Les assassins de César pensaient rétablir la République. Leur geste révéla au contraire qu’elle était déjà morte. Aucune institution n’était plus en mesure de répondre à la crise qui s’ouvrit alors. Le gouvernement aristocratique sur lequel elles reposaient toutes éclatait en effet dans l’impossibilité pour les principaux protagonistes d’établir d’autres équilibres que ceux, fugaces, d’alliances de circonstance. De 44 à 31, les guerres se succédèrent ainsi, entrecoupées de trêves, qui provoquèrent la ruine de l’Italie et de la plupart des provinces mais qui créèrent aussi les conditions de la mise en place de l’Empire augustéen.
Les conjurés pensaient sans doute que César disparu, la République réapparaîtrait dans son état natif, libérée d’une domination qui lui aurait été imposée comme si elle lui avait été étrangère. Les événements montrèrent vite qu’il n’en était rien. Les mêmes causes qui avaient conduit Sylla, Pompée et César à concentrer tout le pouvoir entre leurs mains conduisaient toujours aux mêmes conséquences, aggravées encore par la méfiance qui s’était installée et qui imposait aux protagonistes d’être le plus puissant possible afin de se garantir de la menace que représentaient leurs concurrents et adversaires. A ceci s’ajoutait le poids du crime qui avait été commis et qui posait la question redoutable que personne ne pouvait éviter d’affronter, de la culpabilité de César ou de ses assassins, et donc de la légitimité des actes de l’un et de l’impunité des autres.
Les acteurs de la politique étaient en effet divisés en deux catégories : les conjurés et leurs partisans, d’une part, et, de l’autre, ceux que l’on pourrait appeler les héritiers de César, qui tiraient l’essentiel de leur autorité du lien qu’ils entretenaient avec la mémoire du dictateur.
Parmi les premiers, les plus déterminés et les plus compromis étaient les principaux responsables de la conspiration : C. Cassius Longinus qui en 44 était préteur pérégrin, M. Iunius Brutus qui était préteur urbain, et Decimus Iunius Brutus qui était alors gouverneur de Cisalpine. Les deux premiers étaient d’anciens pompéiens qui avaient bénéficié de la clémence de César. Le troisième était l’un de ses anciens partisans. Quelles qu’aient été les raisons qui les avaient conduits à l’assassinat, leur destin était lié à ce geste dont ils revendiquaient la grandeur. C’était un tyran qu’ils avaient abattu et c’était la liberté qu’ils avaient redonnée à la cité par un acte refondateur qui renouvelait celui des meurtriers de Tarquin le Superbe. Des monnaies le proclamèrent plus tard. Brutus et Cassius furent honorés par les Athéniens qui placèrent leur statue à côté de celles de leurs propres tyrannoctones.
D’autres les rejoignirent, au premier rang desquels Cicéron. Les conjurés n’avaient pas jugé bon de le mettre dans la confidence, mais se réclamèrent de lui une fois leur projet exécuté. Surpris, critique et passablement inquiet, le grand homme accepta l’hommage et endossa la responsabilité qui l’accompagnait. L’épisode remettait également en selle le dernier des pompéiens, Sextus, le fils cadet du vainqueur de Mithridate, qui au fond de l’Espagne avait réussi avec quelques partisans à survivre à la bataille de Munda. A la mort de César, il avait repris l’offensive en Bétique et représentait de nouveau un espoir pour les uns et un danger pour les autres. Tous ces individus pouvaient s’entendre et rallier à leur cause tous ceux qui avaient à se plaindre du régime précédent. Pour peu qu’ils réussissent à imposer leurs vues, ils auraient avec eux tous les indécis.
Malheureusement pour eux, c’étaient les césariens qui détenaient l’essentiel des ressources politiques. Le plus puissant d’entre eux était Marc Antoine. Il avait été le compagnon et le partisan le plus fidèle de César. En 44, il détenait le consulat. Comme il s’agissait de la fonction la plus importante de la cité, il était évident qu’il fallait compter avec lui. M. Aemilius Lepidus (Lépide) apparaissait comme un autre personnage d’importance. Lui aussi avait soutenu César dans ses combats contre ses adversaires. Il avait été préteur en 49, consul en 46 et, depuis cette même année, il était le maître de cavalerie du dictateur. Comme Antoine, il apparaissait comme le collègue de César, un de ceux qui lui étaient le plus intimement liés. A ces deux premiers personnages vint s’en ajouter un troisième, d’une dizaine d’années plus jeune qu’eux : P. Cornelius Dolabella avait rejoint César au cours de la guerre contre Pompée, puis avait été tribun de la plèbe en 47. Il était surtout celui que César avait désigné comme devant lui succéder au consulat au moment où il partirait combattre les Parthes. Dès la mort de César, il se précipita donc pour prendre les insignes de consul suffect et sa place parmi les magistrats.
Le plus inattendu cependant et le plus dangereux pour les trois précédents avait des titres d’une autre nature à faire valoir. Il s’agissait du jeune C. Octavius (Octavien, le futur Auguste), le petit-neveu de César que celui-ci avait adopté. Il n’avait pas encore dix-neuf ans. Mais il héritait du nom, de la fortune et, selon les vieilles règles, de l’attachement clientélaire du disparu. Il avait surtout pour devoir personnel et familial de reprendre son rang1. Encore fallait-il qu’il trouvât les moyens de faire valoir ses droits quand ni les assassins, ni les compagnons de César n’avaient aucun désir de lui faire la moindre place ni encore moins le laisser réaliser cette ambition.
