On peut dire que le colloque d’aujourd’hui est une inversion de la façon traditionnelle de poser le problème des rapports entre le théâtre et les cultes de possession.
La façon traditionnelle : comment de l’orgie est sortie la convention théâtrale ? Par quel processus le chaud s’est-il refroidi en règles esthétiques ? Ne serait-ce pas parce que déjà dans la crise de possession, l’homme moule sou délire selon des cadres fournis par l’histoire mythique, donc joue un rôle ? Et si oui, le théâtre ne sortirait pas de la transe en elle-même, mais de ce qui, dans la transe, est mimesis et non convulsion sacrée ou, si l’on préfère, de l’ilins de Roger Caillois.
Or aujourd’hui, avec le théâtre sauvage, on assiste à un phénomène inverse : le passage de la règle au dérèglement – de la parole au cri inarticulé – du jeu des rôles au pur vertige. Ce qui fait que l’on peut se demander si le théâtre ne revient pas à ses origines – dans la mesure justement où il est contestation de toute civilisation, c’est-à-dire de tout univers de règles – et sinon au culte de possession à proprement parlé, du moins à la transe sans dieux. À la « matrice » originelle de laquelle sont sortis chamanisme, culte de possession, messianisme ou mouvements prophétiques, par refroidissement progressif.
Que l’on ne s’étonne pas de voir introduire ici le messianisme, car la protestation contre le monde des règles prend aujourd’hui deux formes : celui de la violence millénariste, de la non-coopération, du refus de la production (refus de la production industrielle ou de la consommation bourgeoise), bref de la grève de toute vie sociale qui définissent les mouvements messianiques – comme en second lieu celui du délire, du transport individuel ou collectif, de la perte du moi dans l’instantanéité d’un moment de fête – qui, et nous aurons à y revenir, nous fait dépasser le culte de possession (déjà un premier moment froid dans le cycle du chaud), pour aboutir à ces états d’effervescence que Durkheim a décrits et où il veut voir l’origine de toute religion.
Recherche donc de la transe, non de la possession. Pour mieux nous en rendre compte, nous devons nous arrêter un moment sur les cultes de possession pour y voir, par-delà les mythes et les règles liturgiques, la place qu’y occupe la transe.
Les cultes de possession n’ignorent pas la transe sauvage – ni la sauvagerie de la transe.
Ils n’ignorent pas la transe sauvage. Elle est un des critères (il y en a d’autres, la maladie, le rêve, la découverte d’un objet bizarre…) de la volonté des dieux de « monter » sur les hommes.
Brésil : la transe par le dieu « non baptisé ».
Haïti : la transe par le « loa bossale ».
Mais justement, les cultes de possession ne peuvent accepter cette transe. Et dès qu’elle se manifeste, il faudra aussitôt la « récupérer » pour la faire entrer dans le monde des conventions et des règles – il faudra la socialiser pour pouvoir la contrôler et la manipuler en vue de la faire servir au bien de la communauté – la transe sauvage est une forme pure, sans contenu (nous avons dit plus haut : une « matrice »), il faudra lui donner une matière fournie par la tradition religieuse de l’ethnie (on trouverait des phénomènes analogues dans le mysticisme chrétien ; le rôle des directeurs de conscience est de fournir à la transe du mystique un ensemble de représentations collectives héritées du passé chrétien).
Cette socialisation de la transe obéit à deux postulations :
– L’une individuelle : la transe est proche de la folie si elle n’est pas réglée, elle est dangereuse pour la personne ; d’où la cérémonie du bori, du « manger tête », qui a pour but de « fortifier la tête » et d’empêcher la descente d’un dieu (ou des dieux) de provoquer une catastrophe pour la santé mentale du fidèle.
– L’autre collective : la transe sauvage ne sert à rien, elle n’apporte aucun message, elle est simple « symptôme » d’un désir divin, elle n’est pas encore un langage, articulé musculairement, qui permette la communication de la nature avec la surnature.
