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Pompée ou le faux équilibre


Constance des nécessités, échec de la restauration

La conception que Sylla avait de la République aristocratique ne correspondait plus ni à la réalité sociale ni même aux représentations politiques du temps. Les pratiques populares et la domination personnelle et monarchique étaient devenues des modèles mis à la disposition de tout homme politique à venir qui chercherait à s’imposer au sein de l’oligarchie ou face à elle. Les conditions, enfin, qui conduisaient à l’instabilité et à la montée des revendications n’avaient nullement disparu. Sylla avait agi sur les institutions, mais la pacification à laquelle il avait procédé n’était qu’apparente. Les derniers marianistes regroupés autour de Sertorius résistaient toujours en Espagne. La guerre avait repris avec Mithridate. La piraterie s’étendait.

Et surtout la situation que lui-même avait créée en Italie par les mesures de répression et les distributions de terres auxquelles il avait procédé engendrait un contexte de revendications et de violences. L’installation de ses vétérans avait introduit un déséquilibre profond dans toute la péninsule. Ils étaient près de 80 000 à avoir été imposés aux cités qui lui avaient résisté. La cohabitation avec les anciennes familles y était difficile. Certaines avaient perdu des parents et des alliés dans le conflit. Les mêmes et d’autres avaient été dépouillées de leurs biens. Toutes devaient partager le pouvoir local avec les nouveaux venus.

Dès que Sylla mourut, l’agitation s’empara de certaines régions de l’Italie. En Étrurie notamment, des citoyens exclus de leurs droits et privés de leurs terres s’en prirent aux bénéficiaires de la colonisation. Leur action rencontra le conflit qui opposait les deux consuls de 78, M. Aemilius Lepidus et Q. Lutatius Catulus. Au point que le premier, qui proposait de revenir sur les réformes de Sylla, finit par se les attacher et s’engagea dans une courte guerre civile. Il fut rapidement battu et mourut peu après1. Mais l’épisode avait révélé l’ampleur du problème. Les conflits perdurèrent localement. Les vétérans eux-mêmes n’étaient pas assurés de conserver leur position, et nos sources font état de la ruine qui frappa un grand nombre d’entre eux, incapables de vivre des lots qu’ils avaient reçus. Partout en Italie, des populations marginalisées, anciens propriétaires dépossédés et vétérans ruinés, constituaient un facteur de troubles et d’insécurité.

En Orient, la piraterie connaissait un essor qu’elle n’avait jamais atteint. Elle se nourrissait de l’affaiblissement des structures politiques locales et de l’importance des trafics d’esclaves. Les sanctions financières que Sylla avait imposées aux cités grecques, puis une perception implacable des impôts, avaient ruiné des sociétés entières qui se délitaient parfois dans la misère, l’endettement et l’asservissement de certains de leurs membres. Les autorités civiques n’avaient ni le crédit ni les moyens de faire face à leurs responsabilités. Le seul pouvoir susceptible d’intervenir était celui de Rome, mais ses chefs avaient longtemps laissé faire sans doute parce que bien des Italiens trouvaient leur compte dans le maintien d’un commerce qui alimentait la péninsule en main-d’œuvre.

L. Licinius Murena, le promagistrat que Sylla avait laissé sur place, entreprit pourtant de la combattre. Mais, en 83, il étendit ses ambitions à l’Anatolie et relança la guerre avec Mithridate. Il intervint en Cappadoce et s’engagea dans le royaume du Pont, ce qui contrevenait aux accords passés à Dardanos. Mithridate reprit l’offensive, battit de nouveau les troupes romaines en 82 et imposa son alliance à Ariobarzane, le roi de Cappadoce. Murena fut rappelé, triompha malgré tout, et ce qu’on appela la deuxième guerre de Mithridate s’arrêta là. Les Romains savaient toutefois qu’ils avaient deux ennemis à combattre : les pirates et Mithridate.

Les premiers bénéficiaient de leur grand nombre, de leur dispersion, de leur mobilité et des refuges qu’ils trouvaient dans certaines côtes inaccessibles, dans les criques et les montagnes de Cilicie Trachée en particulier. P. Servilius Vatia, le consul de 79, entreprit de les réduire. De 78 à 74, il s’empara de cette région puis de la Pamphylie, de la Lycie et de l’Isaurie voisines, soit en fait de tout le littoral méridional de l’Anatolie. L’ensemble devint sans doute alors, sous le nom de Cilicie, une province romaine qui menaçait directement Mithridate au sud de sa zone d’influence. Le problème de la piraterie n’était cependant pas résolu tant elle était endémique dans tout le bassin méditerranéen. En 74, le préteur M. Antonius reçut alors un imperium pour pouvoir la combattre sur toutes les côtes. Il commença les opérations par celles d’Espagne, de Ligurie et de Sicile pour s’attaquer en 72 à la Crète. Là, cependant, il fut battu.

Entre-temps, la reprise des opérations contre Mithridate était devenue inévitable. D’autant qu’en 74 la Bithynie que son roi Nicomède en mourant avait léguée à Rome avait été transformée en province. L. Licinius Lucullus, le consul de 74, qui avait reçu pour ce faire les deux gouvernements d’Asie et de Cilicie, mena l’essentiel des opérations. Il envahit le Pont et repoussa Mithridate en Arménie sur laquelle régnait Tigrane, son beau-père. Lucullus l’y suivit en 69 et continua l’offensive en 68 jusqu’à Artaxata sur l’Araxe, au cœur du royaume. Il avait battu l’ennemi mais épuisé ses troupes : elles refusèrent d’aller plus loin. Mithridate et Tigrane étaient sauvés et continuaient toujours de faire peser une sérieuse menace sur l’Empire.

Pompée emporterait plus tard la victoire sur ces deux fronts. En attendant, il combattait les derniers marianistes qui s’étaient réfugiés dans les provinces d’Occident.

Pompée n’appartenait pas à une vieille famille sénatoriale. Son grand-père n’avait été que préteur, mais son père, le consul de 89, avait été un des personnages importants de sa génération. C’était lui qui avait acquis ces clientèles picentines que Pompée avait mobilisées pour rejoindre Sylla lorsqu’il avait débarqué en Italie. Ces premières opérations contre les marianistes lui avaient permis de faire apprécier ses qualités d’énergie et de compétence militaire. Il avait ensuite battu et fait exécuter ceux qui s’étaient réfugiés en Sicile et en Afrique de 82 à 81. Ses succès avaient été rapides et lui avaient permis aussi de rétablir l’autorité de Rome sur les royaumes d’Afrique du Nord. Ils lui avaient permis de prendre le même surnom de « Magnus » (Grand) que portait Alexandre et de triompher en 80 alors même qu’il n’avait que vingt-cinq ans, n’avait géré aucune magistrature et ne disposait que d’un imperium proprétorien. Il avait en tout cas acquis assez de prestige pour recevoir en 77 un commandement pour réprimer en Italie la révolte de M. Aemilius Lepidus puis immédiatement après un autre pour aller combattre en Espagne.

Dans cette région en effet, la situation était beaucoup plus difficile. Le marianiste Q. Sertorius qui l’occupait depuis 80 avait réussi à mobiliser les habitants autour de lui. Il avait tissé des liens personnels avec leurs chefs et formé une sorte de principauté romaine sécessionniste qu’il gouvernait avec l’aide d’un Sénat composé des marianistes qui l’avaient rejoint. Les ressources que lui donnait l’alliance de ces peuples lui avaient ainsi permis de repousser jusque-là les armées syllaniennes. Pompée, en arrivant par le sud de la Gaule, commença par réduire quelques dissidences locales qui étaient nées de l’affaiblissement de l’autorité romaine. Ce fut alors, probablement, qu’il organisa la province de Gaule narbonnaise. Puis il mena campagne contre Sertorius et ses alliés. Les opérations furent longues et difficiles, marquées de nombreux sièges, mais elles s’achevèrent en 72 avec la mort de Sertorius et la défaite de ses derniers partisans. De nouveau vainqueur, Pompée réorganisa les provinces d’Espagne et reprit le chemin de Rome.

En Italie, deux séries de difficultés l’attendaient. La première était en voie de règlement. Il s’agissait de l’insurrection de Spartacus, la plus grande révolte servile qu’ait connue l’Antiquité. Elle avait éclaté en 73 en Campanie. Deux gladiateurs, Spartacus, un Thrace, et Crixus, un Gaulois, avaient pu, en quelques mois, rassembler des milliers d’hommes et tenir en échec plusieurs préteurs et les deux consuls de 72 qui avaient été envoyés contre eux. La menace était considérable et avait réveillé les inquiétudes qu’Hannibal ou l’invasion germanique des Cimbres et des Teutons avaient suscitées autrefois. Le Sénat avait fini par mobiliser une armée importante et la confier en 72 à M. Licinius Crassus Dives (le riche).

