Introduction


L’histoire de Rome au cours des deux derniers siècles avant notre ère est à la fois celle d’un succès et celle d’une tragédie.

Le succès vint de la conquête. Les dernières années du IIIe siècle avaient été marquées par la guerre contre Hannibal (218-202). Rome avait failli être vaincue et peut-être disparaître. Elle se renforça de l’effort et du succès final. Au cours des décennies qui suivirent, elle vainquit les monarchies hellénistiques les plus puissantes et réduisit les résistances des populations ibériques. Au milieu du IIe siècle, elle régentait déjà tout le monde méditerranéen et n’avait plus qu’à combattre des révoltes parfois violentes et périlleuses qui éclatèrent çà et là, et à étendre encore son Empire à la périphérie : en Afrique, en Gaule, en Anatolie et au Proche-Orient. Ses citoyens et son élite avaient alors de quoi s’enrichir et se grandir d’une telle domination.

Ce fut de là pourtant que naquit la tragédie. Rome – évidemment – n’a jamais été un acteur de l’Histoire. Elle était une cité, c’est-à-dire une collectivité d’hommes liés par la conscience d’une identité et le souci d’intérêts communs, prenant ensemble ces décisions qui la conduisirent à l’Empire. Et même en son sein, c’était l’aristocratie qui gouvernait et qui fut véritablement responsable du déroulement des événements. Aussi le problème historique essentiel qui se pose à propos des deux derniers siècles qui ont précédé notre ère est-il bien celui de la maîtrise qu’elle eut ou non de son propre destin1.

Comment la qualifier ? Une aristocratie est d’abord une classe ou un groupe dominant qui, dans les sociétés où elle joue un rôle déterminant, se caractérise par la fortune et la possession des terres, mais aussi par un ensemble de conduites qui définissent et révèlent une supériorité sociale, légitimant ainsi une capacité à gouverner. Dans l’Antiquité cependant, ce même terme désignait, en s’opposant le plus souvent à ceux de démocratie et de monarchie, une forme constitutionnelle qui réservait à cette élite l’essentiel des décisions. A Rome tout au long de la période républicaine, ce fut ce type de régime qui fonctionna ; et qui dégénéra, puisqu’il s’acheva dans la monarchie césarienne et augustéenne.

Ce processus qui conduisit du gouvernement des pairs à la domination d’un seul entraîna la cité de Rome dans des événements d’une rare violence, marqués par les massacres et les guerres civiles. Il fut vécu par les contemporains et leurs successeurs comme une crise sans fin, à laquelle ceux-là mêmes qui l’aggravaient en imposant leur pouvoir personnel étaient sommés de remédier par des mesures de restauration. Autant dire que le phénomène ne faisait que se poursuivre et s’amplifier, et plus que la fierté de l’Empire, c’était la nostalgie d’une République perdue qui dominait les esprits et nourrissait les fantasmes politiques.

Ainsi l’histoire de la fin de la République romaine est-elle d’abord celle de la crise de son aristocratie. Ceci ne signifie pas pour autant qu’elle ait été celle des quelques individus qui la composaient comme s’ils eussent été maîtres de leur destin et capables de se décider en fonction de leurs aspirations et de leurs désirs personnels. La politique et les choix de ces hommes ne peuvent se comprendre qu’en se souvenant que la plupart d’entre eux, les Scipions, les Catons, les Gracques et tous les autres, ne décidaient pas pour eux-mêmes mais pour les milliers d’individus, parents, affranchis, dépendants et familiers qui composaient leur maison, peuplaient leurs réseaux clientélaires et dont le destin était lié au leur. Un aristocrate romain de la République n’avait d’autre choix que de maintenir et d’accroître le prestige et le rang de son nom et de sa famille ; ce qui lui imposait de prendre en compte les besoins et les aspirations des autres membres de la communauté civique. De telles contraintes créaient ainsi les conditions d’une vive concurrence qui fut pour beaucoup dans la mise en place du pouvoir personnel.

Le processus, qui avait commencé avec le début des grandes conquêtes, s’acheva avec l’apparition de la monarchie impériale. Il n’est pas aisé d’assigner à celle-ci une date assurée. Elle aurait certainement été contemporaine de la victoire définitive de César, si celui-ci n’avait été assassiné. Le pouvoir qu’Auguste construisit ne fut vraiment fixé que par les actes institutionnels de 27 et de 23. Il avait pourtant commencé à en jeter les bases dès 36, sinon encore avant par la revendication de l’héritage de César. En fait, la monarchie était en place dès lors qu’un seul prétendant l’avait définitivement emporté sur tous les autres. Ce fut la victoire d’Octavien, le futur Auguste, à la bataille d’Actium en 31, puis la prise d’Alexandrie en 30 qui créèrent les conditions du nouveau régime. Ce sont donc les dates de 218 à 31-30 qui constituent les bornes de la narration qui suit.


1.

L’histoire non romaine du monde méditerranéen au cours de la période n’est donc abordée dans ce livre que de façon succincte. On se reportera pour la partie orientale aux ouvrages que Pierre Cabanes et Claude Vial ont publiés dans la même collection : P. Cabanes, Le Monde hellénistique, de la mort d’Alexandre à la paix d’Apamée (323-188), Le Seuil, « Points Histoire, Nouvelle histoire de l’Antiquité, 4 », 1995, et C. Vial, Les Grecs, de la paix d’Apamée à la bataille d’Actium (188-31), Le Seuil, « Points Histoire, Nouvelle histoire de l’Antiquité, 5 », 1995.

On se reportera à la bibliographie pour les références complètes des ouvrages cités en note.