Il était clair qu’il ne pouvait y avoir ni accord ni stabilité dans les relations entre tous ces personnages. Ce n’était pas tant les intérêts qui les opposaient que la possibilité d’occuper ensemble et en même temps une position politique reconnue. Les valeurs sur lesquelles ils auraient pu la fonder étaient en effet concurrentes, opposées, sinon contradictoires. Si les conspirateurs parvenaient à se grandir de leur acte, c’étaient les compagnons et les héritiers de César qui étaient discrédités. Si ceux-ci, en revanche, tiraient quelque prestige du souvenir du défunt, les premiers étaient des criminels. Entre les césariens enfin, le conflit ne pouvait manquer de sourdre. Antoine et Lépide ne tiraient pas toute leur légitimité de leur lien avec le disparu. Ils avaient déjà géré des magistratures importantes et disposaient d’un certain capital de prestige personnel. Octavien, au contraire, n’avait que des titres privés à faire reconnaître. Il lui fallait donc se comporter comme un fils respectueux des règles de la pietas, venger son père et magnifier son souvenir ; ce qui n’allait pas sans compliquer tous les efforts d’apaisement auxquels les uns et les autres devaient provisoirement consentir.
Une fois passé le moment de confusion et de terreur qui suivit le meurtre de César, il fallut bien trouver un accommodement. Cicéron proposa une amnistie qui évitait le conflit et réservait l’avenir. Antoine obtint la confirmation des actes de César, et les provinces furent partagées entre les principaux protagonistes si bien que chacun pouvait se sentir conforté dans une position d’attente. On calma enfin l’inquiétude des milliers de vétérans de César qui se trouvaient alors à Rome, par la garantie que les procédures de colonisation et de distribution de terres dont ils devaient bénéficier seraient menées à leur terme2. Mais rien n’était dit, et deux séries d’événements modifièrent ces premières dispositions.
Antoine profita en effet des funérailles de César pour célébrer sa mémoire, annoncer au peuple les mesures que, par son testament, il avait prises en sa faveur et provoquer l’émeute contre ses assassins. L’émotion fut telle que la foule trompée, par exemple, par une homonymie lyncha le tribun C. Helvius Cinna en le prenant pour l’un des assassins. Le corps de César fut brûlé sur le Forum et, dès les semaines qui suivirent, un autel fut élevé à l’emplacement du bûcher et un culte fut célébré à sa personne. Antoine et Dolabella combattirent ces manifestations qui contrariaient l’accord avec le Sénat. Mais elles signifiaient à l’évidence que la population de Rome et les vétérans de César rejetaient ses assassins et soutiendraient toute politique qui se recommanderait de lui et poursuivrait son action.
Assuré de renforcer ainsi sa légitimité et son assise politique, Antoine fit confirmer par le Peuple les actes de César et, pour manifester sa bonne volonté, abolir la dictature. Mais il fit surtout ratifier au cours de l’année toute une série de projets de lois qu’il disait avoir trouvés dans ses papiers et qui lui assuraient une belle popularité3.
Avec Dolabella, il fit ajouter encore aux distributions de terres qui avaient été prévues pour les vétérans, afin d’en faire bénéficier les citoyens pauvres, et instituer une commission de distribution qui serait présidée par son frère Lucius. Il fit prévoir une troisième catégorie de juges aux jurys des quaestiones qui devait être recrutée parmi les centurions et offrit à ceux qui avaient été condamnés de vi ou de maiestate de pouvoir faire appel au peuple. Sous le nom de César enfin, il fit voter le rappel des exilés, la concession de la citoyenneté romaine aux habitants de la Sicile et quelques autres mesures particulières qui étaient autant de services peut-être rémunérés par leurs bénéficiaires, mais qui lui valaient en tout cas leur reconnaissance. Avec son appui, enfin, Lépide obtenait le grand pontificat rendu vacant par la mort de César. Antoine se donnait ainsi la position du véritable continuateur de la politique du dictateur, mobilisait à son profit l’attachement de ses partisans et s’en gagnait d’autres. Au point qu’inquiets de la tournure que prenaient les événements, Brutus et Cassius préférèrent quitter Rome en avril, puis l’Italie, en août. Ils se rendirent en Orient où ils pouvaient compter sur C. Trebonius, un autre membre de la conjuration, qui gouvernait la province d’Asie.
Le deuxième événement fut l’arrivée d’Octavien au début du mois de mai. L’assassinat de César l’avait surpris à Apollonie d’Illyrie au milieu des troupes qui avaient été rassemblées pour la campagne contre les Parthes. Dès son débarquement en Italie, il fut entouré par la ferveur des nombreux dépendants et vétérans de son père adoptif qui se mobilisèrent pour lui et l’accompagnèrent jusqu’à Rome. Une fois sur place, il entreprit de faire valoir ses droits à l’héritage malgré l’obstruction d’Antoine. Il réussissait ainsi à détacher les milieux populaires de ce dernier, notamment par la volonté qu’il manifestait de respecter les distributions d’argent que prévoyait le testament de César, en puisant au besoin dans sa propre fortune. En juillet, la célébration des jeux qui avaient été institués pour la victoire de Pharsale lui donna l’occasion de rappeler le souvenir de son père. Une comète opportune lui permit de conforter la croyance populaire selon laquelle l’âme de César avait rejoint les dieux et de faire placer une étoile sur le front de la statue de son père qui se trouvait au Forum. La filiation divine était ainsi confirmée et c’était lui qui en bénéficiait.