Ce personnage appartenait à la noblesse plébéienne : son père avait été censeur en 89, son grand-père, préteur en 126, et son arrière-grand-père, consul en 171. Jeune, il avait perdu son père et son frère dans les massacres opérés par les marianistes, mais il avait réussi à s’échapper, avait combattu aux côtés de Sylla, s’était largement enrichi grâce aux proscriptions puis il avait géré la préture en 73. Il apparaissait comme un des personnages importants et capables de l’époque. Il prit donc en main les troupes destinées à combattre Spartacus, repoussa toutes les bandes vers le sud de l’Italie, réussit un temps à bloquer la plupart des insurgés à l’extrémité de la péninsule, sur les hauteurs de l’Aspromonte, puis à les écraser en quelques combats. Fier de son succès et désireux de faire un exemple, il fit alors crucifier 6 000 de ses prisonniers tout le long de la via Appia de Capoue à Rome. Mais Pompée, qui arrivait alors en Italie, put lui dérober une partie de sa gloire en en massacrant quelques milliers qui étaient parvenus à s’échapper.

 

 

A Rome, cependant, certaines de ces mêmes questions récurrentes qui marquaient la vie politique depuis les Gracques revenaient, aggravées parfois par les circonstances, et faisaient apparaître le manque de pertinence d’une partie des mesures de restauration que Sylla avait prises.

Il avait sinon supprimé, du moins réduit, les distributions de blé à prix minoré. Or l’approvisionnement de Rome était perturbé par la guerre contre Mithridate et l’insécurité que faisaient régner les pirates. Les prix montaient et, en 75, des troubles éclatèrent. M. Aemilius Lepidus avait fait voter en 78 une nouvelle loi frumentaire, mais elle était sans doute insuffisante. Devant la nécessité, les consuls de 73 durent renforcer les dispositions en la matière2.

Il avait aussi rendu aux sénateurs le monopole des jurys des quaestiones. Or les années 70 furent marquées par une série de scandales judiciaires qui faisaient apparaître qu’une telle mesure ne réglait rien. La corruption progressait. En 77, par exemple, le préteur de 79, Q. Calidius, ironisa sur son propre sort en indiquant qu’au rang qui était le sien on ne pouvait pas être condamné pour moins de 3 millions de sesterces3. Et, en 74, une affaire criminelle qui opposait deux chevaliers romains, St. Abbius Oppianicus et A. Cluentius Habitus, fut l’occasion d’un tel trafic de sentences4 qu’un tribun de la plèbe, L. Quinctius, put profiter de l’indignation populaire pour relancer l’agitation. En 70, en tout cas, M. Tullius Cicero (Cicéron) profitait de l’accusation de repetundis qu’il portait contre C. Verres, le préteur de 74 qui avait pillé les Siciliens au cours de son gouvernement, pour dénoncer la corruption et insister sur la nécessité d’un changement5.

La question qui dominait cependant était celle du rétablissement des pouvoirs des tribuns de la plèbe. Tous les ans ou presque, la demande en était faite. M. Aemilius Lepidus en 78, après en avoir écarté la revendication, l’avait réclamée tardivement. En 76, le tribun L. Sicinius revint, en vain, à la charge. En 75, le consul C. Aurelius Cotta fit lever l’interdiction qui était faite à leurs titulaires de gérer une autre magistrature. En 74, L. Quinctius reposa la question à son tour. Puis, de nouveau, C. Licinius Macer en 73. La pression était forte et constante. Elle signifiait bien que la réforme de Sylla était une source de blocage dans la mesure où elle diminuait les possibilités de carrière et d’exercice du pouvoir d’une partie des membres de l’aristocratie6. Elle accentuait les mécanismes de fermeture oligarchique et contrevenait aux nouvelles conditions de la vie politique qui favorisaient au contraire l’intervention de nouveaux acteurs et l’emploi de ces nouveaux modes d’expression et d’action qui avaient accompagné le développement des pratiques gracquiennes.

Le retour de Pompée ne démontrait pas moins un autre aspect du caractère illusoire de la restauration syllanienne. Un autre grand homme apparaissait en sa personne, couvert des succès que ses qualités exceptionnelles lui avaient permis d’obtenir. Il n’avait que trente-quatre ans et avait déjà accompli des campagnes difficiles contre les marianistes et leurs alliés africains et espagnols. Bien qu’il n’eût encore géré aucune magistrature à Rome, il fut honoré d’un triomphe sur l’Espagne : c’était déjà le second. Alors même que l’ambition de la restauration syllanienne avait été de rétablir une certaine égalité entre aristocrates, un nouvel imperator était sur le point de s’imposer qu’il était déjà impossible de faire rentrer dans le rang. Il avait pourtant un concurrent, Crassus, le vainqueur de Spartacus, qui pouvait prétendre avoir sauvé Rome d’un danger immense, mais qui, à cause de l’indignité de ceux qu’il avait vaincus, n’avait obtenu que la forme mineure du triomphe que l’on appelait l’ovatio. Les deux hommes se détestaient, au point qu’on craignit un temps l’affrontement7. Ils préférèrent cependant s’entendre pour se présenter ensemble aux élections pour le consulat de 70. Ils furent élus, Pompée, dit-on, parce qu’il avait promis le rétablissement des pouvoirs du tribunat.

L’année 70 fit alors apparaître clairement les limites que les conditions réelles de la vie politique imposaient à la restauration syllanienne. Pompée fit rendre ses pouvoirs au tribunat de la plèbe et le préteur L. Aurelius Cotta proposa une loi qui non seulement ouvrit de nouveau les jurys des quaestiones aux chevaliers, mais les élargit encore à une nouvelle catégorie de citoyens, les tribuns du Trésor, qui se trouvaient à la frontière de l’ordre équestre8. Les deux hommes n’étaient pourtant pas des populares et il est probable que ces décisions ne furent prises que parce qu’elles rencontraient l’agrément de la plupart des hommes politiques. Tout se passait comme si les pratiques de corruption rendaient plus insupportable encore le caractère oligarchique du contrôle des institutions et comme si les acquis produits par les réformes gracquiennes faisaient désormais partie du système politique. La restauration de l’équilibre semblait devoir passer par un élargissement des responsabilités politiques, ici sous leur forme judiciaire, aux membres les plus honorables de la communauté civique.

De la même façon, les changements que la concession de la citoyenneté aux Italiens entraînait ne pouvaient plus être masqués. Sans doute parce qu’on avait craint les tensions qu’elle risquait de faire apparaître et peut-être aussi parce qu’il aurait fallu prendre position sur les épurations opérées par Sylla, aucune opération de cens n’avait eu lieu depuis 86. En 70, deux censeurs furent élus. Ce même souci qui dominait alors de restaurer la vertu sénatoriale pour éviter de trop grands troubles les conduisit à marquer 64 sénateurs d’infamie. Mais l’essentiel de leur action fut de recenser plus de 900 000 citoyens. Le corps civique avait ainsi doublé depuis la guerre sociale ; ce qui modifiait nécessairement les conditions de la vie politique. Cet élargissement de la sphère civique contribuait à promouvoir de nouveaux modes de communication et d’action qui allaient favoriser les hommes politiques qui seraient capables d’étendre leur influence au-delà de leurs relations personnelles directes. Des personnages en d’autres termes qui, comme Marius ou Sylla naguère, Pompée ou Crassus à présent, disposeraient de ressources exceptionnelles et sembleraient capables de répondre aux défis posés par la gestion de l’Empire.

Pompée le Grand

Avec Pompée, l’Histoire de Rome entra dans une phase décisive de cette évolution qui conduisait à la monarchie. La concentration du pouvoir dont le processus avait commencé avec les grandes conquêtes, atteignait cette fois son degré ultime, avant que, de guerre civile en guerre civile, le nombre des compétiteurs se réduisît à un seul qui en monopolisait tous les instruments.

