biographie de Lovecraft, les révisions effectuées par celui-ci dans les années 1930 lui rapportaient environ mille dollars par an, tandis que les revenus de ses propres textes ne dépassaient guère le tiers de cette somme !
En 1931, le refus de “At the Mountains of Madness{11}” par Farnsworth Wright, le rédacteur en chef de Weird Tales, faillit inciter Lovecraft à renoncer à l’écriture, mais il était ainsi fait que s’il se refusait à écrire pour vivre, il ne pouvait vivre sans écrire, et la fin de l’année le vit rédiger “The Shadow over Innsmouth”{12}, une longue nouvelle mêlant épouvante et weird science. Alors que les premiers textes de Lovecraft relevaient du fantastique – mais d’un fantastique matérialiste{13} –, son œuvre prit un tour de plus en plus science-fictif. Parallèlement, il renonça à certaines croyances pseudo-scientifiques, comme ces théories racistes qu’il professait jusque dans les années 1930. Il fut certainement un admirateur d’Hitler à ses débuts, mais il ne tarda pas à changer d’avis pour devenir progressivement le « vieux gentleman trop à gauche » que R. A. Heinlein devait apostropher à la fin de la guerre. Avec le recul du temps, il peut paraître surprenant que Lovecraft se soit laissé charmer par les sirènes du nazisme, mais l’examen de son abondante correspondance{14}, qui ne fait que commencer, a mis au jour la xénophobie qui était sienne avant son revirement politique.
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Il fut également l’un des membres fondateurs du fandom naissant, correspondant avec de nombreux fans et auteurs dont bon nombre ne juraient que par lui. Son érudition les impressionnait autant que ses textes les faisaient frissonner. Il devint ainsi l’ami de Robert Bloch, Robert E. Howard, Henry Kuttner, Clark Ashton Smith, E. Hoffman Price, Robert Barlow, August Derleth, Donald A. Wollheim, etc. Julius Schwartz, qui éditait un fanzine intitulé The Fantasy Magazine, avait eu l’idée de faire écrire un “round-robbin” par cinq auteurs différents. Lovecraft venait en troisième position, après Catherine L. Moore et Abraham Merritt{15}. Le manuscrit lui fut envoyé en Floride, où il séjournait chez les Barlow, et il rédigea sa partie pendant son voyage de retour :
« Tandis que je relisais mon texte, attendant mon train à la gare de Charleston, il se produisit un événement sur la signification duquel j’en reste encore à m’interroger. Un individu dont je n’avais pas remarqué la présence s’assit à côté de moi et me dit d’une voix claire et distincte, dans laquelle entrait une indéfinissable pointe d’accent grec, ou peut-être suédois : “Attendez un peu de voir ce que Howard en fera.” Un instant, un court instant, je fus saisi d’un frisson glacé comme ceux qui privent mes personnages de leurs moyens face à l’Indicible et l’Inexprimable. Je levai les yeux vers cet inconnu et, luttant contre le vertige qui m’avait envahi, je lui répondis que l’on pouvait compter sur Howard pour donner à cette modeste nouvelle collective un aspect épique. Il rit, et murmura que je ne serais pas déçu. Puis il s’inclina et prit congé. Je le regardai quitter la salle d’attente, avant de reporter mon attention sur le manuscrit. Toutefois, je ne parvenais pas à me concentrer. Comment cet homme pouvait-il savoir que Robert Howard devait prendre ma suite ? J’en suis encore à me le demander{16}. »
Quand parut “The Challenge from Beyond{17}”, Lovecraft se trouvait à l’hôpital Providence, où l’on venait de l’opérer d’un cancer des intestins, heureusement assez peu avancé pour que le pronostic fût favorable. Il semblerait que des douleurs subites l’aient incité à se faire examiner à la fin de l’été 1935. Lorsqu’il en sortit, affaibli, il se retrouva dans une situation financière catastrophique, ayant dû en effet sérieusement écorner son capital pour payer l’opération. Par chance, F. Orlin Tremaine, qui dirigeait Astounding Stories lui acheta deux textes coup sur coup : “At the Mountains of Madness” et “The Shadow Out of Time{18}”.
