L’autre fondement essentiel de cette puissance qui allait permettre à la cité de Rome de régenter l’ensemble des pays de la Méditerranée était l’empire qu’elle s’était déjà constitué. C’était certes la richesse économique et démographique de ces régions qui contribuait à son pouvoir, mais plus encore la solidité et la cohésion d’une domination désormais d’autant plus assurée que depuis sa victoire sur Hannibal rien ne viendrait plus la contester. L’épreuve de la deuxième guerre punique avait été terrible, et la fierté du succès était à la hauteur de l’effort qu’il avait fallu consentir. Toute la communauté civique – et particulièrement son aristocratie – sortait grandie de la guerre, mais endurcie aussi et comme arc-boutée sur ses valeurs et la conscience d’une supériorité à laquelle elle était prête à soumettre le reste du monde. Les effets de la guerre avaient certes été désastreux pour la population de Rome et de l’Italie. Mais, malgré les ravages, de nouvelles conditions économiques et politiques s’étaient mises en place qui conduiraient à un nouvel essor.
Le premier cercle de peuples et de cités sur lequel s’exerçait la domination romaine était constitué par ceux qui en Italie même s’étendaient au-delà de l’ager romanus. A la veille de la deuxième guerre punique, ils étaient nombreux et encore très divers. Le processus qui devait conduire à l’unification culturelle de la péninsule n’était qu’engagé, et l’on distinguait facilement les populations celtiques qui occupaient la plaine du Pô, les cités étrusques et ombriennes de l’Italie centrale, les Samnites de l’Apennin et les autres populations sabelliennes de l’Italie méridionale : Messapiens, Lucaniens et Bruttiens ; et les cités grecques qui, de la Campanie jusqu’à l’extrémité de la péninsule, bordaient les côtes. Les différences ethniques qui séparaient toutes ces populations étaient encore très fortes, mais plus encore celles qui tenaient à l’organisation politique et sociale. Certains peuples, les Étrusques et les Grecs notamment, vivaient depuis longtemps selon un modèle civique qui leur était constitutif, alors que d’autres, les Celtes et les Samnites pour l’essentiel, ne connaissaient qu’une organisation fondée sur une identité ethnique et tribale qui définissait un peuple divisé en cantons et en villages (pagi et vici).
Tous cependant étaient soumis à l’alliance romaine dans la mesure où la notion de neutralité n’avait aucun sens et que la conquête de l’Italie avait abouti à ce que Rome n’y connaissait plus le moindre ennemi. Il était donc hors de question qu’ils pussent mener avec des cités ou des peuples étrangers une politique extérieure qui allât au-delà des relations habituelles d’hospitalité ou de bon voisinage. Ceci avait pour effet également que même si l’organisation institutionnelle et juridique interne de ces peuples échappait à l’autorité des magistrats de Rome, ils n’en devaient pas moins fournir à la requête de ces derniers des troupes ou des équipements pour participer à l’effort de guerre collectif. Des règles étaient ainsi établies qui tenaient à ce que les demandes étaient réparties selon une table (formula togatorum) qui tenait compte du potentiel démographique de chaque communauté.
Parmi les cités d’Italie, certaines jouaient malgré tout un rôle particulier. Il s’agissait des colonies – dites latines – que l’autorité romaine elle-même avait fondées, mais qui, ne bénéficiant pas de la citoyenneté romaine, ne devaient pas au sens strict être considérées autrement que comme des alliées. Comme les cités de citoyens romains, elles étaient fondées sur les terres confisquées au moment de la conquête. Mais les groupes de colons qui y étaient installés étaient plus nombreux (quelques milliers), et les lots de terres qui leur étaient attribués étaient plus importants puisque leurs surfaces variaient entre 16 et 40 jugères (4 à 10 hectares).
Leur recrutement surtout avait des conséquences sur l’organisation sociale et politique de l’Italie. Les individus qui étaient inscrits sur les listes étaient soit des Italiens qui n’avaient pas la citoyenneté romaine, et parmi eux quelques-uns ressortissaient à des cités ou des peuples dont le territoire avait été confisqué, soit des citoyens romains de rang inférieur, des affranchis par exemple, qui abandonnaient sans trop de peine des droits politiques qu’ils n’exerçaient guère contre des conditions de vie meilleures. La nouvelle cité mêlait donc des populations d’origines différentes, mais les unifiait dans une romanité idéale. Ces colonies tiraient en effet leur principe de fondation de l’existence de la ligue latine qui avait autrefois uni les différentes cités du Latium. Elles partageaient alors entre elles les droits civils tout en conservant leur organisation civique propre. A la fin du IIIe siècle, ces cités s’étaient toutes fondues dans la citoyenneté romaine, et la ligue n’avait plus de valeur que symbolique. Il en restait cependant un droit que l’on dit d’isopoliteia et qui offrait aux membres de ces cités la reconnaissance juridique des échanges qu’ils entretenaient avec des citoyens romains et des mariages qu’ils pouvaient contracter (commercium et conubium), ainsi que celui d’émigrer à Rome et d’y obtenir la citoyenneté et même d’y voter, mais dans des conditions qui restaient de principe.
Les colonies latines recevaient tous les attributs d’une cité idéale : des magistrats sur le modèle des consuls (duumviri chargés de dire le droit), un sénat (décurions) et une organisation du peuple qui respectait à la fois la hiérarchie censitaire et une division par curies. L’urbanisme de ces fondations reprenait alors la conception que l’on avait de la forme qu’une cité devait nécessairement prendre. Une muraille l’encerclait, un temple la dominait et le Forum retrouvait la disposition fonctionnelle qui permettait d’associer le lieu de réunion du Sénat, la tribune des magistrats et le comitium circulaire où le Peuple se réunissait. Telle qu’elle était, la colonie latine devenait alors au cœur de l’Italie une cité complètement associée à Rome, qui en reprenait l’image et la faisait rayonner parmi les populations alentour1.
Au-delà de l’Italie enfin, la domination romaine s’exerçait directement sur un certain nombre de régions : la Sicile, la Corse et la Sardaigne. Comme dans la péninsule italienne, les populations de ces régions se définissaient comme des alliés de Rome, conservaient leur organisation politique et sociale, mais devaient à l’autorité romaine de lui obéir, de payer un tribut et de fournir des troupes quand celle-ci le lui ordonnait.
