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Réformes et pratiques politiques nouvelles : les Gracques


Très vite, les mutations économiques et sociales que connaissait l’Italie et le processus d’unification culturelle et politique qui commençait à affecter l’Empire produisirent leurs effets à Rome même. De nouveaux acteurs intervenaient désormais de façon permanente dans le nouvel espace qui se dessinait : population urbaine, négociants romains et italiens, élites des cités d’Italie et des provinces, dont il fallait tenir compte et avec lesquels le dialogue devait être entretenu. Or l’aristocratie romaine, qui se heurtait aux difficultés et aux revendications qui surgissaient de ce monde en transformation, était elle-même soumise aux tensions qu’engendraient en son sein l’inégalité et la diversification des accès aux instruments du pouvoir. Le contexte intellectuel et moral dans lequel se prenaient les décisions était défini par les conceptions et l’expérience qui s’étaient construites dans la défense et la gestion d’une cité aux dimensions limitées. L’imagination et l’innovation politiques avaient du mal à s’y faire une place, ne serait-ce que parce qu’elles ne pouvaient guère se construire qu’à partir de ces modèles hellénistiques que l’on redoutait autant qu’ils fascinaient. La vision dominante se fondait toujours sur une nostalgie conservatrice et idéalisante d’un modèle aristocratique, qui était de plus en plus incapable de répondre aux nouvelles réalités de l’Empire.

Quelques hommes pourtant furent capables d’innover. Même s’ils eurent quelques prédécesseurs, les principaux d’entre eux furent Tiberius et Caius Sempronius Gracchus, deux frères qui, l’un après l’autre, affrontèrent de façon déterminée certaines des questions les plus graves et qui, par les réformes qu’ils promurent et les pratiques qu’ils introduisirent, modifièrent les règles du fonctionnement civique. Les réponses qu’ils apportèrent n’étaient que très partielles, mais par leur cohérence réformatrice elles servirent de référence à leurs successeurs et cristallisèrent les revendications. Un mode différent de fonctionnement politique était né, que l’on dit parfois popularis, qui prenait en charge bien des aspirations démocratiques et témoignait aussi de changements importants dans les représentations politiques. Ce moment demeura alors dans la conscience historique romaine comme celui de la grande rupture d’équilibre, celui auquel, plus tard, on attribua rétrospectivement l’éclatement de la crise où se perdit la République et où se mirent à agir les forces qui, de violences internes en guerre civile, conduisirent inéluctablement à la monarchie.

Premières innovations

Dès le milieu du IIe siècle, des difficultés apparurent qui tenaient d’une part à la gestion de l’Empire et de l’autre aux conflits internes qui affectaient la communauté civique. Dès ce moment, des réformes furent promues qui prenaient en compte les nouvelles conditions qui s’étaient mises en place. On peut ainsi supposer que, malgré le conservatisme ambiant, des réflexions et des pratiques nouvelles se faisaient jour, qui annonçaient les grandes réformes des Gracques.

Le principal problème que rencontrait l’aristocratie romaine dans la gestion de cet Empire qui désormais lui était soumis était de prendre en charge les tensions qui y naissaient et qu’elle devait impérativement contrôler sous peine d’y perdre son autorité et sa légitimité.

Les unes s’inscrivaient dans le mode traditionnel de la gestion des relations entre cités. Dès qu’un conflit apparaissait entre deux États alliés, il revenait le plus souvent au Sénat de recevoir des ambassades, d’écouter et d’arbitrer entre les parties. Avec l’extension de la domination romaine, l’importance des interlocuteurs s’élevait et, avec elle, les enjeux des décisions à prendre. Mais ces formes d’intervention et d’administration n’impliquaient en retour aucune remise en cause du mode de fonctionnement des instances civiques.

D’autres sources de conflit en revanche imposèrent des innovations. Elles apparaissaient dans les plaintes que les comportements abusifs ou criminels de certains magistrats romains provoquaient de la part des alliés. La question s’était déjà posée de conduites qu’il convenait de sanctionner. Mais il s’agissait le plus souvent d’actes de guerre comme dans le cas de M. Popillius Laenas, le consul de 173, qui poursuivit des opérations contre des Ligures alors qu’ils venaient de faire leur soumission : le Sénat le désavoua et fit libérer ceux qu’il avait fait prisonniers et vendus comme esclaves1. A présent que la domination romaine s’installait sur de vastes territoires et que la paix y régnait, d’autres faits délictueux apparaissaient, qui étaient d’un autre ordre puisqu’ils tenaient aux divers abus et aux extorsions d’argent et de biens que les prélèvements exigés au titre de l’alliance rendaient possibles. Sans doute les relations traditionnelles de patronat auraient-elles dû protéger des provinciaux qui, grâce à elles, disposaient au Sénat de protecteurs attitrés. Mais leur efficacité commençait peut-être à être limitée par l’ampleur des espaces et des populations concernées. C’est ainsi que, lorsqu’en 171 le Sénat fut sollicité par une ambassade d’Espagnols qui venait se plaindre des exactions commises à leurs dépens par les gouverneurs des deux provinces, il décida de leur permettre de choisir des patrons et d’exercer par leur intermédiaire une action civile en restitution2.

La voie était ainsi ouverte à l’apparition de procédures judiciaires dont l’importance politique devait être considérable. Les plaintes continuaient, et les poursuites restaient ponctuelles et bien peu efficaces. Il pouvait même arriver à l’inverse – ce fut le cas en 170 – que des tribuns de la plèbe prissent l’initiative de poursuivre directement devant le Peuple des magistrats coupables de graves abus. Il fallait trouver un mode de répression efficace qui rassurerait les alliés et les conforterait dans leur fidélité, mais dont les effets politiques internes resteraient limités.

En 149, sur proposition du tribun de la plèbe, L. Calpurnius Piso, fut établie une cour spéciale nommée quaestio de repetundis et destinée à réprimer ce type de forfaits. Elle avait deux particularités. La première tenait à ce qu’elle définissait une faute et une sanction, mais qui n’aboutissait encore qu’à la restitution de ce qui avait été extorqué. Elle instituait surtout une procédure qui reprenait le modèle des enquêtes extraordinaires que les magistrats menaient sur ordre du Sénat ou du Peuple quand il s’agissait de réprimer des délits d’une importance telle qu’ils menaçaient la cité : crimes commis par des magistrats en fonction, violences collectives, empoisonnements, etc. La seconde était qu’elle devait être permanente. Des juges étaient recrutés au début de l’année parmi les sénateurs et formaient un corps au sein duquel le préteur qui serait saisi d’une plainte recruterait son jury.

Ces innovations signifiaient à tous que les exactions que commettaient les gouverneurs de province étaient prises au sérieux et véritablement combattues même si dans les faits des jurys composés de sénateurs devaient incliner à l’indulgence. Elles répondaient à l’attente des alliés dont il fallait préserver la confiance en la fides du peuple romain afin que son autorité fût respectée et que les révoltes et les défections fussent évitées. Mais elles aboutissaient surtout à fonder deux principes. En offrant aux alliés une procédure régulière pour se plaindre, elles signifiaient d’abord que des règles de droit liaient Rome à ses sujets et que l’Empire constituait, même si c’était de façon implicite, un espace politique et juridique commun où les relations de pouvoir et d’autorité ne relevaient pas d’un exercice unilatéral de la puissance. Elles introduisaient ensuite l’idée qu’il n’était pas exceptionnel qu’un gouverneur dût rendre des comptes et que finalement on pouvait imaginer que tout magistrat pût à l’occasion être soumis à l’obligation de justifier son action auprès d’une instance régulière de contrôle.

 

 

Les difficultés les plus lourdes et les plus urgentes auxquelles il convenait de répondre tenaient cependant aux mutations économiques et sociales que connaissait l’Italie. Non pas que les hommes politiques romains eussent jamais envisagé d’intervenir en ces domaines dont ils ne concevaient même pas l’existence de manière autonome. Leur univers intellectuel se limitait à la nécessité de maintenir la cohésion civique et la puissance de Rome ; si bien que les seuls problèmes auxquels ils s’estimaient confrontés étaient ceux du recrutement des soldats, de la richesse de la communauté et de la paix civile. Mais ceux-ci naissaient précisément des transformations qui affectaient la démographie et la structure foncière en Italie. Ils avaient la gravité des conditions qui leur donnaient naissance et il faudrait bien d’une façon ou d’une autre intervenir aux racines du mal.