La socialisation se fait par le moyen de l’initiation qui est une manipulation par les prêtres de la capacité de tomber en transe pour modeler cette transe à travers :
a) Un système mythique : chaque Dieu a un certains visage et il a une certaine histoire. Là où l’histoire est oubliée, comme dans le Vodou haïtien, la transe du loa baptisé : reproduction du « caractère » du dieu (Ogum : la violence ; Erzulie : l’amour sensuel) – là où l’histoire est connue, comme dans le candomblé brésilien ou la santeria cubaine : reproduction des mythes (ainsi la personne possédée par Shango passera entre la personne possédée par Ogum et celle possédée par Oxum quand ces deux dernières dansent trop près l’une de l’autre (car Ogum et Shangô sont deux frères qui se disputent les faveurs de Oxum). Ainsi la cérémonie religieuse devient mimesis, donc jeu de rôles, ce qui lui donne son caractère théâtral.
b) Une éducation de l’expression corporelle : apprentissage des danses, des gestes, liaison avec les rythmes musicaux, montage de ce que l’on pourrait appeler, en utilisant une expression de Lévi-Strauss, d’un ensemble ordonné selon certaines séquences de « paquets » de relations motrices.
Toute la religion africaine et afro-américaine est donc dirigée contre la transe sauvage. Elle est presque une « antitranse ».
On peut en donner certaines preuves :
1. Lorsque la transe est trop violente, pouvant par conséquent apporter quelque perturbation à la cérémonie, le « père » ou la « mère de saint » la calme (main sur la nuque, souffle dans les oreilles) ; il faut briser la résistance du corps pour le rendre cheval docile à la volonté de son cavalier divin.
2. La transe n’est jamais épidémie collective, provoquée par la musique, la fatigue, l’énervement, la foule assemblée – on ne tombe en transe que lorsqu’on entend la musique de son dieu : le moment, comme la forme de la transe, sont déterminés liturgiquement.
3. Encore faut-il être en certaines conditions : si l’on a eu des rapports sexuels, si la femme a ses règles, si elle est en période de deuil, elle a beau assister à la cérémonie, entendre les cantiques de son dieu, le dieu ne la monte pas.
4. Il est de « mauvais ton » de tomber en transe en dehors du candomblé où on a été fait ; on peut certes assister à des cérémonies d’autres confréries religieuses, voire y danser, on ne sera jamais « monté ».
La transe dans les cultes de possession n’est donc pas arrachement au monde des règles – elle est toujours « domestiquée ».
Cependant, pour le spectateur, un certain nombre de transes peuvent apparaître violentes et « sauvages ». Mais il faut faire attention. Trois cas possibles :
1. Si la transe est mimesis de l’histoire des dieux, il y a des dieux violents comme Ogum, et des dieux tricksters qui ont leurs moments de méchanceté comme Eshu ou Legba. La transe des chevaux de ces deux divinités seront des transes « violentes », spectaculaires, mais comme on le voit, il faut distinguer violence de sauvagerie. La violence n’est pas spontanée, elle est ici encore obéissance à une règle, une règle établie par les mythes.
2. Il y a des initiés qui n’accomplissent pas tous leurs devoirs envers leurs divinités – ou qui ne respectent pas l’autorité de leurs « pères » et « mères » de « saints ». Ils vont donc être punis. C’est-à-dire que leurs crises vont être extrêmement violentes, soit qu’ils se frappent la tête contre les murs, soit qu’ils fuient dans la campagne pour revenir ensuite les vêtements déchirés, la chair en sang, le visage tuméfié. Ce sont les cantiques appelés « cantiques de cuir » (par allusion aux fouets avec lanière de cuir), ou encore en africain telebe qui font entrer les initiés irrespectueux dans ces crises violentes. Mais ici encore la sauvagerie de la crise ne va pas contre les règles, elle est sanction de la règle violée.