La différence tenait cependant à ce que depuis 227 deux préteurs étaient régulièrement désignés, l’un pour gouverner la Sicile, l’autre, la Corse et la Sardaigne2. L’habitude se prit alors peu à peu de qualifier les régions qu’ils gouvernaient du terme provincia qui désignait primitivement leur sphère de compétence. Ils commandaient les troupes sur place et, à ce titre, ils avaient la responsabilité de prendre garde que les alliés remplissaient bien leurs obligations militaires et fiscales. Mais ils assuraient aussi une fonction de juridiction pour les citoyens romains qui se trouvaient là, commerçants et émigrés de toutes sortes, et créaient les conditions d’une présence permanente du pouvoir romain.
Ces alliances valaient évidemment domination. D’abord parce que à l’exception de celles qui liaient à Rome les très rares cités qui avaient toujours été de fidèles alliées, elles étaient le fruit d’une défaite. Une hiérarchie existait, si l’on en croit Cicéron, entre des cités qui étaient tributaires et celles qui ne l’étaient pas3, ou encore entre celles qui bénéficiaient d’un traité et celles qui n’en bénéficiaient pas et parmi les premières entre celles dont la relation avec Rome était inégale (foedus iniquum) ou d’égale à égale (foedus aequum). Mais, au fond, la différence ne pouvait guère être qu’honorifique puisque toutes devaient répondre aux sollicitations et aux demandes de contribution des magistrats romains.
L’exercice de l’autorité n’était pas nécessairement tyrannique pour autant. Les alliés bénéficiaient de recours. C’était le Sénat qui avait la responsabilité de gérer les relations entre Rome et les autres peuples. Les cités qui avaient à se plaindre d’un gouverneur pouvaient toujours adresser une ambassade et obtenir réparation. Elles ne s’en privaient pas. Mais les relations de patronat constituaient en tout état de cause une protection indispensable. De la même façon en effet que les citoyens romains recherchaient l’appui des membres de l’aristocratie qui sauraient les défendre, les Italiens et les provinciaux entraient pour les mêmes raisons dans les relations de clientèle. Ils avaient ainsi quelque chance de trouver à Rome un membre du Sénat, le plus puissant possible, qui prendrait leurs intérêts en charge et saurait tout à la fois influer sur les magistrats et les gouverneurs, ou sur l’assemblée tout entière lorsque des questions qui les concerneraient seraient évoquées.
La relation s’établissait souvent de façon simple. Au moment d’une conquête, lorsque des peuples ou des cités reconnaissaient leur défaite, ils s’abandonnaient à la fides (deditio in fidem) du peuple romain. Les conséquences étaient multiples. Les vaincus pouvaient être asservis, et leurs terres, confisquées au profit de l’ager publicus. Mais le plus souvent le Sénat se contentait d’une confiscation partielle et d’une alliance dans ce cas forcément inégale puisque les vaincus devaient à la générosité du vainqueur de ne pas avoir été détruits. Tout au long du processus cependant, c’était le magistrat commandant les troupes qui recevait la deditio, prenait les mesures provisoires et en référait au Sénat. Il devenait donc naturellement le bienfaiteur et le protecteur de ceux qui s’en étaient remis à lui et faisait entrer ses ennemis de la veille dans la clientèle familiale4.
A cette première situation pouvaient s’en ajouter d’autres. Une colonie faisait partie spontanément de la clientèle des magistrats qui l’avaient fondée. Une cité alliée qui l’avait toujours été ou qui était incorporée dans l’Empire depuis longtemps mettait en place, ou conservait précieusement des relations, que l’on disait souvent d’hospitalité, avec des magistrats qui avaient gouverné la province ou qui lui avaient apporté une aide, un appui ou une protection. Ainsi, comme pour les citoyens romains, l’échange des services offrait à certains sénateurs de pouvoir acquérir de nouveaux liens aux dépens d’anciennes familles qui n’étaient plus capables de répondre aux attentes de leurs dépendants.
L’intérêt que les aristocrates romains trouvaient dans ces clientèles était considérable. C’étaient les élites d’une cité, voire de toute une province qui entraient ainsi dans leur réseau de dépendance. Or les liens qui étaient ainsi créés offraient de multiples bénéfices à ceux qui savaient les maîtriser. Ils permettaient si nécessaire de mobiliser les ressources d’une région : c’est ainsi que Cicéron, lorsqu’il fut édile, dut à ses amis siciliens d’obtenir pour la ville de Rome du blé à des conditions avantageuses qui accrurent sa popularité5. Ils donnaient aussi l’occasion de faire profiter de l’aide des magistrats locaux les citoyens romains qui y commerçaient ou qui s’y trouvaient en relations d’affaires. Ces clientèles relayaient en somme la puissance d’un individu et l’étendaient à l’intérieur de l’Italie et de l’Empire.
Le prestige surtout que les aristocrates romains en tiraient contribuait largement à légitimer leur prétention à gouverner la cité. Dans l’atrium de leurs maisons, à côté précisément des images des ancêtres qui manifestaient publiquement la continuité dans l’exercice des magistratures, on affichait les tables de bronze où s’inscrivaient les décrets des sénats et des assemblées locales qui avaient décidé de se mettre sous la protection de la famille. Dans les cités elles-mêmes, des statues et des inscriptions célébraient la gloire de ces sénateurs qui, en même temps que leur propre prestige, étendaient l’autorité de Rome jusqu’au fond de l’Empire. De cette façon se mettaient aussi en place les conditions d’une gestion et d’un contrôle politique qui pourraient bientôt s’étendre à l’ensemble du monde méditerranéen.