Le conflit entre Antoine et Octavien devint inévitable quand le second entreprit de recruter des soldats. C’était une véritable armée privée qu’il se constituait là, à l’image de celle que Pompée avait rassemblée pour combattre les marianistes. Il avait en effet besoin de forces et cherchait à mobiliser des hommes parmi les vétérans de César installés en Campanie. Il tenta aussi de se gagner à coup de promesses ceux des légions de Macédoine qu’Antoine avait fait rappeler pour l’accompagner dans les provinces de Gaule qu’il s’était fait attribuer pour 43. Celui-ci était consul et ne pouvait évidemment pas accepter une telle usurpation. Ce fut donc dans ce contexte qu’à la fin 44 et au début de 43 éclatèrent les premiers épisodes de la guerre civile sur deux fronts simultanément : en Orient et en Italie.
P. Cornelius Dolabella qui avait obtenu le gouvernement de la Syrie se heurta en arrivant en Orient à C. Trebonius, un des conjurés, qui tenait l’Asie. Il put faire son adversaire prisonnier et l’exécuter. Mais il dut affronter à son tour Cassius qui s’était déjà emparé de sa province et qui l’assiégea dans Laodicée (juillet 43). Défait, il se suicida. L’Orient était alors tout entier entre les mains des tyrannicides.
C’était cependant en Italie que se déroulaient les événements les plus importants. Dans un premier temps, Antoine avait réussi à reprendre ses troupes en main. Mais deux légions lui échappèrent alors qu’il se rendait en Cisalpine et passèrent à Octavien. Puis il se heurta à Decimus Brutus qui gouvernait la province en vertu d’une décision antérieure de César, et qui n’avait pas l’intention de la lui laisser. Antoine mit donc le siège devant Modène que tenait son adversaire. Le conflit qui s’ouvrait ainsi permit un premier renversement d’alliances. Cicéron mobilisa contre Antoine toutes les forces qui pouvaient l’être. A coups de discours enflammés – les Philippiques – il gagna le Sénat au soutien à Octavien. Sans doute considérait-il que si Antoine était abattu, le jeune homme n’aurait pas les moyens de mener une politique autonome et ne représenterait pas un véritable danger. Il lui fit donc confier un imperium proprétorien qui régularisait sa situation et prévoir des récompenses pour ses soldats. Le Sénat ordonna aux deux nouveaux consuls de l’année 43, C. Vibius Pansa et A. Hirtius, de lever des troupes et de se porter au secours de Decimus Brutus dans Modène.
Les troupes de la coalition furent victorieuses, mais les consuls furent tués et Antoine s’échappa. Il se retirait vers la Gaule transalpine que tenait un autre ancien lieutenant de César, L. Munatius Plancus, qui avait réussi jusque-là à adopter une attitude d’attente. Il se rapprochait aussi de Lépide qui avait rejoint ses provinces de Gaule narbonnaise et d’Espagne au cours du printemps 44 et qui, prudent, s’était entendu avec Sextus Pompée au lieu de le combattre. Ce fut alors que la politique de Cicéron rencontra ses limites. Octavien, qui n’avait perdu de vue aucun de ses objectifs, exigea du Sénat d’obtenir le consulat. C’était trop demander à une assemblée qui, parce qu’elle craignait de le voir grandir, lui avait déjà refusé l’ovatio quand il réclamait le triomphe. Octavien qui avait pris sous son commandement les troupes des deux consuls marcha alors sur Rome avec son armée et obtint ce qu’il voulait : le consulat suffect pour 43 avec son cousin Q. Pedius, de l’argent pour ses hommes et la ratification de son adoption. Les deux nouveaux consuls firent révoquer toutes les mesures de grâce, et Pedius fit adopter une loi mettant en place un tribunal spécial (quaestio) pour poursuivre les assassins de César4. S’étant fait reconnaître officiellement le nom de son père, ayant rempli à son égard son devoir de vengeance, le jeune César avait acquis auprès de tous les dépendants et partisans du dictateur une légitimité que personne désormais ne pouvait plus lui contester.
En Gaule, cependant, Antoine et Lépide s’étaient réunis. L. Munatius Plancus, après beaucoup d’hésitations, les avait rejoints. Decimus Brutus, isolé et abandonné par ses troupes, avait tenté de rejoindre l’Orient en passant par les Alpes et l’Illyrie. Il avait été arrêté en route par un chef celte qui l’avait tué sur ordre d’Antoine. Il ne restait plus à leurs adversaires que Brutus, Cassius qui s’organisaient en Orient et Sextus Pompée qui, à Marseille, rassemblait des bateaux. Les trois Césariens qui se trouvaient désormais à peu près à égalité se réconcilièrent à l’automne et se réunirent contre leurs adversaires. Ils concentraient de nouveau entre leurs mains toutes les ressources héritées de César.
