Le « château intérieur » de l’homme noir*12


Les descriptions que les voyageurs font de la transe mystique chez les nègres pèchent par leur excès de brutalité. L’homme de lettres sommeille souvent jusque chez l’ethnographe, avec le goût de l’exotisme, de l’étrange et du barbare. Le mysticisme africain a pourtant ses nuances, ses demi-teintes et ses lignes mélodiques et il y a chez les Yorouba ou les Fon toute une civilisation du cœur à côté de celle du bois gravé et des bronzes du Bénin. Sans doute, le Noir ne se livre pas à l’introspection comme une sainte Thérèse pour nous décrire les diverses demeures de son « château intérieur ». Il lui manque pour cela l’écriture. Il a pourtant un autre langage, qui lui permet d’exprimer la richesse ou la complexité de son âme pantelante entre les bras des dieux, c’est le langage par gestes. Chacune des chambres de ce château intérieur a sa liturgie de l’extase ; il est donc possible, à travers une psychologie du comportement, d’atteindre l’intimité de l’expérience vécue. C’est ce que nous allons essayer de faire. Que l’on ne s’étonne pas des comparaisons que nous tenterons parfois entre le mysticisme chrétien et le mysticisme polythéiste. Il ne s’agit évidemment pas d’identifier deux formes de mysticisme opposées, l’une qui est une ascension de l’âme vers Dieu, l’autre qui est une descente des dieux sur leurs « chevaux », mais seulement d’aider le lecteur à mieux sentir cette richesse de la transe mystique africaine, à travers certains systèmes de similitudes.

Et d’abord, comme le chrétien, le Noir distingue un mysticisme normal et un mysticisme pathologique. C’est, pour le chrétien, l’opposition entre l’extase divine et la possession démoniaque. La première unifie l’homme, brûle les impuretés de son être, ne le laisse vivre que par la pointe aiguë de son âme, tandis que la possession démoniaque le brise en morceaux chaotiques, le détruit, ou le livre au désordre de ses désirs inférieurs. Le Noir oppose, d’une façon analogue, la possession par les dieux et celle par les Morts. Certes, dans les deux cas (ce qui nous éloigne du christianisme), il ne s’agit que de possession, mais ce terme, qui s’entoure dans notre langage de tout un halo de troubles psychiques, ne doit pas nous faire illusion : la possession divine agrandit l’homme, alors que les Morts le torturent. Manuel Guajiru, un nègre de Bahia, l’exprime fort bien quand il dit : « Ara-ouroum se manifeste aussi. Ara-ouroum apparaît quand il veut punir une personne. Il ne vient pas par Possession, il tourne autour de l’homme, il l’enserre… Ara-ouroum ne monte pas, il fait le siège de l’homme3. » Ce que l’on pourrait peut-être traduire du point de vue clinique par l’opposition entre la possession et l’obsession. Cette obsession par les Âmes des Morts est chose relativement rare ; nous n’en connaissons au Brésil que quelques cas, comme dans un batuque de Porto-Alegre situé près d’un cimetière et qui, pour cette raison, dut déménager. Ou comme chez notre amie Sophie, qui recevait Échou, et les Noirs comparent eux-mêmes le caractère destructeur de cette possession avec celle des Morts ou disent que les Âmes de certains morts deviennent des Échou. Voilà bien le mysticisme pathologique, qui est évité, alors que celui des dieux est recherché, cultivé, considéré comme un honneur. Et c’est pourquoi, lorsque s’ouvre un candomblé, on commence par expulser les Morts qui pourraient le troubler :

Egum ayé ixibo oroum moju baré

(En dehors du monde, les Morts : je voue salue, Âmes)

Cela ne veut naturellement pas dire que les nègres n’ont pas de cérémonies pour les Morts ; mais dans ces cérémonies, les dieux ne viennent pas, ils ont peur, ils restent dehors, éloignés (sauf, parfois, Yansan, assez puissante pour ne pas craindre cette présence dangereuse) et surtout il n’y a pas de transes mystiques au cours de ces rituels. Chacun des participants a un bracelet de fibres à son poignet ainsi que des tatouages à la craie sur la figure pour empêcher l’Âme du mort qui flotte dans la maison de vous saisir et de vous faire souffrir. Quand le Mort apparaît lui-même, dans les confréries des Egums, c’est un Masque, non un homme « monté » par le Mort que l’on voit s’avancer, blanc dans la nuit tropicale, et peut-être pourrait-on partir de ce fait pour expliquer la naissance du Masque et par là du théâtre ; le Masque est le succédané de l’extase, quand l’extase est considérée comme trop dangereuse ou morbide ; on est possédé par les dieux, mais on joue les rôles des Ancêtres. On les joue, justement pour éviter le caractère destructif de l’incorporation du Mort dans un vivant. Le théâtre grec est moins né de l’autel de Dyonisios, qui n’explique que la danse et sa sombre folie, que de l’autel des Ancêtres, placé, lui, en plein centre, sur la propre scène.