Ainsi, à la fin du IIIe siècle, le système de domination romaine qui s’étendait déjà sur l’Italie et une partie des régions alentour avait déjà fait la preuve de sa solidité. Mais, du cœur de la ville de Rome jusqu’aux extrémités de l’Empire, c’était toujours le pouvoir de l’aristocratie qui s’exerçait. Sous plusieurs formes il est vrai. Il y avait l’exercice direct du pouvoir des magistrats, l’autorité des décisions du Sénat et l’influence personnelle de ses membres qui empruntait la voie des relations individuelles. En ce sens, il ne pouvait s’agir d’une politique unique puisque entre tous les individus qui composaient ce corps les divergences d’intérêts et la concurrence entre les ambitions étaient suffisamment forts pour créer les conditions de conflits acharnés. Mais comme la légitimité de leur domination reposait sur la mise en œuvre de valeurs communes, ils avaient l’obligation collective d’en reproduire le système et de maintenir la cohésion de la cité en conservant celle du code des comportements. Or la deuxième guerre punique avait été pour eux, en même temps qu’un moment d’intense tension, l’occasion de réaffirmer par la victoire ce code du courage et de la vertu qui fondait leur légitimité.
En 202 avant notre ère, Rome sortait d’une des guerres les plus difficiles de son histoire. Les pertes avaient été considérables. Au lendemain de Trasimène ou de Cannes, il s’en était fallu de bien peu qu’Hannibal l’emportât. Un effort considérable avait été nécessaire pour sortir de la crise, renverser la situation et permettre la victoire. La cité qui venait de l’emporter était démographiquement épuisée mais psychologiquement et moralement plus sûre d’elle-même qu’elle ne l’avait jamais été.
La guerre avait été des plus difficiles. On ne reviendra pas sur les causes qui l’avaient provoquée. La première guerre punique avait révélé l’opposition de Carthage et de Rome pour la domination de la Méditerranée occidentale. La seconde fut l’occasion d’un affrontement décisif. En 218, Hannibal se mit en campagne. Il quitta l’Espagne, traversa la Gaule méridionale, franchit les Alpes et envahit l’Italie. Ces premières opérations furent marquées par le succès. Il surprit les Romains en arrivant dans la plaine du Pô et les battit aussitôt sur le Tessin puis à la Trébie. Dès lors, une grande partie des populations celtes, les Boïens et les Insubres notamment, qui venaient à peine d’être soumises, se joignirent à lui. En 217, il poursuivit l’offensive, vainquit l’armée romaine dans l’embuscade du lac Trasimène et gagna les régions méridionales. 216 fut pour les Romains l’année de la catastrophe : à Cannes, presque toute l’armée qui était opposée à Hannibal fut massacrée. Une grande partie des alliés italiens de Rome fit alors défection : la plupart des peuples et des cités d’Italie méridionale et ceux des Gaulois de Cisalpine qui ne l’avaient pas encore fait. Les uns parce qu’ils étaient soumis à la pression de l’armée victorieuse et n’avaient guère d’autre choix. D’autres, comme Capoue, parce qu’ils aspiraient à s’émanciper de la domination romaine.
Les Romains résistèrent malgré tout et réussirent à mener les opérations sur deux fronts. En Italie et en Sicile même, où, petit à petit, ils parvinrent à reconquérir les régions perdues ; Syracuse et Capoue en 211, Tarente en 209 et Locres en 205. Et en Espagne, où des légions, commandées à partir de 210 par le jeune Cornelius Scipion, allèrent combattre les Carthaginois dans leurs propres possessions. Dix ans de guerre d’usure finirent par se révéler efficaces et leur permirent de renverser la situation. En 204, Scipion fut chargé de conduire un autre corps expéditionnaire en Afrique. Hannibal fut rappelé par ses compatriotes. En 202, les deux chefs s’affrontèrent à Zama et Scipion l’emporta.
La guerre pourtant ne cessa pas. En Italie même, les Celtes de Cisalpine en particulier, qui s’étaient soulevés et n’avaient aucune clémence à attendre, continuèrent à se battre. Les opérations se poursuivirent donc jusqu’en 191 contre les Boïens, jusqu’en 176 contre les Sardes et même jusqu’en 172 contre les Ligures qui résistaient encore dans leurs montagnes. Elle continua également dans la péninsule ibérique où la conquête permit de constituer deux provinces d’Espagne citérieure et ultérieure qui correspondaient pour l’essentiel aux vallées de l’Èbre et du Guadalquivir et à la côte orientale. A partir de 197, deux préteurs y furent envoyés régulièrement pour les administrer, mais le conflit continua jusqu’en 179 contre des populations Celtibères qui ne se soumettaient toujours pas à l’autorité romaine.
Ces opérations furent longues et douloureuses. Au début de la guerre, Rome fut au bord de la défaite. Toutes les ressources de la cité, humaines, financières et morales, durent donc être mobilisées.
Les besoins en hommes étaient considérables. Les pertes des premières grandes batailles furent terribles. Les auteurs anciens faisaient état de nombres impressionnants : 15 000 Romains moururent à Trasimène6, plus de 25 000 à Cannes7. Il fallut les remplacer. Par la suite, les effectifs de l’armée furent toujours maintenus à un niveau très élevé. A partir de 214, ce furent plus de 20 légions, soit plus de 100 000 hommes, qui furent engagées en permanence8. Tous ceux qui pouvaient être enrôlés le furent. On abaissa les chiffres du cens pour recruter des soldats parmi les prolétaires9. On prit même une mesure extrême qui signifiait que l’on avait épuisé toutes les autres ressources : on engagea des esclaves que l’on utilisa comme rameurs dans la flotte, ou pis, parce que cela contredisait tous les principes civiques, que l’on fit combattre comme fantassins en échange d’une promesse de liberté10.
L’effort financier et économique que les Romains furent contraints de fournir ne fut pas moins extraordinaire. La guerre coûtait cher ; 4,5 millions de deniers par an selon une estimation raisonnable, une somme que les revenus même augmentés du butin n’atteignaient guère qu’à moitié. La différence devait être trouvée quelque part : dans des emprunts faits auprès de Hiéron, le tyran de Syracuse, auprès des membres de l’aristocratie qui donnèrent leur or et leurs bijoux, auprès des publicains qui furent invités à renoncer provisoirement à leurs créances sur la cité, aux maîtres dont on recrutait les esclaves et qui étaient invités à les entretenir tout de même. De larges portions de l’ager publicus furent vendues. On utilisa les réserves ultimes de l’aerarium sanctius11. Les espèces monétaires enfin furent dévaluées12.