Au milieu du IIe siècle, la question agraire n’apparaissait peut-être pas comme la plus urgente. Elle commençait cependant à faire sentir ses effets. Le vaste mouvement de fondation de colonies qui avait été opéré en Italie du Nord au cours des premières décennies du siècle avait sans doute épuisé les revendications les plus criantes. L’utilisation de ce qui restait d’ager publicus par ses possesseurs romains et italiens n’aurait sans doute pas fait de difficulté tant qu’elle aurait contribué à assurer une partie des revenus de la cité et qu’elle n’aurait pas menacé les intérêts des autres propriétaires. Mais les extensions et les abus auxquels se livraient certains de ces bénéficiaires créaient des tensions auxquelles il fallait répondre. Il existait probablement une limite au nombre de bêtes laissées en pacage et une autre à la possessio que la tradition fixait à 500 jugères (125 ha) qui semblent avoir été plusieurs fois affirmées mais n’avoir été que médiocrement respectées3. A plusieurs reprises aussi, en 1734 et en 1655, des magistrats reçurent la mission de délimiter en Campanie l’étendue du domaine public qui était vraisemblablement usurpé par les propriétaires privés. Ces mesures avaient ainsi pour but de protéger les droits de l’État romain ainsi qu’éventuellement ceux des autres voisins, sans que l’on envisageât encore de récupérer ces terres pour en faire un autre usage.

La question du recrutement des soldats, et donc de la démographie italienne, était en revanche celle qui suscitait l’inquiétude la plus vive. En 187, une ambassade des cités de droit latin vint se plaindre de ce que leurs concitoyens émigraient à Rome et y obtenaient la citoyenneté romaine en se faisant recenser. On chargea le préteur d’identifier ces individus et de les renvoyer. Il s’en trouva 12 0006. En 177, le problème surgit de nouveau, sensiblement dans les mêmes termes. Des mesures d’éloignement furent alors prises, et l’on décida de contrôler d’un peu plus près les procédures d’inscription sur les registres du cens7. Ce phénomène massif d’émigration répondait à plusieurs facteurs qui se renforçaient mutuellement. Il tenait probablement aux premières vagues du processus d’exode rural qui accompagnait les mutations que connaissait l’agriculture. Au même moment, en effet, les envoyés des Samnites et des Péligniens se plaignaient de l’émigration des leurs à Frégelles. Il signifiait aussi que la citoyenneté romaine exerçait sur ces Latins un pouvoir d’attraction d’autant plus fort qu’ils étaient les descendants de colons venus de Rome ou recrutés parmi les populations les plus romanisées, et que ces individus ne supportaient sans doute plus une différence de statut que la richesse et la puissance de Rome avaient transformée en inégalité. La conséquence cependant était claire, et les demandes des ambassadeurs, explicites. Les cités de droit latin devaient fournir à Rome un contingent déterminé de soldats, établi en fonction de leur population. Si celle-ci diminuait, la charge, demeurant la même, devenait vite insupportable à ceux qui restaient sur place et risquait de les pousser à partir à leur tour. Il importait donc aux autorités locales que le Sénat et les magistrats romains interdissent cette fuite s’ils voulaient que leurs alliés pussent continuer de répondre à leurs obligations.

Les mobilisations auxquelles les consuls durent procéder pour répondre aux besoins des opérations qui se déroulèrent pendant toute la première moitié du IIe siècle furent l’autre occasion où se révélèrent des difficultés importantes en matière de recrutement. En 171, en 151 et en 138 notamment8, les hommes manquèrent à l’appel. Les expéditions en Espagne étaient celles qui provoquaient les réticences les plus vives. La lassitude devant des conflits qui renaissaient sans cesse, la durée de la mobilisation qui était particulièrement longue dans ces régions, le risque que représentaient ces campagnes et la faible rémunération qu’on pouvait en attendre expliquaient largement le manque d’enthousiasme des citoyens romains. Sans doute aussi les magistrats se trouvaient-ils démunis devant la situation de déficit créée par la stagnation démographique. Le corps civique était en effet amoindri par les conséquences conjuguées de l’émigration hors d’Italie et des classes creuses qu’un état de guerre quasiment ininterrompu depuis 218 n’avait pas manqué d’engendrer. Aussi les consuls répondirent-ils à la fois par la contrainte et le rappel aux traditions9. La réaction fut violente et entraîna l’intervention des tribuns de la plèbe qui régulièrement s’opposèrent aux recrutements.

Même si c’était à des mutations économiques et sociales profondes et de longue durée qu’elle se trouvait confrontée, la classe politique romaine, munie de sa seule expérience et des valeurs qui lui semblaient garantir l’équilibre civique, ne pouvait guère envisager que des réponses fondamentalement conservatrices : contrôler l’usage de l’ager publicus, répondre aux demandes des alliés dès lors qu’il s’agissait de leur donner les moyens de se conformer aux traités et ramener le Peuple à ses devoirs d’obéissance, autant de mesures sages et cohérentes, mais évidemment insuffisantes dès lors que les enjeux croissaient en même temps que les problèmes s’aggravaient.

Aussi bien une certaine tension politique commença-t-elle à poindre dont on constate les effets dans le comportement qu’adoptèrent certains tribuns de la plèbe10.

Le recrutement de ces magistrats ne les conduisait pas, par principe, à représenter les intérêts des milieux populaires face à ceux de l’aristocratie sénatoriale. Depuis plus d’un siècle, celle-ci comprenait aussi bien des plébéiens que des patriciens, et la différence entre les deux catégories n’était plus qu’honorifique. Tous les tribuns étaient issus de la noblesse plébéienne, et la plupart des détenteurs de la fonction avaient, au cours de la deuxième guerre punique et des décennies suivantes, apporté leur soutien au Sénat. Mais, à cause des circonstances qui avaient présidé à son apparition, la magistrature elle-même était porteuse d’une définition symbolique qui faisait d’elle le recours des plébéiens (pris au sens de simples citoyens) contre les décisions arbitraires des magistrats, des préteurs et surtout des consuls, qui détenaient l’imperium. Certains hommes politiques dès lors qu’ils revêtaient le tribunat pouvaient être tentés d’en utiliser l’image et les pouvoirs pour mener une action qui faisait d’eux les champions de la liberté et des intérêts des citoyens.

Quelques tribuns se mirent ainsi à adopter des comportements qui tout à la fois affirmaient les droits du Peuple et frayaient la voie à des revendications démocratiques. Certains de ces actes s’inscrivaient, il est vrai, dans le contexte des conflits personnels et factionnels qui opposaient entre eux les membres de l’aristocratie. Mais ils manifestaient par leur force l’importance que ces personnages entendaient voir reconnue à la fonction qu’ils exerçaient. Ils dépassaient ainsi les motivations de leurs auteurs par les principes qu’ils révélaient.

Les judicia populi en fournirent souvent l’occasion. Ce fut ainsi qu’en 184, au cours d’un procès qui était intenté à L. Cornelius Scipio, le tribun C. Minucius Augurinus donna l’ordre d’emprisonner l’accusé. La mesure était forte et spectaculaire. Elle s’inscrivait dans le conflit qui opposait les Scipions à leurs adversaires. Mais elle était purement symbolique puisqu’un autre tribun protégea aussitôt le vainqueur d’Antiochos11. Elle signifiait surtout que tout individu, aussi grand fût-il, restait soumis à l’autorité des magistrats. Un peu plus tard, en 169, P. Rutilius poursuivit pour haute trahison (perduellio) les censeurs qui n’avaient respecté ni son droit d’intercessio ni la présidence qu’il exerçait sur une assemblée12. En 151 et en 138 surtout, les tribuns de la plèbe qui s’opposaient aux enrôlements pour les guerres d’Espagne reprirent le geste de Minucius Augurinus et jetèrent en prison les consuls qui s’obstinaient à incorporer des citoyens13. Ces actes proclamaient certes plus des droits qu’ils n’avaient d’effet politique réel, mais ils créaient aussi un climat de tension et cristallisaient des aspirations.