Il y a une autre distinction capitale, c’est celle entre l’extase sauvage et l’extase « baptisée ». Ce dernier terme a été emprunté par les nègres des Antilles ou du Brésil à la religion catholique, mais la distinction repose sur une constatation objective des faits psychologiques et, ici encore, nous retrouverons des similitudes jusque dans le christianisme. Quand une divinité possède une personne qui n’a pas été initiée, parce que cette personne lui plaît et qu’elle veut en faire son « cheval », la transe a un aspect dramatique et spectaculaire, effrayant ; on dit alors que c’est un santo bruto au Brésil, un loâ bossal à Haïti. Il faut dans ce cas immédiatement procéder au baptême du nouveau dieu qui vient de se manifester, c’est-à-dire conduire la personne au sanctuaire africain et la faire passer par tous les rituels de l’initiation. Désormais, elle continuera à avoir des crises extatiques ; mais ces crises se feront traditionnellement, s’inscriront dans tout un complexe mythologique et en somme constitueront des extases contrôlées par la société. Bref, l’Africain, comme le chrétien, a une attitude ambivalente devant le phénomène mystique ; il le considère comme une élection et un honneur, mais en même temps il s’effraie et lorsqu’un individu révèle son aptitude à tomber en transe, il n’a de cesse qu’il ne refaçonne la transe, qu’il ne la socialise, qu’il la protège contre tous les errements possibles par les barrières des normes collectives ou les garde-fous de l’histoire des dieux. Dans un registre fort différent sans doute, mais qui peut servir à mieux comprendre l’action de l’Africain, Jean Baruzi nous a conté l’histoire de l’effort fait par les jésuites pour mouler le mysticisme de sainte Thérèse dans les cadres de la tradition catholique. Le mysticisme du dieu « baptisé » s’oppose à celui du dieu sauvage par son accord avec le mythe, dont la crise mystique ne fera que répéter le schéma traditionnel, par sa plus grande pureté, comme si la violence primitive était tenue en échec, ou du moins enchaînée au rythme de la musique et à la séquence régulière des thèmes cérémoniels. Cela ne veut pas dire que, au cours des cérémonies, la transe ne se présente pas parfois avec beaucoup de violence apparente, mais c’est que, dans ce cas, il s’agit de personnes possédées par des dieux « forts » comme Ogoum par exemple ; s’il y a alors violence, gestes désordonnés, corps tordu sur le sol, cette violence n’est pas spontanée, c’est une violence imposée par l’histoire du dieu de la guerre et du fer, une violence normale et qui s’inscrit dans l’ensemble du culte comme un de ses éléments constitutifs.

On voit donc, par cette double distinction entre la possession des dieux et l’obsession des Morts, entre le mysticisme sauvage et le mysticisme contrôlé, pénétré de social, que les Noirs se rendent bien compte de la complexité de ces phénomènes et qu’ils se sont essayé déjà à une première classification conceptuelle. Certes, cette conceptuation ne repose pas sur une analyse psychologique, mais plutôt sur des diversités de comportement. Il n’en reste pas moins qu’elle est le signe d’une richesse vaguement ressentie. Mais nous allons pénétrer plus avant dans les demeures du château intérieur avec la noton d’éré ou de wéré.

C’est une notion encore mal connue et qui n’a pas été analysée. Le terme d’éré existe chez les Yorouba, en Afrique, où il désigne des esprits nains, mais nous ne savons pas si des phénomènes psychiques spéciaux correspondent à ces « petits êtres » mythiques4. Au contraire, au Brésil et dans l’île de la Trinité, aux Antilles5, il existe une possession par les éré à côté de celle par les grands dieux. À première vue, c’est une espèce de possession par les esprits enfantins, où l’individu s’amuse, rit, joue, parle, exactement comme le ferait un tout petit enfant. Le lecteur français en trouvera une description dans le livre du cinéaste Clouzot, Le Cheval des dieux (Julliard, Paris, p. 2116). Elle marque soit le commencement, soit la fin de la grande transe mystique. Mais le spectateur européen risque toujours de déformer sa vision à travers sa mentalité à lui et, pour comprendre l’éré, nous préférons nous adresser à des informateurs de couleur, membres des cultes africains. Nous nous apercevons alors que les Noirs savent distinguer entre des phénomènes voisins, quand ils sont vus du dehors, mais qui correspondent en fait à des phénomènes psychologiques différents.