En 70 et dans les deux ou trois années qui suivirent, Pompée bénéficiait déjà d’une fortune et de clientèles considérables, mais il l’emportait déjà sur tous les autres par son prestige. Il avait réussi surtout à se gagner la fidélité d’un certain nombre de membres de l’aristocratie sur le dévouement desquels il pouvait compter. La configuration se renouvelait ainsi, du grand chef et d’un groupe de subordonnés qui, profitant le plus souvent du tribunat de la plèbe, pouvait transcrire sa popularité dans des mesures politiques. Les circonstances se prêtaient aussi à ce que Pompée obtînt des pouvoirs qui le mettaient largement au-dessus de ses compétiteurs éventuels. Le pouvoir romain était en effet défié par ces deux menaces qui paraissaient requérir des décisions exceptionnelles : les pirates et Mithridate. Pompée reçut alors contre eux des commandements dont il tira de tels succès qu’il semblait avoir dépassé tous les grands généraux du passé.

En 68, l’audace des pirates et l’insécurité étaient telles que certains d’entre eux réussirent à s’emparer de deux préteurs. L’émotion à Rome fut considérable. En 67, un tribun de la plèbe partisan de Pompée, A. Gabinius, proposa une loi qui lui donnait pour trois ans au moins un imperium consulaire qui s’étendait sur toute la Méditerranée et sur une bande côtière de 50 milles (75 km environ), à égalité avec les gouverneurs. Il pouvait recruter 24 légats, armer 500 navires auprès des alliés et utiliser autant de fonds et lever autant de soldats qu’il voulait9. Sous bien des aspects, de telles dispositions étaient exceptionnelles. La plupart des sénateurs y étaient hostiles, car elles donnaient trop de pouvoir et d’importance à un homme qu’ils ne souhaitaient pas voir grandir à ce point. Un tribun, Trebellius, s’opposa à la loi. Sa résistance fut vite vaincue par Gabinius qui, pour le faire plier, engagea contre lui cette même procédure de déposition que Tiberius Gracchus avait autrefois inaugurée contre Octavius ; comme si empêcher la collation de tels pouvoirs à Pompée eût été agir contre les intérêts du Peuple. Le jour même où la loi fut votée, le prix du blé baissait10.

L’action de Pompée fut efficace. Il définit 13 secteurs côtiers qu’il attribua à certains de ses légats avec mission de combattre ou de s’emparer de tous les pirates qui s’y réfugieraient. Lui-même avec sa flotte ratissa la mer en commençant par le bassin occidental. Puis il poussa les opérations vers le bassin oriental. Chassés de partout, les pirates commencèrent à se rendre à lui. Il battit les irréductibles à Coracesium en Cilicie et il installa les survivants à l’intérieur des terres dans quelques villes d’Achaïe et d’Asie. L’une d’entre elles, Soloi en Cilicie, fut refondée et rebaptisée Pompeiopolis pour l’occasion. A la fin de l’été 67, la piraterie était éradiquée. Pompée recevait à nouveau le titre d’imperator. Il s’était couvert de la double gloire d’un chef victorieux pour les Romains et leurs alliés, et d’un prince généreux pour les vaincus.

Une autre mission l’attendait. En 66, alors qu’il était encore occupé à installer les pirates, le tribun C. Manilius proposa au peuple une loi qui lui conférait le gouvernement des provinces de Cilicie, de Bithynie et du Pont, et lui donnait le commandement de l’armée contre Tigrane et Mithridate qui avaient réussi à reprendre l’avantage après une victoire que ce dernier venait de remporter à Zela en 67.

Les campagnes de Pompée furent décisives. A la tête de l’armée qu’il avait reprise à Lucullus et de contingents asiatiques, il battit Mithridate qui se réfugia dans ses possessions de Crimée, puis fit alliance avec les Parthes qui occupaient les hautes vallées du Tigre et de l’Euphrate. Tigrane, pris à revers, se soumit. Il conservait son trône mais acceptait la dépendance. Toute l’Anatolie passait sous domination romaine. Pompée poussa l’offensive vers le Caucase, combattit et vainquit des peuples jusque-là inconnus, les Ibères et les Albains en direction de la mer Caspienne. On racontait même qu’au soir d’une bataille des boucliers et des brodequins abandonnés indiquaient que les Romains avaient défait des Amazones : des êtres monstrueux qui ne vivaient que dans ces confins du monde que Pompée, nouvel Alexandre, avait atteints et conquis11.

Pompée consacra l’hiver 65-64 à la prise de contrôle du royaume de Mithridate. Puis, au printemps, il convoqua à Amisos les rois et les princes de la région et organisa tous les territoires d’Asie Mineure. Les régions littorales : la Bithynie et le Pont, sur la mer Noire d’une part, et la Cilicie de l’autre, devinrent des provinces. Des villes y furent fondées et accueillirent des soldats alliés. A l’intérieur des terres, la Paphlagonie, la Galatie, la Cappadoce et la Commagène reçurent pour rois des princes locaux hellénisés qui lui devraient leur trône et seraient ses clients autant qu’ils le seraient de Rome. Tigrane restait roi d’Arménie et, devenu allié, tenait les territoires contestés par les Parthes. En 64, Pompée poussa encore plus loin. Il passa en Syrie et en fit une province. Prenant parti dans le conflit entre les prétendants au royaume de Judée, il fit le siège et s’empara de Jérusalem et de son temple. Puis il obtint la soumission des Nabatéens à la frontière de l’Égypte et de l’Arabie. Ce fut alors, à l’été 63, que la nouvelle de la mort de Mithridate lui parvint. Il se rendit dans le Pont et accepta l’alliance du fils de son ennemi auquel il confia le royaume de Crimée.

Le succès de Pompée était considérable. Il avait éliminé la menace de Mithridate et de quiconque aurait imaginé suivre son exemple. Il avait conduit ses troupes jusqu’aux frontières du monde. Il avait augmenté les revenus du peuple romain de 35 millions de deniers par an12 et étendu l’Empire de la mer Noire à la mer Rouge. Une demi-douzaine de rois puissants étaient ses obligés. Le Sénat décréta dix jours de supplications pour remercier les dieux. Pompée reprit le chemin de l’Italie, déterminé à profiter des acquis politiques que lui vaudrait cette gloire. Mais c’était sans compter avec l’opposition que précisément elle lui suscitait de la part des autres membres de l’aristocratie sur lesquels il l’emportait désormais.

 

 

D’autant qu’à Rome, pendant les presque dix ans qui s’étaient écoulés depuis son premier consulat, la situation politique s’était dégradée. Les conflits qui s’étaient déroulés au sein de l’aristocratie témoignaient assez bien de l’exaspération de la compétition et annonçaient la difficulté qu’il y aurait à accepter la supériorité qu’il s’était acquise.

Les tendances politiques de fond étaient toujours les mêmes. Des tribuns de la plèbe reprenaient à leur compte les grands thèmes d’une politique popularis qui dans ces années-là regagnait de l’importance. La résistance oligarchique cependant était forte. C’est ainsi que C. Cornelius en 67 proposa un ensemble de mesures qui protégeaient les alliés de l’endettement, qui combattaient les excès de la brigue électorale ou qui renforçaient le pouvoir du Peuple face au Sénat et aux magistrats. Il se heurta cependant à une telle opposition qu’il ne réussit qu’à imposer un quorum pour les décisions du Sénat en matière de privilèges et l’obligation pour les préteurs de respecter leur propre édit. La même année, le tribun L. Roscius fit réserver les premiers rangs des théâtres aux chevaliers romains. En 63 surtout, P. Servilius Rullus proposa une loi agraire qui visait à lotir ce qui restait d’ager publicus en Campanie. Là encore, l’opposition de l’aristocratie conservatrice fit échouer le projet.

Toutes ces mesures témoignaient de la continuité des tensions et de leur mode d’expression. D’autres événements avaient lieu cependant, qui révélaient une accélération de ce processus qui aboutissait d’une part à élargir la base du gouvernement et d’autre part à rendre encore plus difficile l’accès aux fonctions de pouvoir effectif, les seules qui permettaient à un individu ou à une famille aristocratique d’acquérir ou de reproduire un statut réel de domination. Les années soixante et cinquante furent en effet celles où il atteignit son point le plus critique avant que les guerres civiles ne fissent basculer la compétition dans la violence ouverte.

Les réformes syllaniennes avaient en fait aggravé le phénomène. Sylla avait fait passer le nombre des sénateurs à 600 et celui des questeurs à 20 par an. Le nombre des préteurs avait également crû à 8. Mais il n’y avait toujours que 2 consuls et 2 censeurs tous les cinq ans. Les 10 postes du tribunat rendaient celui-ci un peu plus accessible, mais ses titulaires se bloquaient mutuellement. Et, surtout, l’exemple de Pompée commençait à faire apparaître que la véritable puissance se concentrait désormais entre les mains de ceux qui auraient l’opportunité et la capacité de l’emporter sur tous les autres par le prestige, l’enrichissement et l’acquisition de dépendants que leur vaudraient des conquêtes extraordinaires.