Dès lors, Julius Schwartz, qui avait placé le premier – le second l’ayant été par Donald Wandrei –, devint l’agent attitré de Lovecraft et le resta jusqu’au début des années 1960.
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En avril 1936 eut lieu la fameuse rencontre avec Robert E. Howard. Les deux hommes, qui avaient beaucoup correspondu, ne s’étaient encore jamais vus. Quoique fort dissemblables, ils s’apprécièrent beaucoup. Ils songèrent même à écrire un texte en collaboration, mais le suicide de Howard, en juin de la même année, mit fin à ce projet{19}.
Si Lovecraft en fut très affecté, cela n’eut aucun effet négatif sur sa production en augmentation constante ; criblé de dettes, le chantre de l’amateurisme était en train de devenir, sans s’en rendre compte, un véritable professionnel de l’écriture.
Son nom était apparu quatre fois dans Astounding lorsque Tremaine fut remplacé par John W. Campbell. La légende veut que la première nouvelle qui tomba sous les yeux de celui-ci fut “Beyond the Wall of Sleep{20}”, qu’il acheta et publia d’enthousiasme. Lovecraft devait dès lors devenir un pilier d’Astounding, y faisant paraître trente-deux textes entre 1938 et 1950, date de sa célèbre colère contre Campbell.
Il fut également invité à la première convention mondiale, qui se tint à New York en juillet 1939 :
« Je crois que c’est à New York que toute la jeune génération d’écrivains de SF a découvert Lovecraft. Jusque-là, il n’était pour nous qu’un transfuge de Weird Tales que John [Campbell] s’obstinait à inscrire à son sommaire en dépit des avis plutôt défavorables des lecteurs. Il est vrai qu’avec son style fleurant bon le XVIIIe siècle et ses histoires d’épouvante, il avait quelque chose d’anachronique, mais ce qui lui était surtout reproché, c’était de ne pas être assez “positif”. Le discours qu’il tint à la convention prouva, si besoin était, qu’il possédait un esprit tout à fait progressiste, et la parution d’“Anxious Color{21}” ne fit que le confirmer{22}. »
La nouvelle en question, qui conte la découverte d’un curieux artefact d’origine extraterrestre, prenait en effet totalement le virage de la SF. De plus, Lovecraft y délaissait pour la première fois la thématique de l’engloutissement qui avait jusque-là constitué l’ossature et la substance de ses textes. Non seulement son héros ne perdait pas conscience face à l’Indicible, pas plus qu’il ne devenait fou en affrontant l’Épouvantable Vérité, mais en outre, il y mettait en échec – quoiqu’involontairement – un avatar de Nyarlathotep ! “Anxious Color” atteignit la deuxième place dans la rubrique The analytical laboratory{23}, juste derrière la première publication d’un débutant nommé Theodore Sturgeon, et elle valut à son auteur une longue lettre de félicitations signée Nat Schachner. Certainement son plus grand succès de l’Âge d’Or, elle fut abondamment reprise en anthologie. Quant aux quelques textes qu’il publia dans Unknown, il s’agissait en général de nouvelles écrites bien des années plus tôt, à l’époque où il hésitait entre la SF et le fantastique.