D’abord il faut, selon eux, distinguer l’éré de ce qu’ils appellent la « petite folie ». Quand une personne qui a suivi les rites douloureux de l’initiation et qui a passé par le baptême sanglant des animaux sacrifiés sur son propre corps, sort de sa transe, littéralement épuisée, exténuée, son esprit ne peut arriver du premier coup à l’équilibre, il passe par un état de faiblesse ou de dépression qui rappelle l’état enfantin, où l’on rit, où l’on pleure de rien, où on a besoin de s’amuser. Ce serait là un phénomène psychologique ordinaire, et qui n’aurait rien de mystique, quoique des esprits non prévenus puissent les confondre7. L’éré au contraire est un dieu, c’est le dieu enfant, et comme dans l’initiation on fixe dans la tête le dieu à ses différents âges, en commençant par le plus jeune pour terminer par le plus vieux, il n’est pas étonnant que chaque fois qu’une personne a une crise mystique véritable, elle commence par un état d’éré ou termine sa transe par cet état, suivant que la marche de sa crise est progressive ou régressive. Ce n’est plus alors un phénomène de dépression nerveuse, c’est bien ce que nous appellerions une des demeures du château intérieur. Un peu, si l’on veut, ce qu’est l’oraison de quiétude en relation au ravissement chez sainte Thérèse, et nous verrons que cette comparaison avec l’état de quiétude se fonde sur des similitudes certaines.

Il faut en second lieu, selon nos informateurs, bien distinguer la possession par les érés des possessions par les dieux-enfants, qui présentent pourtant entre elles de grandes ressemblances. Ce qui caractérise en effet la transe mystique africaine, c’est l’identification de l’homme avec son dieu et si le dieu est un dieu-enfant, le possédé mimera naturellement, au cours de l’extase, le comportement enfantin. C’est ce qui se produit par exemple à Porto-Alegre pour les filles vouées aux Ibeji. Mais l’éré est quelque chose de différent ; chaque divinité, quelle qu’elle soit, a son éré. « De même que chaque orisha a son echou, il a aussi son éré, un esprit inférieur qui prend possession de la fille des dieux quand on a chassé son orisha8. » Si l’on préfère, chaque dieu a son côté divin, son côté nocturne et son côté enfantin. La différence entre l’éré et l’orischa correspond donc, subjectivement, à une différence d’état mystique, entre les préludes ou les derniers soubresauts de l’extase et la période d’identification profonde. Sous des termes différents, car nous sommes dans une région d’influence dahoméenne et non plus yoruba, nous trouvons aussi cette différenciation à Saint-Luiz do Maranhao. Les dieux-enfants ou Tôbôssi descendent dans leur fidèles le jour du Carnaval (« la fête des petites filles ») et à la cérémonie dite du « paiement des joueurs de tambours » et seulement ces jours-là. Ces Tôbôssi correspondent, et par leur langage puéril, et par leurs goûts pour les poupées, aux Ibeji des Yoruba. Mais il existe à côté, qui correspondent, eux, aux érés, des « guides » appelés Toquen ou « gamins » qui annoncent l’arrivée des Vodon et dont la présence est marquée par un battement spécial de tambour ou par le commencement d’un cantique spécial9.

Je crois que, dans une certaine mesure, on peut trouver des faits analogues dans les Antilles. La crise des loâ, d’après le docteur Price-Mars, se présente en effet sous deux formes, complète et incomplète. Cette dernière, larvée, porte un nom particulier : on dit du nègre qui en est atteint « loâ la souléli », le dieu l’a saoulé. Il s’agit dans ce cas d’une espèce d’ivresse légère, qui fait tituber l’initié10.