Ils décidèrent de former un nouveau triumvirat. A la différence du premier, il s’agissait cette fois d’une véritable magistrature qui fut créée par une lex Titia votée en novembre 43. Elle était destinée à réorganiser et à refonder la cité (rei publicae constituendae), basée sur un imperium consulaire, accordé pour cinq ans jusqu’à la fin de l’année 38. Elle devait leur permettre de convoquer le Sénat et le Peuple, énoncer des édits et désigner les candidats aux magistratures. Elle leur permettrait ainsi de contrôler le personnel politique et de prendre les dispositions qui leur convenaient. A leur arrivée à Rome, ils procédèrent à des proscriptions comme Sylla l’avait fait avant eux. Environ 300 sénateurs et chevaliers furent ainsi poursuivis et leurs biens, confisqués. Certains parvinrent à se réfugier auprès de Sextus Pompée, mais un grand nombre fut massacré. Cicéron, dont Antoine voulait la mort, fut assassiné, sa tête et ses mains furent exposées sur les rostres à Rome. Comme il n’y avait plus d’ager publicus disponible sur lequel ils pourraient distribuer des terres à ceux qu’ils engageaient, ils promirent à leurs soldats de confisquer des propriétés sur le territoire de 18 villes d’Italie dont ils établirent la liste.
En 42, ils confortèrent encore leur pouvoir en assurant la divinisation de César : un temple serait bâti sur le Forum à l’emplacement de son bûcher. La mesure était attendue. Elle répondait au processus d’héroïsation qui avait commencé du vivant du dictateur et s’était poursuivie dans le mouvement populaire qui avait suivi sa mort. Mais c’était son fils qui en bénéficiait désormais puisque, en devenant divi filius, il se donnait de ce point de vue une supériorité définitive sur ses concurrents et les autres membres de l’aristocratie.
Puis ils se partagèrent la tâche. Laissant Lépide et Munatius Plancus, consuls, gérer la ville de Rome, Antoine et Octavien partirent pour l’Orient. La rencontre avec Brutus et Cassius eut lieu en octobre à Philippes en Macédoine. En deux batailles successives, les tyrannicides furent défaits et se suicidèrent. Les césariens avaient gagné la partie. Seul demeurait encore Sextus Pompée qui, à la fin de l’année 43, s’était emparé de la Sicile et y avait recueilli tous ceux qui avaient échappé aux triumvirs. La menace ne pouvait pas sembler bien grande en comparaison des ressources que leur donnait la possession de tout l’Empire. Mais c’était à condition qu’ils sussent organiser leur victoire et partager le pouvoir alors que tout les conduisait désormais à s’opposer entre eux.
L’établissement du triumvirat, les proscriptions et les batailles de Philippes signifiaient la mort définitive de la République aristocratique. L’idée d’un retour à la situation qui prévalait avant la monarchie césarienne était déjà sans doute une illusion. Elle ne correspondait plus désormais à la moindre réalité politique ou sociale. Les familles sénatoriales qui avaient quelque légitimité à prétendre au gouvernement de la cité étaient décimées par les massacres. Comme lors des prises de pouvoir de Sylla et de César, des renouvellements s’opéraient, mais l’épuisement des vieilles gentes romaines conduisait à ce que la nouvelle aristocratie fût largement composée de membres des élites municipales italiennes qui ne disposaient pas de la même ancienneté ni du même prestige. Comme aussi, et pour les mêmes raisons que précédemment, les ressources politiques se concentraient entre les mains des vainqueurs, l’écart se creusait encore davantage entre la masse des sénateurs et des magistrats ordinaires, et les rares survivants de l’ancien régime dont faisaient partie les triumvirs et quelques autres qui leur étaient liés. Le modèle politique enfin dont ils héritaient – et avec eux Sextus Pompée – était celui du pouvoir monarchique et ils n’avaient ni le désir ni même la possibilité d’en changer sauf à ruiner les fondements de leur propre puissance.
Les événements qui suivent n’appartiennent donc plus à l’Histoire de la République romaine. Mais ils n’appartiennent pas encore à celle de l’Empire. Ils sont ceux des dernières guerres qui, d’affrontement en affrontement, conduisirent inéluctablement à la monarchie par l’élimination des prétendants.
Après Philippes, Antoine et Octavien se partagèrent la tâche. Le premier resta en Orient pour réorganiser les provinces, récompenser les partisans des triumvirs et sanctionner ceux de leurs adversaires. Il pouvait ainsi reprendre à son compte le projet de César de combattre l’empire parthe qui restait le grand espace de conquête où l’on pouvait acquérir quelque gloire. Le second rentra en Italie pour distribuer comme prévu des terres aux soldats qui étaient démobilisés. Lépide reçut la responsabilité de l’Afrique, mais son rôle devint de moins en moins important. Cette répartition entre les champs d’action, l’Orient pour l’un et l’Occident pour l’autre, mettait déjà en place les conditions de la concurrence qui allait les opposer.
