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César ou la naissance de la monarchie


L’affrontement qui opposa Pompée et César marqua la fin de la République aristocratique. La victoire du second aboutit en effet à la mise en place d’une monarchie de fait qui, même si elle ne trouva pas une traduction institutionnelle durable, annonçait et préparait celle qu’Auguste put mettre en place deux décennies plus tard. Les contradictions qui empêchaient la reproduction de l’équilibre aristocratique conduisaient à son terme l’évolution vers le pouvoir personnel. En ce sens, les règles de fonctionnement qui régissaient la communauté civique étaient assurément devenues plus proches de celles que décrivait Tacite pour les débuts de l’Empire qu’elles ne l’étaient de celles pour lesquelles combattait Caton l’Ancien. L’aristocratie avait changé. La crise des institutions était d’abord celle de ses pratiques sociales et de ses représentations. Non pas qu’elle ait dû subir un appauvrissement ni même, dans l’absolu, une perte de son prestige et de son pouvoir sur le peuple et les sujets de Rome. Mais il lui était devenu impossible de gouverner selon les règles d’égalité relative qui précisément fondaient son identité. Tous les traits de supériorité qui fondaient l’auctoritas et déterminaient le rang et la dignité se trouvaient désormais concentrés entre les mains d’un ou deux individus qui, en les confisquant, imposaient la recherche d’une sorte de fonction ou de magistrature suprême. Aussi bien, avant de reprendre le fil des événements qui conduisirent à la monarchie césarienne convient-il d’examiner un instant cette crise interne des valeurs et des comportements.

Les déplacements de l’autorité

Jamais les membres de l’aristocratie sénatoriale ne furent plus riches ni plus puissants qu’en ces années du milieu du Ier siècle avant notre ère alors même que le gouvernement de la cité échappait à la plupart d’entre eux. La fortune et les réseaux clientélaires constituaient toujours les instruments de leur autorité. Le niveau qu’ils avaient atteint en ces deux domaines était considérablement supérieur à celui des sénateurs des générations précédentes. Mais ces ressources étaient devenues insuffisantes dans la mesure où, sans doute plus inégalement réparties encore qu’avant, elles ne donnaient un véritable pouvoir qu’à ceux qui les concentraient entre leurs mains.

On a déjà noté dans un chapitre précédent l’extraordinaire phénomène d’enrichissement qui avait conduit par exemple à ce qu’un chevalier romain comme Roscius d’Amérie, avec 1,5 million de deniers de biens fonciers, était aussi riche que l’avait été en son temps Scipion Émilien, et que Cicéron, qui était un sénateur important sans pourtant atteindre le premier rang, l’était, avec sans doute plus de 3 millions de deniers, au moins trois fois plus que le vainqueur de Carthage1. D’autres surtout étaient plus riches encore : Lucullus possédait une fortune immobilière de quelque 25 millions de deniers, Pompée et Crassus l’emportaient sur tous les autres avec au moins 50 millions de deniers2. On mesure ainsi l’écart qui s’était installé à l’intérieur de l’aristocratie sénatoriale et qui ne cessait de croître en fonction des sources mêmes de cette fortune puisque c’était l’exercice même du pouvoir qui permettait l’enrichissement.

Sous deux formes principalement. La première tenait à l’effet des guerres civiles et des proscriptions. La victoire de Sylla avait permis une première concentration des fortunes au profit de ses partisans. Lucullus, Crassus et Pompée lui avaient dû leur position. D’autres épisodes comparables se produisirent ensuite au profit des césariens après Pharsale en 48 et surtout après Philippes en 43. Mais c’étaient la guerre et l’organisation de la victoire qui depuis les grandes offensives contre Mithridate avaient constitué les sources d’enrichissement les plus considérables. Tigrane par exemple avait acheté la paix à Pompée pour 36 millions de deniers. Et nous pouvons imaginer que les rois d’Orient qu’il installa à Amisos en 65 ne furent pas en reste. César tira des dizaines de millions de deniers du pillage de la Gaule3. Et l’on se souvient que, même en temps de paix, le roi Ptolémée XII Aulète avait été obligé de financer la reconnaissance de sa légitimité auprès de ces deux mêmes individus. De telles ressources dépassaient largement les rémunérations que des gouverneurs même malhonnêtes pouvaient tirer de l’exploitation des provinces à moins de les soumettre à un pillage en règle comme le fit Verrès qui tira 10 millions de deniers de la Sicile. Or ceci n’était véritablement possible qu’à condition de bénéficier d’une solide impunité ; c’est-à-dire d’un poids politique important ou de la protection de l’un des plus grands. On en arrivait ainsi à ce que ces positions majeures qu’occupaient notamment les triumvirs fournissaient à la fois les moyens d’un enrichissement personnel et surtout ceux d’une redistribution dont bénéficiaient leurs amis, leurs proches et leurs partisans. Les officiers de Pompée reçurent de Tigrane 6 000 deniers par exemple, et il ne faut pas s’étonner que L. Cornelius Balbus, originaire de Gades, et qui défendit les intérêts de César quand celui-ci était en Gaule, n’ait été beaucoup plus riche que Cicéron lui-même4.

Pour les mêmes raisons, un processus comparable affectait les réseaux clientélaires. Les relations de dépendance étaient certes héréditaires, mais ces réseaux n’étaient vraiment constants que pour le cercle relativement limité de ceux que l’on appelait necessarii parce qu’ils n’avaient guère le choix. Au-delà, l’intérêt de bénéficier d’une protection plus efficace pouvait conduire bien des Romains, des Italiens ou des provinciaux à changer de patron. Certes, les membres importants de l’aristocratie sénatoriale disposaient déjà de belles clientèles. Cicéron, par exemple, pouvait compter sur celle de la plupart des cités de Sicile qui lui étaient reconnaissantes de l’accusation qu’il avait portée contre Verrès et qui le lui témoignèrent en fournissant du blé à bas prix pour son édilité ou en étant prêtes à l’accueillir au moment de son exil. D’autres cités d’Italie également lui marquaient leur dévouement : Arezzo, Atella, Capoue, Volterra, et les villes entre Brindes et Vibo Valentia5. Mais c’était fort peu de chose en comparaison des attachements dont pouvait se prévaloir Pompée : l’ensemble du Picenum que son père avait vaincu au cours de la guerre sociale, les peuples d’Espagne qu’il avait regagnés à l’obéissance à Rome après la guerre contre Sertorius, toutes les cités d’Orient auxquelles il avait apporté la paix et tous les rois qui, de l’Arménie à la Judée, lui devaient leur trône.

En fait, ce changement d’échelle n’aboutissait pas seulement à une inégalité croissante dans les ressources sociales dont disposaient les membres de l’aristocratie sénatoriale. Il aboutissait surtout à la mise en place d’une hiérarchie des relations telle que les plus puissants contrôlaient de moins puissants qui à leur tour régentaient des réseaux secondaires. Entre sénateurs de haut rang, les règles de l’amicitia voulaient qu’il n’y eût que des relations de don et de contre-don dont on pouvait espérer qu’elles fussent relativement égalitaires dans la mesure où la gestion successive des magistratures faisait s’alterner les positions de pouvoir que les uns et les autres occupaient : quiconque avait accepté un service un jour pouvait espérer pouvoir le rendre quelques années plus tard et se libérer ainsi de l’obligation de gratitude. Mais, dès lors que des personnages comme Crassus, Pompée, César ou une poignée d’autres occupaient une position telle qu’ils contrôlaient la plupart des ressources, bien rares étaient ceux qui pouvaient continuer à entretenir avec eux ce type de relation et se considérer encore comme libres de leurs choix.

Un processus de sujétion de la plupart des membres de l’aristocratie sénatoriale se mettait ainsi en place dont les premières manifestations dataient évidemment du début du Ier siècle, mais qui prirent ensuite de plus en plus d’importance. Il suffit pour le comprendre de consulter la liste de ceux qui, par exemple, furent en 67 les légats de Pompée dans ses opérations contre les pirates. Étaient réunis là des personnages appartenant aux familles les plus éminentes : un Caecilius Metellus, un Claudius Nero, un Cornelius Sisenna, deux Cornelii Lentuli et deux Manlii Torquati dont certains avaient déjà géré la préture ou le consulat. La mission n’était pas honteuse, mais elle révélait malgré tout une certaine subordination. Ce n’était pas non plus que de telles situations ne fussent pas profitables, mais les bénéfices qu’elles procuraient liaient autant qu’ils promouvaient. Dans le cas un peu analogue des membres des commissions chargées de la cadastration et de la distribution des terres que César institua en 59 par ses lois agraires, ces personnages se gagnaient la reconnaissance de vétérans ou des simples citoyens qu’ils installaient, mais ce capital de dépendance qu’ils devaient à César les lui attachait dans une hiérarchie des gratitudes dont tous n’étaient pas capables de s’émanciper.