Mais ce fut peut-être la mobilisation politique et morale qui eut le plus d’effets à long terme sur l’organisation et l’équilibre civiques. D’une façon générale, les conflits internes semblent avoir été tus. Les tribuns de la plèbe collaboraient avec le Sénat au lieu de s’opposer à lui comme c’était une des pratiques fréquentes du fonctionnement politique13. Mais cela ne suffisait pas. La guerre fut bien près de conduire à la catastrophe. Les prodiges, en se multipliant, signifiaient que de très lourdes menaces pesaient sur la cité. L’angoisse de la défaite touchait profondément le peuple romain. Il fallait se réconcilier avec les dieux. Après Trasimène par exemple, on fit le vœu de célébrer de grands jeux en l’honneur de Jupiter et l’on s’engagea à sacrifier tous les animaux nés au printemps prochain (ver sacrum) si Rome retrouvait la situation qui était la sienne avant la guerre14. Après Cannes, après aussi un inceste supposé de deux vestales, on procéda à un sacrifice humain de deux Grecs et de deux Gaulois que l’on enterra vivants sur le Forum Boarium15. On célébra avec encore plus de ferveur Apollon en créant les ludi Apollinares en 212 et l’on fit appel à Cybèle la grande déesse du royaume de Pergame que l’on installa sur le Palatin en 204.
Malgré les premiers désastres, il ne fut jamais question de composer avec l’ennemi. Au contraire. Après la défaite de Cannes, les préteurs urbain et pérégrin manifestèrent leur détermination en installant leur tribunal à la sortie de la ville, dans la direction précise d’où venait le danger, et en fixant là les convocations qu’ils adressaient aux citoyens16. On refusa à Hannibal de racheter les prisonniers17. Et deux ans plus tard, en 214, les censeurs sanctionnèrent durement les quelques jeunes sénateurs et chevaliers qui avaient douté et envisagé de quitter l’Italie ainsi que ceux qui, libérés sur parole par Hannibal, ne s’étaient pas conformés à leur serment. Ils recherchèrent et punirent tous ceux qui au cours des quatre années précédentes s’étaient dérobés à l’enrôlement, et le Sénat aggrava leur peine en les envoyant combattre comme fantassins en Sicile18.
En fait, c’était toute l’aristocratie qui se raidissait dans ses principes et sa détermination. Elle prenait toute sa place dans l’effort et en payait le prix. Financièrement comme on l’a déjà noté, mais aussi humainement. On prétendit plus tard qu’Hannibal avait fait relever les anneaux d’or sur les corps des chevaliers et des sénateurs tombés à Cannes et que l’on en ramassa plus de trois boisseaux que son frère Magon versa sur le sol du vestibule du sénat de Carthage19. L’anecdote est certes exagérée et significative du monument de gloire que les historiens romains surent construire de ces épisodes de défaite et de résistance. Mais on sait que plus d’une centaine de sénateurs périrent dans la bataille20 et qu’il fallut recomposer le Sénat. Sans attendre la prochaine censure, on nomma un dictateur pour mener l’opération, et comme il n’y avait plus assez d’anciens magistrats, on recruta des citoyens qui avaient reçu l’une de ces récompenses qui distinguaient ceux qui avaient fait la preuve de leur courage au combat21. Il fallait à la cité une élite de la vertu. A peine décimée, elle était reconstituée. Dans le danger et dans l’urgence, les valeurs qui fondaient la hiérarchie et l’équilibre civique étaient ainsi réaffirmées.
C’était d’autant plus nécessaire que d’autres menaces, plus diffuses et qui ne tenaient pas toutes à la présence d’Hannibal en Italie, pesaient sur la cohésion sociale. Les échanges allaient en se développant. Des pratiques commerciales nouvelles prenaient de l’importance. Des déséquilibres inquiétants risquaient d’apparaître à l’intérieur de la société que justement la tension de la guerre rendait d’autant moins acceptables. Un certain nombre de lois tendirent ainsi à réaffirmer les principes qui devaient fonder le comportement aristocratique. Au premier rang, il y eut en 220-218 le plébiscite Claudien qui interdit à tout sénateur de pratiquer l’armement maritime en vertu du principe qu’il ne devait pas rechercher le gain22. Il fut suivi en 215 par la lex Oppia qui, en réglementant le luxe des vêtements et des objets domestiques, tendait à réguler les pratiques d’ostentation et à contrôler la place que chacun devait occuper dans la cité23. En 209 enfin, la lex Publicia de cereis puis surtout, en 204, la lex Cincia de donis et muneribus réglementèrent les cadeaux que faisaient les clients à leurs patrons afin de les enfermer dans les règles du don et du contre-don24.
Ces mesures étaient proposées et soutenues par des membres de l’aristocratie qui cherchaient à combattre des pratiques qui leur semblaient dangereuses. Elles n’étaient pas dirigées contre les milieux populaires qui au contraire y trouvaient leur compte, mais sans doute contre d’autres secteurs des classes dominantes qui tiraient profit du développement des échanges commerciaux et financiers. Elles convergeaient en effet dans une réaffirmation des devoirs de la protection désintéressée et de l’équilibre dans la compétition comme s’il avait fallu éviter à la fois l’enrichissement trop rapide et l’élargissement des rapports marchands à l’ensemble des relations sociales. Dans ce contexte de guerre et d’inquiétude, les membres de l’ordre sénatorial étaient ainsi invités à rester fidèles à leurs valeurs et à ne pas se grandir d’autre chose que de leur dévouement à la cité.