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Tout au long des années 1940, Lovecraft constitua une figure centrale du fandom. Trop âgé pour être incorporé – ou même songer à s’engager – lorsque la guerre éclata, il entretint une correspondance frénétique avec bon nombre de jeunes écrivains appelés sous les drapeaux, les exhortant à vaincre le nazisme qu’il avait pris en horreur :
« Plus je vois ce que fait cet Hitler, plus le vieux gentleman que je suis se demande par quelle aberration, par quel aveuglement, par quelle sottise il a pu encenser jadis cet homme. […] J’ai professé autrefois des théories que l’on peut qualifier de racistes, que je cherchais à justifier scientifiquement. “The Shadow over Innsmouth”, écrit au début de la décennie précédente, illustre cette fâcheuse tendance de ma personnalité d’alors. […] Il n’existe ni race supérieure, ni race inférieure, et ceux qui prétendent le contraire sont des imbéciles et des criminels. J’en veux pour preuve que tous les authentiques savants ont fui l’Allemagne, n’y laissant que des charlatans plus avides de pouvoir que de connaissance{24}. »
Il participait à sa manière à l’effort de guerre, et fut enchanté de recevoir, un matin de février 1944, la visite de deux agents de l’OSS venus lui demander qui lui avait fourni les renseignements nécessaires à l’écriture de sa nouvelle “The Killing Light{25}”, parue au début du mois dans Astounding. Renseignements que le contre-espionnage considérait comme hautement confidentiels, puisque Lovecraft – sur la demande de Campbell – avait tout simplement décrit une bombe atomique ! « Il les accueillit avec une grande affabilité et les noya sous un tel flot de paroles qu’ils durent repartir convaincus qu’ils avaient eu affaire à un fou. Sans doute ne comprirent-ils pas la moitié de ce qu’il leur dit. Il leur montra les schémas, les diagrammes, sortit d’un placard une pile entière de revues scientifiques, leur exposa la théorie de la relativité générale… Et au fur à mesure qu’il parlait, il s’échauffait et s’enthousiasmait, comme à son habitude{26}. »
L’affaire n’eut pas de suites, mais en juin de l’année suivante, alors que Campbell triomphait, proclamant la victoire de la SF prédictive, ce fut un Lovecraft accablé qui écrivit :
« Le vieux gentleman éprouve une profonde lassitude et une inquiétude légitime à l’idée que ce qui n’était, hier encore, que quelques mots sur du papier de médiocre qualité, constitue à présent une menace pour l’humanité toute entière. […] Je ne sais si je pourrai un jour accepter, ou même comprendre, le crime commis par mon pays au nom de la paix{27}. »
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En 1947, un référendum fut organisé au sein du fandom pour déterminer les dix titres les plus appréciés par ses membres. “Anxious Color” arriva en deuxième position, juste derrière “Slan”{28} d’A.E. van Vogt. Mais si les fans se délectaient de Lovecraft, il n’en allait pas de même des lecteurs, en général rebutés par le manque de dialogues et le style volontairement archaïque de la plupart de ses textes. Le recueil Anxious Color and Other Horrific SF Stories, publié par August Derleth en tant que premier titre de sa maison d’édition Arkham House, se vendit si mal qu’il sonna du même coup le glas de celle-ci. Quant aux « tripatouillages indignes, véritables trahisons de la lettre, sinon de l’esprit{29} » que Derleth avait fait subir à plusieurs textes, dont il avait supprimé certains aspects scientifiques et techniques afin de leur donner une coloration plus fantastique, brisèrent à jamais son amitié avec Lovecraft{30} – lequel, en outre, n’avait guère goûté de voir son nom orthographié “Lovercraft” sur la couverture.
La fameuse polémique qui opposa celui-ci à Robert Heinlein commença avec la publication, l’année suivante, de la version roman de “Beyond This Horizon{31}” :
« Notre Constitution garantit au citoyen le droit de posséder une arme pour se défendre, mais lorsque M. Heinlein décrit une société où les individus qui ne sont pas armés doivent s’effacer devant ceux qui le sont, il ne fait rien d’autre que de justifier la création d’une catégorie de sous-hommes, s’inspirant en cela des théories de sinistre mémoire que d’aucuns soutenaient naguère de l’autre côté de l’Atlantique{32}. »
Heinlein n’apprécia nullement d’être comparé aux nazis, et il répondit tout aussi durement : « Sans doute M. Lovecraft préférerait-il en effet un État où le port d’une arme est réservé aux forces gouvernementales, un État où le citoyen doit courber l’échine devant un pouvoir dictatorial ne tolérant aucune liberté{33}. »
Quant à Campbell, il prit la défense de son auteur-vedette, mais continua néanmoins à publier les textes que Lovecraft lui envoyait.