Une pratique se légitima ainsi, qui conduisait à des réformes politiques plus profondes, installant dans les esprits et dans les faits des notions proprement démocratiques. En 145, le tribun C. Licinius Crassus modifia la disposition du concile de la plèbe et fit voter le Peuple sur le Forum, en tournant le dos au Sénat. Le changement était purement symbolique, mais il marqua tellement les esprits que plus tard on l’attribua par erreur à Caius Gracchus14. En 139 surtout, le tribun A. Gabinius fit voter une loi qui introduisait le vote par bulletin dans les comices électoraux. Il fut suivi en 137 par L. Cassius Longinus qui l’appliqua aux procès menés devant le Peuple. L’innovation avait une portée considérable : le scrutin devenait secret et échappait largement aux contrôles clientélaires. Cicéron le reconnut plus tard en indiquant que ce fut à partir de ce moment-là que l’éloquence prit de l’importance15 puisqu’il fallait dès lors persuader les citoyens du bien-fondé d’un choix et non plus se contenter de vérifier qu’ils se conformaient bien aux consignes qu’ils avaient reçues de leurs patrons.

Le changement était tout à la fois le signe et le début d’un processus de grande envergure. La voie s’ouvrait en effet largement à d’autres modes de communication politique que ceux qui reposaient sur l’affirmation de l’autorité ou qui empruntaient les voies de la relation d’homme à homme. Toutes les formes de discours qui s’adressaient globalement à l’ensemble du corps civique prenaient de l’importance. Celles, très symboliques, de l’expression plastique pouvaient par exemple user des représentations et des motifs qui décoraient les temples et les basiliques pour énoncer des thèmes politiques ou relayer des slogans par le rappel d’une action ou d’un événement. D’autres envahirent le système monétaire, puisque les magistrats qui avaient la responsabilité de la frappe des monnaies commencèrent, à partir du milieu du siècle, à profiter de l’occasion pour y installer des scènes ou des symboles qui revendiqueraient un principe politique, évoqueraient une protection divine ou rappelleraient quelque titre de gloire16.

Mais c’était surtout l’éloquence qui devenait un instrument essentiel de gouvernement. Puisqu’il fallait convaincre au lieu d’ordonner, les harangues gagnaient en longueur et en qualité. La rhétorique devenait ainsi une science dont la maîtrise était désormais indispensable à tout magistrat. Et comme les arguments d’autorité s’effaçaient au profit de ceux qui s’appuyaient sur la recherche et la définition d’un bien commun, la philosophie politique prenait sa place parmi les instruments de gouvernement. La qualité de la pensée et du raisonnement devenait ainsi un des traits nécessaires à la supériorité aristocratique que tous devaient acquérir. Comme enfin ces outils intellectuels venaient du monde grec, l’hellénisme prenait ainsi nécessairement sa place dans la vie politique romaine à la fois parce qu’il fournissait les cadres généraux de la réflexion et les outils de sa mise en œuvre, et aussi parce qu’il offrait un contexte intellectuel commun à une sphère civique qui allait en s’élargissant et en s’unifiant. Les formes d’opposition catonienne qui avaient marqué les premières décennies du siècle commençaient à perdre de leur sens.

Au cours du IIe siècle, les conditions générales de la vie politique connaissaient déjà un changement suffisant pour que, sous la pression d’événements au demeurant assez secondaires, des hommes politiques se missent à user de comportements qui innovaient à la fois dans leur forme et dans leur objet. Ces actes et les mesures qu’ils entraînaient n’étaient certes pas révolutionnaires, mais ils signifiaient qu’une autre politique était possible, celle qui avait pour fondement de réaffirmer ou de renforcer les droits du Peuple en s’aidant de la force symbolique dont le tribunat de la plèbe était porteur. Un courant, qu’il faut bien dire démocratique, se mettait ainsi en place qui ouvrait la voie à une réflexion politique, à la proclamation de principes et à la préparation de projets de plus grande envergure, ceux précisément que les Gracques allaient mettre en œuvre.

Tiberius et Caius Sempronius Gracchus

Tiberius et Caius Sempronius Gracchus, les deux frères dont l’action allait marquer l’histoire de la République, appartenaient à l’une des familles les plus importantes de Rome. Leur père, qui s’appelait également Tiberius, avait été tribun en 187 ou en 184, consul en 177, censeur en 169 et de nouveau consul en 163. Il avait épousé Cornelia, la fille de Scipion l’Africain, si bien que les Gracques étaient apparentés à tous les Cornelii Scipiones et en particulier à Scipion Émilien dont ils étaient à la fois les cousins germains et les beaux-frères. Eux-mêmes étaient alliés à des familles du même rang. Tiberius avait en effet épousé une Claudia, la fille d’Appius Claudius Pulcher, le consul de 143, la petite-fille du collègue de son père à la censure, qui appartenait à la dynastie patricienne sans doute la plus puissante et la plus reconnue. Et Caius se maria avec la fille de P. Licinius Crassus Dives Mucianus, qui fut consul en 131. Ces deux jeunes hommes se trouvaient au sommet de l’ordre sénatorial romain. Ils étaient sans doute parmi les plus fortunés et les mieux pourvus en amis et en clients.

Ils avaient également bénéficié de l’éducation la plus ouverte et la plus moderne. On sait en effet que Tiberius avait eu pour maîtres et conseillers deux Grecs, le philosophe stoïcien Blossius de Cumes et le rhéteur Diophane de Mytilène, et que Caius avait suivi l’enseignement d’un autre rhéteur, Ménélaos de Marathos. Ils faisaient partie de ceux qui avaient compris que l’avenir de Rome et de son aristocratie passait par l’appropriation des modèles hellénistiques. Ils avaient ainsi fait l’effort de bien se former à la philosophie et à la rhétorique, ces instruments de réflexion et de communication qui commençaient à s’imposer comme les nouveaux outils qui permettraient à l’aristocratie d’établir et de gérer sa supériorité. Sans doute n’étaient-ils pas encore très nombreux ceux qui parmi les aristocrates de leur génération avaient atteint ce point. Aussi les Gracques représentaient-ils en quelque sorte l’élite intellectuelle, politique et morale de leur monde et de leur temps.

La carrière de l’aîné, Tiberius, avait bien commencé. A vingt ans, il avait servi sous les ordres de son parent, Scipion Émilien, au siège de Carthage en 147-146 et avait été l’un des premiers à s’élancer au sommet des remparts. Il avait été questeur en 137 et avait combattu à Numance. Mais il avait été compromis dans la reddition malheureuse – et honteuse – du consul Hostilius Mancinus. Il avait été désavoué par le Sénat et menacé d’être livré à l’ennemi. Il en avait conçu de l’amertume et l’on dit plus tard que ce fut ce qui le poussa dans la voie des réformes.

Ses motifs pourtant étaient nobles et au fond assez conservateurs. Sans doute son expérience de la guerre d’Espagne lui avait-elle donné une conscience aiguë des difficultés que l’on y rencontrait et de la nécessité de disposer d’un recrutement suffisant de bons soldats issus du corps civique romain et de ses alliés. Il s’émouvait dans des discours que les historiens postérieurs lui attribuaient, mais qui correspondaient certainement aux arguments qu’il avait développés, de ce que, dans les campagnes italiennes, les paysans n’avaient plus de terres et que les esclaves remplaçaient les hommes libres. En 135 ou peu avant, éclatait d’ailleurs en Sicile la première insurrection servile de grande envergure, qui révélait par les perturbations qu’elle entraînait la menace que ce déséquilibre social introduisait. Les transformations qui affectaient alors le monde rural n’avaient probablement pas atteint la dimension tragique que ces discours décrivaient. Mais les premiers signes suffisaient à créer l’inquiétude. Sans doute alors fut-il convaincu qu’il fallait utiliser les ressources agraires de la cité pour renforcer, sinon pour reconstituer par endroits la paysannerie qui faisait la force de son armée et dont l’exode rural attestait les difficultés. Et il est vraisemblable qu’il reçut pour ce faire l’appui d’autres membres de l’aristocratie qui le soutinrent ensuite dans son action : Ap. Claudius Pulcher son beau-père, P. Licinius Crassus Dives Mucianus qui fut celui de son frère, et P. Mucius Scaevola qui fut consul en 133.