La guerre fournissait assez d’occasions à la manifestation du courage et de l’abnégation. Mais elle introduisait aussi d’autres nécessités. Pour affronter Hannibal, il ne suffisait pas d’être brave, il fallait être compétent. Or les défaites successives montraient qu’à l’évidence tous n’avaient pas son génie. Ils étaient peu nombreux en effet ceux qui surent le combattre et remporter des victoires : Ti. Sempronius Gracchus, M. Claudius Marcellus qui reprit Syracuse, Q. Fabius Maximus qui après Cannes adopta une tactique d’usure, et surtout P. Cornelius Scipion qui l’emporta à Zama et fut surnommé l’Africain. Il fallait bien alors que les plus capables pussent véritablement commander et ne pas être arrêtés dans leurs efforts par les règles de la collégialité ou, pis, par celles de la non-itération des magistratures. On suspendit en 217 la règle qui imposait d’attendre dix ans avant de gérer un deuxième consulat25. Sempronius Gracchus fut ainsi consul en 215 et 213, Marcellus, en 215, 214, 210 et 208, Fabius en 215, 214 et 209, sans compter les prétures, les dictatures ou les prorogations d’imperium qu’ils obtinrent également et qui leur permirent de prolonger leurs commandements. La guerre contraignait ainsi à sortir des règles qui garantissaient à la compétition aristocratique un certain équilibre. Le cas de Scipion fut le plus extraordinaire. Il avait vingt-cinq ans et n’avait géré que l’édilité lorsqu’il fut muni en 210 d’un imperium pour remplacer son père et son oncle à la tête des légions d’Espagne. Il en avait trente lorsqu’il fut consul pour la première fois en 205. De telles exceptions à la règle étaient justifiées par l’urgence, mais elles créaient aussi des précédents qu’un chef ambitieux pourrait revendiquer plus tard avec d’autant plus de légitimité que ce qui les fondait était la supériorité dans cette compétence qui garantissait à la cité qu’elle serait bien gouvernée.
D’une façon générale, la deuxième guerre punique eut ainsi pour conséquence de renforcer le système de valeurs qui fondait dans la cité la domination de l’aristocratie sénatoriale romaine. C’était elle en effet qui avait été l’artisan collectif de la victoire. L’angoisse et l’inquiétude avaient resserré autour d’elle les milieux populaires. Le prestige que donnaient les commandements militaires et la victoire avait trouvé une expression accomplie dans les succès des vainqueurs.
L’Empire s’était accru des provinces d’Espagne. L’Italie était plus soumise que jamais. Toutes ses ressources étaient à la disposition de l’autorité romaine. Les conditions étaient réunies pour que se développât cet impérialisme qui allait permettre la conquête de tout le monde méditerranéen.
Les premières conséquences avaient pourtant été désastreuses. Particulièrement celles qui touchèrent la population italienne. On peut évaluer à quelque 120 000 hommes l’ensemble des pertes de l’armée romaine pendant la durée de la guerre et considérer que parmi eux disparurent bien 50 000 citoyens romains. Le chiffre est considérable : il correspond à 6 % de la population civique totale26 et signifie que les impacts démographiques et psychologiques ne purent manquer d’être extrêmement profonds. Pour le reste de la population italienne, le traumatisme ne fut certainement pas moindre. Du côté de ceux qui demeurèrent fidèles à l’alliance, le nombre des décès fut sans doute équivalent à celui que subirent les Romains. Mais, du côté de ceux qui trahirent, les morts qu’entraînèrent les représailles romaines s’ajoutèrent à celles qu’avaient provoquées les combats menés dans l’armée d’Hannibal.
Ces disparitions furent complétées par celles que produisit dans les deux camps l’asservissement des vaincus. Les indications précises manquent. Mais le nombre des prisonniers réduits en esclavage et dispersés dans le monde méditerranéen devait être considérable. On apprend en effet que pour la seule Crète ils furent 4 000 Romains et alliés à être libérés en 189, à l’issue de la guerre contre Antiochus27. D’autres encore, Romains ou Italiens fidèles, purent certainement regagner la péninsule après les conquêtes de l’Orient, mais certainement pas ceux qui avaient été les alliés d’Hannibal. Des régions entières d’Italie méridionale, qui avaient été dévastées et dont la population avait été tuée ou asservie, furent très durablement appauvries.
Il faudrait enfin pouvoir évaluer les conséquences qu’eut pour la démographie italienne la longue durée de la guerre et des opérations qui suivirent. Jusqu’au début des années 170, il y eut généralement 4 légions en Gaule cisalpine et en Ligurie, et de 2 à 4 en Espagne28, pendant qu’en Orient s’engageaient les grandes campagnes de conquête qui aboutirent à la mise en place de la domination romaine sur toute la Méditerranée. C’est ainsi que pour les trente ans qui suivirent la deuxième guerre punique ce furent entre 60 000 et 140 000 hommes, Romains et alliés, qui furent mobilisés chaque année29. Les temps de séjour sous les enseignes influaient également, mais ils étaient extrêmement variables. Ils étaient le plus souvent liés à la durée de la guerre. Certaines légions restèrent pendant plus de vingt ans en Espagne. Le plus souvent, les unités étaient démobilisées au bout de deux à quatre ans30. C’était déjà beaucoup. Un tel prélèvement humain dut fortement peser sur la démographie italienne et l’on peut supposer que cette série continue de guerres et d’opérations eut pour conséquence de créer un phénomène de classes creuses dont l’effet fut sensible jusqu’au milieu du IIe siècle avant notre ère.
Une fois la victoire obtenue cependant, le résultat ne fut pas entièrement négatif. La mobilisation économique et financière avait introduit des changements qui contribuèrent à l’enrichissement de Rome et de l’Italie dans les décennies qui suivirent. Les manipulations monétaires avaient donné naissance au système du denier qui fixait des rapports stables entre les métaux précieux et devint ainsi l’unité de référence qui s’imposa ensuite dans l’ensemble de l’empire romain. Les efforts qu’en certaines régions d’Italie et de Sicile l’autorité romaine avait réclamés aux populations locales pour développer la production de blé et des autres produits nécessaires à l’approvisionnement de l’armée et de la Ville avaient contribué à y ouvrir davantage l’agriculture et l’artisanat aux échanges31. La circulation accrue des hommes et des marchandises avait permis le développement d’infrastructures. Pouzzoles notamment, qui fut fortifiée en 215 et qui devint une colonie romaine en 197, reçut là l’impulsion qui lui permit de devenir au cours des années suivantes le principal port de l’Italie.
L’ampleur surtout des besoins créés par la fourniture des armes et de l’équipement des légions fit que les sociétés de publicains prirent une importance qu’elles n’avaient jamais encore eue. Il s’agissait d’associations de citoyens riches qui soumissionnaient auprès de la cité la perception de certaines de ses recettes, taxes ou loyers de l’ager publicus par exemple, ou bien qui prenaient à leur compte les dépenses de travaux publics ou encore celles qu’entraînaient l’approvisionnement et l’équipement de l’armée. Les expéditions de la deuxième guerre punique en Espagne et en Afrique, puis toutes celles qui suivirent, imposèrent une mobilisation financière sans précédent : on évalue à 800 000 deniers les besoins annuels en vêtements de 2 légions de l’armée d’Espagne. De telles sommes n’étaient plus à la portée de quelques individus. Elles contraignirent à l’organisation de compagnies puissantes qui trouvèrent là l’essor qui fit d’elles un des instruments particulièrement efficaces de l’exploitation des provinces32.