De cette époque date Gossamer Wings{34}, son second roman ; le premier, The Case of Charles Dexter Ward{35}, devait demeurer inédit jusqu’au début des années 1970. Gossamer Wings, paru en quatre parties dans Astounding, est une dystopie cauchemardesque, dont la parenté avec 1984{36} a quelque chose d’hallucinant. Là où Orwell écrivit : « Si vous désirez une image de l’avenir, imaginez une botte piétinant un visage humain – éternellement{37} » Lovecraft sut se montrer tout aussi froid et lucide : « Cette société ne sait faire qu’une chose : écraser, éradiquer, broyer, détruire, abattre toute velléité de résistance. Et si vous croyez en une justice, détrompez-vous : il n’est point de salut pour quiconque en dehors de la Conformité{38}. »
La parution de “Dianetics : The Evolution of a Science{39}”, le célèbre article où L. Ron Hubbard décrivait pour la première fois sa non moins fameuse pseudo-science, irrita le côté profondément rationnel de Lovecraft, dont les relations de plus en plus tendues avec Campbell n’arrangeaient rien à l’affaire. Soudain gagné par un désir de satire qu’il n’avait pas éprouvé depuis sa charge adolescente contre l’astrologie, il écrivit en une nuit “Diuretics: The Devolution of a Fiction{40}”, où il ridiculisait Hubbard, qui le prit fort mal.
La réaction de Campbell fut pire encore. Dès qu’il eut pris connaissance du pamphlet de Lovecraft, il lui retourna tous ses textes et le pria de ne plus jamais lui proposer quoi que ce fût. Parmi les nombreux témoignages de sympathie et d’encouragement reçus à cette occasion, signalons une lettre d’un aspirant écrivain nommé Philip K. Dick. Lovecraft lui répondit, comme il le faisait toujours, et leur correspondance devait durer jusqu’au décès de Dick, au mois de mars 1982. Le texte qu’ils écrivirent en commun quelques années plus tard, “Voices Green and Purple{41}”, est certainement l’un des plus curieux de toute l’histoire de la SF, avec ses créatures vivant sur plusieurs plans de réalité différents et ses Vers du Réel forant des passages entre les probabilités.
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Que la porte d’Astounding lui fût désormais fermée n’inquiéta guère Lovecraft, car le marché de la SF était alors en pleine expansion. Il venait d’ailleurs de vendre deux textes au Magazine of Fantasy and Science-Fiction – dont le premier à paraître, “It’s About Time{42}”, mérite que l’on s’y attarde. C’est à première vue une histoire fort conventionnelle de voyage temporel et d’univers parallèles, avec visiteur venu du futur pour infléchir le cours de l’Histoire – ou, dans ce cas précis, la destinée d’un individu. Un habitant de l’an 2370 nommé Joseph Edward a en effet volé une machine temporelle pour éviter à un peintre du XXIe siècle – dont il adore les tableaux – de mourir dans un accident à l’âge de vingt-huit ans. Sa seule motivation est le désir de voir comment l’artiste en question aurait évolué s’il avait vécu plus longtemps. La satisfaction esthétique qu’il en tire constitue sa seule récompense. Il est à noter que ce texte comporte une quantité inhabituelle de dialogues.
Galaxy, également, accueillit Lovecraft – et ce, dès son premier numéro, avec le superbe “Keeper of the Keys{43}”, que Frederik Pohl tenait pour « l’une des meilleures nouvelles jamais écrites sur les aberrations de la perception{44} ».