Avec le triumvirat puis, pis encore, avec la guerre civile, le phénomène s’aggrava. La subordination atteignit alors le plus haut niveau de l’aristocratie. Cicéron en fit l’amère expérience. Il comptait A. Gabinius, le consul de 58, parmi les responsables de son exil et était acharné à se venger de lui. Lorsque celui-ci revint en 54 de son gouvernement de Syrie, Cicéron favorisa les accusations qui furent portées contre lui devant les principales quaestiones, mais sans y participer lui-même, car ce n’était pas de son rang. Cicéron adoptait là un comportement parfaitement conforme au souci qu’il devait avoir de sa propre dignitas. Le drame vint de ce que Pompée, qui devait protéger en Gabinius un de ses partisans les plus fidèles, contraignit Cicéron à se déshonorer en défendant celui-là même qu’il avait fait accuser. Une affaire de ce genre témoignait fortement du processus de domestication de l’aristocratie sénatoriale que la mise en place de la monarchie imposait.

 

 

Il reste qu’un sénateur romain disposait d’autres ressources que la fortune et les réseaux de dépendants, qui n’obéissaient pas à la même dynamique que les précédentes parce qu’elles reposaient sur les mérites propres des individus. L’autorité se tirait aussi de la gestion des magistratures, des commandements et des compétences juridiques et oratoires qui étaient des qualités civiques autant qu’intellectuelles. Parmi elles, le prestige militaire que révélait la victoire était, bien entendu, celui sur lequel se fondait l’essentiel des carrières et ce fut lui qui permit la construction de ces grandes figures d’imperatores qui conduisirent au pouvoir personnel. Mais les autres dont les sources tenaient à l’exercice du pouvoir civil et qui ont été évoqués au début de ce livre, n’avaient pas perdu de leur nécessité. Soumises à d’autres processus, elles avaient certes évolué, mais dans des conditions telles que, si elles ne permettaient pas de réserver la liberté de leurs détenteurs, elles contribuaient du moins à leur offrir un certain champ d’autonomie.

L’exemple de Caton d’Utique suffit à le faire comprendre. Cet homme n’avait pour lui que le prestige de son arrière-grand-père et sa propre vertu. Sa fortune ne devait pas dépasser un ou 2 millions de deniers. Il était allié à de nobles familles, mais son réseau clientélaire était sans doute limité. En 53, il n’avait géré pour tout commandement que cette mission ingrate que Clodius lui avait fait attribuer en 58 de confisquer l’île de Chypre et il avait mis un point d’honneur à reverser au Trésor tout ce qu’il y avait acquis. On ne lui connaît pas d’autre manifestation de ferveur populaire que celle que lui réservèrent les spectateurs des jeux floraux le jour où il quitta le spectacle pour que sa présence n’empêchât pas les danseuses de se dénuder6. Mais l’estime générale que lui valaient son courage et sa fermeté à défendre les principes de la République aristocratique idéale lui donna assez d’autorité pour pouvoir renverser l’opinion du Sénat au cours du débat de 63 sur le sort des complices de Catilina, s’opposer avec efficacité aux demandes de Pompée en 61, empêcher le retour victorieux de César en 50-49 et mobiliser les énergies et la résistance des pompéiens jusqu’à leur défaite en 46.

Le respect des valeurs avait toujours constitué une force politique. Puisqu’elles étaient un des éléments décisifs de la définition de l’aristocratie, elles fournissaient à leur champion l’autorité de celui qui défendait l’identité et préservait la cohésion du groupe dominant. Elles pouvaient même lui apporter une certaine popularité auprès du reste des citoyens dans la mesure où elles apparaissaient comme la garantie d’un équilibre. La philosophie cependant avait apporté une dimension nouvelle à cette situation. Elle était devenue un instrument indispensable au gouvernement de la cité et à la définition de son élite. La réaction catonienne qui avait permis au cours de la première moitié du IIe siècle avant notre ère de réaffirmer des valeurs proprement romaines avait été dépassée, mais non pas annulée, par un processus d’hellénisation en profondeur des pratiques culturelles, intellectuelles et donc de réflexion politique. Le mouvement avait commencé avec les Gracques. La génération du milieu du Ier siècle avait achevé le processus. Caton d’Utique, qui tirait l’essentiel de sa force politique de son stoïcisme, en représentait un accomplissement.

La philosophie contraignait en effet à un déplacement de la légitimité du pouvoir : dès lors qu’elle établissait que le monde et les hommes étaient gouvernés par des principes naturels et universels qui l’emportaient sur toute autorité humaine, aucun acte de gouvernement, aucune sentence, aucune proposition de loi ou aucun avis au Sénat ne pouvait plus être justifié que par conformité à ces règles supérieures. Il pouvait certes y avoir débat entre les différentes écoles, aristotélicienne, sceptique, stoïcienne ou même épicurienne, sur la nature de ces principes. Il n’en restait pas moins qu’ils constituaient désormais la référence obligée qui contraignait les membres de l’aristocratie à devenir eux-mêmes philosophes s’ils ne voulaient pas se voir imposer de l’extérieur une autorité morale qui les aurait dépouillés de celle qu’ils pensaient tirer de la position qu’ils occupaient dans la cité. En d’autres termes, c’était sur la référence au bien commun que se fondait désormais le droit à gouverner.

L’usage de la rhétorique accompagnait ce premier phénomène. Ce terme ne recouvrait pas tant l’emploi de règles pratiques de composition des discours qu’une méthode générale de réflexion et d’exposition des idées qui permettait de renvoyer d’une situation actuelle et concrète à des principes moraux et politiques généraux afin de proposer un comportement à tenir ou de justifier ou de condamner une conduite passée. Cette pratique intellectuelle se fondait principalement sur l’usage du raisonnement dialectique qui permettait d’évaluer une position juste en opposant des thèses ou des propositions contraires.

Elle avait d’abord sa place dans les discours que l’on pouvait tenir au Sénat, devant le Peuple ou face aux tribunaux. Elle permettait à ceux qui s’en étaient rendus maîtres de susciter l’admiration et les émotions et d’emporter les décisions. Elle était donc devenue un outil puissant de gouvernement et de rayonnement, et l’on comprend que Cicéron, le plus grand orateur de sa génération, en ait tiré l’essentiel de son autorité. Mais elle avait plus d’importance encore dans la mesure où, alliée à la philosophie, elle était devenue aussi la méthode de formation de la jeunesse et l’instrument habituel du débat entre hommes politiques et individus cultivés. C’est ainsi que lorsque le même Cicéron cherchait à évaluer au cours de la guerre civile (en 46) la place que César lui laisserait occuper, il s’engageait dans un débat d’école (une déclamation) avec certains des partisans importants du dictateur sur le thème classique du sage restant ou non dans une cité conquise par le tyran : les arguments qui s’échangeaient alors prenaient valeur de programme et d’engagements réciproques7. La méthode dialectique de la recherche des arguments et leur confrontation par des discours alternés fournissaient ainsi ses instruments au débat politique et structuraient complètement les modes de prise de décision individuelle ou collective.

Cette hégémonie de la philosophie et de la rhétorique sur toutes les pratiques intellectuelles contraignait à leur tour les autres disciplines à s’adapter. La jurisprudence était particulièrement affectée. Dès lors que la validité d’une norme ne pouvait plus reposer sur l’autorité de celui qui l’énonçait, mais sur sa conformité à des règles morales et de bon fonctionnement d’une communauté d’hommes, l’organisation et le contenu même du droit s’en trouvaient modifiés. Ce fut ainsi que la notion d’équité fit son apparition au début du Ier siècle au cours d’un procès en succession célèbre (la causa Curiana) où l’esprit l’emporta sur la lettre du droit. En même temps, certains jurisconsultes comme P. Mucius Scaevola vers 130, Q. Mucius Scaevola, consul en 95 et surtout Ser. Sulpicius Rufus au milieu des années cinquante, faisaient place, dans leurs écrits à des principes généraux auxquels se subordonnaient désormais les différentes normes ; si bien qu’au bout du compte toutes les règles pouvaient se trouver classées par une hiérarchie des genres et des espèces qui autorisait la codification.

Ce processus de déplacement de l’autorité morale et intellectuelle avait des conséquences sociologiques importantes. Tous les hommes politiques étaient en effet contraints d’une façon ou d’une autre à la compétence philosophique et oratoire, mais comme celle-ci n’était pas également accessible, ne serait-ce que parce que les talents étaient inégalement répartis, la nouvelle hiérarchie des savoirs jouait son rôle dans la hiérarchie des pouvoirs.