Ce fut en Italie qu’un premier épisode révéla l’ampleur des tensions qui affectaient la communauté civique et le conflit latent qui couvait dans les relations entre les triumvirs. C’étaient près de 36 000 vétérans qui devaient être installés sur les territoires des 18 cités d’Italie qui avaient été désignées à l’avance. Il s’agissait des plus prospères : Capoue, Reggio, Venusia, Bénévent, Rimini et Vibo Valentia, par exemple, qui reçurent pour certaines des groupes de quelques centaines d’hommes, pour d’autres de plusieurs milliers. Il n’était évidemment pas question de ne pas satisfaire des hommes dont la fidélité était une des conditions premières du pouvoir des triumvirs. Mais, comme il n’y avait plus d’ager publicus à partager, c’étaient les propriétés privées de citoyens romains qui étaient confisquées. Les anciens possesseurs devaient soit partir, soit devenir métayers (coloni) sur leurs propres terres. Et, puisque les sénateurs et les familles des soldats étaient exemptés, toute la charge de ces spoliations reposait sur les petits et moyens propriétaires des cités d’Italie.
Ceci provoqua un mouvement de révolte et de désespoir qu’en 41 Fulvia, la femme d’Antoine, et L. Antonius, son frère, qui était alors consul, tentèrent d’utiliser. Ils y étaient poussés par la préférence dont Octavien entendait faire preuve en confiant à ses propres partisans le soin d’installer les bénéficiaires : c’étaient eux qui profitaient ainsi des relations clientélaires que ces distributions engendraient5. L. Antonius finit par entrer en conflit armé avec lui. Les autres généraux et magistrats antoniens qui se trouvaient en Italie hésitèrent. Antoine, embarrassé et sans doute trop occupé en Orient, ne donnait pas de consignes6. L. Antonius, qui s’était enfermé dans Pérouse, fut vaincu après un siège qui occupa l’hiver 41-40. Il eut, bien entendu, la vie sauve, mais les décurions de la ville qui l’avait accueilli furent exécutés. La position du jeune César était provisoirement rétablie. Mais l’Italie était ravagée par les mobilisations et les confiscations. La disette touchait Rome. D’autant plus que Sextus Pompée s’emparait de la Corse et de la Sardaigne, attaquait les côtes de la péninsule et en empêchait le ravitaillement. Il commençait même à prendre une position qui risquait de faire de lui l’arbitre de la situation.
Une réconciliation était nécessaire entre Antoine et Octavien. Les soldats et les officiers des deux hommes y poussaient avec énergie. Ils ne supportaient pas ce conflit entre deux chefs césariens qui les contraignait à des choix impossibles. Elle eut lieu à Brindisi. Antoine gardait l’Orient, mais Octavien qui, entre-temps, avait pris sous son commandement les légions de Gaule que la mort du gouverneur antonien Q. Fufius Calenus avait rendues disponibles, était désormais maître de tout l’Occident à l’exception de l’Afrique tenue par Lépide et de la Sicile et des îles entre les mains de Sextus Pompée. Un mariage entre Octavie, sa sœur, et Antoine scellait l’accord. Le conflit avec Sextus Pompée pesait sur toute l’Italie et créait les conditions d’une véritable impopularité : des émeutes éclataient à Rome. Il fallait l’apaiser. En 39, ils s’entendirent donc avec Sextus Pompée au cap Misène en Campanie. Les dispositions entre les triumvirs étaient confirmées. Pompée gardait ses îles et gagnait le Péloponnèse. Il recevait aussi l’augurat qu’avait géré son père et il était prévu qu’il serait consul en 33. Les proscrits et les exilés qui l’entouraient, ceux du moins qui n’avaient pas participé à l’assassinat de César, étaient autorisés à rentrer à Rome. Ils étaient rétablis dans leurs droits et pouvaient récupérer les biens qu’ils avaient dû abandonner en fuyant ou au moins un quart de ceux-ci quand ils avaient été légalement confisqués7.
Les accords de Misène furent accueillis par la joie populaire. Ils semblaient annoncer la paix, mais ils ne faisaient en fait que marquer une pause dans les conflits. Ils permettaient à Antoine de se consacrer complètement à la guerre contre les Parthes et à Octavien de conforter sa position en Occident. Mais il était clair que le conflit reprendrait sous peu entre celui-ci et Sextus Pompée. Octavien fut un temps occupé par une révolte gauloise en Aquitaine que réprima son ami le plus proche, M. Vipsanius Agrippa. Puis, en 38, il se heurta de nouveau avec Pompée après qu’il se fut gagné Ménodore, l’un des amiraux de ce dernier, qui lui livra des troupes, une partie de la flotte et surtout la maîtrise de la Sardaigne et de la Corse. Il fut cependant battu et dut conclure un nouvel accord avec Antoine à Tarente en 37. Les deux hommes se donnaient ainsi les moyens de poursuivre leurs propres projets. Le triumvirat aussi était arrivé à expiration et devait être renouvelé. Il le fut pour cinq ans.
Ainsi assuré, Octavien poursuivit la préparation de l’offensive contre Sextus Pompée. Il avait confié à Agrippa qui gérait le consulat de 37, le soin de mobiliser et d’organiser une flotte qui lui permît de l’emporter. Celui-ci engagea des travaux considérables, créa un port de guerre à proximité de Pouzzoles, rassembla entre 350 et 400 navires et entraîna leurs équipages. Les opérations se déroulèrent en 36. Cette fois, Lépide, qui jusque-là s’était contenté de gouverner l’Afrique, prit part à la campagne. Sextus Pompée, après une longue résistance, fut finalement vaincu par la flotte d’Agrippa à Mylae puis à Nauloque en septembre. Il réussit à s’enfuir en Orient avec quelques détachements et essaya un temps de se recomposer une force en s’appuyant sur ce qui lui restait des clientèles de son père, mais il fut vaincu, pris peu après par les hommes d’Antoine et exécuté.