Mais An Experimented Terror{45}, publié en trois livraisons d’avril à juin 1953, suscita un véritable déchaînement d’enthousiasme de la part des lecteurs comme de la critique. Il fut repris en volume à la fin de l’année{46}, mais lorsqu’un éditeur de livres de poche offrit même d’éditer le roman en volume, Lovecraft refusa sa proposition :
« Je trouve ce support vulgaire et méprisable. Certes, il permet au plus grand nombre d’entrer en contact à peu de frais avec les grands chefs-d’œuvre de la littérature mondiale – mais il contribue en général à propager pornographie et violence. Ma réserve naturelle me pousse à m’en tenir à l’écart, et ma situation financière me permet de le faire aisément puisque, non content d’avoir fort bien gagné ma vie au cours de ces dix dernières années, je dispose également de l’héritage laissé par ma tante. Je ne vois donc aucune raison de prostituer mon œuvre{47}. »
Au début de l’année 1954, Lovecraft fut convoqué devant une commission d’enquête présidée par le sénateur MacCarthy. Soupçonné de sympathies pour le communisme, il traita par le mépris ses accusateurs, ne réalisant visiblement pas qu’il ne faisait qu’aggraver son cas :
« Je ne comprends pas comment l’on peut accuser le descendant de l’une des plus vieilles familles de la côte Est d’activités anti-américaines. J’ai toujours aimé et respecté mon pays, qui puise sa force dans la démocratie et la liberté accordée à ses habitants. […] Je me refuse à accepter que l’on contrôle mes pensées, que l’on m’interdise certaines opinions. Je ne suis pas communiste, ni même sympathisant du communisme, mais lorsque je vois comment l’on traite les marxistes en ce moment, je ne peux qu’éprouver une vigoureuse indignation à l’idée de la manière dont le pays de la liberté bafoue leurs droits{48}. »
Un tel discours relevait de l’inconscience la plus totale ; d’autres – dans le monde du cinéma, notamment – furent condamnés et privés de travail pour bien moins que cela. Malgré son intransigeance et la dureté de ses paroles, Lovecraft échappa à la chasse aux sorcières. Il garda cependant un souvenir douloureux de cet épisode, que l’on retrouve, transfiguré, dans plusieurs textes de la fin des années 1950. “May the Circle Remain Unbroken{49}” et “Long Day’s Flight{50}”, tous deux publiés dans F & SF, constituent deux charges virulentes contre ce qu’il appelait “la tentation totalitaire”. Le premier mettait d’ailleurs en scène un personnage qui ressemblait fort à Robert Heinlein dans le rôle du cruel inquisiteur – un détail amusant, avec le recul du temps, quand l’on sait que ce fut vraisemblablement le témoignage fait par Heinlein en faveur de Lovecraft devant la commission qui évita à celui-ci d’être jeté en prison : « On me demanda si je pensais qu’il [H. P. L.] avait des contacts avec des agents communistes et je répondis que non. L’homme qui avait écrit Gossamer Wings ne pouvait en aucun cas être accusé de céder au chant des sirènes moscovites{51}. »
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Le lancement par les Soviétiques du premier Spoutnik surprit Lovecraft, qui avait abondamment encensé « la lucidité dont James Gunn fait preuve en partant du principe que seule l’union de tous les pays de la Terre – ou, du moins, de tous les pays industrialisés – permettra de réunir des moyens suffisants pour envoyer des hommes dans l’espace{52}. » Il fut tout aussi étonné par la publication dans Galaxy du roman de Fritz Leiber The Big Time{53}, qui lui parut « décousu et sans grand intérêt pour l’amateur de SF, bien qu’il y ait dans ces pages comme une vision philosophique sous-jacente tout à fait originale{54}. »
En 1959, la parution de Starship Troopers{55}, de Robert Heinlein, lui donna une nouvelle occasion de s’en prendre à son vieil ennemi. La démocratie conditionnelle dépeinte de façon positive dans le roman en question semblait à Lovecraft un pas supplémentaire vers le totalitarisme et la dictature. Lorsque Starship Troopers obtint le Hugo, l’année suivante, le vieux gentleman jura qu’il ne remettrait plus jamais les pieds dans une convention ; il devait se tenir à cette décision jusqu’à sa mort, bien, qu’il se fût réconcilié avec Heinlein au milieu des années 1960, après la publication de The Moon Is a Harsh Mistress{56}, qu’il tenait pour « l’un des ouvrages les plus réalistes quant à l’avenir qui nous attend après la fin de la Guerre froide. » Mais les deux hommes s’opposèrent à nouveau sur la question du Vietnam, Lovecraft s’étant rangé dans le camp des adversaires de l’intervention américaine.