3. Enfin, par une étude comparative, allant du candomblé yoruba au candomblé bantou et à la macumba, nous avons pu établir une loi : que la sauvagerie de la crise va de pair avec le relâchement du contrôle social – avec l’entrée des Blancs en plus grand nombre dans le cercle des spectateurs – avec la commercialisation progressive de la religion comme spectacle – qu’elle est donc un phénomène pathologique par rapport à la religion traditionnelle. Mais ici encore, la sauvagerie n’est pas totalement absence de règles, elle est « variation » jouant autour des règles, des moments brefs de folie se glissant alors dans les interstices entre deux règles.
Mais ce que peut-être nous n’avons pas assez fait ressortir dans les livres ou articles que nous avons écrit sur le sujet (parce qu’il fallait d’abord combattre l’opinion des psychiatres qui voyaient dans la transe africaine ou afro-américaine de simples manifestations d’hystérie collective), c’est que la règle n’empêche pas la spontanéité. Ou, si l’on préfère, que la répétition n’empêche pas le jeu libre de l’imagination créatrice.
Dans cette perspective, on peut rappeler qu’un certain nombre d’auteurs comme Leiris pour l’Afrique, Métraux pour Haïti, ont insisté sur la fonction de spectacle des cultes de possession. Mais il s’agit d’une fonction secondaire et qui dépasse amplement les cultes de possession en ce sens que :
– Cette fonction ne vaut que pour les cérémonies publiques – alors que ce qui caractérise ces cultes, c’est qu’il n’y a que quelques cérémonies publiques par an ; la plus grande partie des activités est d’ordre privé, quasi quotidien ; la transe même n’est pas privative des cérémonies publiques, elle existe aussi à l’intérieur du groupe domestique, chaque fois que le dieu a besoin d’adresser un message personnel à son fidèle ;
– en second lieu, que ce ne sont pas les cultes de possession en tant que cultes de possession qui ont une fonction ludique. La possession est chose trop sérieuse. C’est en tant qu’ils organisent des fêtes et – comme Durkheim l’a bien vu – c’est l’élément de fête qui permet au ludique d’apparaître.
Où intervient-il dans nos confréries afro-américaines ?
En premier lieu, dans les danses, les chants ou la musique. Les spectateurs ordinaires des candomblés savent bien distinguer les bons danseurs des mauvais, les tambourinaires savants des moins habiles, et apprécier la qualité des voix des chanteurs. La spontanéité intervient donc dans la fioriture, dans l’ornementation chorégraphique, mais elle ne se réalise que dans le cadre fourni par la tradition des gestes ou des paroles ou des rythmes imposés.
En second lieu, et surtout dans certaines cérémonies comme le panam qui clôt le cycle de l’initiation. Au cours du panam, la nouvelle fille de saint qui a oublié sa personnalité antérieure va réapprendre les gestes de la vie quotidienne qui lui permettront de se réinsérer dans son groupe domestique et dans la société globale. Une grande marge d’improvisation est ainsi laissée à cette fille, encouragée par les rires du public ; par exemple l’une singera l’acte sexuel, une autre les jeux de la maman avec son bébé, une autre enfin réapprendra à tourner les boutons de sa radio ou de son téléviseur…
Mais il faut remarquer que dans le panam les nouvelles épouses des dieux sont en état d’éré, c’est-à-dire de transe légère ou demi-transe et non pas de transe absolue. Qu’est-ce à dire, sinon que l’invention nécessite un minimum de lucidité intellectuelle et un moi structuré ?
Mais nous voyons qu’ici aussi la spontanéité des gestes s’inscrit dans le cadre d’une séquence obligatoire. Si nous voulons à tout prix rapprocher le culte de possession du théâtre, nous devons le rapprocher du type Commedia dell arte où l’improvisation des individus n’est acceptée que prise dans la trame d’un canevas obligatoire.
Certaines formes actuelles du théâtre se rapprochent certainement des manifestations d’effervescence que Durkheim met à l’origine du sentiment religieux (bien que la lecture de Durkheim ne montre pas ce qu’il veut prouver – elle montrerait plutôt le contraire – que le social contrôle le religieux : on crie ou on pleure par exemple à heures fixes. Marcel Mauss a raison contre Durkheim), mais les cultes de possession – tout au moins africains, dans la mesure où la colonisation n’a pas déturpé ces cultes – et afro-américains, tout au moins dans la mesure où ils suivent la tradition – sont exactement le contre-pied du théâtre de la transe.