La victoire avait rendu à Rome la maîtrise complète de son Empire. Elle lui avait également permis de l’agrandir. Les conditions cependant avaient changé. En Sicile et en Italie, des défections s’étaient produites, surtout après la défaite de Cannes. Les années qui suivirent furent celles d’une reconquête qui aboutit à la mise en place d’une domination romaine plus complète et plus ferme qu’elle ne l’avait jamais été, mais qui d’une certaine façon restait fortement marquée par la méfiance et parfois la rancune.
Dans un premier temps, la reprise en main accompagna les opérations menées contre Hannibal. Les alliés qui avaient trahi étaient redevenus des ennemis et étaient traités comme tels. Le cas le plus célèbre – et le plus éclairant – fut sans doute celui de Capoue. La cité était un municipe et appartenait donc à la communauté des citoyens romains. Sa trahison au lendemain de Cannes n’en avait été que plus grave. Les aristocrates qui avaient été les artisans de la défection se suicidèrent ou furent exécutés. Les autres furent jetés en prison. Une partie de la population fut vendue comme esclaves. Les autres furent déportés au nord de Rome ou dans le Latium. Le territoire de la cité fut confisqué et incorporé dans l’ager publicus. Il ne demeurait plus sur place que les plus pauvres, quelques artisans et affranchis. La cité avait cessé d’exister comme telle33.
Un tel traitement était extrême. Ailleurs, les communautés civiques demeurèrent, mais après qu’elles eurent payé le prix de la défaite. Les massacres, les réductions en esclavage et les destructions les frappèrent directement : 5 000 Hirpins furent vendus comme esclaves en 21534 et 25 000 Samnites furent tués ou asservis en 21435. Partout des terres furent confisquées, dans des proportions variables, parfois le territoire entier comme à Capoue ou à Telesia, parfois la moitié comme chez les Boïens, mais le plus souvent sans doute entre le tiers et le quart du territoire36.
Comme il n’y avait pas de statut intermédiaire, les ennemis de la veille redevenaient des alliés. La relation cependant ne pouvait plus être la même. La trahison avait laissé sa trace. Lorsque par exemple on réincorpora des Bruttiens dans l’armée romaine, on ne leur confia que des fonctions d’appariteurs37. Comparé au statut de soldat, il s’agissait d’une véritable dégradation. Longtemps aussi la méfiance demeura. Au fur et à mesure de la reconquête et longtemps encore après la guerre, des procédures d’enquête furent menées pour découvrir les auteurs des défections. En 203, un dictateur reçut pour mission de châtier les responsables des trahisons en Italie méridionale38. Jusqu’en 200, des magistrats furent envoyés en Étrurie pour permettre sans doute la liaison avec les opérations qui se déroulaient au nord, mais pour s’assurer aussi de la fidélité d’alliés que l’on craignait incertains. La même année enfin, la perspective que les alliés pussent encore trahir si Philippe V de Macédoine débarquait en Italie fut un des arguments que le consul employa pour convaincre le Peuple de lui déclarer la guerre39.
Ce climat de méfiance et d’inquiétude devait marquer longtemps les esprits. On a noté par exemple qu’au cours des campagnes qui suivirent la deuxième guerre punique les alliés étaient davantage mobilisés que les citoyens romains et que sur les champs de bataille les pertes étaient plus lourdes pour les premiers que pour les seconds sans doute parce qu’ils étaient engagés plus souvent qu’à leur tour40. Une certaine tension demeurait qui, même s’il est difficile d’interpréter par là les motivations des membres de l’aristocratie romaine, contribue à expliquer certains épisodes qui semblent significatifs des relations qui liaient désormais Rome et les Italiens.
L’affaire dite des Bacchanales fut de ceux-là. En 186, on s’inquiéta du développement à Rome et dans toute l’Italie d’un réseau, ou de plusieurs réseaux, de fidèles de Dionysos qui s’organisaient en thiases et célébraient un culte dont le caractère initiatique inquiétait. Le secret dont ils s’entouraient et surtout les solidarités qu’ils mettaient en place, qui s’enracinaient dans des milieux populaires et non romains et échappaient aux modes politiques ou clientélaires d’intégration, furent perçus comme une menace insupportable pour l’autorité. La répression fut féroce et conduisit à des milliers d’exécutions. Les autorités des cités et des peuples d’Italie avaient été associées aux procédures d’enquête, et formellement leur autonomie avait été respectée, mais dans des conditions qui ne leur laissaient pas d’autre choix41.
Plus tard encore, un certain nombre d’incidents éclatèrent, qui témoignaient de l’arrogance avec laquelle certains magistrats romains pouvaient traiter ceux des cités italiennes. En 173, le consul L. Postumius Albinus exigea de la cité de Préneste un hébergement et une corvée de transport qu’elle ne devait pas42. Vers le milieu du IIe siècle encore, un consul fit battre de verges un magistrat municipal de Teanum Sidicinum parce que l’on avait tardé à chasser les hommes du bain où sa femme voulait se rendre43. Les rapports dans ce cas n’étaient plus ceux de l’alliance mais ceux de la subordination. Ils témoignaient peut-être encore du rapport de méfiance et de mépris qui s’était mis en place à l’issue de la deuxième guerre punique.
Ainsi le conflit avec Hannibal avait-il eu pour effet d’aggraver de façon décisive la domination romaine sur l’ensemble de l’Italie. Le rapport de force politique que la victoire avait installé au bénéfice de l’autorité romaine la rendait désormais incontestable. Ce furent toutefois les confiscations de terres et l’usage qui en fut fait qui eurent les conséquences les plus importantes et les plus durables dans l’histoire de la République romaine.