La pyramide sénatoriale s’élargissait à la base, mais s’élevait et se rétrécissait vers le sommet. Depuis quelques décennies déjà, le gouvernement était confisqué par une oligarchie d’une ou deux dizaines de grands personnages. Désormais, c’étaient eux qui se trouvaient menacés de perdre leur pouvoir. Ceci avait deux séries de conséquences. D’une part, la compétition s’exacerbait au point de provoquer un climat de violence qui rendait la république ingérable autrement que par le recours à des mesures – et donc à des personnages – d’exception : ce qui renforçait la contradiction. Et, en même temps, la concentration du pouvoir faisait que des membres de l’aristocratie sénatoriale, qui, autrefois, auraient eu les moyens d’une action autonome, perdaient de leur influence et se trouvaient de plus en plus subordonnés à la volonté des plus grands qui réussissaient à imposer leur loi. Ils avaient donc tendance à s’opposer autant qu’ils le pouvaient à cette évolution et formaient à la moindre occasion une coalition du refus qui bloquait toute mesure qui aurait conduit à la reconnaissance de la dégradation relative de leur position. La crise tout à la fois se développait et se fermait sur elle-même13.

Le besoin de l’emporter faisait monter les enchères et conduisait à des innovations en matière de popularité. La compétition atteignit les jeux. Ils étaient donnés soit par des magistrats, des préteurs et surtout des édiles, soit par des particuliers qui honoraient par des combats de gladiateurs un père ou un parent proche qui venait de mourir. Or, à partir des années soixante-dix, on constate une progression dans le nombre et le coût de ces manifestations. On se souvenait du premier combat entre des taureaux et des éléphants que Lucullus et son frère avaient donné lors de leur édilité en 79 ou encore des 320 paires de gladiateurs que le jeune César fit combattre et des équipements d’argent qu’il leur fit employer au moment de la sienne en 65. D’autres pratiques les accompagnaient et prenaient également de l’importance : la décoration du Forum ou la tenue de banquets publics qui conduisaient à la surenchère dans l’ostentation de la munificence, puisqu’il fallait, pour susciter l’admiration et mobiliser les attachements, dépenser plus encore que ses prédécesseurs.

De tels changements étaient soutenus par l’effet que produisait la croissance du corps civique. L’augmentation massive du nombre des citoyens qu’avait entraînée l’intégration des Italiens conduisait à une modification des mécanismes et des langages politiques. Les relations interpersonnelles qui jusque-là avaient permis d’emporter les élections étaient toujours aussi importantes. Mais seuls les aristocrates les plus puissants pouvaient disposer d’un crédit suffisant pour contrôler un grand nombre d’électeurs : personne d’autre qu’eux ne pouvait bénéficier des relais que leur fournissaient certains personnages localement importants en leur apportant l’appui de leur propre réseau de dépendants, de leur cité, de leur région, de leur quartier ou de leur corporation. Parallèlement aussi, d’autres types de manifestations se développaient, qui avaient pour but de célébrer la gloire ou le prestige d’un individu aux yeux du peuple romain tout entier.

Une telle pression ne pouvait en outre manquer de susciter la violence et la fraude. Jamais sans doute autant qu’au cours des années soixante-dix à cinquante, on ne légiféra en matière électorale. En 70, la lex Plautia renforça les dispositions syllaniennes qui réprimaient les bandes armées, puis, de 67 à 61, il n’y eut pas moins de 6 lois ou propositions de lois de ambitu, votées ou non, destinées à combattre la corruption ou les pratiques abusives en matière de brigue électorale.

Tout cela faisait aussi que l’élévation des niveaux de rivalité politique et des besoins clientélaires imposait aux compétiteurs de trouver des ressources financières toujours plus importantes. Pour ne prendre que cet exemple, le même César qui s’était rendu célèbre par les jeux qu’il avait donnés lors de son édilité avait accumulé 6,25 millions de deniers de dettes, lorsque, après sa préture, il partit pour un gouvernement en Espagne14. L’acquisition et la conservation des instruments indispensables à l’exercice de la supériorité aristocratique devenaient de plus en plus difficiles, et la ruine personnelle et familiale guettait ceux qui ne trouvaient pas dans l’obtention d’une magistrature supérieure la récompense de leurs investissements.

La tension devint telle que certains franchirent un pas qui ne l’avait pas encore été. En 64-63, quelques membres de l’aristocratie dont tous les efforts s’étaient révélés vains s’engagèrent dans une série de complots dont le plus important, la conjuration dite de Catilina, menaça véritablement la cité à l’automne 63. Les principaux protagonistes, L. Sergius Catilina, P. Cornelius Lentulus, P. Autronius Paetus, L. Cassius Longinus, C. Cornelius Cethegus, P. et Ser. Cornelius Sulla, L. Vargunteius, Q. Annius, M. Porcius Laeca, L. Calpurnius Bestia et Q. Curius15 étaient tous des sénateurs, pour certains d’entre eux de rang prétorien, appartenant à des familles reconnues et souvent patriciennes16. Ils avaient subi des échecs au cours des années précédentes et ils estimaient que des positions qui leur étaient dues étaient désormais confisquées par une poignée d’individus dont certains, à commencer par Pompée, n’avaient pas la même ancienneté familiale qu’eux17. Ils s’étaient acquis la complicité de membres de l’ordre équestre et de personnages influents dans certains municipes et espéraient se gagner le concours de Gaulois, les Allobroges, qui avaient à se plaindre de l’autorité romaine. Leur objectif était de réussir un coup d’État qui leur permettrait de prendre par la force le pouvoir que les élections leur avaient refusé.

L’affaire échoua grâce à la vigilance de Cicéron qui avait été élu consul pour 63. Ce personnage était devenu un homme politique important. Il était originaire du municipe d’Arpinum et appartenait à l’ordre équestre. Il était donc un homo novus. Intégré très jeune dans l’entourage des membres les plus éminents de l’aristocratie sénatoriale, il avait débuté dans la vie civique grâce à ses qualités d’orateur et au courage dont il avait fait preuve en défendant un chevalier romain, Roscius d’Amérie, victime des proscriptions syllaniennes, puis, en poursuivant au nom des Siciliens, C. Verres, le gouverneur qui les avait pillés. Dès lors, fort de son talent et assuré d’une réputation sans faille, il s’était constitué une clientèle étendue en sauvant des personnages puissants de procès où ils risquaient leur existence civique. Il avait pu mener carrière en s’appuyant sur ces créances de gratitude qu’il s’était gagnées et en obtenant l’appui de Pompée dont il avait soutenu les projets. Il apparaissait alors comme un sénateur éminent, dominant sa génération par ses compétences politiques, oratoires et philosophiques.

Son action comme consul avait été jusque-là plutôt conservatrice. Il avait surtout combattu avec succès la proposition de loi agraire de Servilius Rullus. La répression qu’il mena de la conjuration de Catilina fut le moment de sa plus grande gloire. Informé du projet, il avertit le Sénat, démasqua les coupables au cours de séances fameuses, obtint de l’assemblée un sénatus-consulte ultime et une déclaration qui faisait des conjurés des ennemis publics ; ce qui lui permit de faire exécuter immédiatement ceux qui n’avaient pu s’échapper. Catilina fut tué à la tête de ses partisans dans un combat désespéré qu’il mena en Étrurie. Cicéron prétendit alors qu’il avait sauvé la République et sans doute avait-il raison. Les mesures qu’il avait dû prendre étaient toutefois contraires à tous les principes maintes fois réaffirmés qui interdisaient de faire mettre à mort des citoyens sans jugement. Cicéron avait pris là un risque dont il devrait payer plus tard les conséquences.

Les débats au Sénat avaient en tout cas permis de révéler l’importance de deux personnalités nouvelles dont le poids dans la vie politique n’allait cesser de croître au cours des années à venir : C. Iulius Caesar (César) et M. Porcius Cato (Caton d’Utique).