Cette période marque aussi une baisse de production notable ; entre 1957 et 1969, il n’écrivit que sept textes, dont deux romans. Spider and the Fly{57}, publié en trois parties dans F & SF, fut mal accueilli par les lecteurs, qui n’y voyaient qu’une banale histoire d’épouvante, mais Five Years Ahead of His Time{58}, paru directement en volume chez Bantam à la fin de 1965, fut couronné l’année suivante par le prix Hugo. L’histoire de cet homme à qui un mystérieux étranger au visage masqué propose un traitement de longue-vie est en effet l’un des récits les plus passionnants – et énigmatiques – de Lovecraft, qui a su merveilleusement exploiter les conséquences du don de précognition allant de pair avec l’allongement de l’espérance de vie du personnage principal{59}.
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En 1967, Lovecraft reçut une étrange visite. Un certain Bill Traut, membre du comité directeur de Dunwich Records{60}, vint le trouver pour lui demander l’autorisation d’utiliser son nom pour baptiser un groupe de rock dont il s’occupait, et qui devait sortir un album comportant une adaptation musicale de “The White Ship{61}”.
Le vieil homme ne disposant pas d’un électrophone, Traut courut au magasin le plus proche pour lui acheter un, et lui fit écouter la matrice qu’il avait apportée :
« Ainsi, c’est cette chose étrange que l’on nomme “rock psychédélique” ? J’avoue avoir été tout à la fois profondément irrité et quelque peu intrigué par cette musique – j’ose à peine employer ce mot. Quand le plateau de l’électrophone cessa de tourner, à la fin de la première face, je me tournai vers ce Traut dans l’intention de lui signifier mon refus ; cependant, la folle lueur d’espoir que je vis dans ses yeux et la formidable tension qui habitait tout son corps me dissuadèrent de le faire, et c’est d’une voix quelque peu étranglée que le vieux gentleman s’entendit répondre qu’il était flatté de cet honneur et qu’il acceptait bien volontiers de prêter son patronyme à ce qu’il fallait bien appeler une “expérience musicale”{62}. »
Le premier album du groupe, simplement intitulé H. P. Lovecraft{63}, sortit peu après sous une étrange pochette constituée d’un collage de feuilles mortes et de dessins colorés, avec une photographie en noir et blanc du groupe. Lovecraft disait beaucoup apprécier cette illustration pourtant fort éloignée de ses goûts habituels en matière d’art graphique. Par contre, les violentes couleurs primaires de At the Mountains of Madness{64} lui déplurent fortement, de même que les allusions à peine cachées au LSD qui parsemaient le disque. Il écrivit donc à Traut pour lui demander de changer le nom du groupe – et apprit par retour du courrier que celui-ci venait d’éclater.