Les superficies concernées étaient considérables. S’il est vrai qu’au minimum entre un quart et un tiers – et parfois beaucoup plus – des territoires des cités passées à Hannibal avaient été incorporés à l’ager publicus, c’était toute l’Italie méridionale et la Cisalpine qui étaient affectées par le phénomène. Or le Sénat pouvait faire de ces terres ce qui lui semblait bon. Il pouvait les vendre comme il le fit pendant les années difficiles des combats contre Hannibal. Il pouvait les donner ; c’est ce qui permit le remboursement des emprunts de la guerre et surtout les nombreuses fondations de colonies qui suivirent. Il pouvait en concéder la possession contre le paiement d’un loyer récognitif (vectigal) : c’était la méthode qui était employée lorsqu’il s’agissait de zones de pâturage extensif ou d’exploitation forestière ou encore lorsque les terres concernées étaient laissées à l’exploitation de leurs anciens propriétaires44.
Or, quel qu’ait été l’emploi qui pouvait en être fait, l’existence de cet ager publicus eut de profondes conséquences sur l’organisation économique et sociale de l’Italie. Les populations auxquelles il était confisqué se trouvaient appauvries. Tant qu’elles conservaient l’usage de ces terres, leurs conditions concrètes de vie n’étaient peut-être pas fondamentalement transformées. Mais cette possession qu’elles conservaient restait précaire et dépendait d’une autorité qui avait ainsi la maîtrise de leur destin. Quand ces terres au contraire étaient concédées à des exploitants étrangers aux communautés locales, ceux qui étaient le plus à même de bénéficier de ces contrats de location étaient évidemment des citoyens romains riches et bien introduits, membres de l’aristocratie sénatoriale ou équestre, qui trouvaient là un moyen d’augmenter leurs ressources. Les populations locales étaient alors dépossédées de leurs anciennes propriétés et marginalisées sur leur propre territoire.
Cette situation était encore plus nette lorsque l’ager publicus était utilisé pour permettre l’installation de groupes de colons, romains ou non, à titre individuel ou collectif, car, dans ce cas, c’était toute l’organisation civique et l’équilibre ethnique de la région qui se trouvaient modifiés. Dans la situation qui fut celle des années qui suivirent la deuxième guerre punique, l’État romain, qui avait ainsi mis la main sur une partie considérable du territoire de l’Italie, engagea une politique de colonisation et de déplacement des populations qui eut des conséquences importantes sur la géographie humaine et politique de la péninsule. Des régions avaient été dévastées et pouvaient être repeuplées. Des peuplades qui représentaient une menace devaient être déportées ou cantonnées. Des citoyens et des alliés qui avaient participé à la guerre devaient être récompensés.
Ce fut ainsi qu’en 201-200 des vétérans de Scipion reçurent individuellement (viritim) des terres confisquées aux Caudins et aux Hirpins et que, en 180, 47 000 Ligures furent installés sur le territoire des Taurasini à la limite du Samnium et de la Campanie45. Ce fut ainsi surtout que des dizaines de colonies furent fondées au cours des trente ans qui suivirent la fin de la guerre : Pouzzoles, Salerne, Volturnum, Liternum, Sipontum, Buxentum, Crotone, Tempsa, Copia, Vibo Valentia, Potentia, Saturnia et Graviscae au sud, Bologne, Pesaro, Modène, Parme, Aquilée, Lucques et Luna au nord. D’autres encore reçurent de nouveaux contingents de colons qui repeuplèrent des cités affaiblies par la guerre : Narni, Cosa, Crémone et Plaisance. Quelques-unes de ces fondations furent des colonies de citoyens romains. Mais la plupart étaient de droit latin. Le nombre des colons était ainsi plus important et surtout la surface des lots concédés était plus étendue que l’un et l’autre ne l’avaient jamais été : de 20 à 50 jugères (de 5 à 12,5 ha) et jusqu’à 100 et 140 jugères pour les anciens centurions et anciens tribuns installés à Aquilée. Plus de 50 000 familles furent en conséquence installées sur des territoires confisqués aux anciens alliés d’Hannibal entre 200 et 13346. Si bien que ces populations que la guerre avait sans doute déjà diminuées se trouvaient repoussées et enfermées dans des espaces plus réduits. Certaines même y perdirent leur organisation sociale et leur identité pendant que les Romains et leurs alliés qui bénéficiaient de ces concessions trouvaient ou retrouvaient des conditions de vie acceptables. Le paysage humain de la Cisalpine en particulier fut complètement transformé. Les Celtes et notamment les Boïens disparurent, marginalisés ou intégrés à des niveaux sociaux inférieurs, sous l’apport de colons romains et latins47.
Cette politique de colonisation et de déplacement des populations eut des conséquences importantes sur l’équilibre humain de l’Italie. Sur certains peuples ou cités qu’elle frappait de plein fouet, elle poursuivait et achevait les effets de la guerre. Partout, elle conduisait à une unification des modèles civiques. Toutes ces cités qui étaient fondées étaient pourvues d’une constitution de type romain. A quelques exceptions près, tous ceux qui bénéficiaient de concessions de terre étaient soit des citoyens romains, soit des alliés qui se trouvaient associés à eux dans une même communauté politique et culturelle. L’Italie tout entière se trouvait ainsi engagée dans un processus d’intégration qui préparait sa romanisation.
Ce processus conduisait évidemment aussi à un renforcement de la domination romaine. Les cités qui venaient d’être fondées étaient soit des colonies de citoyens, soit des colonies latines dont l’alliance était indiscutée. Partout des routes étaient bâties, qui les reliaient les unes aux autres, permettaient les échanges, favorisaient l’unification et inscrivaient l’autorité de leurs constructeurs dans l’espace. Il n’y avait plus de peuple en Italie qui pût imaginer un instant conserver la moindre indépendance. Tous étaient alliés et soumis à Rome.
Cette toute-puissance qui éclatait partout trouvait son efficacité à tous les niveaux de l’organisation sociale. La propriété publique d’une grande partie des terres, l’affirmation d’une autorité qu’il n’était pas question de contester et l’imposition d’un modèle politique qui avait fait dans la guerre la preuve de son efficacité convergeaient pour donner à la cité de Rome la puissance et le prestige qui lui permettaient de gouverner l’ensemble de l’Italie.