Le premier était déjà un homme politique important. Il appartenait à une vieille famille patricienne qui n’avait cependant retrouvé une place importante qu’avec son grand-oncle, C. Iulius Caesar Strabo, édile en 90. Sa tante avait été mariée à Marius, et lui-même avait épousé la fille de Cornelius Cinna qui avait été consul de 87 à 84. Son père avait été préteur, mais l’avait laissé orphelin alors qu’il n’avait qu’une quinzaine d’années. Mal placé au sein de l’oligarchie syllanienne, il avait fondé l’essentiel de sa carrière sur la munificence dont il avait fait preuve dans la quête des clientèles et la volonté dont il avait témoigné, lors de son édilité en 65, de restaurer le souvenir de Marius en faisant rétablir ses trophées et ses images. Puis il avait profité de la présidence de la quaestio de sicariis qu’il avait exercée en 64, pour faire condamner certains assassins des marianistes proscrits par Sylla et acquérir ainsi la reconnaissance et l’adhésion de leurs descendants. A l’automne 63, il était préteur désigné et surtout grand pontife, ce qui lui donnait une place très élevée dans la hiérarchie des prêtrises. Il profita alors du débat sur le sort des complices de Catilina pour réaffirmer ses positions populares en s’opposant à leur exécution.

Caton était l’arrière-petit-fils du censeur de 184. En 63, il n’avait encore géré que la questure, mais s’y était distingué par la rigueur avec laquelle il avait géré les comptes de la cité. Reprenant le modèle de son ancêtre, il se donnait l’image d’un défenseur de l’équilibre civique traditionnel. Et alors même qu’il n’occupait qu’un rang modeste parmi les sénateurs, ce fut son avis qui l’emporta.

Ces deux personnages célèbres étaient représentatifs des tendances qui au cours des années suivantes allaient s’affronter. D’une part, la recherche acharnée d’une supériorité qui irait jusqu’au projet monarchique et, de l’autre, la revendication conservatrice d’une égalité entre les meilleurs dont l’enjeu était le maintien, dans la hiérarchie du pouvoir, de la position relative de ceux qui s’en faisaient les champions.

On comprend que Pompée, lorsqu’il revint d’Orient, ne put manquer de rencontrer une réelle résistance de la part de ceux-là mêmes qui ne pouvaient accepter la supériorité qu’il s’était acquise. Pompée avait pourtant respecté les formes constitutionnelles. Il avait démobilisé son armée à son arrivée en Italie à la fin de l’année 62 et attendait à la périphérie de Rome que le Sénat répondît à des demandes fort simples mais que son succès rendait démesurées. Il voulait le triomphe sur les pirates et sur Mithridate, la ratification des mesures qu’il avait prises en Orient et des concessions de terres à ses vétérans.

Satisfaire la première ne posait pas trop de problèmes. Ce triomphe dépassa toutefois tout ce que l’on avait connu : les représentations figurées de 14 nations, 324 captifs de marque, parmi lesquels les chefs des pirates et les enfants de Mithridate et de Tigrane, faisaient partie du cortège. Lui-même, pour bien marquer le niveau auquel il était parvenu dans la hiérarchie des modèles politiques, portait une chlamyde qui aurait appartenu à Alexandre. Il reçut du peuple la confirmation de son surnom de « Grand » et obtint également le droit, dont il n’osa guère user, de porter aux jeux du cirque la toge triomphale et une couronne d’or18. L’hommage avait de l’importance, car il aboutissait à le distinguer et à le mettre dans une position supérieure dans une réunion où la cité, constituée en ordres hiérarchisés, célébrait les dieux et se donnait en spectacle à elle-même.

Accéder aux deux autres en revanche était tout à la fois légitimer ce rôle de souverain hellénistique qu’il avait joué en Orient et lui garantir l’appui clientélaire de ses vétérans qui se trouveraient grâce à lui pourvus de terres. L’opposition vint en 60 de ses ennemis personnels, de Q. Caecilius Metellus Celer qui était consul cette année-là, de L. Licinius Lucullus qui avait été frustré de sa victoire sur Mithridate et de Caton qui défendait les principes de la république aristocratique. Le tribun L. Flavius, qui était un partisan de Pompée et qui, précisément, présentait la loi agraire qui aurait permis la distribution des terres à ses vétérans, reprit le vieux geste popularis qui consistait à mettre le consul en prison pour signifier que ce dernier contrariait la puissance tribunicienne et les intérêts du Peuple. L’échec fut total. Metellus y convoqua le Sénat, et Pompée, isolé, comprit que le blocage serait difficilement surmontable. Ce fut alors qu’il trouva deux alliés.

Le premier était César. Il revenait de son gouvernement d’Espagne ultérieure d’où, en 61, il avait mené campagne contre les Callaïques et les Lusitaniens en circulant sur l’Océan ; ce que personne n’avait fait auparavant. Lui aussi réclamait le triomphe. La règle lui imposait dans ce cas de rester hors de la Ville en attendant la décision du Sénat. Il demandait donc l’autorisation d’être candidat au consulat in absentia. Le Sénat était prêt à céder, mais Caton, par des manœuvres d’obstruction, bloqua la décision. César renonça et se présenta en personne devant les comices. Sans doute, dès ce moment, obtint-il l’appui de Pompée. En tout cas, il l’emporta. La coalition conservatrice au Sénat réussissait cependant à faire élire contre lui un adversaire : M. Calpurnius Bibulus.

Le second était Crassus, le vainqueur de Spartacus, qui avait été autrefois l’ennemi de Pompée et qui le jalousait toujours, mais qui se heurtait de la même façon à l’opposition de ces sénateurs devenus si sourcilleux des règles quand il s’agissait du prestige et du pouvoir d’autrui. Crassus défendait les intérêts de la plus puissante des compagnies de publicains, celle qui avait pris à ferme les impôts de la province d’Asie et qui ne tirait pas de cette concession les revenus qu’elle avait escomptés en répondant à l’appel d’offres. Là encore, l’opposition était menée par Caton, indigné d’un tel manquement aux engagements.

Ce fut César qui prit l’initiative du rapprochement entre Crassus et Pompée. Sans doute craignait-il d’avoir quelque difficulté à surmonter seul l’immobilisme obstiné de la majorité sénatoriale. En mettant en commun toutes leurs ressources, les trois hommes pouvaient espérer parvenir à leurs fins. Comme ils cumulaient le consulat de César, la fortune de Crassus, le prestige et les clientèles de Pompée, rien ne pouvait plus s’opposer à leur volonté. Le triumvirat était né dont Caton annonçait déjà qu’il provoquerait la fin de la République puisque, en détruisant l’équilibre aristocratique, il ne laisserait plus d’autre issue que la lutte pour la monarchie19.

Le premier triumvirat

Ainsi constituée, l’alliance ne redoutait plus aucune opposition. Au milieu de l’année, le mariage de Pompée et de Julie, la fille de César, le renforça encore. La popularité des trois magnats et la mise en commun de leurs diverses ressources leur permettaient d’imposer leur volonté et d’écarter leurs adversaires. Deux tribuns de la plèbe relayaient leur action, C. Alfius Varus et P. Vatinius. Tous les autres magistrats qui cherchaient à s’y opposer étaient marginalisés par la violence des bandes de leurs partisans. Le deuxième consul, M. Calpurnius Bibulus, surtout, fut tellement menacé qu’il n’eut plus d’autre ressource que de se réfugier chez lui et de s’opposer mécaniquement, mais vainement, à toutes les procédures législatives par l’observation dans le ciel de signes défavorables. Il était clair désormais que la concentration des instruments du pouvoir conduisait soit à des émeutes à peine contrôlées, soit à la tyrannie.

Dès son entrée en fonctions, César put donc prendre les mesures qu’on attendait de lui. Il fit voter successivement deux lois agraires qui permettaient la distribution de terres aussi bien aux vétérans de Pompée qu’aux citoyens pauvres, chargés de famille. Ce qui restait d’ager publicus en Campanie fut alors partagé, et une colonie fut refondée à Capoue. Il fit ratifier par le peuple toutes les décisions que Pompée avait prises en Orient et diminuer d’un tiers les charges qui pesaient sur les publicains de la province d’Asie. Il ajouta enfin une loi de repetundis qui accentuait encore la répression à laquelle seraient soumis les gouverneurs de provinces malhonnêtes.

En agissant ainsi, César respectait les engagements qu’il avait pris à l’égard de ses deux partenaires, mais il se gagnait aussi une popularité considérable. Il persistait dans cette politique qu’il avait déjà engagée et qui consistait à associer une image popularis dans son action civile à la gloire militaire qu’il s’était déjà gagnée en Espagne. Il faisait ainsi du consulat un instrument de réformes alors même que la fonction et l’image traditionnelles de la magistrature étaient plutôt conservatrices. C’était déjà faire confluer en sa personne les deux légitimités de l’imperium et de la puissance tribunicienne qui définissaient les deux aspects du pouvoir romain et fonderaient plus tard la monarchie impériale.