Cet épisode eut deux conséquences importantes : le nom de Howard Phillips Lovecraft devint connu d’une grande partie de la jeunesse américaine issue du baby-boom et le fait de disposer d’un électrophone éveilla son intérêt pour la musique. En quelques mois, oubliant ses vieux principes d’économie, il acheta plusieurs dizaines de disques – essentiellement des compositeurs des XVIIe et XVIIIe siècles, mais aussi un peu de jazz et plusieurs albums de Frank Sinatra. Sa correspondance devint constellée de considérations musicales parfois surprenantes, comme cet avis qu’il exprime au sujet du saxophoniste Art Pepper : « Si je n’étais pas aussi âgé, je crois que j’aimerais aller dans l’une de ces caves enfumées et peuplées de beatniks de Greenwich Village pour écouter le son déchirant de son instrument. Pepper exprime mieux que quiconque les douleurs intérieures qui torturent l’homme. Il y a en lui du Mozart et du Purcell{65}. »
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Le début des années 1970 vit Lovecraft écrire une quinzaine de nouvelles, pour la plupart assez longues, et trois romans, dont l’un comptait près de six cents pages. Celui-ci, I Had Too Much to Dream Last Night{66}, dernier texte majeur de son auteur, est en général considéré comme son chef-d’œuvre. Du point de vue de sa thématique, il constitue un retour en arrière de près d’un demi-siècle, à l’époque de “Call of Cthulhu{67}” et de “The Color Out of Space”. Le narrateur, un étudiant en archéologie, découvre une mystérieuse ville souterraine, datant de plusieurs millions d’années et dont les habitants disparus n’avaient rien d’humain. Après avoir perdu son chemin, il s’endort. D’étranges rêves hantent son esprit ; à son réveil, il découvre que sa présence a tiré de leur torpeur des personnages aussi sympathiques que Shub-Niggurath, Nyarlathotep ou Cthulhu lui-même – ainsi qu’un certain nombre de Grands Anciens, natifs de Yuggoth et autres monstres typiques de la première manière de l’auteur. Le narrateur réussit à s’enfuir, aidé par de mystérieux humanoïdes félins. Première surprise : on assiste à quelques scènes d’affrontement entre les créatures venues du passé qui rappellent plus Godzilla contre King Kong ou les aventures des Fantastic Four que Lovecraft. Pendant que Cthulhu et une immense entité rappelant un blob ravagent la ville de New York dans un combat spectaculaire, l’archéologue apprend que seul le Necronomicon{68} lui permettra de débarrasser la planète des horreurs qu’il y a accidentellement libérées.
À l’issue d’une longue enquête dans un monde dévasté, il finit par découvrir le livre en question. Mais avant de le consulter, il avale une dose de neuroleptiques qui, espère-t-il, le préservera de la folie envahissant ceux qui osent ouvrir le Necronomicon. De fait, il devient le premier homme – en dehors de son auteur – à en avoir pris connaissance en intégralité. Cet effort l’ayant épuisé, il s’endort d’un sommeil peuplé de rêves insensés. À son éveil, l’effet du médicament ayant cessé, la démence, que seuls les neuroleptiques maintenaient à distance, déferle sur l’esprit du narrateur. L’Humanité sera détruite.
On peut voir dans ce roman une réponse à August Derleth, qui avait mis sur pied une théorie parfaitement délirante, selon laquelle Cthulhu et consorts étaient en fait des dieux. Il allait même plus loin en affirmant que Lovecraft était un genre d’ésotériste ou d’initié et que ses textes possédaient une interprétation occulte. Le plus étonnant n’était pas qu’il fût parvenu à se faire payer pour enseigner de telles fadaises dans diverses universités au cours des trente années précédentes, mais que suffisamment de personnes les eussent gobées pour constituer un petit noyau d’amateurs fanatiques, pour la plupart férus d’astrologie, de mysticisme bon marché et d’ésotérisme de pacotille{69}.