D’une façon générale, le temps était loin où Caton l’Ancien pouvait inviter ses concitoyens à se méfier de ces pratiques culturelles grecques auxquelles tous les membres de l’aristocratie se livraient désormais. Depuis le début du Ier siècle, la plupart des jeunes gens des ordres supérieurs allaient compléter leur formation auprès des plus grands maîtres de Grèce. Depuis aussi que la prise d’Athènes par les troupes de Mithridate avait contraint certains des principaux chefs des écoles philosophiques à s’y réfugier, Rome était devenue une des grandes capitales intellectuelles du monde méditerranéen. Des savants et des philosophes comme Athénodore Cordylion, Antiochos d’Ascalon, Phèdre d’Athènes, Philon de Larissa, y séjournèrent ou s’y installèrent8. Ils résidaient auprès de ces plus grands aristocrates qui bénéficiaient tout à la fois de leur enseignement et de leur prestige. Leurs maisons et leurs villas devenaient ainsi les lieux où se trouvaient tout à la fois les bibliothèques les plus fournies et où se déroulaient les débats et les échanges qui réunissaient tous ces hommes dans une association et une confrontation constante de la réflexion philosophique et de l’autorité civique.

Outre les dialogues de Cicéron qui permettent de saisir sur le vif cette sociabilité tout autant politique qu’intellectuelle, le meilleur témoignage que l’on puisse avoir des conditions mêmes dans lesquelles elle s’exerçait est la villa dite des papyri qui fut découverte à proximité d’Herculanum. Elle appartenait sans doute à L. Calpurnius Pison, le consul de 58, dont Cicéron, qui le haïssait, raillait pourtant le caractère un peu rustique9. Il s’agissait d’un bâtiment immense qui comprenait plusieurs atria et péristyles dont le plus grand, de 100 mètres sur 30 mètres, empruntait sa forme au gymnase grec. Le nom qu’il porte maintenant lui vient de la découverte que l’on y a faite de papyri qui témoignent de la présence d’une bibliothèque fournie qui laissait une place importante au philosophe épicurien Philodème de Gadara dont on suppose aussi qu’il résida en ce lieu. Les pièces étaient décorées de statues, de bustes ou de bronzes selon un programme décoratif extrêmement sophistiqué qui célébrait un idéal intellectuel et civique – dans ce cas sans doute épicurien – dont aucun visiteur ne pouvait ignorer qu’il était aussi celui du propriétaire10. Un tel exemple n’était pas isolé. D’autres témoignages font allusion à ces rassemblements de bibliothèques et d’œuvres d’art où les ouvrages savants étaient associés aux représentations de principes philosophiques et à l’évocation des grandes figures humaines du passé. Dans la mesure où ces lieux étaient ceux de la sociabilité aristocratique, on peut considérer qu’ils témoignaient de cet horizon intellectuel et civique commun qui se construisait sur l’universalisme de la réflexion philosophique et la proclamation des vertus humaines.

Ce partage des valeurs ne pouvait cependant masquer tous les effets de la compétition pour la reconnaissance de la supériorité et, bien loin de permettre de les surmonter, devenait l’un des champs privilégiés de la manifestation de ses effets. Les contraintes sociologiques dues à la concentration du pouvoir et de l’autorité avaient ainsi deux types de conséquences.

Le premier conduisait à une sorte de hiérarchisation des pratiques intellectuelles. L’approfondissement des connaissances entraînait un développement de l’érudition qui à son tour conduisait à une certaine spécialisation. C’était particulièrement vrai pour la jurisprudence et pour d’autres disciplines plus récentes, que l’on pourrait dire de la justification11, où les auteurs, appelés « antiquaires », poussaient la recherche sur des institutions civiques et religieuses romaines dont le sens s’était perdu. Alors que pour Caton l’Ancien la jurisprudence était un des devoirs majeurs de l’aristocrate, on constate qu’à partir du Ier siècle ceux qui s’y consacrèrent ne menèrent de carrière qu’autant qu’ils appartenaient à des familles déjà bien installées, ou bien encore que, parmi eux, la part des chevaliers romains allait en augmentant ; ce qui signifie qu’elle n’était plus un instrument de promotion12. De la même façon, ceux qui consacraient leurs écrits à la recherche antiquaire étaient, comme M. Terentius Varro, le principal d’entre eux, des personnages de second rang qui n’eurent guère d’influence politique. Dans les deux cas, en effet, un processus se mettait en place qui conduisait certains de ces personnages à se faire les conseillers des plus grands comme le juriste A. Ofilius qui assista sans doute César dans son projet de codification du droit ou ce même Varron qui écrivit un manuel à l’usage de Pompée quand il devint consul.

Le second avait peut-être plus d’importance encore : dès lors qu’une des formes de la supériorité sociale tenait à l’accomplissement d’un idéal moral, l’engagement civique pouvait perdre de sa nécessité. La philosophie autorisait le retrait (une des formes de l’otium) au moment même où les contraintes qui pesaient sur l’action conduisaient certains à penser qu’ils n’y trouveraient plus ni la liberté, ni la dignité, ni même la sûreté nécessaires à leur rang. Il est vrai qu’une telle conduite impliquait de renoncer aux ressources auxquelles l’exercice du pouvoir permettait d’avoir accès. T. Pomponius Atticus constitue l’exemple le plus significatif. Cet ami intime de Cicéron était un chevalier romain dont les réseaux d’amitié et la fortune valaient largement ceux d’un sénateur. Il refusa pourtant toutes les magistratures et les fonctions qui l’auraient conduit à s’engager dans les conflits de la vie politique. Il faisait partie de ceux qui pouvaient, pour une raison ou une autre, se permettre de renoncer pour eux-mêmes et pour leurs descendants à toute progression dans la hiérarchie civique. Atticus vécut ainsi très honorablement tout en s’abstenant de la moindre ambition. Le plus significatif, cependant, de la crise des valeurs et de l’identité que connaissait l’aristocratie romaine fut que l’historien Cornelius Nepos fit de lui une biographie qui le donnait en exemple. Qu’il devînt ainsi un modèle13 révélait ce fait désespérant qu’il semblait ne plus y avoir d’action politique possible sans compromission ni crime14.

Pour d’autres, en revanche, le retrait de l’action politique était plus subi que voulu. Mais ils pouvaient trouver dans la réflexion philosophique le moyen de compenser la perte d’influence que leur valait la concentration des pouvoirs.

C’était bien entendu le cas de Cicéron. La période au cours de laquelle il rédigea la plupart de ses traités de rhétorique, de philosophie et de science politique, correspond à celle, où, revenant d’exil, il comprenait qu’il n’était plus vraiment maître de ses choix. Il tentait alors de faire admettre dans l’opinion des principes qu’il ne pouvait plus transcrire lui-même dans l’action civique et de regagner par le magistère intellectuel la perte de prestige et d’autorité qu’entraînait sa subordination aux décisions des triumvirs. Loin d’être ceux de la rancœur et de la réaction, ses ouvrages proposaient des principes et des programmes qui tenaient compte de l’état où se trouvait la République ; tout en établissant une hiérarchie des valeurs et des comportements qui faisait la part belle à ceux dont il tirait son propre rayonnement. Les trois principaux d’entre eux : le De oratore (sur l’orateur, écrit en 56), le De re publica (sur la cité, écrit en 54) et le De legibus (sur les lois, écrit en 52-51), établissaient en modèle d’homme politique une personnalité éclairée de philosophie et capable par la parole de gouverner les âmes des citoyens. Ce rector ou gubernator de la cité devait aussi être un homme d’action, mais dans la mesure où il était guidé par la conscience du bien commun.

Cicéron percevait comme sans doute la plupart de ses contemporains le gouffre où le souci que les plus grands avaient de leur dignitas – c’est-à-dire de leur supériorité – conduisait la république aristocratique. Dans les discours qu’il tint après son retour d’exil, en particulier dans le Pro Sestio15, il élargissait la réflexion et insistait sur le fait qu’il ne pouvait y avoir d’autre issue que la subordination des choix politiques à la prise en compte des intérêts de l’ensemble de la communauté civique qui s’étendait désormais à toute l’Italie. Il faisait appel à ses élites pour qu’elles prissent leur part du gouvernement de la cité (thème du consensus bonorum). Mais cette réflexion encore ouverte sur l’action civique ne pouvait plus guère avoir de prise sur le cours des événements tant les nécessités inscrites dans la concentration des pouvoirs livraient toute capacité d’initiative aux seuls grands imperatores.

Précisément parce qu’il correspondait à une personnalité importante, le cas de Cicéron témoignait assez bien de l’évolution que l’aristocratie sénatoriale avait dû subir au milieu du Ier siècle. Loin de s’appauvrir ou de régresser, elle n’avait pas cessé de gagner en richesses, en puissance sociale et en rayonnement. Mais le processus d’élévation du niveau de l’exercice réel du gouvernement affectait directement ses valeurs et l’image qu’elle avait d’elle-même. Dans un monde où l’exceptionnel était devenu de règle, les efforts exigés pour conserver ou regagner sa place étaient devenus tels que quiconque ne trouvait pas l’occasion d’un exploit éclatant était conduit au renoncement et à la sécession dans une sphère privée, à condition toutefois que fussent assurées des conditions de sûreté et de dignité compatibles avec la conservation paisible d’un rang. La monarchie augustéenne allait précisément offrir cette possibilité. Mais il fallait avant d’y parvenir que le vieux monde s’épuisât dans les guerres civiles.