Pour le moment, cependant, il n’aspirait qu’à conforter son pouvoir par un grand commandement qui lui permettrait de l’emporter sur ses partenaires et concurrents. Pompée avait vaincu l’Orient. Il lui restait l’Occident. P. Vatinius, un tribun dévoué au triumvirat, lui fit attribuer par une loi un commandement de cinq ans sur la Gaule cisalpine et l’Illyrie auxquelles, plus tard, le Sénat ajouta la Gaule transalpine.

Au nord des Alpes, en effet, la situation était devenue instable. Les Éduens qui étaient les alliés de Rome étaient en conflit avec les Séquanes et les Arvernes. Un chef germain, Arioviste, avait permis aux seconds de l’emporter sur les premiers. Des populations germaniques, les Helvètes, envisageaient de s’installer en Aquitaine et menaçaient la province romaine. Il y avait là une occasion de grandes victoires que Metellus, le consul de 60, avait déjà essayé de saisir avant que la mort ne l’emportât brutalement en 59. Toute la partie méridionale de la Gaule était déjà sous influence romaine. Seules les populations du Nord étaient encore incertaines.

Dans l’imaginaire collectif, les Celtes et les Germains restaient ces guerriers invaincus, les seuls – disait Salluste – dont le prestige guerrier surpassât celui de Rome20, ces Barbares effrayants qui avaient été capables autrefois de s’emparer de la Ville et dont la guerre d’Hannibal puis l’invasion des Cimbres et des Teutons avaient rappelé le souvenir menaçant. Les soumettre définitivement serait leur imposer enfin l’autorité romaine et étendre l’Empire jusqu’aux frontières de l’Océan. L’opération serait source de popularité tant auprès des soldats et de leurs officiers qui s’y enrichiraient, qu’auprès des négociants d’Italie qui étendraient le champ de leurs affaires21. Elle serait surtout le moyen d’égaler, voire de surpasser, la gloire de Pompée, car elle reviendrait à réaliser en Occident l’exploit dont celui-ci s’était rendu capable en Orient.

César l’accomplit en deux ans. En 58, il défit les Helvètes puis Arioviste et ses hommes. En 57, il poussa l’offensive vers le Nord, battit les Belges et les Germains qui occupaient les territoires entre la Seine et le Rhin, pendant que son légat, le jeune P. Licinius Crassus, soumettait les autres peuples au nord de la Loire. Le Sénat votait alors quinze jours de supplications en remerciements aux dieux alors que Pompée lui-même n’en avait obtenu que dix. La conquête cependant devait être confortée. En 56, César affermit son contrôle sur la Belgique, puis vers le Sud-Ouest sur les Vénètes, pendant que Crassus soumettait l’Aquitaine. L’empire romain s’étendait désormais jusqu’au Rhin et à l’Océan. Au-delà même, puisque la construction d’un pont sur le fleuve et une expédition contre les Germains en 55 ainsi que deux débarquements en Bretagne en 55 et en 54 signifiaient que, comme Alexandre sur l’Indus ou Pompée au Caucase, il avait imposé sa volonté jusqu’aux limites du monde.

Pendant que César se grandissait de ses succès, à Rome les deux autres triumvirs tentaient de conforter leur propre position alors même que les tensions et la violence politique ne diminuaient pas.

Un autre personnage prenait en effet de l’importance. P. Clodius Pulcher appartenait à la grande lignée patricienne des Claudii. C’était un personnage ambitieux et brillant parfaitement capable de conforter, voire de promouvoir, le rang d’une famille. Sa fortune n’était pas considérable22, mais ses clientèles et relations étaient puissantes et étendues. Sa carrière avait failli s’arrêter en 61. A la fin de 62, il avait commis un grave sacrilège. Profitant de la cérémonie des Damia qui se déroulait exclusivement entre matrones dans la maison de César, le grand pontife, il s’était déguisé en femme pour rejoindre l’épouse de celui-ci. Il fut surpris. César divorça, mais Clodius fut poursuivi. Les témoignages étaient accablants, celui de Cicéron surtout qui détruisit tous ses alibis. Il aurait été condamné si Crassus n’avait acheté les juges23. Ce fut cet épisode qui inspira à Clodius cette haine violente contre Cicéron et les autres membres de l’aristocratie qui firent de lui un des principaux acteurs de la violence politique dès lors qu’il réussit au cours des années cinquante à se gagner une position forte dans le jeu des factions.

Coupé de l’oligarchie conservatrice, trop jeune pour espérer un grand commandement, sans doute désireux aussi de se donner les moyens d’une action autonome, il chercha en effet à s’appuyer sur le petit peuple de Rome et à user de la politique popularis plus encore qu’on ne l’avait fait avant lui. Pour cela, le tribunat de la plèbe lui était nécessaire alors même que son statut de patricien l’empêchait de l’obtenir. En 59, il trouva le soutien des triumvirs qui comptaient sans doute l’utiliser pour contrer l’opposition de certains sénateurs, de Cicéron notamment qui se montrait rétif. Et ce fut grâce à eux qu’il put se faire adopter par un plébéien puis élire au tribunat sans autre difficulté.

Le tribunat de Clodius en 58 marqua en quelque sorte le sommet de l’agitation démocratique tant par les mesures qui furent prises que par la méthode que ce personnage employa pour dominer la vie politique. Il commença par faire rétablir par une loi les collèges de quartiers et d’artisans qu’un sénatus-consulte avait interdits quelques années auparavant, parce qu’ils étaient un instrument de mobilisation populaire. Puis il les utilisa pour organiser ses partisans en bandes hiérarchisées qui pouvaient agir partout où le Peuple pouvait faire entendre sa voix : aux comices et aux contiones certes, mais aussi au théâtre et sur le Forum lui-même. Il donnait ainsi à la population de Rome une puissance qu’elle n’avait encore jamais eue. Ainsi largement maître des lieux, menaçant et imposant sa volonté au reste du monde politique, il réussit à faire voter un certain nombre de mesures qui devaient lui assurer le pouvoir pour l’année et une solide popularité pour l’avenir.

Les unes lui permirent d’élargir son assise politique. Il s’assura la complicité des consuls, L. Calpurnius Piso Caesoninus et A. Gabinius, par la concession de provinces avantageuses qu’ils iraient gouverner l’année suivante. Le premier reçut la Macédoine et le second, la Cilicie puis la Syrie qui présentait cet intérêt d’être voisine des Parthes et d’offrir ainsi l’opportunité de quelque belle campagne.

Il se débarrassa aussi de ses adversaires. Caton, qui faisait d’un stoïcisme vertueux la source de tout son prestige, reçut du peuple l’honorable mission de reconduire des exilés à Byzance, de réduire en province Chypre qui par la même occasion était confisquée à son roi Ptolémée, frère du roi d’Égypte. Cela devait bien l’occuper pendant deux ans sans qu’il pût tirer trop d’avantages de ces fonctions limitées. Cicéron surtout dut subir les effets de sa haine. Clodius fit voter l’interdiction de l’eau et du feu – ce qui revenait à la mort civile – de quiconque aurait fait exécuter un citoyen sans jugement. C’était bien entendu réaffirmer la vieille garantie que la provocatio offrait aux citoyens. Mais c’était aussi viser directement le consul de 63 qui n’avait pas hésité à procéder de la sorte contre les complices de Catilina. Abandonné de la plupart de ses soutiens et notamment de Pompée, Cicéron prit le chemin de l’exil. Une seconde loi qui le désignait nommément vint alors confirmer sa peine.

Parallèlement, Clodius reprenait à son compte la tradition popularis d’une réduction des pouvoirs des magistrats. Il faisait voter la restriction de ce droit que Bibulus notamment avait utilisé contre César de s’opposer à des décisions législatives par l’observation de signes défavorables. Il imposait aussi la subordination à une procédure judiciaire de ce pouvoir dont disposaient les censeurs de noter d’infamie les citoyens. Mais la mesure la plus importante qu’il fit voter fut celle qui institua la gratuité des distributions de blé ; ce qui allait bien au-delà de la vente à prix limité que Caius Gracchus avait introduite.

Clodius s’était gagné l’appui des masses urbaines et un réseau considérable de partisans. Mais sa magistrature ne dépassait pas l’année. L’année 57 fut donc pour lui celle du reflux : ses adversaires relevèrent la tête et réussirent à imposer le retour de Cicéron. Elle fut surtout pour Pompée l’occasion de reprendre un peu d’initiative et de retrouver la position supérieure qu’il avait pu sembler laisser échapper.