La transe africaine ou afro-américaine est un langage (à la fois moteur et vocal) qui se décrypte selon un certain code ; il a son vocabulaire, ses règles grammaticales et sa syntaxe. La transe de nos Occidentaux est un refus du langage – certes le psychiatre ou le psychanalyste pourront la décoder, mais parce que la transe, même la plus violente, la plus folle, obéit à un déterminisme, celui de l’inconscient et de ses complexes. Il ne s’agit donc plus d’une langue de communication, mais de la parole du ça (opposition sausurienne entre la langue et le langage).
La transe africaine ou afro-américaine appartient au domaine du sérieux ; elle peut certes avoir des effets cathartiques, mais ce n’est pas sa finalité, il faut distinguer les effets (ce qui arrive par surcroît) des finalités ou des fonctions. Loin d’être défoulement, elle est conditionnement ; et on a pu la définir justement comme réflexe conditionné. Notre transe occidentale au contraire est défoulement, vertige, ivresse ; elle appartient au domaine du ludique. Sans doute nos modernes amateurs de théâtre sauvage peuvent copier – volontairement copier – certaines données apportées par nos historiens des religions ou ethnographes : l’orgie dyonisiaque, la peinture corporelle (comme substitut du désir de se salir avec ses excréments et de se barbouiller de caca), le travesti… il n’en reste pas moins que c’est à condition de détacher chacun de ces traits culturels de la culture qui leur donne un sens, pour n’en faire plus qu’un jeu.
La transe africaine ou afro-américaine est un instrument de contrôle social : contrôle des anciens sur les jeunes, contrôle des chefs sur leurs subordonnés. Même là où elle joue un rôle de novation politique, par exemple dans certains pays d’Afrique où les chefs manipulent les transes pour que les dieux réclament des masses paysannes la construction de nouvelles routes, des changements dans les techniques agricoles, etc., ce rôle d’instrument de développement économique et social n’est possible que parce que la transe africaine est toujours contrôlée. Au contraire la transe occidentale contemporaine est une forme de protestation ou de contestation contre le monde des règles, des normes et des valeurs. Elle est révolte contre la société. La politique n’est pas second, mais premier.
Mais – et ici je cesse la description des faits pour porter un jugement – justement parce qu’elle est révolte, elle ne peut être qu’une transe ratée ; elle va vers l’hystérie ou la crise épileptique ou l’épidémie dite autrefois démoniaque. Il n’y a de création véritable que dans et par la contrainte des règles ; au lieu de créer un nouveau langage, il n’y a plus que le ça qui parle, c’est-à-dire que la révolte contre le social n’aboutit qu’à une plus profonde aliénation dans ses propres complexes. Si l’on ne veut plus répéter les gestes des dieux, on ne cessera pas de répéter quand même quelque chose : mais on ne répétera alors que les traumatismes de son enfance, qui n’ont aucun intérêt (sauf pour le psychanalyste qui, par définition, est hors-jeu : il regarde du dehors). Certes, il y a eu dans notre histoire des transes sauvages qui ont eu une fonction protestataire précise, par exemple au XVIIe siècle les épidémies des crises démoniaques tout autour de la politique centralisatrice de Richelieu, mais qui ont abouti finalement à faire triompher le pouvoir royal sur la contestation par la classe des nobles. Ce qui me fait, pour terminer cet exposé, poser la question : à qui profite la folie de nos adolescents ? La lutte contre l’injustice et la guerre est chose trop sérieuse – comme la religion – pour s’épuiser en cris inarticulés et en gestes convulsifs, immédiatement récupérés par la société de consommation contre laquelle elle voulait lutter, mais qui les reprend à son profit.
Odin Teatret, Holstebro, Danemark.