L’affrontement

La mort de Crassus dans les plaines de Mésopotamie avait laissé César et Pompée face à face. Celle de Julie avait levé l’obligation d’alliance. Le conflit était inévitable tant les enjeux qu’impliquait la reconnaissance de la supériorité étaient considérables. Il n’éclata cependant pas tout de suite. César, en 53, pensait sans doute avoir achevé la conquête des Gaules quand éclata la grande révolte menée par Vercingétorix. Tout ce qu’il avait obtenu faillit être englouti. La victoire ne fut définitivement acquise qu’en 51. La question qui se posa à ce moment de son retour à Rome et de la position qu’il pourrait y tenir créa alors les conditions de l’affrontement et de la guerre civile.

A l’automne 54, les opérations militaires contre les Gaulois semblaient achevées. Certains d’entre eux, cependant, ne s’en satisfaisaient pas. Alors que les troupes étaient dispersées dans des camps pour l’hiver, des révoltes éclatèrent çà et là, dont l’une, chez les Éburons en Belgique, conduisit à la destruction d’une légion. César réagit immédiatement, puis, de l’hiver 54 à la fin de l’année 53, relança l’offensive contre les Nerviens, les Trévires et les Sénons. Il franchit le Rhin une nouvelle fois et réprima toutes les manifestations de désobéissance. En 52 cependant, l’insurrection reprit. Elle fut cette fois d’une tout autre ampleur. Sous la direction de Vercingétorix, un jeune chef arverne, ce fut la Gaule entière qui se souleva. Les opérations furent difficiles et César faillit bien être défait. Après avoir rejoint ses soldats isolés en traversant les Cévennes en plein hiver, il s’empara d’Avaricum, échoua devant Gergovie mais put vaincre Vercingétorix et le faire prisonnier après le long siège d’Alésia. L’année 51 lui permit de réduire les dernières dissidences. A l’automne de cette même année, la conquête était devenue définitive et César pouvait se consacrer à son organisation.

Pendant ce temps, la situation à Rome s’était profondément dégradée. Le blocage des institutions et la violence qui avait déjà envahi la vie politique avaient atteint un niveau critique qui donnait à Pompée ce rôle de recours qui lui permettait de maintenir sa position de dominant. En 54, la corruption électorale avait provoqué une telle pénurie monétaire que les taux d’intérêt avaient doublé16. Aussi bien, les consuls de 53 n’avaient pu être nommés qu’en juillet. Et déjà, devant la vacance du pouvoir, la proposition avait été faite par deux tribuns de nommer Pompée dictateur. L’année 52 surtout fut celle du pire désordre. En janvier, T. Annius Milo (Milon), qui était candidat au consulat, profita d’une rixe sur la via Appia pour faire assassiner Clodius qui ambitionnait la préture. Ce meurtre entraîna une émotion intense, car l’homme était l’un des plus importants et des plus populaires. Ses partisans assaillirent le Sénat et firent de la curie son bûcher funéraire : l’incendie gagna le comitium et la basilica Porcia et détruisit toute cette partie du Forum.

Devant le danger d’effondrement complet de l’équilibre civique, Pompée fut nommé consul unique. Aussitôt, il fit voter des lois répressives en matière de violence (de vi) et de brigue électorale (de ambitu) qui permirent la condamnation de Milon et le rétablissement d’un équilibre précaire. Sans doute pour tenter encore de calmer les ambitions et de refroidir les cupidités, il fit voter une loi qui établissait un intervalle de cinq ans entre une magistrature cum imperio et un gouvernement de province. Sous réserve enfin du cas de César pour lequel les tribuns de la plèbe avaient fait voter une autre loi, il imposait aux candidats au consulat de se présenter en personne. Même si un collègue, Q. Caecilius Metellus Pius Scipio Nasica, son nouveau beau-père, lui fut adjoint à la fin de l’année, il apparaissait de nouveau comme le sauveur de la cité.

Or, au même moment, César, depuis qu’il était vainqueur en Gaule, commençait à représenter aux yeux des oligarques la principale menace. Sa gloire avait atteint les sommets que lui-même espérait. Il avait soumis les plus anciens et les plus redoutés ennemis de Rome. Il avait atteint et franchi l’Océan et le Rhin qui constituaient les frontières occidentales de l’oikoumène. Le Sénat l’avait reconnu en élevant à 20 le nombre des jours de supplications par lesquels la cité tout entière remerciait les dieux de sa victoire. Mais il avait besoin maintenant de trouver à Rome une position qui correspondît au prestige qu’il avait acquis. Le butin qu’il avait accumulé, plus encore que les tributs qu’il avait imposés, lui donnait une fortune qui lui permettait d’acheter des partisans et de prévoir les travaux à Rome qui célébreraient ses exploits avec plus d’ampleur que ne l’avaient permis ceux que Pompée avait fait exécuter. dès 54, il avait fait entreprendre la construction en marbre des enceintes (saepta) qui divisaient le Peuple lorsqu’il se réunissait en comices centuriates, et il envisageait déjà d’autres projets grandioses qui passaient par une recomposition totale du paysage urbain de Rome.

Mais, plus que tout, c’étaient sans doute l’ampleur et la nature de ses ressources en dépendants qui inquiétaient ses adversaires. Sans même tenir compte de la soumission récente des Gaulois, il pouvait compter sur les habitants de la Cisalpine qu’il avait gouvernée pendant tout ce temps. Il était assuré de la fidélité des soldats des 11 légions qui avaient combattu sous ses ordres, dont il avait doublé la solde et qu’il avait largement récompensés. Les colons de Campanie savaient ce qu’ils devaient à sa loi agraire de 59. Le peuple de Rome se souvenait, lui aussi, de son consulat de 59. Il attendait les jeux accompagnés d’un banquet qu’il avait promis pour marquer les funérailles de sa fille et que sa victoire annonçait grandioses. Les partisans des populares, enfin, pouvaient espérer de sa part une politique conforme à leurs vœux.

Pompée et les oligarques les plus conservateurs n’avaient désormais pas d’autre choix que de se rapprocher. Pour le premier, César n’était plus qu’un rival. Et les seconds, contraints de choisir entre deux dominations, ne pouvaient plus que soutenir et se gagner Pompée qui partageait avec eux une même appartenance aux réseaux syllaniens et qui s’était de nouveau allié à l’une des plus grandes familles par son mariage avec la fille de Q. Caecilius Metellus Pius Scipio Nasica.

Toute la question qui se posait était celle de la place qu’il convenait de faire à César. Pour celui-ci, elle ne pouvait être que conforme à la dignitas qu’il avait acquise, c’est-à-dire la première. Mais comme il le craignait lui-même, le risque était que ce fût la dernière. Outre la menace qu’il représentait, l’oligarchie ne pouvait lui pardonner d’avoir mis à mal l’équilibre institutionnel en pratiquant un comportement popularis lorsqu’il était consul, en mobilisant ses partisans et en ne respectant ni le Sénat ni son collègue Bibulus. Caton avait déjà annoncé qu’il le mettrait en accusation dès son retour17. Au point où il était parvenu, César ne pouvait envisager que de gérer à nouveau le consulat. Il fallait donc qu’il conservât son commandement jusque-là, pour se rendre inaccessible à toute procédure et qu’en même temps il pût se porter candidat tout en restant absent de Rome. En principe, ce dernier privilège lui était acquis grâce à une loi que les tribuns de la plèbe avaient fait voter en 52.

Ce fut donc sur la question de son imperium que ses adversaires se mobilisèrent et cherchèrent à lui envoyer un remplaçant dès que cela serait possible18. dès 51, le consul M. Claudius Marcellus posa ouvertement la question de la nomination de son successeur, mais une telle proposition était manifestement contraire à la loi que Crassus et Pompée avaient fait voter en 55 et qui prorogeait son commandement de cinq ans. En 50, la menace que les Parthes faisaient toujours sérieusement peser sur la frontière orientale servit de prétexte au Sénat pour réclamer deux légions : l’une à César, l’autre à Pompée. Celui-ci en désigna une qu’il avait prêtée à son ancien allié en 54-53. César s’exécuta et restitua les deux unités, mais non sans se gagner la fidélité des hommes qui les composaient en leur offrant en récompense plus d’une année de solde19.

Fin 50, cependant, la prorogation s’achevait, et la question de la nomination d’un nouveau gouverneur de Gaule devenait urgente. César ne manquait pas de partisans. En 50, il fut défendu par le consul L. Aemilius Lepidus Paullus et le tribun C. Scribonius Curio qu’il s’était gagnés par les millions de sesterces qu’il leur avait distribués. Les deux hommes empêchèrent toute décision. Au début de l’année 49, quand décidément le Sénat dut trancher, ce furent les tribuns M. Antonius (Marc Antoine) et Q. Cassius Longinus qui intervinrent. Par l’intermédiaire de ces hommes, César acceptait d’abandonner son commandement si Pompée, qui gouvernait toujours l’Espagne par légats interposés, abdiquait le sien au même moment. La concession était vaine. Pompée et les oligarques refusaient désormais l’idée même qu’il pût être consul20. Lorsque la décision fut prise en janvier par le Sénat de lui nommer un successeur, l’intercessio de ceux des tribuns qui lui étaient favorables ne fut pas respectée. Ils s’enfuirent auprès de lui. Pompée fut chargé de veiller au salut de la République. La guerre civile pouvait commencer.