Il se fit élire au tribunat de la plèbe pour 133 et entreprit de mettre en place une législation agraire qui répondrait aux besoins dont il avait dénoncé l’urgence. La proposition qu’il présenta reprenait la vieille limitation de 500 jugères (125 ha) posée à l’occupation de l’ager publicus. Il l’élargissait de 250 jugères par enfant avec, peut-être, un maximum de 1 000 jugères. Ces terres étaient alors vraisemblablement abandonnées à leurs possesseurs en pleine propriété. Il instituait surtout une magistrature nouvelle, un triumvirat chargé de délimiter les terres et de distribuer à des citoyens romains les espaces qui auraient été récupérés sous forme de concessions de 30 jugères (7,5 ha), inaliénables et sans doute soumises à un droit récognitif (vectigal)17. Rien de tout ceci n’était révolutionnaire, car chacune de ces mesures avait des précédents. Mais l’ensemble était cohérent et risquait d’être efficace.

L’opposition vint d’abord, semble-t-il, des possesseurs romains qui bénéficiaient d’abus consacrés par le temps – cela faisait plus de soixante-dix ans que les terres qui constituaient l’ager publicus avaient été confisquées – et qui faisaient valoir tous les investissements qu’ils avaient consentis18. Ils trouvèrent un allié en la personne d’un autre tribun de la plèbe, M. Octavius, qui opposa son droit d’intercessio lors du vote de la loi. Le risque était considérable pour Tiberius Gracchus de voir tout son projet bloqué. Après avoir en vain fait appel au Sénat et tenté de négocier, il fit voter par les comices la déposition de son collègue19.

L’innovation était réelle et, d’une certaine façon, périlleuse. Elle revenait à inscrire dans les pratiques politiques romaines un principe de souveraineté populaire qui n’y était pas effectif. La Plèbe désignait en effet ses magistrats, mais leur pouvoir tenait à l’essence même de la magistrature qu’ils revêtaient. Il cessait avec elle et ne pouvait pas leur être retiré. En agissant ainsi, Tiberius Gracchus pouvait donner l’impression qu’il affaiblissait le pouvoir du tribunat. Mais il introduisait avec force l’idée qu’un magistrat élu par le Peuple devait se soumettre à une politique qui était conforme à ses intérêts et à son droit20. Il fondait en quelque sorte dans la pratique une règle démocratique, commune pour la science politique grecque et qui, à Rome, avait probablement déjà fait son chemin dans les esprits21, mais qui n’avait pas encore sa place dans les institutions.

Une fois cet obstacle levé, la loi fut votée et le triumvirat agraire fut constitué. Tiberius prit soin de s’y faire élire et de s’y faire adjoindre son jeune frère Caius et son beau-père Appius Claudius. Ils se mirent au travail, mais se heurtèrent sans doute très vite aux difficultés concrètes de la cadastration et de la résistance des possesseurs abusifs. Les opérations étaient longues, et Tiberius pouvait sans doute craindre que les espoirs qu’il avait fait naître dans les milieux populaires fissent place à l’impatience. Il fit alors sans doute accorder un pouvoir judiciaire au triumvirat22 et proposa que l’on utilisât le trésor du roi Attale III de Pergame, qui, en mourant, venait de léguer son royaume au peuple romain, pour donner aux bénéficiaires de la distribution des lots le capital nécessaire au démarrage de leur exploitation. D’une mesure à l’autre, son pouvoir et sa popularité s’accroissaient. Les autres membres de l’aristocratie ne pouvaient que s’en inquiéter. On se mit à l’accuser d’aspirer à la royauté. On raconta que l’ambassadeur du royaume de Pergame avait déposé chez lui le diadème et le manteau de pourpre d’Attale23. La crise éclata à la fin de l’année lorsque, contraint de garder son pouvoir pour se protéger et poursuivre son action, Tiberius voulut se faire réélire au tribunat pour 132. Une telle réitération était évidemment illégale et il fut ouvertement accusé d’aspirer à la tyrannie. Ses adversaires provoquèrent alors une émeute au cours de laquelle il fut assassiné.

Sans doute l’hostilité que Tiberius suscita dans l’aristocratie sénatoriale tenait-elle davantage aux innovations qu’il avait introduites et à la popularité qu’il concentrait sur son nom qu’à ses propositions agraires. Il avait en effet donné corps à un certain nombre de règles qui conféraient au Peuple romain une position que celui-ci n’avait pas encore eue. Il en faisait le bénéficiaire naturel de la richesse de la cité, l’ager publicus ou le legs d’Attale qu’il envisageait de distribuer, et il lui reconnaissait le droit de déposer un magistrat qui menait une politique opposée à ses intérêts, ou d’en réélire un autre pour l’année suivante dès lors qu’il en proposait une qui lui serait favorable. Même si l’on pouvait trouver des précédents à telle ou telle mesure, la cohérence de la politique de Tiberius Gracchus revenait à mettre en place des normes démocratiques et avait également pour conséquence de faire de lui le champion des intérêts populaires. Il avait ouvert une brèche aussi dans la cohésion du gouvernement aristocratique et fait du Peuple l’arbitre de ses désaccords. Son prestige augmentait ainsi que la foule de ses partisans. Mais il renversait à son profit l’équilibre des pouvoirs et concentrait sur lui la colère de ses concurrents.

Sans doute, après la mort de Tiberius, put-on penser que l’équilibre avait été retrouvé. Une procédure d’enquête et de répression (quaestio) fut menée contre ses partisans qui furent accusés de complicité dans ce qui était dénoncé alors comme une tentative de constitution de pouvoir monarchique24. Certains d’entre eux furent exécutés. Mais la volonté réformatrice ne fut pas complètement étouffée. En 131 ou en 130, le tribun de la plèbe C. Papirius Carbo fit voter une loi qui étendait le vote secret aux comices législatifs25. Le triumvirat agraire aussi continuait son action. Tiberius y fut remplacé par P. Licinius Crassus Mucianus qui rejoignit Ap. Claudius Pulcher et Caius Gracchus. Puis, en 130, M. Fulvius Flaccus et C. Papirius Carbo prirent la place de Claudius et de Licinius qui étaient morts entre-temps. Des terres étaient récupérées et peu à peu le nombre des citoyens astreints (adsidui) au service militaire augmentait26.

Ce fut alors qu’un autre problème apparut. Les possesseurs abusifs d’ager publicus n’étaient pas tous des citoyens romains. Très souvent, il s’agissait de membres de communautés italiennes dont le territoire avait été partiellement confisqué à l’issue de la deuxième guerre punique. L’État romain s’en était emparé, mais leur en avait concédé l’usage selon des dispositions qui parfois même avaient été transcrites dans les traités. Dès lors que les triumvirs envisageaient de limiter leurs possessions pour redistribuer ces terres à des citoyens romains, ils étaient menacés et ne pouvaient que se faire les adversaires résolus d’une politique qui revenait sur soixante-dix ans d’usage, voire rompait avec les engagements pris. Comme pour tous les alliés, leur seul recours était de faire appel à de puissants patrons qui, à Rome même, interviendraient pour eux. Ils s’adressèrent en 130 à Scipion Émilien qui était revenu en vainqueur du siège de Numance. Puisque la question agraire touchait les relations entre Rome et d’autres cités, celui-ci fit admettre qu’elle relevait de la compétence des consuls et fit transférer à ces derniers au moins une partie de la mission et des pouvoirs du triumvirat. Ceci provoqua une réaction violente des partisans des Gracques et ce fut au cours de cette période de tension que Scipion Émilien mourut27.