C’est dire que les Noirs du Nouveau Monde savent bien reconnaître deux espèces d’extases, l’une plus calme, plus « tempérée », pour employer l’expression de Nunes Pereira11, où l’esprit baigne dans une grande joie qui vous remplit tout d’un coup, espèce d’état de quiétude – et l’autre plus poussée, qui vient après ou avant suivant les cas, ou après et avant à la fois, et au cours de laquelle le possédé perd sa personnalité pour revêtir la personnalité divine. Or, comme la première est avant tout gaie et paisible, on la considère comme un état « enfantin » ; on la met ainsi en relation avec l’aspect enfantin de la divinité, c’est-à-dire avec les esprits nains ou éré. Sous cette dernière forme, elle prend sans doute un caractère plus saisissant au cours des rites de l’initiation, celui d’un comportement vraiment puéril qui peut la faire ressembler à première vue à la possession par les dieux-enfants, Iheji ou Tôbôssi. C’est qu’en effet le rituel de l’initiation a pour finalité de faire naître une nouvelle personnalité, et que l’initié devant renaître à nouveau doit forcément passer par le stade enfantin. Il n’en reste pas moins que l’éré est un phénomène banal, que l’on retrouve dans toutes les cérémonies publiques et pas seulement dans l’initiation, qui prélude en général à la grande transe, qui est comme l’enfantement du dieu en vous, et qui alors ne se manifeste pas par des gestes puérils, mais par l’état de quiétude. La première chambre de la demeure mystique.

Il apparaît donc que, sans avoir poussé l’analyse psychologique encore très loin, les Noirs se sont bien rendu compte tout de même de la diversité des états mystiques, qu’ils ont tâché de l’expliquer ou de la justifier à travers leurs conceptions mythiques, et initié toute une psychologie en essayant de suivre la ligne mélodique de leurs expériences intimes. La description brutale que les Européens donnent des danses extatiques ne doit pas nous faire oublier ces premiers efforts pour décrire une richesse pressentie, une multiplicité d’états psychiques différents. Nos exemples ont été empruntés aux Noirs du Nouveau Monde. Il faudrait pouvoir maintenant poursuivre la recherche sur la terre d’Afrique. Peut-être nous révélerait-elle encore d’autres trésors de la vie intérieure.


1.

R. BASTIDE, « Mysticisme et Sociologie », Rev. int. de sociol., 1928.

*1.

Éventail de l’Histoire vivante, hommage à Lucien Febvre, Paris, A. Colin, 1953.

1. La documentation de cet article repose sur nos recherches chez les Noirs du Brésil, appartenant aux candomblés, Schangô, Batuques et autres sectes dites « fétichistes ». Mais leur fidélité à l’Afrique est assez grande pour que nous puissions parler du Noir en général.

2.

La documentation de cet article repose sur nos recherches chez les Noirs du Brésil, appartenant aux candomblés, Schangô, Batuques et autres sectes dites « fétichistes ». Mais leur fidélité à l’Afrique est assez grande pour que nous puissions parler du Noir en général.

3.

Protasius FRIKEL, Die Scelenlehre der Gêge und Nagô, Santo Antonio, XVIII-XIX, p. 200.

4.

Depuis que cette étude a été publiée, nous avons trouvé le terme de wèrè dans R.C. Abraham, M.A., Dictionary of Modern Yoruba, avec le sens de « folie ».

5.

HERSKOVITS, « The contribution of Afroamerican Studies to Africainist Research » dans American Anthropologist, t. 50-51, 1948.

6.

Comme il est facile au lecteur de se reporter au texte de Clouzot, nous donnerons ici une autre description, tirée d’un texte brésilien : « Généralement, pendant la période d’internement dans la chambrette, les Yaôs (candidates à l’initiation) sont possédées par des esprits inférieurs, de caractère enfantin, qui reçoivent le nom de Yerês. Aussi leur donne-t-on divers jouets pour s’amuser : voiturettes en bois, pierres colorées, pinceaux et crayons… Quelquefois ces Yerês deviennent si insupportables qu’ils doivent être châtiés. Alors la prêtresse suprême vient dans la chambre avec un fouet et calme la Yaô en la battant. » (Arlindo Silva, Cruzeiro, 15 sept. 1951.) Il n’existe d’ailleurs pas d’autres descriptions pour le Brésil en dehors de ces deux.

7.

Cf. ici encore sainte Thérèse qui distingue la fausse extase, celle qui n’est que « faiblesse de constitution » et se guérit par du jus de viande, de la véritable extase, qui est ravissement en Dieu. – R. BASTIDE, Les Problèmes de la vie mystique, A. Colin, 2e éd., p. 126.

8.

Roger BASTIDE, Estudos Afro-Brasileiros, 1re série, S. Paulo, p. 87.

9.

Nunes PEREIRA, A Casa das Minas, Rio de Janeiro, 1947.

10.

PRICE-MARS, Ainsi parla l’Oncle, Compiègne, 1928, chap. VI.

11.

Et ce dernier peut parler en connaissance de cause, car sa mère était « fille des dieux » et qu’il a vécu toute sa jeunesse en contact constant avec les Africains de Saint-Luiz de Maranhao (o. c.).