Dès que César eut franchi le Rubicon qui marquait la limite entre sa province et le reste de l’Italie, Pompée évacua Rome. Son plan était sans doute déjà d’abandonner la péninsule et de s’appuyer sur les ressources immenses qu’il détenait en Orient depuis que, en réorganisant les provinces et les royaumes, il en avait fait entrer dans sa clientèle tous les milieux dirigeants. La majorité des sénateurs avait fui avec lui. Peut-être aussi espérait-il reproduire avec succès la tactique de Sylla et, en en reproduisant le modèle, jeter sur son adversaire le discrédit de la domination marianiste des années 88-82.

Ce fut une erreur. César en entrant dans Rome mettait la main sur le Trésor public et s’assurait le soutien populaire par des mesures d’approvisionnement et de distribution de blé. Il acquérait aussi une légitimité certaine, car la plupart des institutions civiques, à commencer par les assemblées du Peuple, certaines prêtrises et magistratures importantes ne pouvaient avoir d’autre siège que celui de la Ville. Certains de ses adversaires qui géraient le tribunat de la plèbe y étaient d’ailleurs restés et tentèrent un temps de s’opposer à ses décisions. César, en tenant Rome, bénéficiait d’une apparence de continuité qui lui permettait aussi de retourner contre son adversaire le spectre d’un retour sanglant des syllaniens.

Pompée semblait avoir la maîtrise de la situation militaire. Après avoir résisté un temps en Italie méridionale, il s’était embarqué à Brindisi et s’était installé sur la côte illyrienne à Dyrrachium (Durrës). Grâce à ses légats et aux gouverneurs des provinces qui s’étaient ralliés à lui, il tenait l’Espagne, l’Afrique et l’Orient, ainsi que la plupart des mers. César était donc contraint de prendre l’offensive. En 49, il commença par se garder de la menace occidentale en affrontant les 7 légions de l’armée pompéienne d’Espagne. Marseille, sur son passage, s’obstina à rester fidèle au Sénat. Il l’investit puis, sans attendre la fin du siège, s’attaqua aux légats de Pompée : L. Afranius qui, au nord, commandait la citérieure et M. Petreius qui avait la garde de la Lusitanie à l’ouest. Il les vainquit tous deux à Ilerda (Lerida) en août, puis il se tourna contre le troisième, M. Terentius Varro qui, au sud, commandait l’ultérieure, et ne résista guère. A l’automne, Marseille tombait. César rentrait à Rome, maître de la Gaule et de l’Espagne. Il y était alors nommé dictateur.

L’année 48 fut décisive. Les forces des deux adversaires étaient alors équivalentes. Mais César ne laissa pas à Pompée le temps de se renforcer davantage. Il l’attaqua dans son camp retranché de Dyrrachium. Pompée s’échappa et gagna la Thessalie. César le suivit et, en août, réussit à écraser ses troupes à Pharsale. Pompée, devenu fugitif, se réfugia en Égypte. Il y fut assassiné sur ordre des conseillers du jeune roi Ptolémée XIII. César, en l’y suivant, rencontra Cléopâtre, qui était alors en conflit avec son frère-époux. Elle le gagna – comme on sait – facilement à sa cause, mais les partisans de Ptolémée XIII et les Alexandrins déclenchèrent une révolte (la guerre d’Alexandrie) qui faillit causer sa perte. Il réussit à l’emporter, puis séjourna un temps dans le royaume auprès de sa maîtresse.

Ce fut alors, en 47, que le fils de Mithridate, Pharnace, tenta de profiter de la situation pour regagner les possessions de son père. Il envahit les territoires des rois Déjotaros de Galatie et Ariobarzane III de Cappadoce qui étaient redevables à Pompée et qui l’avaient soutenu. Même césarien, le proconsul d’Asie Cn. Domitius Calvinus ne pouvait admettre qu’un roi étranger profitât de la guerre entre Romains. Il intervint, mais fut défait. César se mit alors rapidement en campagne et battit l’audacieux à Zéla (août 47)21. Ce fut alors qu’à son tour il réorganisa les royaumes et les provinces d’Orient. Il confia les États de Pharnace et une partie de la Galatie à l’un de ses alliés, Mithridate de Pergame, et confirma Ariobarzane et Déjotaros sur leurs trônes, mais il agrandissait aussi le royaume du premier de la petite Arménie qu’il prenait au second. L’Égypte enfin, dont la reine allait résider à Rome auprès de lui, devenait une alliée fidèle.

A l’automne 47, César était de retour à Rome. Il reprit en main certaines de ses troupes qui s’attendaient à être démobilisées, puis, en décembre, repartit vers l’Afrique où s’étaient réfugiés et réorganisés les pompéiens vaincus. Leurs chefs, Caton et Q. Caecilius Metellus Pius Scipio Nasica, avaient obtenu l’alliance de Juba le roi de Numidie. Leurs forces étaient encore redoutables et pouvaient l’emporter. César, qui s’était gagné les rois de Maurétanie, Bocchus et Bogud, réussit cependant à vaincre Scipion à Thapsus en avril 46. Ce fut alors que Caton, demeuré à Utique, se suicida.

Revenu à Rome en juillet, César célébra les triomphes qui consacraient sa victoire. Il y resta alors un temps pour amorcer son œuvre réformatrice, puis repartit pour affronter une dernière menace. A la fin de l’année 47, les fils de Pompée, Cn. et Sex. Pompeius, qui s’étaient réfugiés en Espagne, avaient réussi à soulever la population contre les gouverneurs césariens et à contrôler la péninsule. César s’y rendit à nouveau à la fin de l’année 46 et, après de difficiles opérations, les battit à Munda en mars 45. L’aîné Cnaeus, mort, et son frère, en fuite, toutes les oppositions armées étaient réduites. Il ne restait plus à César qu’à achever son œuvre de réorganisation politique.

La monarchie césarienne

Depuis que César s’était en 49 emparé du pouvoir à Rome, il avait eu à mener deux tâches tout à la fois nécessaires et en fait largement contradictoires : rétablir l’équilibre civique, conforter et légitimer sa propre domination. Tant en vertu des pouvoirs dont il disposait lui-même que par l’intermédiaire de ses partisans qui géraient les magistratures, il prit toute une série de mesures dont le but affirmé était d’apporter la paix à l’Italie et à l’Empire et d’établir un nouvel ordre politique. Il cherchait aussi à inscrire sa propre position dans le fonctionnement des institutions. Mais comme la supériorité qu’il avait atteinte le conduisait immanquablement à mettre en place une monarchie qui contredisait tous les principes républicains, son gouvernement s’acheva par une révolte aristocratique et une nouvelle période de guerres civiles.

Les premières dispositions qu’il prit alors qu’il avait encore à combattre furent le plus souvent d’urgence et visèrent à assurer son pouvoir. En 49, il commença par faire lever les interdictions qui pesaient sur les enfants des proscrits de Sylla ou encore par faire revenir ceux qui avaient été conduits à l’exil par les condamnations prononcées en 52 en vertu des lois de Pompée. La même année, il sanctionna ses adversaires en confisquant notamment une partie du territoire de Marseille et il récompensa ses partisans en faisant accorder la citoyenneté romaine aux habitants de Gades qui s’étaient ralliés à lui et surtout à ceux de Gaule Cisalpine – les Transpadans – qui ne l’avaient pas encore. Il se gagnait ainsi l’attachement de populations entières.

Plus tard, en 47 et en 46, il put faire davantage encore pour ses partisans et ses vétérans. Il distribua 6 000 deniers à chacun de ses soldats. Il procéda aussi à la vente des terres et des biens confisqués aux Pompéiens et il s’engagea en même temps dans un programme de colonisation et de distribution agraire. Malgré tout, il tint à apparaître comme le défenseur de l’intérêt public. Il veilla à ce que les domaines qui avaient été pris à ses adversaires fussent vendus à un juste prix et à ce qu’ils fussent effectivement payés même par des individus aussi proches que lui que Marc Antoine. De la même façon, lorsque, une fois vainqueur en 46, il mena une campagne massive de colonisation – Suétone donne le chiffre de 80 000 colons outre-mer22 –, il en fit bénéficier aussi bien la population urbaine de Rome que ses propres soldats. Il utilisa alors dans les provinces l’ager publicus qui restait des conquêtes précédentes ou les terres confisquées sur ses ennemis : en Gaule où furent fondées Arles et Lyon23 et renforcée Narbonne, en Afrique sur le site de Carthage, en Espagne à Séville, en Orient où il fonda les colonies de Corinthe, d’Héraclée du Pont et de Sinope pour ne citer que les plus importantes. En Italie, il utilisa les immenses ressources financières qu’il avait acquises pour dédommager les propriétaires et distribua par petits groupes les quelque 15 000 vétérans qu’il installait dans les cités, afin de ne pas reproduire les rancœurs et les conflits qui avaient accompagné la colonisation syllanienne.