« Jamais écrivain n’eut de public aussi éloigné de ce qu’il est lui-même. Robert [Bloch] m’a procuré l’un de ces fanzines qu’ils consacrent à ma modeste personne – du moins, à la vision qu’ils en ont – et j’ai eu du mal à croire ce que j’y lisais. L’un des articles prétend que je me suis livré à la magie noire pour vous empêcher d’être incorporé ! Un autre assure que j’ai reçu l’initiation atlante dans une grotte sur les bords du Miskatonic ! Comment peut-on écrire de telles sottises ? Si j’avais eu connaissance de ce genre de choses il y a quinze ou vingt ans, j’aurais pris ma plume pour adresser à ce torchon mon indignation la plus vengeresse, mais je me fais vieux et ma main court sans cesse plus lentement sur le papier{70}… »
I Had Too Much to Dream Last Night, avec son souci méticuleux de fournir des explications scientifiques – ou pouvant passer pour telles – tant en ce qui concerne la nature des monstres libérés que de la manière dont un livre peut rendre fou{71} celui qui le lit, ne laisse subsister aucune ambiguïté quant au matérialisme de Lovecraft, qui y égratigne non sans virulence ce qu’il appelle « le Bazar du Bizarre ». Ce grand roman de SF horrifique connut un succès fort honorable et rapporta assez d’argent à Lovecraft pour que celui-ci n’ait plus le moindre souci à se faire jusqu’à sa mort. Il cessa donc d’écrire – du moins, dans un but lucratif – et revint pour un temps à son premier amour : l’amateurisme militant. Son dernier texte publié fut “I’m a Living Sickness{72}”, qui parut dans Robert Heinlein SF Magazine au mois de juillet 1979.
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Lovecraft s’éteignit doucement durant les années 1980. Il n’avait plus d’autre activité que sa correspondance et ne voyait plus grand monde hormis les quelques amis qui lui rendaient parfois visite. Mis à part quelques chroniques et courts poèmes destinés à des fanzines, le seul texte qu’il rédigea au cours de la dernière décennie de sa vie fut un essai intitulé Matters of Fact : An Analysis of Materialism in American Sci-Fi, qu’il fit imprimer à trois cents exemplaires pour le distribuer gratuitement à ses visiteurs – pas si rares que cela, puisqu’il ne lui restait plus que son exemplaire personnel au moment de sa mort, intervenue le 17 septembre 1991 aux environs de minuit.
À l’ouverture de son testament, on découvrit que, ne se connaissant aucun héritier, il léguait la totalité de ses biens à un nommé Joseph Edward, domicilié à Londres. Celui-ci s’avéra être un nourrisson, né à l’heure même du décès de Lovecraft. Relayée par la presse à sensation, l’histoire fit en quelques jours le tour de la planète, avec des gros titres comme “MÉTEMPSYCOSE TRANSATLANTIQUE” ou “L’ÉCRIVAIN D’HORREUR SE RÉINCARNE ET DEVIENT SON PROPRE HÉRITIER !” À ce jour, nul n’a pu trouver d’autre explication que celle – fort sujette à caution, et à laquelle Lovecraft n’aurait certainement pas adhéré – avancée par les journaux.
C’est sur cet ultime mystère que disparaît Howard Phillips Lovecraft, l’un des plus étranges écrivains de ce siècle. C’est à lui que je laisse le soin de conclure :
« Lorsque j’ai décidé de changer le passé en sauvant votre vie, je savais que je ne rentrerais jamais chez moi. Je me suis donc résigné à poursuivre mon existence à partir de cette époque, d’accompagner en temps réel ce nouvel univers que mon intervention a créé. C’est plus excitant ainsi, et cela me permettra de découvrir au fur et à mesure l’évolution de votre art ; je vous suivrai pas à pas, toile à toile. Et lorsque vous mourrez, je rédigerai votre notice nécrologique avec la satisfaction du devoir accompli{73}. »
Joseph Edward
L’auteur tient à remercier les personnes suivantes qui ont, d’une manière ou d’une autre – et le plus souvent sans même le savoir – joué un rôle dans la naissance de ce texte.
Joseph Altairac, Stan Barets, Jean-Daniel Brèque, Alain Fuselier, Yves Lagache, Philippe Laguerre, Xavier Legrand-Ferronnière, Yves Letort, Michel Meurger et Norman Spinrad.
RCW