En fait, la question qui était ainsi ouverte dépassait largement les enjeux du moment. Si les communautés italiennes devaient dépendre de Rome pour l’usage de leurs territoires, elles perdaient une grande partie de leur autonomie. Un tel déplacement du centre de décision signifiait alors que les élites locales n’avaient plus d’autre ressource que de s’intégrer dans la classe politique romaine si elles ne voulaient pas perdre le pouvoir qu’elles exerçaient dans leur propre cité. Comme le processus d’unification culturelle et ethnique était à l’œuvre et atténuait les attachements aux anciennes identités, la revendication de la citoyenneté romaine allait s’imposer comme une réponse naturelle à la politique agraire de Tiberius Gracchus.

Ainsi, le même problème que l’on avait tenté de résoudre au début du siècle par l’expulsion des Latins qui s’installaient à Rome ressurgissait avec force pour se placer désormais au cœur de la vie civique romaine. En 126, suivant la même ancienne politique, le tribun de la plèbe M. Iunius Pennus fit voter une nouvelle loi qui rejetait les non-citoyens hors de Rome28. Mais, en 125, le consul M. Fulvius Flaccus, un partisan des Gracques, affronta véritablement la question en proposant une loi qui offrait la citoyenneté aux Italiens ou, s’ils ne la désiraient pas, le droit de provocatio qui leur aurait permis de faire appel au peuple romain d’une décision pénale d’un magistrat. Les esprits n’étaient pas prêts pour une modification aussi radicale de la définition et de la composition du corps civique. Sans doute les membres de l’aristocratie sénatoriale y voyaient-ils un bouleversement de leurs réseaux clientélaires et les simples citoyens un élargissement insupportable d’un statut qui leur valait une position privilégiée dans l’Empire. L’opposition fut telle qu’il dut renoncer. Son échec cependant témoigna de la gravité du problème : il provoqua la révolte de la colonie latine de Frégelles qui jusque-là avait été une fidèle alliée du peuple romain. La répression fut féroce et Frégelles fut détruite29.

 

 

Ce fut donc dans ce contexte qu’en 124 Caius Sempronius Gracchus se présenta aux élections pour le tribunat de la plèbe de 123. Il revenait de Sardaigne où il avait géré la questure après avoir lui aussi servi à Numance, puis participé au triumvirat agraire. Il savait qu’il ne pouvait échapper à son destin. Son devoir était de rétablir le prestige et l’autorité de sa famille, de venger son frère et de reprendre sa politique. Peut-être avait-il davantage d’atouts que lui. Les historiens anciens lui attribuaient une éloquence plus vive et plus chaleureuse que son aîné qui surpassait en tout cas celle de tous les jeunes gens de sa génération. L’échec de Tiberius avait valeur d’expérience surtout et montrait qu’il fallait aller plus loin dans les réformes et se gagner toutes les catégories sociales qui pourraient contribuer à vaincre les résistances.

L’attente populaire était telle que personne ne put empêcher son élection. Dès le début de l’année 123, il se mit à l’œuvre et fit voter une série de lois qui, même si la chronologie et le contenu n’en sont pas bien connus, manifeste une cohérence qui laisse supposer une réflexion d’ensemble sur les réformes à mener. Caius Gracchus visait probablement plusieurs objectifs. Il voulait d’abord poursuivre l’œuvre de son frère, faire ratifier ses innovations et sanctionner ses adversaires. Mais il avait compris aussi qu’il devait renforcer l’adhésion que lui manifestaient les milieux populaires romains et se gagner celle de tous les acteurs qui animaient la vie économique, sociale et politique de l’Empire et faisaient partie de ses forces vives : les membres de l’ordre équestre, et, au-delà de la communauté romaine, les aristocraties italiennes, voire celles des provinces qui étaient le plus impliquées. Il faisait en sorte de renforcer la part qui revenait au Peuple dans le fonctionnement de la cité et d’élargir à d’autres parties de l’élite civique l’assise de son gouvernement.

Les premières mesures qu’il fit adopter consacraient l’action de son frère. Il fit décider qu’un magistrat qui aurait été déposé perdrait une partie de ses droits : cela entérinait sans doute la destitution de M. Octavius30. Il fit réaffirmer le droit de provocatio que les assassins de Tiberius n’avaient évidemment pas respecté, et prévoir des poursuites contre ceux qui y contreviendraient. Il y ajouta une loi qui visait les sénateurs qui auraient organisé une machination judiciaire contre un citoyen. Et il fit mettre en place une procédure d’enquête contre P. Popillius Laenas, le consul de 132, qui avait mené la répression contre les partisans de son frère et qui s’exila sans attendre le jugement31. Plus tard, à la fin de l’année 123, il se fit réélire au tribunat pour 122 grâce à une loi qui libéralisait les conditions de candidature. Cela revenait également à légitimer la tentative malheureuse de Tiberius.

Il fit aussi voter un ensemble de dispositions qui favorisaient les milieux populaires. Il reprenait pour l’essentiel la loi agraire de Tiberius, mais en ajoutait une autre qui organisait la fondation de colonies à Scolacium et à Tarente. En 123, un autre tribun de ses amis, Rubrius, y ajouta le site de Carthage où seraient installés des colons dont le nombre fut élevé plus tard à 6 000 sur des lots d’au moins 100 jugères (25 ha)32. Caius innovait en imposant à la cité, par une loi dite frumentaire, l’obligation de fournir régulièrement aux citoyens du blé à prix réduit. D’une certaine façon, il prenait ainsi en compte les besoins qu’induisait l’accroissement de la population urbaine. Il faisait interdire enfin la mobilisation des jeunes gens de moins de dix-sept ans et mettait l’équipement des soldats à la charge du Trésor. Il en augmentait les revenus en créant de nouveaux droits de douane et faisait mettre en chantier la construction de greniers et de routes33.

Il limitait l’arbitraire des sénateurs en faisant décider que l’attribution des provinces consulaires serait déterminée avant l’élection de leurs futurs gouverneurs. Mais il s’engageait surtout dans une politique d’élargissement de la classe politique en faisant appel aux membres de l’ordre équestre. Peut-être envisagea-t-il un temps de faire entrer 300 ou 600 d’entre eux au Sénat34, mais, si cette proposition n’aboutit pas, d’autres eurent des conséquences importantes. Ce fut peut-être lui en effet qui, en imposant aux sénateurs de rendre le cheval public, introduisit une distinction de principe entre les deux ordres en réservant aux chevaliers cette marque d’honneur35. Il renforça en tout cas leur puissance en faisant voter la loi qui confiait aux sociétés de publicains la perception de la dîme d’Asie par des adjudications tenues à Rome36. Cette mesure était importante. Elle offrait à ceux qui en bénéficiaient les moyens d’un enrichissement massif et régulier. Elle valait aussi reconnaissance du rôle qu’ils avaient à jouer dans le fonctionnement d’une fiscalité qui devait prendre en compte les dimensions nouvelles de l’Empire.

En faisant modifier enfin la procédure de la quaestio perpetua de repetundis, il continuait de favoriser les chevaliers et répondait à l’attente des alliés. Il excluait en effet des jurys les sénateurs. Ceux-ci s’étaient déconsidérés par leurs jugements de complaisance et les acquittements qu’ils avaient prononcés à l’égard de ceux d’entre eux qui s’étaient rendus coupables d’extorsions de fonds. Il faisait entrer à leur place des chevaliers romains37. C’était sans doute considérer qu’ils constituaient l’élite des non-sénateurs et qu’il leur revenait de juger les magistrats au nom du reste des citoyens38. La démarche s’inscrivait dans la logique de celle qui avait présidé à la mise en place de ces cours permanentes, mais elle lui donnait aussi un caractère démocratique qu’elle n’avait pas encore. La conséquence, cependant, fut qu’elle introduisait une distinction à l’intérieur de l’aristocratie en même temps qu’une source de conflits qui réapparurent de façon récurrente jusqu’à la fin de la République. En même temps, il donnait aux cités et aux populations victimes des malversations le droit d’accuser les responsables de leurs tourments sans passer par l’intermédiaire d’un patron : c’était leur reconnaître une autonomie dans la défense de leurs propres intérêts et, d’une certaine façon, leur reconnaître un rôle actif dans le gouvernement de l’Empire.