Au sommet cependant, c’était l’aristocratie sénatoriale qui concentrait le pouvoir et gouvernait cet empire. Sa victoire sur Hannibal l’avait grandie et confortée dans ses valeurs. Sa domination politique et économique sur l’Italie et les provinces lui valait d’être, pour ces populations sujettes, l’autorité dont elles dépendaient mais aussi grâce aux relations clientélaires le seul recours auquel elles pourraient faire appel. Elle gagnait donc en puissance sociale sur tous ces peuples qu’elle dominait et en ascendant sur le reste du monde. Les conquêtes qu’elle était en train de mener sur les monarchies hellénistiques d’Orient allaient bientôt lui apporter les instruments d’une richesse et d’un rayonnement accrus. Mais c’était également dans cette puissance qui commençait à être la sienne que se dissimulaient les germes des contradictions qui allaient la conduire à la crise.
Cf. E.T.Salmon, Roman Colonization, p. 55-69 ; « La colonizzazione romana tra la guerrra latina e la guerra annibalica », DA, 6, 1988, p. 2 sq.
Cette disposition fut probablement précédée par l’envoi régulier d’un magistrat cum imperio en Sicile à partir de 241, cf. M. Crawford, dans A. Schiavone éd., Storia di Roma, II, 1, p. 92-94.
Cic., 2 Verr., III, 12-13. Cf. J.-L. Ferrary, Philhellénisme et Impérialisme, p. 5-12 ; A. Lintott, Imperium romanum, p. 36-41.
Cf. l’exemple fourni par M. Claudius Marcellus, vainqueur et patron de Syracuse qui Syracusas victor servavit incolumes (Ps. Ascon., p. 187 St.).
Plut., Cic., 8, 2 ; cf. É. Deniaux, dans Le Ravitaillement en blé de Rome et des centres urbains des débuts de la République jusqu’au Haut-Empire, p. 243-253.
T. Liv., XXII, 7, 2 qui suit peut-être Polybe (III, 84).
T. Liv., XXII, 49, 15, donnait le chiffre de 45 500 fantassins et de 2 700 cavaliers pour l’ensemble de l’armée en précisant que les parts des pertes romaines et alliées étaient égales. Polybe (IV, 117) donnait, lui, le chiffre de 70 000 pour l’ensemble de l’armée romaine.
A. Toynbee, Hannibal’s Legacy, II, p. 45-49.
E. Gabba, Esercito e Società, p. 10-13.
A. Toynbee, Hannibal’s Legacy, II, p. 87-100.
T. Liv., XVII, 10, 11 (en 209).
C. Nicolet, Les Structures de l’Italie romaine, p. 253-255 ; M. Crawford, Coinage and Money, p. 55-62.
Cf. J. Bleicken, Das Volkstribunat, p. 46 sq.
T. Liv., XXII, 9, 7-10, 8.
T. Liv., XXII, 57, 6.
T. Liv., XXII, 32, 4.
T. Liv., XXII, 58-61, où l’on trouve un beau débat plein d’héroïsme.
T. Liv., XXIV, 18, 1-9.
T. Liv., XXIII, 12, 1, qui ramène le chiffre à un boisseau (8,75 l).
T. Liv., XXII, 49, 16-18.
T. Liv., XXIII, 23, qui indique qu’on recruta ainsi 177 sénateurs.
Sur le sens de cette disposition, cf. C. Nicolet, « Économies et Institutions au IIe siècle av. J.-C. », Annales ESC, 35, 1980, p. 871-894.
Sur le sens à donner aux lois somptuaires, cf. G. Clemente, dans A. Giardina et A. Schiavone, Società romana e produzione schiavistica, III, p. 1-14, et, d’une façon générale, E. Baltrusch, Regimen morum, Munich, « Vestigia 41 », 1989.
Cf. l’interprétation que j’en propose dans Le Patronat judiciaire, p. 121-137.
T. Liv., XXVII, 6, 7.
Cf. C. Nicolet, Les Structures de l’Italie romaine, p. 86, qui note que c’est un chiffre équivalant aux pertes françaises au cours de la Première Guerre mondiale.
T. Liv., XXXVII, 60.
A. Toynbee, Hannibal’s Legacy, II, p. 652.
Cf. P.A.Brunt, Italian Manpower, p. 422-426.
A. Toynbee, Hannibal’s Legacy, II, p. 72-80.
Cf. en particulier l’action de M. Valerius Laevinus en Sicile (T. Liv., XXVI, 40, 15 ; XXVII, 8, 18 ; XXIX, 36, 1-2) et les indications données par Tite-Live sur les fournitures de l’expédition de Scipion en Afrique (XXVIII, 45, 13-21).
E. Badian, Publicans and Sinners, p. 21-23 ; C. Nicolet, Les Structures de l’Italie romaine, p. 260-269.
T. Liv., XXVI, 16, 6-11 ; 34 (avec quelques différences) ; Cic., De leg. agr., I, 19 ; II, 88-89 ; J. von Ungern-Sternberg, Capua im zweiten punischen Krieg, Munich, Beck, 1975, p. 77 sq.
T. Liv., XXIII, 37, 13.
T. Liv., XXIV, 20, 6.
Cf. A. Toynbee, Hannibal’s Legacy, II, p. 118-119 ; 184 ; C. Nicolet, Les Structures de l’Italie romaine, p. 124-126.
Festus, p. 28 L ; A. Gell., 10, 3, 19 ; Strabon, V, 4, 13.
T. Liv., XXX, 24, 3-4.
T. Liv., XXXI, 7, 10-14.
Cf. A. Toynbee, Hannibal’s Legacy, II, p. 134-135.
Cf., d’une façon générale, J.-M. Pailler, Bacchanalia, la répression de 186 av. J.-C. à Rome et en Italie, Rome, E.F.R., 1988.
T. Liv., XLII, 1, 7, 12.
A. Gell., 10, 3, 3.
C. Nicolet, Les Structures de l’Italie romaine, p. 120-124.
Cf. A. Toynbee, Hannibal’s Legacy, II, p. 195-196 ; 233-234.
Cf. C. Nicolet, Les Structures de l’Italie romaine, p. 125.
Cf. E. Gabba, dans A. Schiavone éd., Storia di Roma, II, 1, p. 69-77.