En Sicile, cependant, c’était à Lépide que s’étaient rendues les dernières troupes de Pompée qui défendaient Messine. Lépide prétendit un temps à la victoire. Mais ses ambitions tournèrent court quand Octavien réussit à rallier ses hommes. Lépide dut se contenter de la vie sauve. Il perdait sa magistrature de triumvir, mais gardait ses biens et sa fonction de grand pontife. Mis à l’écart de la vie politique, il vécut paisiblement jusqu’en 12 avant J.-C. A la fin de l’année 36, Octavien était ainsi maître de toute la partie occidentale de l’Empire. Revenu à Rome, il fut récompensé par une ovatio et divers honneurs qui rappelaient ceux qu’avait reçus son père, mais il obtint surtout la sacrosanctitas des tribuns de la plèbe qui était une première étape dans l’acquisition de leur pouvoir et qui, ajoutée à l’imperium du triumvirat, annonçait celui sur lequel il fonderait le principat.
Ainsi débarrassé, à l’exception d’Antoine, de ses adversaires et de ses compétiteurs, Octavien put s’engager dans une politique d’apaisement. Il récompensa ses troupes en leur distribuant des terres en Sicile et en Campanie. Mais il eut cette fois les moyens d’offrir des compensations aux villes qui recevaient les vétérans. Il confia à C. Calvisius Sabinus, qui avait été consul en 39, le soin de réprimer les troubles et le brigandage en Italie. Il conforta enfin la domination romaine en Occident. En 36, Cn. Domitius Calvinus mena quelques opérations en Espagne qui lui valurent le triomphe. Les peuplades des Alpes rendaient incertaines les communications entre les Gaules cisalpine et transalpine. C. Antistius Vetus, le futur consul de 30, fut chargé d’une campagne contre les Salasses en 35 et en 34. Restait l’Illyrie que César avait envisagé de conquérir avant de tourner ses projets vers la Gaule. Déjà en 42, P. Vatinius avait célébré un triomphe sur les peuples de cette région. Octavien, assisté d’Agrippa, mena de 35 à 33 des campagnes qui, en même temps que l’autorité de Rome, lui permirent d’asseoir enfin sa réputation de chef militaire. A la fin de l’année 33, quand la deuxième période de cinq ans qui avait été donnée au triumvirat s’achevait, le jeune César contrôlait ainsi l’Italie et un Occident pacifié.
Pendant ces mêmes années qui avaient suivi la victoire de Philippes, Antoine avait de son côté mis la main sur les provinces d’Orient. Il reprenait à son compte le dessein de César de vaincre les Parthes, de venger Crassus et d’égaler la gloire de son chef, sinon celle d’Alexandre.
Il consacra les premiers mois à réorganiser ses troupes et à rassembler de l’argent. Ses exigences à l’égard des cités grecques qui avaient accueilli Brutus et Cassius furent féroces. A celles de la province d’Asie, il réclama neuf ans de tribut à payer en deux ans, alors que la plupart d’entre elles étaient déjà ruinées par ce que les tyrannicides avaient tiré d’elles. En même temps, il s’assurait de l’alliance des rois et des princes. L’Égypte était alors l’État le plus puissant. Il exigea de sa reine, qui avait quitté Rome après l’assassinat de César, qu’elle lui apportât son alliance. Cléopâtre, consciente de l’enjeu, rejoignit Antoine en Cilicie et le conquit. Cette relation qui lia les deux personnages fut sans doute la grande passion amoureuse que l’on a décrite. Elle fut surtout une alliance politique en ce qu’elle permit à Antoine de se construire en Orient une figure de prince hellénistique qui lui gagna l’adhésion des cités et des peuples d’Orient, mais qui autorisa aussi la propagande hostile de son adversaire.
Pendant qu’au cours de l’hiver 41-40 Antoine résidait auprès de Cléopâtre à Alexandrie, les Parthes préparaient une offensive. Ils étaient conduits par Pacorus, le fils du roi Orodes, et par Q. Labienus, un partisan de Brutus et de Cassius que ceux-ci leur avaient envoyé pour demander de l’aide et qui était resté chez ses nouveaux alliés après la défaite de Philippes. Leur campagne en 40 fut fulgurante. Accompagnés des débris des armées des tyrannicides, ils envahirent la Syrie, la Cilicie et gagnèrent la province d’Asie. Au sud, en Judée, ils déposèrent et firent prisonnier le grand prêtre Hyrcan de Jérusalem qui avait été installé par Pompée. Antoine se porta contre eux. Mais ce fut à ce moment qu’en Italie éclata la guerre de Pérouse et qu’il dut se rendre à Brindisi pour faire la paix avec le jeune César. La contre-offensive fut le fait de l’un de ses partisans, P. Ventidius Bassus, consul suffect en 43, qui en 39 repoussa les Parthes, s’empara de Labienus et le fit exécuter. En 38, devenu gouverneur de Syrie, il résista à une nouvelle tentative de leur part et les rejeta au-delà de l’Euphrate. Tout cela lui valut le triomphe.