Pompée en effet était prisonnier de sa gloire. Pour lui, s’engager dans les conflits et prendre parti dans le jeu des factions était s’offrir aux critiques et aux outrages. Clodius, fort de sa popularité, ne se privait d’ailleurs pas de le faire conspuer par ses bandes de fidèles. Agir était risquer d’échouer et de perdre une autorité que tous ses adversaires et concurrents souhaitaient voir diminuer. Ne rien faire était laisser s’user un capital de prestige que rien ne viendrait renouveler. Le rappel de ses exploits révélait leur obsolescence quand, de Gaule, parvenaient les nouvelles toujours plus fraîches de ceux de César. Arrivée à ce point, c’était dans l’exceptionnel que la concurrence aristocratique imposait la surenchère.

Les difficultés d’approvisionnement de la ville de Rome lui fournirent l’occasion de raffermir sa position. La population y avait au moins doublé en un siècle et les distributions gratuites de Clodius n’avaient certainement pas contribué à diminuer les difficultés. Les consuls proposèrent une loi qui donnait à Pompée le soin d’y remédier (cura annonae). Il recevait pour accomplir cette mission un imperium consulaire pour cinq ans sur l’Italie et les provinces, le droit de nommer 15 légats et 10 millions de deniers. Une telle fonction lui convenait parfaitement. Même dépourvue de commandement militaire, elle lui donnait un pouvoir considérable qui, dans les faits, s’imposait à tous les autres et lui offrait la possibilité de regagner de la popularité auprès de la population urbaine. Intervenant dans tout l’Empire, il n’était pas non plus obligé de quitter Rome. Il acquérait ainsi une position durable, à la fois légale et supérieure, qui lui permettait d’agir tout en restant à l’abri des coups de la politique quotidienne.

En fait, c’était tout le triumvirat qui, d’une certaine façon, s’usait. Les trois partenaires peinaient aussi bien à s’entendre qu’à imposer leur volonté. La question d’Égypte était révélatrice. Elle remontait au début du siècle. En 88, le roi Ptolémée X en mourant avait légué son royaume au peuple romain. Les oligarques, inquiets à l’idée que l’un d’entre eux pût bénéficier des gains de fortune et de puissance que l’organisation d’une telle province apporterait, avaient préféré décliner le bienfait. Mais le sort de l’Égypte demeurait incertain, et le nouveau roi, Ptolémée XII Aulète, était contraint de financer sa reconnaissance. Il l’obtint en 64 de Pompée contre 4 000 pièces d’or puis de nouveau en 59 de César contre 6 000 talents (36 millions de deniers). Il avait pourtant perdu Chypre laissée à son frère qui se suicida quand Caton la réduisit en province. Indignés de sa faiblesse, les habitants d’Alexandrie se soulevèrent et le chassèrent. Il se réfugia à Rome et demanda au Sénat qu’on voulût bien le rétablir sur son trône. L’entreprise était évidemment fructueuse et Pompée la trouvait certainement à sa mesure. Il comprit vite cependant, au cours des débats qui eurent lieu à la fin de 57 et au début de 56, que la plupart des sénateurs n’étaient pas de cet avis et qu’il ne trouverait pas dans les assemblées populaires les relais qu’il aurait pu attendre. Des adversaires, comme Caton, s’opposaient à lui. De soi-disant amis, comme Cicéron ou Crassus, faisaient défaut. D’autres enfin, comme Clodius, menaient leur propre jeu. Même couvert d’honneurs et de pouvoir, Pompée ne parvenait pas à contrôler le monde politique.

César de son côté avait encore besoin de temps pour parachever sa conquête. Crassus n’était pas arrivé au bout de ses ambitions. L’association continuait d’être nécessaire. Les trois hommes se réunirent donc à Lucques au printemps 56 et renouvelèrent leur alliance. César obtenait une prolongation de son gouvernement pour cinq ans. Crassus et Pompée gagnaient de pouvoir gérer ensemble le consulat de 55.

Ainsi rebâti, le triumvirat retrouva son efficacité. Après les semaines de violences qui furent nécessaires pour réduire les oppositions, Pompée et Crassus se firent élire eux-mêmes au consulat, puis imposèrent leurs partisans aux principales magistratures en écartant leurs adversaires, Caton notamment dont ils réussirent à empêcher l’élection à la préture. Ils promurent bien quelques réformes dont l’ambition semblait être de contribuer à restaurer l’équilibre civique, en proposant une loi somptuaire, en écartant des jurys des quaestiones des personnages insuffisamment honorables, ou en renforçant par une loi spéciale la répression contre ces associations délictueuses (sodalicia) qui permettaient la corruption électorale et fournissaient les bandes armées. Mais leurs grands projets étaient la réaffirmation et le rehaussement de leur propre puissance.

Pompée en trouva l’occasion dans l’inauguration de l’immense ensemble architectural que, grâce au butin fait en Orient, il avait fait bâtir sur le Champ de Mars. L’ensemble témoignait bien du niveau que la célébration monumentale de la victoire avait atteint. Il se composait de deux parties accolées : un théâtre et un quadriportique. Le théâtre était le premier qui comprenait une cavea en pierre à Rome. Tout le programme iconographique y signifiait la supériorité de Pompée et imposait la soumission à sa gloire. Comme Sylla avant lui, il avait besoin de manifester la protection particulière dont les dieux et particulièrement Vénus le gratifiaient. Un temple consacré à la déesse le surmontait. Le peuple qui se réunissait en corps pour assister aux représentations était ainsi amené à honorer et à fêter celle qui lui avait apporté la victoire, par les jeux qui s’y donnaient. Tout autour du théâtre, des statues représentant les nations vaincues de l’Espagne au Caucase l’inscrivaient symboliquement dans l’orbe du monde et rappelaient que c’était tout l’oikoumène que Pompée avait vaincu. Le portique s’étendait sur quatre côtés. Sur trois d’entre eux, il était orné de peintures et de sculptures qui, signifiant notamment l’amour et la fécondité, évoquaient Vénus et maintenaient l’unité sémantique du lieu. Le quatrième était le plus important. Il comprenait une curie où le Sénat se réunissait parfois. Une statue de Pompée y dominait l’espace, paré de nudité et tenant le monde dans sa main. Tout cet ensemble architectural ne signifiait rien d’autre que la supériorité héroïque d’un Pompée pacificateur de l’univers, auquel tous les actes civiques qui se dérouleraient en ces lieux se trouveraient symboliquement subordonnés24.

Une manifestation aussi éclatante ne pouvait cependant suffire. Après le consulat, Pompée avait besoin d’un autre commandement. Un tribun de la plèbe, C. Trebonius, lui fit voter l’attribution des provinces d’Espagne pour cinq ans. Il resta pourtant à Rome, mais à l’extérieur du pomerium, se contentant de les administrer par l’intermédiaire de légats. Comme dans le cas de la cura annonae dont il avait toujours la responsabilité, c’était de la Ville ou de ses environs que Pompée exerçait son pouvoir, utilisant tous les moyens qui lui permettaient d’intervenir dans la vie politique tout en se mettant à l’abri de ses vicissitudes quotidiennes.

Les deux autres partenaires, cependant, rencontraient la même nécessité que lui de mener à bien les grandes conquêtes qui leur vaudraient une gloire au moins égale ou sinon supérieure. César n’avait besoin que de parachever sa conquête. En application des accords de Lucques, les deux consuls avaient fait voter une loi qui renouvelait son imperium pour cinq ans. Il n’avait plus qu’à finir de se rendre maître de la Gaule. Crassus, qui était loin d’avoir obtenu par ses commandements le prestige des deux autres, avait reçu de la même loi Trebonia le gouvernement de la province de Syrie. Cela lui permettait de se préparer à affronter l’immense empire parthe, le seul espace qui, de la Méditerranée aux confins de l’Inde, semblait encore échapper à la domination romaine et dont la conquête aurait ressuscité le souvenir d’Alexandre.