Ce même souci de mener une politique qui respectât l’équilibre social le conduisit à conserver une certaine modération dans les mesures d’urgence qu’imposait la situation de pénurie financière des débuts de la guerre civile. En 49 et en 47, il avait fait prendre des mesures qui allégeaient ou consolidaient les dettes ou qui faisaient remise d’une partie des loyers, mais ne les avait certes pas annulées comme certains le craignaient. Et, alors que lui-même était absent, certains de ses partisans, P. Servilius Isauricus, son collègue au consulat de 48, et Marc Antoine, son maître de cavalerie en 47, suivirent son exemple, sinon ses instructions, lorsqu’ils intervinrent contre M. Caelius Rufus, préteur en 48, et P. Cornelius Dolabella, tribun de la plèbe en 47, qui tentaient de se gagner une popularité en promouvant une politique favorable aux débiteurs.

Cette politique n’était pas que de circonstance ni même dictée par la situation où sa victoire le mettait de devoir prendre en compte les aspirations et les besoins de tout le corps civique. César cherchait à assumer une position d’homme d’État responsable de l’équilibre politique et soucieux de créer les conditions de la concorde entre les citoyens, car c’était ainsi qu’il pouvait affirmer cette supériorité qu’il entendait se donner, de sauveur et de refondateur de Rome.

A la différence de Sylla, César avait refusé de massacrer ses adversaires vaincus et avait fait de sa clémence une vertu. Il avait délibérément adopté cette attitude dès les premiers moments de sa campagne en Italie en 49, lorsqu’il avait relâché L. Domitius Ahenobarbus, le successeur que le Sénat lui avait désigné en Gaule et qu’il avait fait prisonnier à Corfinium. Vainqueur, il avait bien fait prendre à l’encontre des vaincus des mesures de confiscation des biens et de limitation de leurs droits, mais les effets furent limités et, en 44, il décréta une amnistie générale. En fait, un tel comportement avait pour effet de le mettre au-dessus de ce conflit dont il était pourtant le principal acteur24. Il gagnait sur ceux qu’il épargnait une créance de gratitude que rien ne viendrait combler puisqu’elle équivalait à la vie et il se donnait surtout une sorte de souveraineté qui l’autorisait à se présenter comme le représentant du bien commun et non comme le défenseur de ses intérêts propres. C’était d’ailleurs ce qu’avait bien compris Caton, qui, en se donnant la mort, lui avait refusé cette reconnaissance25.

 

 

Cette position que César avait acquise le conduisait ainsi à prendre des mesures de restauration de la cité. En cela, il reproduisait l’action qui avait été celle de Sylla, et parfois de Pompée. Cette œuvre législative qu’il accomplit pour l’essentiel en 46 et en 45, quand la victoire lui paraissait assurée, reprenait donc des réformes analogues à d’autres qui avaient déjà été expérimentées avant lui. Mais elle cherchait aussi à fonder pour longtemps un pouvoir personnel solidement ancré et que nul ne pourrait contester, et elle allait en cela beaucoup plus loin que toutes les expériences précédentes.

Comme Sylla l’avait déjà compris, les nouvelles conditions de la vie politique imposaient d’augmenter le nombre des prêtres et surtout des magistrats. Il accrut donc d’une unité celui des membres des principaux collèges de pontifes, d’augures et de quindecimvirs et fit passer le nombre des préteurs à 16, celui des édiles à 6 par la création des aediles ceriales, et celui des questeurs à 40. Ceci lui permettait en même temps de répondre aux attentes de ceux qui avaient choisi son camp. Ces mesures, jointes à celles qu’il avait prises pour restaurer les droits des enfants des proscrits et récompenser ses partisans, eurent pour effet d’augmenter considérablement le nombre des sénateurs qui atteignit ou peut-être même dépassa les 900 individus. En procédant ainsi, il affaiblissait certes le poids de l’institution, mais il prenait aussi en compte les nouvelles réalités sociologiques du cadre civique. C’étaient les aristocraties italiennes et, pour quelques individus seulement, provinciales, gauloises et espagnoles, qui entraient au Sénat. Comme par ailleurs la guerre civile avait entraîné la disparition d’un certain nombre de membres de l’ancienne aristocratie, ces mesures aboutissaient à un renouvellement important de l’ordre sénatorial. Ceci provoquait bien l’indignation des vieux Romains, mais répondait à cette tendance à long terme qui conduisait à l’élargissement de la sphère politique. Ces promotions avaient donc pour conséquence que des régions entières se trouvaient représentées au travers des liens personnels dont bénéficiaient les nouveaux sénateurs qui devenaient naturellement les patrons de leurs cités d’origine. En 44, enfin, il fit passer par une loi plusieurs familles plébéiennes dans le patriciat ; ce qui avait pour effet de faciliter le recrutement des prêtres, mais aussi de reconstituer le corps civique sous sa forme traditionnelle et ainsi d’en renforcer la hiérarchie et l’équilibre.

Les mesures qu’il prit à l’égard de l’aristocratie allaient également dans le sens de la restauration. Il chercha à lutter contre les désordres en aggravant les peines de ceux qui étaient condamnés de vi et de majestate par cette interdiction de l’eau et du feu qui les excluait de la cité. Il réserva en même temps les jurys des quaestiones aux membres des deux ordres sénatorial et équestre. Il réglementa la durée des gouvernements de province en la limitant à deux ans pour les consuls et à un an pour les préteurs. Il promulgua enfin à son tour une de ces lois somptuaires qui avaient pour principe de restaurer la vertu et pour fonction de réguler la compétition par l’imposition de limites à l’ostentation et fit veiller, semble-t-il, à son application.

La politique qu’il suivit à l’égard des milieux populaires s’inscrivait enfin dans une tradition plutôt réformatrice, mais hostile aux mesures démagogiques, qui apparaissait déjà dans son attitude à propos de la question des dettes. A Rome, il réduisit de moitié environ le nombre des bénéficiaires des distributions de blé en les ramenant à 150 000. A l’exception des plus établis, il interdit ces collèges urbains que Clodius avait utilisés comme instrument de mobilisation et d’organisation de la population urbaine. En Italie, reprenant des thèmes traditionnels, il prit des mesures d’encouragement de la natalité et imposa aux propriétaires de troupeaux d’employer au moins un tiers d’hommes libres parmi leur personnel.

L’essentiel, cependant, tenait à ce que César s’était donné une position de souveraineté qu’il revendiquait d’ailleurs en indiquant que sa volonté devait être interprétée comme la loi26, et qui le conduisait à légiférer sur tous les aspects de la vie civique. Il s’était engagé dans une réforme du droit civil qui avait pour effet de rassembler et d’unifier des normes et des procédures qui s’étaient surajoutées les unes aux autres au fil du temps. Comme Sylla, il avait procédé à une extension du pomerium qui inscrivait symboliquement dans l’espace la refondation à laquelle il procédait, et il avait enfin réformé le calendrier civique fortement décalé sur le temps astronomique par son organisation presque définitive en 365 jours et quart que l’on désigne par son nom de calendrier julien. Par toutes ces mesures, César se définissait lui aussi comme un de ces législateurs qui apparaissaient dans la tradition antique comme de nouveaux fondateurs qui avaient apporté la paix et la stabilité à leurs cités en crise.

 

 

Or c’était cette place que César occupait qui posait le problème constitutionnel le plus redoutable. La transcription institutionnelle qu’il était contraint de lui donner ne pouvait être trouvée que hors des équilibres collégiaux de la république aristocratique. Les solutions auxquelles il eut recours passaient par la manifestation éclatante de sa supériorité et la concentration entre ses mains de pouvoirs normalement séparés. Elles s’inscrivaient largement dans la continuité de celles que Marius, Sylla ou Pompée avaient adoptées. Mais comme ces précédents avaient déjà montré leurs limites et que, de toute façon, il devait les dépasser, il fut amené à pousser toujours un peu plus loin la revendication et la célébration d’une primauté tant dans sa définition symbolique que dans sa réalisation institutionnelle. Ce processus conduisait à des contradictions d’une ampleur telle cependant qu’elles ne pouvaient guère conduire à autre chose qu’à la crise que révéla son assassinat.