En 37, une crise dynastique s’ouvrit chez les Parthes. Phraate, un autre fils du roi Orodes, avait détrôné et tué son père. Il peinait à se faire reconnaître. Mais Antoine ne put en profiter. Il avait dû se rendre à Tarente au printemps pour s’assurer l’appui du jeune César et renouveler le triumvirat. Il avait encore à combattre Antiochus de Commagène, un allié des Parthes qui s’opposait à lui. Il confia au gouverneur de Syrie, C. Sosius le soin de prendre Jérusalem et de mettre en place Hérode qui avait obtenu l’investiture du Sénat et se révélerait un roi fidèle aux Romains. Puis, ayant atteint ses objectifs, il passa la fin de l’année et le début de la suivante à réorganiser complètement l’Orient en redistribuant les royaumes.
Antoine chercha à renforcer sa position en donnant le pouvoir à de nouvelles dynasties qui lui seraient dévouées. Le Pont fut confié à Polémon de Laodicée dont le père, Zénon, avait organisé la défense de la cité contre les Parthes. La Galatie, dont le roi Déjotaros était mort quelques années auparavant, fut partagée entre la Paphlagonie confiée à son petit-fils Déjotaros Philadelphe et le reste à son secrétaire Amyntas. La Cappadoce enfin, dont le roi Ariobarzane III avait été détrôné par Cassius, reçut pour roi le grand prêtre de Comène qui prit le nom d’Archélaos. Les gains de la reine d’Égypte, surtout, étaient spectaculaires : une partie de la Cilicie, la Phénicie, la Coelé-Syrie, des territoires situés en Arabie et peut-être Chypre8.
Ce fut à l’été 36 qu’il s’engagea dans sa grande offensive. Comptant sur l’alliance du roi d’Arménie, Artavasdes, le fils de Tigrane, il envahit le royaume parthe par le nord. Il réussit à s’avancer jusqu’à la ville de Phraaspa, mais, faute d’un matériel de siège qui avait été perdu en route, faute aussi d’un soutien continu d’Artavasdes, il échoua à s’en emparer et dut faire retraite au cours de l’hiver. Malgré les pertes, il réussit à ramener ses hommes. En 35, il prépara une nouvelle offensive contre l’Arménie et les Parthes, et pouvait s’appuyer cette fois sur le roi des Mèdes qui avait fait défection. Mais en 34, il ne fit rien de plus que de s’emparer de l’Arménie et de faire prisonnier son roi qu’il tenait pour responsable de son échec de 36.
Ayant rétabli tant bien que mal son prestige, il célébra sa victoire à Alexandrie par une cérémonie triomphale, au cours de laquelle il fit don aux enfants qu’il avait eus de Cléopâtre, à Alexandre, de l’Arménie, de l’empire parthe quand il aurait fini de le conquérir, et à Ptolémée, de la Phénicie, de la Syrie et de la Cilicie. La reine d’Égypte devenait reine des rois, et Césarion, le fils qu’elle avait eu de César, était associé à son trône. Une telle conduite ne faisait au fond que continuer la politique de Pompée et de César qui avaient distribué les royaumes à des princes dont ils faisaient leurs clients. Mais, dans le cas d’Antoine, elle conduisait à mettre en place une dynastie personnelle, romano-lagide, en Orient qui renforçait son propre pouvoir sur place et y assurait la domination de Rome, mais qui fournissait des arguments à ses adversaires tant ils pouvaient utiliser contre Antoine le caractère étranger qu’elle prenait.
Antoine n’eut pas l’occasion de pousser plus loin ses opérations en Orient. En 33, il monta une troisième expédition en Arménie qui le conduisit jusqu’au bord de l’Araxe. Il donna une partie du royaume au roi des Mèdes qui l’avait soutenu, puis abandonna. A la fin de l’année, le triumvirat s’achevait et la question de ses rapports avec Octavien se posait avec une nouvelle acuité.
Le conflit entre les deux hommes était inévitable. Il éclata lorsque les deux consuls antoniens de 32, Cn. Domitius Ahenobarbus et C. Sosius, commencèrent à défendre la politique d’Antoine sans doute pour préparer son retour et la ratification des décisions qu’il avait prises dans le règlement de ses campagnes sur les Parthes et l’Arménie. Antoine proposait même de revenir à l’ancienne constitution républicaine. Octavien ne pouvait l’accepter et imposa sa volonté au Sénat. Les deux consuls accompagnés de 300 sénateurs antoniens rejoignirent alors leur chef en Orient. Antoine divorçait peu après d’Octavie. La cité était de nouveau partagée en deux camps.