La politique de Caius Gracchus avait sa cohérence. En reprenant la législation agraire de son frère, il rééquilibrait le corps civique par le maintien d’une petite paysannerie susceptible de fournir à la cité les troupes qui lui étaient nécessaires. Il renforçait la position du Peuple dans les institutions romaines en faisant de sa volonté un principe supérieur. En assurant à une partie de la population de Rome un approvisionnement en blé régulier et à bon marché, il lui assurait une certaine sécurité, écartait une source de troubles et l’émancipait aussi de la dépendance clientélaire. Il reconnaissait aux membres de l’ordre équestre une place et une responsabilité particulières dans l’organisation civique et la gestion de l’Empire qui pouvait faire d’eux des protagonistes réels de la vie politique. Il donnait enfin aux alliés une capacité d’action judiciaire qui établissait par son existence un champ juridique commun à Rome et ses sujets. D’une façon générale, il élargissait en quelque sorte la sphère commune de la représentation et de l’action politiques en y répartissant les différents agents dans une nouvelle hiérarchie des droits et des devoirs.

Restait la question, devenue brûlante, de l’accès des Italiens à la citoyenneté romaine. Caius avait sans doute compris qu’il était devenu nécessaire d’accéder à cette demande. Il fit en 122 la proposition de l’accorder aux alliés de droit latin et de donner aux autres ce même droit latin39. La réforme était un peu moins radicale que celle que Fulvius Flaccus avait cherché à promouvoir en 125, mais elle ne fut pas davantage acceptée. Elle permit surtout aux oppositions de se déchaîner. La réaction fut violente. Le consul C. Fannius, qui jusque-là s’était pourtant montré un partisan de Caius, entreprit de chasser de Rome les Italiens qui n’avaient pas le droit de vote sans que celui-ci osât s’y opposer40.

Un autre adversaire se manifesta alors qui, en faisant de la surenchère sur les projets de Caius Gracchus, l’isola davantage. Le tribun de la plèbe M. Livius Drusus proposa la fondation de 12 colonies peuplées de 3 000 citoyens chacune, et la concession en pleine propriété des terres récupérées sur l’ager publicus. Il s’opposa à la concession de la citoyenneté aux Latins et leur offrit en échange une concession du droit de provocatio qui fut sans doute adoptée41. Tout cela séduisait ou rassurait les citoyens romains. Caius tenta peut-être alors de regagner de l’influence en soutenant un projet de loi qui aurait ôté à la première classe le droit de précéder les autres lors des votes des comices centuriates42.

En vain. Son échec apparut de façon éclatante lorsqu’il tenta de se faire réélire au tribunat de 121. Là, abandonné par une grande partie de ses partisans, soumis à des rumeurs alarmistes que faisaient courir ses ennemis sur les conditions de la mise en place de la colonie de Carthage, il n’était plus pour eux qu’une cible facile. Ils utilisèrent le premier acte de violence qui éclata quand on commença à débattre de l’abrogation de la loi Rubria qui avait décidé cette fondation pour obtenir du Sénat un sénatus-consulte qui établissait un état d’urgence. Le consul L. Opimius put alors lancer un massacre où Caius disparut avec Fulvius Flaccus, le fils de celui-ci, et les amis qui leur restaient encore. Une procédure d’enquête (quaestio) fut conduite contre les survivants et, une fois la répression achevée, la ville fut purifiée du sang des victimes. L. Opimius dédia, face au Forum, un temple à la Concorde qui était destiné à effacer et à conjurer à l’avenir la violence civile43. Enfin, en 120, l’acquittement d’Opimius à l’issue d’un procès qui lui avait été intenté devant le Peuple finit de légitimer l’assassinat de Caius Gracchus.

Tiberius et Caius Sempronius Gracchus avaient tenté de répondre aux nouveaux défis auxquels se trouvait désormais confrontée leur cité. Les menaces et les dangers étaient multiples, mais leur objectif principal semble bien d’avoir été de lui donner les moyens, militaires notamment, d’y faire face. Dans la conception qui était celle des hommes de leur monde et de leur temps, cela passait par un renforcement du corps civique. La réforme agraire et l’emploi des richesses communes devaient y pourvoir. Sans doute Caius Gracchus eut-il davantage d’ampleur de vues dans un projet qui, en répartissant différemment les charges et les responsabilités, introduisait davantage de démocratie dans le fonctionnement des institutions et élargissait l’assise du gouvernement. Il répondait sans doute ainsi à l’idée selon laquelle les milieux populaires aussi pouvaient avoir leur part des ressources de l’Empire. Il prenait peut-être en compte le processus d’extension de la sphère politique à un Empire qui, en commençant par l’Italie, s’engageait dans la voie de l’unification. Mais il échoua lorsque précisément la question de l’élargissement de la citoyenneté fut posée. Le projet était encore trop neuf et trop lourd de conséquences pour qu’il pût être accepté.

L’opposition qu’ils rencontrèrent ne tenait pas d’ailleurs au seul contenu de leurs réformes. Comme tous les hommes politiques romains, les Gracques étaient mus par la nécessité de conforter leur prestige et leur rayonnement par une politique qui attirerait à leur famille admiration, reconnaissance et clientèles. Ils y réussirent largement et devinrent un temps les maîtres de la vie politique romaine. Mais on comprend aussi quelle colère a pu saisir les autres membres de l’aristocratie sénatoriale qui assistaient à cette mobilisation qui les dépouillait de leurs propres appuis et qui permettait aux Gracques de les distancer complètement dans la compétition pour les honneurs et la gloire. Comme le notait Plutarque44, c’étaient moins les mesures qu’ils prenaient que la position qu’ils occupaient, que leurs adversaires ne pouvaient supporter. Un tel déséquilibre, une telle concentration de popularité, obtenus au prix de la division de la classe politique, ne pouvaient être conçus et définis que comme une aspiration à la tyrannie45.

La réaction passa par la violence dès lors que le verrou de la collégialité eut perdu son efficacité après la déposition d’Octavius. Il y eut alors ces actes inouïs de l’assassinat de deux tribuns de la plèbe qu’aurait dû protéger leur inviolabilité. Le premier se fit dans l’émeute, le second par l’innovation d’un sénatus-consulte que l’on dit ultime et qui ordonnait aux consuls d’agir en tout arbitraire. Ils signifiaient en tout cas que les mécanismes régulateurs qui permettaient de contrôler le pouvoir des magistrats avaient trouvé leurs limites. Il n’y avait plus d’autre réponse que la violence et l’assassinat à l’exercice incontrôlé du pouvoir par un individu qui l’emportait sur tous les autres. Des précédents d’une telle gravité allaient alors peser très lourd dans l’histoire ultérieure de la République, tant ils annonçaient la brutalité et la sauvagerie des guerres civiles.

Pour toute la tradition politique et historique romaine, les tribunats de la plèbe de Tiberius et de Caius Gracchus marquèrent ainsi le début véritable de la crise de la République. Que les auteurs anciens aient porté sur eux ou leurs adversaires un jugement négatif ou non, qu’ils aient recherché ou non les causes de leur action et reconnu ou non qu’elle était nécessaire, tous ont considéré que ces événements avaient ouvert ce que les Grecs appelaient la stasis dans la cité, c’est-à-dire la rupture de l’unité civique en deux ou plusieurs partis opposés46. A partir de ce moment, deux perceptions et deux pratiques s’affrontèrent en effet qui tenaient aux espoirs et aux inquiétudes que l’action des Gracques avait fait naître dans le peuple romain et son aristocratie.