Ce furent le consulat et la dictature qui fournirent à César les principaux supports juridiques de son pouvoir. Il géra le premier en 48, puis en 46 quand il célébra ses triomphes, en 45 encore, mais pour une partie seulement de l’année, et enfin en 44. Mais, même cumulés, même parfois gérés sans collègue comme ce fut le cas en 45, ces consulats ne lui convenaient pas. Il n’usa pas du droit que le Sénat lui avait accordé en 48 d’obtenir cette magistrature pendant cinq ans de suite, puis déclina en 45 celui de la recevoir pour dix ans27. Elle ne correspondait sans doute pas à la figure politique qu’il entendait se construire. Il avait besoin d’une position supérieure qu’il trouva dans la dictature. Elle le mettait en effet au-dessus de tous les autres magistrats et sanctionnait sa domination. Il la géra en 49, mais pour quelques jours seulement, puis en 48 après la victoire de Pharsale pour un an. En 46, il fut nommé dictateur pour dix ans et finalement, en 44, il le fut pour la vie. Et même mis dans cette position de supériorité absolue, il chercha encore à accentuer l’écart qui le séparait des autres membres de l’aristocratie en prenant un certain nombre de décisions qui dévalorisaient un consulat devenu secondaire. Ce fut ainsi qu’en 45 la mort inopinée de l’un des consuls lui permit de nommer un remplaçant qui ne tint ses fonctions qu’un jour seulement, et qu’en 44 il fit attribuer cette magistrature à Marc Antoine qui n’avait que trente-huit ans puis à P. Cornelius Dolabella qui n’en avait pas plus de trente-deux. D’une façon générale enfin, il évita de faire décerner des commandements militaires à ceux qui venaient de l’exercer28.

Comme les fonctions auxquelles répondaient ces deux magistratures ne lui permettaient pas d’intervenir dans tous les registres de la vie civique, il obtint en 46 les compétences des censeurs sous la forme d’une praefectura morum pour trois ans qui devint une fonction à vie à la fin de 45 ou au début de 44. Surtout, il se fit donner en 48 les pouvoirs des tribuns de la plèbe, puis toujours en 45-44 l’équivalent de leur sacrosanctitas. Il renouait là avec la pratique qui avait été la sienne lors de son consulat en 59 d’associer sur sa personne la double légitimité des magistratures du peuple et de celles de la plèbe. Comme depuis longtemps, enfin, il était grand pontife, il contrôlait la plupart des cultes. Ainsi, plus aucune responsabilité ne lui échappait.

Contrairement à toutes les règles de la République, il cumulait pour lui seul la puissance de magistratures qui devaient au contraire être distribuées et partagées entre divers titulaires. Il en modifiait et en affaiblissait même la notion dans la mesure où il vidait certaines de leur contenu (le consulat) et qu’il usait du contenu d’autres sans les gérer (le tribunat de la plèbe et la censure). Il recomposait ainsi et concentrait les pouvoirs en sa personne, se donnant l’image de celui qui réconciliait et unifiait toutes les fonctions qui étaient nécessaires à la cité.

Il ne lui restait plus qu’à obtenir de choisir lui-même les autres magistrats et à se les subordonner. Une série de mesures, dont il est difficile d’apprécier la portée exacte, étendirent son autorité et sa compétence sur les élections jusqu’à lui donner en 44 le droit explicite de désigner la moitié des candidats à l’exception toutefois de ceux qui se présentaient au consulat. La même année enfin, il conforta encore sa puissance par le serment que durent prêter les magistrats de respecter ses actes et par les sénateurs de protéger sa personne.

Il fallait cependant que cette accumulation d’honneurs et de pouvoirs qui faisait de lui un quasi-monarque fût légitimée par la reconnaissance symbolique d’une supériorité qui le mettait au-dessus de tous les autres hommes et qui, pour tout dire, le rapprochait des dieux. Comme Marius, Sylla et Pompée, César avait certes bénéficié de la reconnaissance de ses victoires par des supplications : quarante jours en 46, puis cinquante en 45 après la victoire sur les pompéiens. Des triomphes surtout célébrèrent ses succès : en 46, il en célébra quatre sur la Gaule, l’Égypte, le Pont et l’Afrique, puis un autre en 45.

Comme Pompée, il utilisait une partie des ressources que lui avait procurées la victoire pour en inscrire le souvenir dans le paysage urbain. Il faisait construire un nouveau Forum à l’est du Capitole, grande place rectangulaire, bordée de portiques, dominée par le temple de Venus Genetrix qui, dans cet espace clos, inscrivait tout à la fois le souvenir de ses victoires et proclamait la protection de la déesse dont il prétendait descendre par la lignée de Iule, le fils d’Énée. Il pouvait aussi faire construire sur l’ancien Forum une nouvelle basilique qui portait son nom à l’emplacement de la basilique Sempronia. Il pouvait surtout profiter de la destruction de la curie et du comitium qui avait eu lieu en 52, pour remodeler l’ensemble, l’inscrire de façon ordonnée à l’extrémité de la place et l’associer sur son flan septentrional au portique de son propre Forum de telle sorte qu’il unifiait ainsi, dans un même cadre architectural, la légitimité civique qu’il incarnait par ses magistratures à l’ascendance divine à laquelle il prétendait.

Toutes ces manifestations avaient une portée encore inconnue jusque-là. Mais ce furent sans doute les honneurs et les marques symboliques de supériorité qui manifestent le mieux le niveau auquel César s’était placé29. depuis 46, il présidait tous les jeux et était interrogé en premier au Sénat. En 45, le titre d’imperator qui n’était jusque-là qu’une forme de salut devint une partie de son nom. Il obtenait de porter, d’abord aux jeux en 45, puis en permanence au cours de l’hiver 45-44, la tenue triomphale et la couronne de laurier. A ceci s’ajouta la collation du titre de liberator en 45 et celui de parens patriae en 44 qui signifiaient qu’ayant sauvé les citoyens ceux-ci lui étaient redevables de leur existence. Son anniversaire était célébré par un sacrifice public. Le fait que la cité lui devait la victoire et son salut s’inscrivait ainsi dans sa personne, alors qu’en même temps l’érection sur les rostres de statues qui le représentaient portant les couronnes qui récompensaient ceux qui avaient fait lever un siège (couronne obsidionale) et ceux qui avaient sauvé un citoyen (couronne civique) en inscrivaient la mémoire explicite et précise dans le décor urbain de la vie politique30.

A ces symboles de la relation particulière qui s’était mise en place entre César et les autres citoyens s’en ajoutaient d’autres qui le plaçaient dans une position de supériorité absolue à la frontière même de la divinité. La célébration de sa gloire, renouvelée à chaque victoire, y conduisait en effet presque nécessairement. Ses statues placées dans les temples de Rome et d’Italie voisinaient celles des dieux : l’une d’elles en particulier face à celle de Jupiter le représentait conduisant un char surmontant le monde. Sa maison reçut un fastigium comme s’il se fût agi de celle d’un roi ou d’un dieu. Son effigie fut jointe à celles des divinités que l’on honorait en les portant en procession lors des jeux. Des jeux célébraient sa victoire. Un jour de fête fut enfin ajouté en 44 aux ludi romani qui lui était spécialement consacré, de même que l’on donna son nom au cinquième mois de l’année. Un collège de luperques juliens fut créé. Un temple fut dédié à sa clémence. L’ultime étape était, bien entendu, que lui-même fût divinisé. En 44, elle était sur le point d’être franchie puisque Marc Antoine était devenu son prêtre.

Un tel processus intrigue évidemment dans la mesure où il semble ne rien signifier d’autre de la part de César qu’une tentative constante de mettre en place une monarchie comparable à celles qui fondaient le pouvoir des rois d’Orient. Il est vrai que le modèle dominait les esprits tant il était désormais commun à la plupart des représentations politiques des peuples de la Méditerranée. Il pouvait donc sembler nécessaire à la cohésion de l’Empire. Mais il n’est pas moins vrai que sa mise en place entrait en contradiction avec tous les principes réaffirmés de la République romaine. Aussi bien l’action de César aboutissait-elle surtout à se construire une figure propre qui transgressait moins les normes de l’expression de la supériorité qu’elle ne les repoussait au-delà des limites habituelles. La légitimité qu’il revendiquait était à la fois personnelle en ce qu’elle s’appuyait sur son ascendance enéenne et ses qualités exceptionnelles de chef, et civique en ce qu’elle tenait à la paix et à la libération qui étaient autant de bienfaits qu’il avait apportés à la cité. Tous ces traits convergeaient dans la mise en place, à coups de rites et de célébrations, d’une personnalité publique originale de héros fondateur. Il entretenait certes l’ambiguïté en acceptant que sa statue fût placée au Capitole avec celles des rois et en en portant lui-même parfois le costume, mais il n’y avait pas que de la réserve dans ces épisodes où, en en refusant le nom, il rappelait qu’il était César. Par une telle affirmation en effet il se constituait lui-même en un nouveau modèle et se plaçait au-dessus de tout ce que Rome avait connu jusque-là31.