Les Parthes étaient des populations nomades des hauts plateaux iraniens. L’affaiblissement de la monarchie séleucide leur avait permis d’étendre leur domination tout au long du IIe siècle jusqu’à s’emparer de tout le royaume au début du premier. Leurs relations avec les Romains avaient été neutres jusqu’aux campagnes de Pompée. Celui-ci s’était appuyé sur eux pour combattre Tigrane, mais cette alliance s’était transformée en un conflit pour les régions situées au nord de la Mésopotamie. Pompée avait tout à la fois refusé de reconnaître l’Euphrate comme frontière et le titre de Roi des Rois au souverain parthe Phraate III. Il n’avait cependant pas cherché à entrer en campagne et s’était contenté de la relation de dépendance dans laquelle il tenait les rois des régions qui bordaient leur empire au nord, l’Arménie, la Cappadoce, la Commagène et l’Osrhoène.

Les difficultés s’aggravèrent cependant sous l’effet de l’ambition d’A. Gabinius, le consul de 58, qui s’était fait attribuer pour trois ans la province de Syrie. L’assassinat de Phraate et le conflit qui éclata entre ses successeurs lui donnèrent l’occasion d’intervenir. Il franchit l’Euphrate et se serait engagé dans une grande opération s’il n’avait reçu du Sénat et de Pompée qui s’était rallié à cette solution la mission de rétablir le roi d’Égypte Ptolémée Aulète sur son trône. Si bien qu’ayant passé le reste de son gouvernement à réprimer une révolte juive et à mener une courte campagne contre les Nabatéens, il quittait en 54 la province en laissant une situation de conflit latente avec un royaume parthe affaibli que Crassus entendait bien exploiter.

Celui-ci ne s’embarrassa d’aucun obstacle. Il partit dès la fin de l’année 55 malgré les malédictions du tribun de la plèbe C. Ateius Capito, un adversaire des triumvirs, qui lui opposait les signes que les dieux adressaient. Au cours de l’année 54, il ne mena que des opérations mineures tout en augmentant ses ressources des trésors de Hiérapolis et de Jérusalem. La grande offensive eut lieu en 53. Ce fut un désastre. Le nouveau roi Orodes avait pris le royaume en main et avait les moyens de faire face au danger. Au lieu de s’appuyer sur l’Arménie alliée, Crassus franchit l’Euphrate et s’engagea dans les étendues désertiques du nord de la Mésopotamie. L’armée romaine, encerclée par les archers et les cavaliers cuirassés (cataphractaires) du prince parthe Suréna, fut massacrée à proximité de Carrhes. Le jeune Crassus qui, de Gaule, avait rejoint son père et qui combattait sous ses ordres périt dans la bataille. Crassus lui-même fut tué peu après au cours de la retraite.

Les conséquences de ce désastre pesèrent longtemps sur la politique romaine. C’était la première fois depuis longtemps qu’une armée romaine avait été vaincue. 20 000 hommes étaient tombés, 10 000 avaient été faits prisonniers et asservis au fond de l’Orient. Les aigles enfin de 7 légions avaient été capturées. La nécessité de la revanche allait peser longtemps et offrir un objectif aux hommes politiques et aux empereurs, César, Antoine, Auguste et pour finir Trajan, qui désireraient se grandir de l’effacement de cette honte. Pour le moment cependant, elle faisait peser une menace directe sur la province de Syrie que le questeur C. Cassius Longinus qui avait échappé au désastre de Carrhes parait tant bien que mal par des dispositions défensives.

Elle avait surtout pour principale conséquence de réduire à deux le nombre des partenaires et concurrents du triumvirat et de créer les conditions d’un affrontement qui allait déclencher la guerre civile. Un autre événement était en effet survenu qui défaisait les liens entre César et Pompée : Julie était morte en septembre 54. Les deux hommes n’avaient plus alors de relation d’alliance assez forte pour les contraindre à l’accord. Le triumvirat s’achevait ainsi dans un face-à-face dont il était clair qu’il conduirait inévitablement à la ruine des rares équilibres qui pouvaient encore être maintenus et à la domination monarchique de celui qui l’emporterait.

 

 

En quelques décennies, la République romaine était arrivée au point ultime de sa crise. Les conditions qui y avaient conduit étaient réunies depuis longtemps et n’avaient fait qu’aggraver d’étape en étape les tensions et les conflits. Elles tenaient pour l’essentiel à ce que la reproduction de la domination aristocratique rencontrait des contradictions de plus en plus difficilement surmontables : il était impossible que se maintînt ce partage relativement équilibré des dignités et des magistratures entre les une ou deux dizaines de familles qui pouvaient envisager de prétendre au gouvernement.

L’Empire connaissait un processus d’intégration graduelle économique, culturelle et politique dont la première étape avait été l’élargissement de la sphère civique à l’ensemble de l’Italie. Or ceci imposait tout à la fois l’intervention croissante de ces nouveaux acteurs, chevaliers, aristocraties italiennes et bientôt provinciales, qui avaient quelque intérêt aux décisions prises, et l’emploi d’autres modes de communication et de gestion qui permissent de prendre leurs aspirations en compte. Répondre à de tels défis imposait ainsi de bénéficier de ressources concrètes et symboliques immenses que seuls permettaient la concentration des fortunes, le contrôle de clientèles nombreuses et étendues, et une élévation de la gloire à des sommets inattendus. Ils n’étaient plus qu’une poignée à pouvoir s’y essayer et encore les trois plus puissants d’entre eux devaient-ils, pour l’emporter, partager tous les instruments dont ils pouvaient disposer.

Ainsi la monarchie commençait-elle à se mettre en place. Il ne s’agissait pour le moment que de pratiques sans traduction institutionnelle. Il y avait d’abord ce triumvirat qui unifiait provisoirement le pouvoir et les moyens qui permettaient de l’exercer. Mais il y eut aussi cette possibilité dont usa Pompée d’exercer sa curatelle de l’annone et son gouvernement d’Espagne, de Rome ou de ses environs, continuant ainsi à participer à la vie politique tout en se donnant une position de supériorité par l’écart qu’il prenait. Il y eut enfin cette innovation profonde que César introduisit quand il utilisa le consulat pour mener une politique popularis, confondant dans sa personne les deux légitimités du pouvoir romain. Mais il était clair aussi qu’une telle évolution entrait en conflit profond avec les représentations et les idéaux traditionnels et ne pouvait manquer de susciter des oppositions et des conflits qui ne purent être résolus que par l’épuisement général qu’entraînèrent les guerres civiles.


1.

Cf. en particulier App., B.C., I, 107.

2.

Ces mesures sont très mal connues, cf. C. Virlouvet dans Le Ravitaillement en blé de Rome, p. 11-29.

3.

Cic., 1 Verr., 38-39.

4.

Cf. Cic., Pro Clu., en particulier 65-76.

5.

Cic., 1 Verr., 36-52.

6.

Cf. les remarques d’E.S.Gruen, The Last Generation, p. 24.

7.

App., B.C., I, 121.

8.

Cf. C. Nicolet, L’Ordre équestre, p. 593-613. Les informations manquent pour définir précisément cette catégorie.

9.

Les indications et les chiffres varient suivant les sources. Cf. pour l’essentiel Vell. Pat., II, 31 ; Plut., Pomp., 25-26 ; App., Mithrid., 94 (270 navires).

10.

Cic., Pro leg. Man., 44.

11.

Plut., Pomp., 35, 5.

12.

Plut., Pomp., 45, 4.

13.

On retrouve ici la situation que C. Meier a définie sous le concept de « Krise ohne Alternative » (Respublica amissa, en particulier p. 201-205).

14.

App., B.C., II, 8.

15.

Sall., Conj. Cat., 17.

16.

Comme tels, ils ne pouvaient ou n’avaient pu compter sur le tribunat de la plèbe pour se gagner du prestige et des clientèles ; sur le blocage que constituait l’appartenance au patriciat, cf. Cic., De Dom., 37.

17.

Sall., Conj. Cat., 20, 7.

18.

Dio Cass., XXXVII, 21 ; Vell. Pat., II, 40, 4.

19.

Cf. en particulier Plut., Caes., 13, 5-6.

20.

Conj. Cat., 53.

21.

C. Goudineau éd., César, Guerre des Gaules, Paris, Imprimerie nationale, 1994, p. 7-38.

22.

Au début de sa carrière, mais il s’enrichit ensuite : I. Shatzman, Senatorial Wealth, p. 324-328.

23.

Sur cet épisode, voir P. Moreau, Clodiana Religio, un procès politique en 61 avant J.-C., Paris, Les Belles Lettres, 1982.

24.

Cf. pour une interprétation de l’ensemble dans sa richesse et sa complexité, pour aussi une analyse systématique des programmes décoratifs dans l’espace public romain, G. Sauron, Quis deum, Rome, E.F.R., 1994, p. 249-314.