La politique popularis et les nouvelles conditions de la vie civique

L’exemple des Gracques marquait les mémoires et les aspirations. Ils avaient bénéficié d’une immense popularité. Ils la conservèrent après leur mort. Pour ne citer que cette seule anecdote : en 99, un individu qui prétendait faussement être le fils de Tiberius put pour cette simple raison être élu tribun de la plèbe47. Ils étaient devenus des exemples en ce sens qu’en élargissant l’horizon des attentes ils fondaient un nouveau modèle d’homme politique romain, proche du Peuple et désireux de répondre à ses aspirations. En introduisant des principes nouveaux et en renouvelant les valeurs traditionnelles, ils avaient pris place dans le système des références morales et politiques romaines. Leurs discours, ceux de Caius surtout, étaient diffusés et étudiés. En même temps que le texte, les gestes étaient imités. Il y eut donc après eux un style oratoire qui leur resta attaché, fait de pathétique et d’émotion. Ils devenaient des figures que l’on pouvait évoquer ou imiter, et dont le souvenir cristallisa longtemps les espérances des uns et les inquiétudes des autres.

Aussi, sans que l’on puisse parler de parti, un certain nombre d’hommes politiques romains reprirent-ils le modèle qu’ils avaient créé et poursuivirent leurs propositions avec assez de continuité pour que l’on puisse parler d’une tendance récurrente qui, jusqu’à la fin de la République, structura la vie politique. On la dit souvent popularis qui signifiait essentiellement « proche du peuple » et par suite « lui étant favorable » ou « aimé de lui »48, car ce n’étaient pas des gens du peuple qui l’animaient, mais bien des aristocrates qui, pour des raisons diverses, redonnaient vie aux projets et aux thèmes politiques qu’ils avaient lancés.

L’ensemble des lois qu’ils avaient fait adopter faisait rétrospectivement effet de programme et définissait en même temps de nouvelles catégories d’acteurs dans la vie politique romaine. Leur législation agraire et la loi frumentaire de Caius Gracchus favorisaient évidemment les milieux populaires dont les besoins se trouvaient pris en compte. Grâce à Caius Gracchus encore, les chevaliers romains, les publicains notamment, dont la compétence était reconnue, apparaissaient comme une force politique nouvelle qui pourrait exiger de jouer un rôle accru dans la vie de la cité. Les alliés étaient incités à devenir des partenaires actifs dans les procédures judiciaires qui les concernaient. La prétention des Italiens à devenir citoyens romains enfin avait été admise et soutenue.

Ces mesures n’eurent pas nécessairement l’efficacité que leur promoteur en attendait. Les chevaliers abusèrent de leur pouvoir pour énoncer parfois des jugements iniques et les alliés, par modestie ou réalisme, continuèrent de s’adresser à des membres de l’aristocratie romaine pour accuser à leur place les magistrats qui les avaient pillés. Mais, en reconnaissant à ces catégories un rôle et une légitimité, elles ouvraient la voie à des revendications qui, même si elles n’étaient pas toujours compatibles entre elles, permettraient à l’occasion aux intéressés de s’identifier dans une demande et de se mobiliser. Elles constituaient ainsi autant de précédents qui pèseraient nécessairement sur la vie politique à venir.

Les principes qui justifiaient une telle action étaient clairement posés eux aussi. Le tribunat de la plèbe était susceptible de retrouver cette définition qui lui venait de sa fondation : une magistrature au service du Peuple, devant lui permettre d’exercer son pouvoir et défendre sa liberté face aux abus des autres magistrats et du Sénat. Un tel objectif aurait pu ouvrir la voie à la revendication et à la mise en œuvre d’une politique véritablement démocratique. Ce ne fut jamais le cas. Ni l’organisation censitaire de la communauté civique ni le pouvoir des magistrats par exemple ne furent contestés. Mais un ensemble de propositions et de pratiques se mettait en place qui formait par lui-même un paradigme d’action politique dont les conséquences étaient importantes, car il autorisait la contestation des décisions du Sénat ; il offrait un statut d’acteur à des catégories nouvelles. Il élargissait donc la sphère du débat et de l’intervention civiques.

Il s’agissait là d’une nouveauté importante. Un tel modèle créait en effet une alternative par rapport aux représentations anciennes de ce qui était conforme à l’intérêt de la cité. La prise en compte du bien du Peuple ou l’exercice de son pouvoir pouvaient devenir des objectifs affirmés de gouvernement. Ceci passait par un élargissement de la réflexion et le recours à la philosophie politique, puisque toutes ces notions demandaient à être définies. Ainsi, les conceptions commençaient à s’opposer avec plus de vivacité que par le passé et ouvraient des polémiques dont certains concepts universels, comme la libertas ou la concordia, étaient les enjeux.

Un tel ensemble de références permettait surtout de mobiliser l’adhésion au-delà de ce que chaque citoyen pouvait y trouver pour son propre compte. Il était susceptible, en d’autres termes, de transcender les attachements personnels qui fondaient les fidélités clientélaires. Il rencontrait ces nouveaux modes de communication politique qui allaient au-delà de la gestion individuelle des électeurs, et en bénéficiait. L’usage de l’éloquence, la circulation des discours ou la manipulation des thèmes et des symboles élargissaient et renouvelaient les instruments de la propagande. Avec les Gracques, c’était ainsi une autre façon de faire de la politique qui faisait son apparition et qui s’imposait à tous, même aux conservateurs qui devaient user des mêmes instruments qu’ils avaient employés et entrer dans le débat qu’ils avaient fait naître.

La seule limite à ces changements tenait cependant à ce que les conditions sociologiques et idéologiques du recrutement des magistrats demeuraient inchangées. Même si la fonction de tribun de la plèbe se trouvait désormais porteuse d’attentes nouvelles, seuls des membres de l’aristocratie sénatoriale pouvaient y avoir accès, et elle ne pouvait représenter pour ceux qui la géreraient qu’une étape dans une carrière généralement plus ambitieuse. Cette définition tout à la fois limitait l’action du plus grand nombre et en encourageait d’autres à la démagogie.

La plupart de ceux qui furent tribuns de la plèbe au cours des décennies qui suivirent se contentèrent en effet d’une politique modérée qui ne fit guère parler d’eux et qui bien souvent s’inscrivait dans une perspective conservatrice49. Il s’agissait d’individus qui soit étaient convaincus qu’il fallait ne rien changer, éviter les troubles et sauvegarder la paix civile, soit limitaient leurs ambitions, soit encore disposaient de ressources suffisantes pour continuer leur carrière sans chercher à se rendre populaires.

D’autres, au contraire, ceux que précisément l’on appelait populares, se manifestèrent par leur action. Ils reprenaient le programme gracquien. Ils s’attaquaient parfois violemment à la domination de leurs adversaires qui, en revanche, prenaient le nom d’optimates parce qu’ils se prétendaient l’élite ou l’expression politique des boni, c’est-à-dire de l’aristocratie50. Leurs motivations pouvaient être de deux ordres : soit ils considéraient que les réformes que les Gracques avaient promues étaient nécessaires pour l’avenir de la cité, soit ils cherchaient à mobiliser à leur profit le capital de popularité que cette politique valait à ceux qui s’en faisaient les champions. Sans doute la plupart d’entre eux associaient-ils les deux types de motifs. Mais le second pouvait suffire. Un certain nombre de personnages, à l’instar de M. Livius Drusus, se servirent ainsi de leur tribunat pour mener une politique qui empruntait ses traits à celle des Gracques, réaffirmait parfois de façon à la fois très symbolique et très spectaculaire la supériorité du Peuple, mais n’aboutissait pas à une réforme durable du fonctionnement politique. Il s’agissait dans ce cas davantage d’une pratique qui prenait en compte les aspirations populaires (populariter agere) que de la mise en œuvre d’une politique visant à y répondre, et dont même certains magistrats ou sénateurs usèrent parfois pour retourner l’opinion et promouvoir des mesures conservatrices.