En fait, toute l’action de César reposait sur un jeu constant de proclamation et d’acceptation qui tirait la reconnaissance de son statut d’une interaction qui le liait aux autres acteurs de la vie politique. L’épisode fameux des Lupercales de 44 au cours duquel César fut salué du titre de roi permet assez bien de le comprendre. Cette fête célébrait la naissance de Rome par un rituel explicite : des aristocrates, membres du collège dit des luperques, faisaient en courant le tour du Palatin, la colline où Romulus avait été allaité par la Louve et où il avait fondé la cité. Ils étaient à peine vêtus et, en frappant les femmes des lanières qu’ils avaient taillées dans la peau de l’animal qu’ils avaient sacrifié, leur apportaient la fertilité. Cette cérémonie mettait en scène le passage de l’état de nature et de sauvagerie à celui de civilisation et marquait la naissance de la communauté organisée. Or ce fut précisément au milieu de cette course que le consul Marc Antoine qui y participait se dirigea vers César et lui tendit un diadème entrelacé d’une couronne de laurier. C’était le proclamer comme roi, certes, mais sous la forme d’un nouveau Romulus, fondateur de la cité, créateur d’un nouvel ordre.

Les divers comportements des protagonistes de l’épisode éclairent ainsi le processus de construction de la figure politique que César cherchait à incarner. Marc Antoine, en tendant le diadème, sollicitait l’opinion de tout le peuple romain rassemblé pour la fête. César, en le repoussant, se donnait les apparences de la légalité. Il tirait bénéfice du rapprochement avec Romulus, mais se grandissait aussi d’un refus. Il fut plus applaudi que ne l’avait été Antoine. Ses ennemis prétendirent que ce fut la seule raison qui le poussa à ne pas accepter le titre. Des tribuns de la plèbe conservateurs s’empressèrent d’ailleurs de confirmer cette interprétation en jetant en prison quelques individus accusés d’avoir placé des diadèmes sur les statues de César32.

Cet exemple – le mieux connu – permet de déterminer tout à la fois les enjeux et les conditions de l’action constitutionnelle de César. Comme pour tous ses prédécesseurs, la domination qu’il avait acquise se révélait être une impasse. Soit, comme Sylla, il se retirait une fois la cité restaurée et tentait de jouir d’une gloire qui s’effaçait dans l’oisiveté. Soit, comme Pompée, il tentait de se poser en arbitre des conflits et laissait s’user son prestige dans les jeux étriqués de la compétition aristocratique. Soit il s’engageait, comme il le fit, dans une escalade de la reconnaissance qui renouvelait certes l’expression de sa supériorité, mais qui n’avait d’autre terme que l’horizon incertain d’une figure toute à créer de roi, de héros ou de demi-dieu dont la construction ouvrait la voie à toutes les escalades symboliques et les provocations politiques.

 

 

En 44 cependant, il pouvait imaginer avoir l’occasion de se grandir encore. Les Parthes restaient le seul ennemi invaincu et il préparait l’offensive qui lui aurait permis de venger Crassus et d’égaler, voire de surpasser, Alexandre. Il n’en eut pas le temps. La politique qu’il avait suivie le conduisait à sa perte. Non pas qu’il ait manqué de partisans ou qu’il ait pu craindre une quelconque opposition d’envergure. Il dominait de ses victoires et de son autorité tous les rois et les élites des cités et des peuples de l’Empire. Ses vétérans qu’il avait récompensés et répartis un peu partout lui étaient personnellement attachés. Les aristocraties municipales d’Italie et les membres de l’ordre équestre lui étaient acquis par l’équilibre et la paix qu’il avait apportés. Les milieux populaires de Rome bénéficiaient de ses largesses et des fêtes qui célébraient la gloire du peuple romain. Même les membres de l’aristocratie sénatoriale lui étaient soumis. Ceux qui avaient combattu dans son camp avaient partie liée avec lui et les autres qui avaient été ses adversaires devaient à sa clémence leurs biens et toute leur existence.

Le danger n’était pas là. Il tenait d’abord à ce que les membres du Sénat étaient collectivement écrasés par la position qu’il avait prise et qu’individuellement ils étaient soumis à une concurrence inacceptable dans les manifestations de dévouement qu’il attendait d’eux. Dès lors, en effet, que César concentrait entre ses mains toutes les ressources de fortune, de relations clientélaires et de gloire, qu’il disposait des gouvernements de provinces et des magistratures, qu’il était le seul arbitre des commandements et des récompenses, tous les échanges de services et de gratitude étaient nécessairement réorientés autour de sa personne. Et puisque lui-même ne mettait pas de limite aux honneurs qu’il escomptait recevoir, la voie était ouverte à toutes les surenchères dans l’adulation et la courtisanerie33. A partir du moment où c’étaient les ambitions explicites ou secrètes de César qui déterminaient les carrières, voire contrôlaient les instruments de l’appartenance à l’aristocratie sénatoriale, ceux-là mêmes qui pensaient devoir tirer leur statut de leurs qualités propres avaient nécessairement le sentiment d’avoir perdu avec la liberté les valeurs mêmes qui fondaient leur identité sociale. Ils ne pouvaient plus alors que reconnaître dans le dictateur cette figure paradigmatique du tyran que tous leurs principes commandaient de combattre.

Aussi bien les motivations personnelles des 24 conjurés qui l’assassinèrent le 15 mars 44 n’avaient-elles guère d’importance. Ils n’avaient pas d’autre programme que de supprimer le monarque et de restaurer, pensaient-ils, la liberté de la cité dont ils n’imaginaient pas qu’elle pût être autre chose que la leur propre. La mort de César ouvrait alors une nouvelle phase aiguë de la crise de la République. Aucun rétablissement constitutionnel ne pouvait répondre à la situation qui était créée. La seule perspective était la reprise de cette même compétition pour le pouvoir qui avait conduit à la guerre civile et à la monarchie. A ceci près désormais que César représentait un modèle qu’il était tout aussi difficile d’imiter que de rejeter. Un nouveau cycle de violences s’ouvrait qui allait révéler l’impossibilité pour Rome d’échapper à son destin de monarchie impériale.


1.

Cf. supra, p. 91-92.

2.

Cf. I. Shatzman, Senatorial Wealth, p. 375-381, 389-393. Cf. aussi P.A.Brunt, Latomus, 34, 1975, p. 619-635, pour d’autres exemples caractéristiques.

3.

Il est impossible de parvenir à des chiffres même approximatifs, I. Shatzman, Senatorial Wealth, p. 348-349.

4.

I. Shatzman, ibid., p. 329-330.

5.

L. Harmand, Le Patronat sur les collectivités publiques, Paris, PUF, 1957, p. 133.

6.

Val. Max., II, 10, 8.

7.

J.-M. David, Le Patronat judiciaire, p. 391-394.

8.

Cf. J.-L. Ferrary, Philhellénisme et Impérialisme, p. 445-486.

9.

Contre Pison, passim.

10.

Cf. en particulier G. Sauron, « Templa Serena », MEFRA, 92, 1980-1981, p. 277-301 ; M. Gigante, La Bibliothèque de Philodème de Gadara et l’Épicurisme romain, Paris, Les Belles Lettres, 1987.

11.

Cf., sur ces questions, C. Moatti, La Raison de Rome, Paris, Le Seuil, 1997, mais qui n’envisage ces questions que sous l’angle d’un développement intellectuel autonome sans tenir compte ni des contraintes sociologiques à l’œuvre ni de la subordination générale de ces disciplines à la philosophie et à la rhétorique.

12.

W. Kunkel, Herkunft und Soziale Stellung der römischen Juristen, Böhlau, Graz, 1967, 2e éd., p. 56-61.

13.

Cf. M. Labate et E. Narducci, dans A. Giardina et A. Schiavone, Società romana…, III, p. 127-182.

14.

Une position revendiquée par Salluste, Bell. Jug., 3-4.

15.

En particulier 97-100 ; cf. Att., VII, 5, 2.

16.

Cic., Att., IV, 15, 7.

17.

Suet., Div. Iul., 30.

18.

Cf. A. Giovannini, Consulare imperium, p. 105-146.

19.

App., B.C., II, 29

20.

Cic., Att., VII, 8, 4.

21.

Ce fut cette campagne qui lui donna l’occasion du célèbre veni, vidi, vici.

22.

Suet., Div. Iul., 42, 1.

23.

En 43, sur ses instructions.

24.

Cf. C. Meier, César, p. 365-367.

25.

Plut., Cat. Min., 64, 7-9.

26.

Suet., Div. Iul., 77, 1.

27.

Dio Cass., XLII, 20, 3 ; App., B.C., II, 107.

28.

D’une façon générale, cf. K.M.Girardet, « Die Entmachtung des Konsulats », dans W. Görler et S. Koster éd., Pratum Saraviense, Festgabe für P. Steinmetz, Palingenesia 30, Stuttgart, Steiner, 1990, p. 89-126.

29.

Le nombre et la diversité sont tels que seuls les plus importants et les plus significatifs sont cités ici.

30.

Cf. en particulier Dio Cass., XLIV, 4.

31.

Suet., Div. Iul., 79, 3. App., B.C., II, 108.

32.

Plut., Caes., 61.

33.

Cf. en particulier Dio Cass., XLII, 19.