Les ressources des deux adversaires étaient immenses : les forces de l’Occident pour l’un, celles de l’Orient pour l’autre. Mais Octavien disposait d’un atout particulier : il tenait Rome et l’Italie, c’est-à-dire ce qui constituait désormais la communauté des citoyens romains. Cela lui donnait la possibilité de se conférer une image de défenseur de Rome contre l’étranger qui lui servit à légitimer son propre pouvoir. Il fit saisir le testament d’Antoine que les Vestales conservaient et en divulguer ce qu’il disait en être le contenu. On y apprenait la volonté du triumvir d’avoir sa tombe à Alexandrie, la reconnaissance de Césarion, et les immenses donations qu’il faisait aux enfants qu’il avait eus de Cléopâtre. Il semblait alors être devenu un prince oriental, étranger à Rome, amant et allié d’une reine d’Égypte qu’il était légitime de combattre. Après avoir en conséquence déclaré la guerre à cette dernière, Octavien obtint de toutes les cités d’Italie un serment d’allégeance à sa personne qui faisait de lui le défenseur et le protecteur de tous les citoyens et confortait une position juridique rendue incertaine par l’expiration du triumvirat.
La grande bataille finale se déroula en septembre 31 à Actium, sur la côte d’Épire. La flotte d’Agrippa l’emporta sur celle d’Antoine et de Cléopâtre. Les deux vaincus se réfugièrent à Alexandrie. Ils n’étaient plus en mesure de résister. Octavien mit quelque temps pour prendre en main toute la partie orientale de l’Empire puis, à l’été 30, se porta sur l’Égypte. Antoine et Cléopâtre se suicidèrent. Le monde romain n’avait plus qu’un maître.
Cela suffisait à définir la situation réelle de Rome. Le processus de concentration du pouvoir avait accompli son œuvre. Depuis Philippes, cette situation était inévitable. Même si Antoine, Sextus Pompée ou encore Lépide l’avaient emporté, ils n’auraient fait que donner un autre style à une monarchie qui, de toute façon, avait déjà remplacé la république aristocratique. Tous ces grands chefs disposaient d’une puissance qui les mettait bien au-dessus du fonctionnement ancien des équilibres oligarchiques. Les pouvoirs des triumvirs leur donnaient la possibilité de diriger la politique à Rome et de gouverner tout l’Empire. Même si juridiquement ils ne l’emportaient pas sur ceux des consuls par exemple, ils s’imposaient à eux par leur durée et l’extension de leur sphère de compétence. Les seules limites que ces hommes rencontraient étaient celles qui tenaient à l’existence de leurs rivaux.
Sans même envisager la question de leurs fortunes, le niveau de contrôle qu’ils avaient des instruments du pouvoir atteignait désormais l’échelle de l’Empire. C’était d’eux que dépendaient les carrières et les commandements de leurs partisans qui n’avaient d’autre liberté en cas de désaccord que de passer à l’adversaire. Ils tenaient, directement ou par l’intermédiaire des réseaux de leurs propres dépendants, les royaumes aux frontières, les cités et les peuples de provinces entières. Ils disposaient d’armées de plusieurs dizaines de milliers d’hommes qui leur avaient prêté serment. Ils étaient les souverains de fait de régions qui correspondaient pour Antoine et Octavien à la moitié du monde méditerranéen. Ils s’imposaient enfin comme des hommes supérieurs, incarnant des qualités exceptionnelles, protégés par les dieux, voire identifiés à eux : Sextus Pompée était dit fils de Neptune, Antoine était un nouveau Dionysos, quant à Octavien il était protégé par Apollon en sus d’être le descendant de Vénus et le fils de César devenu dieu.
Il suffisait dès lors qu’un seul l’emportât sur tous les autres pour que se mît en place cette monarchie faite de la reconnaissance d’une supériorité dans les vertus et d’un contrôle étroit des dépendances. Les institutions pouvaient bien, dès lors, rester dans la continuité de celles de la République. Elles n’avaient besoin que de ces quelques aménagements dont César avait déjà annoncé l’emploi : un imperium affranchi des limites de temps et d’espace, associé à la puissance tribunicienne.
La façon dont Octavien, bientôt Auguste, transcrivit ces données dans le langage politique du nouveau régime n’appartient pas à l’histoire de la République, même si les premiers principes en furent posés dès les lendemains de la bataille de Nauloque et mis en scène notamment par les fêtes et les travaux d’urbanisme réalisés par Agrippa en 33. Les principes en étaient simples et naissaient du contexte même de la guerre civile. Ils ne cessèrent d’être répétés et déclinés par la suite. Le jeune César était le sauveur d’une Rome qu’avaient menacée les ambitions d’Antoine, jouet d’une reine orientale, et les brigandages de Pompée devenu un pirate impitoyable. Il restaurait les principes de l’ancienne cité romuléenne et lui apportait l’équilibre en même temps que la paix. Dès lors que toutes les familles aristocratiques avaient été décimées, que l’Italie avait été bouleversée et que l’Orient était ruiné, qui donc se serait dérobé à la reconnaissance de cette nouvelle légitimité ?
Cic., Att., XVI, 15, 3.
App., B.C., II, 135.
App., B.C., III, 5 ; Dio Cass., XLIV, 53, 2.
App., B.C., III, 86-94 ; Dio Cass., XLVI, 39-49.
App., B.C., V, 14.
App., B.C., V, 21 ; 32.
App., B.C., V, 72 ; Dio Cass., XLVIII, 36.
Plut., Ant., 36, 3 ; cf. M.L.Freyburger et J.-M. Roddaz, éd. Dion Cassius, Histoire romaine, livres 48 et 49, Paris, Les Belles Lettres, 1994, p. CXXII-CXXXI.