Ces modifications s’inscrivaient cependant dans une évolution plus générale qui pesait sur les conditions dans lesquelles s’exerçait la compétition aristocratique. Les niveaux de fortune, de contrôle clientélaire et de prestige qui étaient nécessaires à quiconque devait tenir sa place à l’intérieur de l’ordre sénatorial, avaient tendance à s’élever sous l’effet de l’enrichissement général, des guerres et de l’extension de l’empire. Ces ressources n’étaient pas accessibles de façon égale pour tous. Certaines familles parvenaient à les accumuler par la gestion des magistratures, les alliances matrimoniales habiles et les investissements judicieux, alors que d’autres, surclassées, perdaient de l’influence. Ceci conduisait nécessairement à un processus de concentration tel que l’exercice réel du pouvoir avait tendance à se limiter de plus en plus à une oligarchie de groupes familiaux particulièrement liés entre eux.

Comme, par ailleurs, l’élargissement de la sphère civique favorisait l’émergence de nouveaux acteurs et particulièrement celle d’aristocrates, citoyens romains, issus des colonies ou des municipes d’Italie qui pouvaient aspirer à jouer un rôle politique, l’écart et le risque de tension grandissaient entre les deux catégories. Il n’était certes pas insurmontable, car l’aristocratie sénatoriale était incapable de se reproduire sans se renouveler. Mais l’intégration des nouveaux venus passait par le jeu des relations clientélaires qui imposaient le conformisme et la soumission. Le programme et les pratiques populares offraient alors une alternative à tous ceux qui souhaitaient s’élever sans retard dans la hiérarchie civique en s’appuyant sur les attentes populaires. Ils pouvaient d’ailleurs être rejoints en cela par ceux qui appartenaient à des familles sénatoriales en déclin et qui pouvaient compter sur ce moyen pour regagner le terrain perdu.

En d’autres termes, même si cette situation générale ne peut évidemment pas rendre compte de tous les itinéraires individuels qui obéissaient à bien des circonstances, elle créait un contexte qui permet de mieux comprendre le rôle qu’a pu jouer le modèle gracquien dans la définition de la vie politique des dernières décennies du IIe siècle et les premières du suivant. Une opposition eut ainsi tendance à se mettre en place entre deux ensembles politiques qui s’opposaient dans un conflit récurrent où s’échangeaient les accusations de constitution de factions oligarchiques, de démagogie tyrannique et dans les deux cas de confiscation de la liberté. La violence envahissait ainsi la vie politique et interdisait toute solution.

 

 

L’équilibre civique souffrait d’autant plus de cette situation que les années qui suivirent furent l’occasion de nouvelles tensions extérieures puis de véritables conflits graves et étendus, d’abord en Occident, puis en Italie, et encore en Orient, qui imposaient une mobilisation. Les esprits et surtout les conditions de fonctionnement de la vie politique n’étaient plus tels désormais que pût se mettre en place cette union sacrée qui avait permis d’affronter les désastres de la deuxième guerre punique. Bien au contraire. Ces conflits, en élevant encore davantage les enjeux, exacerbaient les luttes internes et relançaient une violence qui allait déboucher bientôt dans les premières manifestations de la guerre civile.


1.

T. Liv., XLII, 7-9 ; 10 ; 21-22.

2.

T. Liv., XLIII, 2. Le procès n’aboutit pas.

3.

Cf. C. Nicolet, Les Structures de l’Italie romaine, p. 129-130.

4.

T. Liv., XLII, 1, 6.

5.

Cic., De leg. agr., 82.

6.

T. Liv., XXXIX, 3, 4-6.

7.

T. Liv., XLI, 8, 6-12 ; 9, 9-11.

8.

T. Liv., XLII, 32-35 ; Per., 48, 16-18 ; 55, 1-3 ; Oxy. Per., ibid.

9.

Cf. les engagements volontaires de Spurius Ligustinus en 171 et de P. Cornelius Aemilianus en 151.

10.

Cf. L. Ross Taylor, « Forerunners of the Gracchi », JRS, I, 52, 1962, p. 19-27, qui inscrit dans ce même contexte d’autres dispositions, dont la lex Calpurnia – dont l’objectif me semble cependant plus conservateur.

11.

A. Gell., VI, 19.

12.

T. Liv., XLIII, 16.

13.

T. Liv., Per., 48, 16 ; 55, 3 ; Oxy. Per., 55 ; Cic., De leg., III, 20

14.

Cic., Lael., 96 ; Varr., R.R., I, 2, 9 ; cf. Plut., C. Gr., 5, 3.

15.

Brutus, 106.

16.

M. Crawford, Roman Republican Coinage, p. 725-731.

17.

Cf. C. Nicolet, Les Structures de l’Italie romaine, p. 131.

18.

App., B.C., I, 10.

19.

App., B.C., I, 12 ; Plut., T. Gr., 10-12.

20.

App., B.C., I, 12 ; Plut., T. Gr., 15.

21.

Pol., VI, 16, 4-5.

22.

T. Liv., Per., LVIII, 2.

23.

Plut., T. Gr., 14.

24.

Cf. en particulier Sall., B.J., 31, 7 ; Cic., De amic., 37 ; Plut., T. Gr., 20.

25.

Cic., De leg., III, 35.

26.

Cf. C. Nicolet, Les Structures de l’Italie romaine, p. 132-133.

27.

Cf. en particulier App., B.C., I, 18-20 ; Cic., De Rep., I, 31 ; III, 41.

28.

Cf. en particulier Cic., De off., III, 47.

29.

Cf. en particulier App., B.C., I, 21 ; 34 ; Val. Max., IX, 5, 1 ; T. Liv., Per., LX.

30.

Plut., C. Gr., 4. La tradition sur ce point est incertaine, notamment sur le fait qu’il aurait renoncé à cette mesure à la demande de sa mère.

31.

Cf. en particulier sur ces mesures, Plut., C. Gr., 4, 1-3 ; Cic., Pro C. Rab. perd., 12 ; Pro Clu., 151 ; De dom., 82.

32.

App., B.C., I, 24 ; cf. A. Lintott, Judicial Reform and Land Reform, p. 43 ; 47.

33.

Cf. en part sur ces mesures T. Liv., Per., 60 ; Vell. Pat., II, 6, 3 ; Diod., XXXIV-XXXV, 25 ; Plut., C. Gr., 5 ; 6, 3 ; 7 ; App., B.C., I, 21 ; 23.

34.

T. Liv., Per., 60 ; Plut., C. Gr., 5, 2-3.

35.

C. Nicolet, L’Ordre équestre, I, p. 103-111 ; s’il n’est pas certain qu’on doive lui attribuer cette mesure, elle s’inscrit dans le sens de sa politique et a en tout état de cause été prise par un tribun popularis.

36.

Cf. en particulier Diod., XXXIV-XXXV, 25 ; App., B.C., V, 4.

37.

Cf. en particulier App., B.C., I, 22, et le texte de la loi sans doute contemporaine que porte la Tabula Bembina (FIRA, I, no 7), cf. A. Lintott, Judicial Reform and Land Reform, passim.

38.

Cf. C. Nicolet, ANRW, I, 2, p. 212-214.

39.

Cf. en particulier App., B.C., I, 23.

40.

Plut., C. Gr., 8, 2-3 ; 12, 2-4.

41.

Plut., C. Gr., 9, 3-5 ; App., B.C., I, 23.

42.

Ps. Sall., Ep. Caes., II, 8, 1. L’indication est très incertaine.

43.

Cf. notamment le récit des événements dans Plut., C. Gr., 11-17 ; App., B.C., I, 24-26.

44.

C. Gr., 9, 2.

45.

Cf., en particulier Cic., De amic., 41 : (Ti. Gracchus) regnavit quidem paucos menses ; Br., 212 ; Sall., B.J., 31, 7.

46.

Cf. en particulier Cic., De leg., III, 20 ; De Rep., I, 31 ; Sall., B.J., 42 ; Diod., XXXIV-XXXV, 27 ; Vell. Pat., II, 3, 3 ; App., B.C., I, 22.

47.

App., B.C., I, 32-33.

48.

Cf. J. Hellegouarc’h, Le Vocabulaire latin, p. 518-525.

49.

Cf. L. Thommen, Das Volkstribunat.

50.

Cf. J. Hellegouarc’h, Le Vocabulaire latin, p. 500-505.